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Sur la question du choix du diapason au dix-neuvième siècle

Choisir le bon quand on restaure des disques anciens peut avoir son utilité. Cependant, c’est une véritable jungle et aujourd’hui encore, les DJ, éditeurs de musique et même les musiciens continuent de se quereller au sujet de ce fameux diapason.
Pour vous amuser, je vous propose d’entrer dans un qui a eu lieu en 1859…

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Entrons dans le débat…

Je vous propose trois éléments pour juger du débat qui anime toujours les musiciens d’aujourd’hui… C’est un exemple français, mais à vocation largement européenne par les éléments traités et l’accueil fait aux demandes de la commission ayant établi le rapport.

  1. Un rapport établissant des conseils pour l’établissement d’un diapason musical uniforme.
  2. Le décret mettant en place ce diapason uniforme.
  3. Les critiques contre le diapason uniforme…

Rapport présenté à S. Exc. Le ministre d’État par la commission chargée d’établir en France un diapason musical uniforme

, le 1er février 1859

Monsieur le ministre,

Vous avez chargé une commission « de rechercher les moyens d’établir en France un diapason musical uniforme, de déterminer un étalon sonore, qui puisse servir de type invariable, et d’indiquer les mesures à prendre pour en assurer l’adoption et la conservation.

Votre arrêté était fondé sur ces considérations :

« Que l’élévation toujours croissante du diapason présente des inconvénients dont l’art musical, les compositeurs de musique, les artistes et les fabricants d’instruments ont également à souffrir ; et que la différence qui existe entre les diapasons des divers pays, des divers établissements musicaux et des diverses maisons de facture est une source constante d’embarras pour la musique d’ensemble, et de difficultés dans les relations commerciales. »

La commission a terminé son travail. Elle vous doit compte de ses opérations, de la marche qu’elle a suivie ; elle soumet à l’appréciation de Votre Excellence le résultat auquel elle est arrivée.

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Cette commission était composée de :

Jules Bernard Joseph Pelletier, conseiller d’État, secrétaire général du ministère d’État, président de la commission ;
Jacques Fromental Halévy, membre de l’Institut, secrétaire perpétuel de l’Académie des beaux-arts, rapporteur de la commission ;
Daniel-François-Esprit Auber, membre de l’Institut, directeur du Conservatoire impérial de musique et de déclamation (et qui a sa rue qui donne sur l’Opéra de Paris) ;
Louis Hector Berlioz, membre de l’Institut ;
César-Mansuète Despretz, membre de l’Institut, professeur de physique à la Faculté des sciences.
Camille Doucet, chef de la division des théâtres au ministère d’État ;
Jules Antoine Lissajous, professeur de physique au lycée Saint-Louis, membre du conseil de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale ;
Le Général Émile Mellinet, chargé de l’organisation des musiques militaires ;
Désiré-Guillaume-Édouard Monnais, commissaire impérial près les théâtres lyriques et le Conservatoire ;
Giacomo Meyerbeer, compositeur allemand, mais vivant à Paris où il mourra en 1871 ;
Gioachino Rossini, Compositeur italien, mais vivant à Paris où il mourra en 1872 ;
Ambroise Thomas, compositeur français et membre de l’Institut.
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I

Il est certain que dans le d’un siècle, le diapason s’est élevé par une progression constante. Si l’étude des partitions de Gluck ne suffisait pas à démontrer, par la manière dont les voies sont disposées, que ces chefs-d’œuvre ont été écrits sous l’influence d’un diapason beaucoup moins élevé que le nôtre, le témoignage des orgues contemporaines en fournirait une preuve irrécusable. La commission a voulu d’abord se rendre compte de ce fait singulier, et de même qu’un médecin prudent s’efforce de remonter aux sources du mal ayant d’essayer de le guérir, elle a voulu rechercher, ou au moins examiner les causes qui avaient pu amener l’exhaussement du diapason. On possède les éléments nécessaires pour évaluer cet exhaussement. Les orgues dont nous avons parlé accusent une différence d’un ton au-dessous du diapason actuel. Mais ce diapason si modéré ne suffisait pas à la prudence de l’Opéra de cette époque : Rousseau, dans son dictionnaire de musique (article Ton), dit que le ton de l’Opéra à Paris était plus bas que le ton de chapelle. Par conséquent, le diapason, ou plutôt le ton de l’Opéra était, au temps de Rousseau, de plus d’un ton inférieur au diapason d’aujourd’hui.

Cependant les chanteurs de ce temps, au rapport de beaucoup d’écrivains, forçaient leur voix. Soit défaut d’études, soit défaut de goût, soit désir de plaire au public, ils criaient. Ces chanteurs, qui trouvaient moyen de crier si fort avec un diapason si bas, n’avaient aucun intérêt à demander un ton plus élevé, qui aurait exigé de plus grands efforts ; et, en général, à nulle époque, dans aucun pays, aujourd’hui comme alors, jamais le chanteur, qu’il chante bien ou mal, n’a d’intérêt à rencontrer un diapason élevé, qui altère sa voix, augmente sa fatigue, et abrège sa carrière théâtrale. Les chanteurs sont donc hors de cause, et l’élévation du diapason ne peut leur être attribuée.

Les compositeurs, quoi qu’aient pu dire ou penser des personnes qui n’ont pas des choses de la musique, une idée bien nette, ont un intérêt tout contraire à l’élévation du diapason. Trop élevé, il les gêne. Plus le diapason est haut, et plus tôt le chanteur arrive aux limites de sa voix dans les cordes aiguës ; le développement de la phrase mélodique est donc entravé plutôt que secondé. Le compositeur a dans sa tête, dans son imagination, on peut dire dans son cœur, le type naturel des voix. La phrase qu’il écrit lui est dictée par un chanteur que lui seul entend, et ce chanteur chante toujours bien. Sa voix, souple, pure, intelligente et juste, est fixée d’après un diapason modéré et vrai qui habite l’oreille du compositeur. Le compositeur a donc tout avantage à se mouvoir dans une gamme commode aux voix, qui le laisse plus libre, plus maître des effets qu’il veut produire, et seconde ainsi son inspiration. Et d’ailleurs, quel moyen possède-t-il d’élever le diapason ? Fabrique-t-il, fait-il fabriquer ces petits instruments perfides, ces boussoles qui égarent ? Est-ce lui qui vient donner le la aux orchestres et nous n’avons jamais appris ou entendu dire qu’un maestro, mécontent de la trop grande réserve d’un diapason, en ait fait fabriquer un à sa convenance, un diapason personnel, à l’effet d’élever le ton d’un orchestre tout entier. Il rencontrerait mille résistances, mille impossibilités. Non, le compositeur ne crée pas le diapason, il le subit. On ne peut donc non plus l’accuser d’avoir excité la marche ascensionnelle de la .

Remarquons que cette marche ascensionnelle, en même temps qu’elle a été constante, a été générale ; qu’elle ne s’est pas bornée à la France ; que les Alpes, les Pyrénées, l’Océan n’y ont pas fait obstacle. Il ne faut donc pas, comme nous l’avons entendu faire, en accuser spécialement la France, qu’on charge assez volontiers des méfaits qui se produisent de temps à autre dans le monde musical. Notre pays n’a eu que sa part dans cette grande invasion du diapason montant, et s’il était complice du mal, il en était en même temps victime. Les causes de cette invasion, qui agissaient partout avec suite, ensemble, persévérance, on pourrait dire avec préméditation, ne sauraient être ni accidentelles, ni particulières à un pays. Elles devaient tenir à un principe déterminant, à un intérêt. En vertu d’un axiome bien connu, il faut donc rechercher ceux qui avaient un intérêt évident à surélever ainsi le la qu’espéraient nous léguer nos ancêtres. Ceux qui fabriquent ou font fabriquer les diapasons, voilà les auteurs, les maîtres de la situation. Ce sont les facteurs d’instruments, et on comprend qu’ils ont à élever le diapason, un intérêt légitime et honorable. Plus le ton sera élevé, plus le son sera brillant. Le facteur ne fabriquera donc pas toujours ses instruments d’après le diapason ; il fera quelquefois son diapason d’après l’instrument qu’il aura jugé sonore et éclatant. Car il se passionne pour la sonorité, qui est la fin de son œuvre, et il cherche sans cesse à augmenter la force, la pureté, la transparence de voix qu’il sait créer. Le bois qu’il façonne, le métal qu’il forge, obéissant aux lois de la résonance, prendront des timbres intelligents, qu’un· artiste habile, et quelquefois inspiré, animera bientôt de son archet, de son souffle, de son doigté, léger, souple ou puissant. L’instrumentiste et le facteur sont donc deux alliés, leurs intérêts se combinent et se soutiennent. Introduits à l’orchestre, ils le dominent, ils y règnent, et l’entraînent facilement vers les hauteurs où ils se plaisent. En effet, l’orchestre est à eux, ou plutôt ils sont l’orchestre, et c’est l’instrumentiste qui, en donnant le ton, règle, sans le vouloir, les études, les efforts, les destinées du chanteur.

La grande sonorité acquise aux instruments à vent trouva bientôt une application directe, et en reçut un essor plus grand encore. La musique, qui se prête à tout et prend partout sa place, marche avec les régiments ; elle chante aux soldats ces airs qui les animent et leur rappellent la patrie. Il faut alors qu’elle résonne haut et ferme, et que sa voix retentisse au loin. Les corps de musique militaire, s’emparant du diapason pour l’élever encore, propagèrent dans toute l’Europe le mouvement qui l’entraînait sans cesse.

Mais aujourd’hui la musique militaire pourrait, sans rien craindre, descendre quelque peu de ce diapason qu’elle a surexcité. Sa fierté n’en souffrirait pas, ses fanfares ne seraient ni moins martiales, ni moins éclatantes. Le grand nombre d’instruments de cuivre dont elle dispose maintenant lui ont donné plus de corps, plus de fermeté, et un relief à la fois solide et brillant qui lui manquait autrefois. Espérons d’ailleurs que de nouveaux progrès dans la facture affranchiront bientôt certains instruments d’entraves regrettables, et leur ouvriront l’accès des riches tonalités qui leur sont interdites. L’honorable général qui représente dans la commission l’organisation des corps de musique seconderait de tous ses efforts cette amélioration désirable, ce progrès véritable, qui apporterait aux orchestres militaires des ressources nouvelles, et varierait l’éclat de leur sonorité.

Nous croyons avoir établi, monsieur le ministre, que l’élévation du diapason est due aux efforts de l’industrie et de l’exécution instrumentales ; que ni les compositeurs ni les chanteurs n’y ont participé en rien. La musique religieuse, la musique dramatique ont subi le mouvement sans pouvoir s’en défendre, ou sans chercher à s’y dérober. On pourrait donc, dans une certaine mesure, abaisser le diapason, avec la certitude de servir les véritables, les plus grands intérêts de l’art.

II

Nous avions l’assurance que ce fait de l’élévation toujours croissante du diapason ne s’était pas produit en France seulement, que le monde musical tout entier avait subi cet entraînement, mais il fallait en acquérir des preuves authentiques ; il fallait aussi savoir dans quelle mesure, à quels degrés différents s’était fait sentir cette influence dans les divers pays, dans les centres principaux. Nous avons donc pensé, monsieur le ministre, que, pour mener à bonne fin l’étude que votre Excellence nous avait confiée, il fallait commencer par nous renseigner au dehors et autour de nous, interroger les chefs des établissements importants en France et à l’étranger, prendre connaissance de l’état général du diapason, faire en un mot une sorte d’enquête. Cette conduite nous était d’ailleurs tracée par l’arrêté même qui nous institue, dans lequel vous signalez avec juste raison « la différence qui existe entre les diapasons des divers pays comme une source constante d’embarras. »

Nous nous sommes donc adressés sous vos auspices, et par l’organe de notre président, partout où il y a l’opéra, un grand établissement musical, dans les villes où l’art est cultivé avec amour, avec succès, pratiqué avec éclat, et qu’on peut nommer les capitales de la musique, demandant qu’on voulût bien nous renseigner sur la marche du ton, nous envoyer les diapasons en usage aujourd’hui, et d’anciens diapasons, s’il était possible, pour en mesurer exactement l’écart. En même temps, nous demandions aux hommes éclairés à qui nous nous adressions de_ nous faire connaître leur opinion, sur l’état actuel du diapason, et leurs dispositions favorables ou contraires à un abaissement. à une modération dans le ton. La musique est un art d’ensemble, une sorte de langue universelle. Toutes les nationalités disparaissent devant l’écriture musicale, puisqu’une notation unique suffit à tous les peuples, puisque des signes, partout les mêmes, représentent les sons qui dessinent la mélodie ou se groupent en accords, les rythmes qui mesurent le temps, les nuances qui colorent la pensée ; même s’écrit dans cet alphabet prévoyant. N’est-il pas désirable qu’un diapason uniforme et désormais invariable vienne ajouter un lien suprême à celte communauté intelligente, et qu’un la, toujours le même, résonnant sur toute la surface du globe avec les mêmes vibrations, facilite les relations musicales et les rende plus harmonieuses encore ?

C’est dans ce sens que nous avons écrit en Allemagne, en Angleterre, en Belgique, en Hollande, en Italie, jusqu’en Amérique, et nos correspondants nous ont envoyé des réponses consciencieuses, des renseignements utiles, des intéressants. Quelques-uns nous adressaient d’anciens diapasons âgés d’un demi-siècle, aujourd’hui dépassés ; d’autres des diapasons contemporains, variés dans leur intonation. Tous, reconnaissant et repoussant l’exagération actuelle, nous envoyaient leur cordiale adhésion. Trois d’entre eux, nos compatriotes 1, tout en partageant l’opinion générale, demandent, il est vrai, qu’on fixe le diapason à l’état actuel de celui de Paris, mais c’est pour l’arrêter dans sa progression ascendante, et eu faire un obstacle à de nouveaux envahissements : obstacle impuissant, à notre avis, qui protège le mal, l’oppose à lui-même, et le consacre au lieu de le détruire. Les autres sont unanimes à désirer un diapason moins élevé, uniforme, inaltérable, véritable diapason , autour duquel viendraient se rallier, dans un accord invariable, chanteurs, instrumentistes, facteurs de tous les pays. La plupart de nos correspondants étrangers joignent à leur approbation l’éloge de l’initiative : » Je vous dois des , nous écrit-on, pour la cause importante que vous avez entrepris de plaider : il est bien temps d’arrêter les dérèglements auxquels on se laisse emporter. »

  • J’adopte la somme entière de vos sages réflexions, nous dit un autre maître de chapelle des plus distingués, en espérant que toute l’Europe applaudira vivement à la commission instituée par S. Exc. Je ministre d’État, à l’effet d’établir un diapason uniforme. La grande élévation du diapason détruit et efface l’effet et le caractère de la musique ancienne, des chefs-d’œuvre de Mozart, Gluck, Beethoven.
  • Je ne doute pas, écrit-on encore, que la commission ne réussisse dans celle question importante. Ce sera un nouveau service rendu par votre nation à l’art et au commerce.
  • L’élévation progressive du diapason, dit un autre de nos honorables correspondants, est non seulement préjudiciable à la voix humaine, mais aussi à tous les instruments. Ce sont surtout les instruments à cordes qui ont beaucoup perdu pour le son, depuis que l’on est obligé, à cause de cette élévation, d’employer des cordes très-minces, les cordes fortes ne pouvant résister à cette tension exagérée de là, ce ton, qui au lieu de se rapprocher de la voix humaine, s’en éloigne de plus en plus. »
  • Fixer le diapason une fois pour toutes, dit un cinquième, ce serait mettre fin à bien des doutes, à une multitude d’inconvénients et même de caprices. Je vous témoigne le vif intérêt que nous portons dans toute l’Allemagne musicale à l’exécution de votre projet.
  • Vous avez bien dit, écrit-on encore, que l’Europe entière est intéressée aux recherches des moyens d’établir un diapason uniforme. Le monde musical a senti depuis longtemps la nécessité urgente d’une réforme, et il remercie la France d’avoir pris l’initiative. M. Drouet, maître de chapelle du grand-duc de Saxe-Cobourg-Gotha, nous a envoyé trois diapasons d’époque et d’élévation différentes, et une note intéressante : Enfin nous avons reçu de deux hommes très compétents, M. W Wieprecht, directeur de la musique militaire de Prusse, à Berlin, et M. le docteur Furke des mémoires où la matière est traitée avec une véritable connaissance de cause. Les auteurs s’associent entièrement à la pensée qui a institué la commission.

Ces nombreuses adhésions, émanées d’autorités si considérables, nous donnent l’assurance qu’une proposition d’abaissement dans le diapason sera bien accueillie dans toute l’Allemagne. Il faut d’ailleurs rappeler ici que déjà, en 1834, des musiciens allemands réunis à Stuttgart avaient exprimé le vœu d’un affaiblissement du diapason, et recommandé l’adoption d’un la plus sensiblement plus bas que notre la actuel. Certes, il y aura d’abord des difficultés qui naîtront surtout de la division de l’Allemagne en un si grand nombre d’États différents. C’est une opinion qui nous a été exprimée ; mais il y a lieu de penser qu’après quelques oscillations, un type invariable et commun s’établira dans ce pays, qui pèse d’un grand poids dans les destinées de l’art musical.

Nous n’avons encore reçu d’Italie qu’une seule lettre. Elle est de M. Coccia, directeur de l’académie philharmonique de Turin, maître de chapelle de la cathédrale de Novare. M. Coccia a bien voulu nous adresser le diapason usité à Turin, un peu plus bas que celui de Paris, et le plus doux (il più mite), dit M. Coccia, qu’il ait rencontré jusqu’à présent. Il en recommande l’adoption. M. Coccia est donc aussi de l’avis d’un adoucissement dans le ton, et c’est d’un bon augure pour l’opinion de l’Italie, dont il faut tenir grand compte.

Nous avons reçu de Londres une communication de MM. Broadwood, célèbres facteurs de pianos. Ils ont eu l’obligeance de nous adresser trois diapasons, employés tous les trois dans leur établissement, chacun d’eux affecté à un service spécial.

Le premier, plus bas d’un grand quart de ton que le diapason de Paris, était, il y a vingt-cinq ou trente ans, celui de la Société philharmonique de Londres. Il a été judicieusement conservé par MM. Broadwood comme plus convenable aux voix, et ils accordent, d’après le ton extrêmement modéré qu’il fournit, les pianos destinés à l’accompagnement des concerts vocaux. Le second, beaucoup plus haut, puisqu’il est plus élevé que le nôtre, est celui d’après lequel MM. Broadwood accordent, en général, leurs pianos, parce qu’il est à peu près conforme à l’accord des harmoniums, des flûtes, etc. : c’est le diapason des instrumentistes. Enfin le troisième, encore plus élevé, est celui dont se sert aujourd’hui la Société philharmonique. Cette extrême liberté du diapason doit avoir ses inconvénients, et peut bien faire courir quelques hasards à la justesse absolue. Aussi MM. Broadwood font-ils des vœux « pour la réussite de nos recherches, si intéressantes et si importantes pour tout le monde musical.

M. Bender, directeur de la musique du roi des Belges et du régiment des guides, voudrait deux diapasons, à la distance d’un demi-ton : le plus élevé, à l’usage des musiques militaires ; l’autre, destiné aux théâtres. M. Bender pratique son système ; le diapason de la musique des guides n’est pas applicable à la musique vocale. C’est le plus élevé de tous ceux que nous avons reçus.

M. Daussoigne-Méhul, directeur du Conservatoire royal de Liège, n’adresse pas de diapason, celui qu’il emploie étant semblable à celui de Paris. Il est un des trois correspondants qui concluent à l’adoption définitive de ce diapason, comme limite extrême, comme sauvegarde, et ne fut-ce, dit M. Daussoigne Méhul, que pour arrêter ses dispositions ascendantes.

M. Lubeck, directeur du Conservatoire royal de La Haye, en nous envoyant son diapason, un peu moins élevé que le nôtre, nous assure de son adhésion et de son concours. Vous voyez, monsieur le ministre, combien de sympathies et d’approbations rencontre voire désir de l’établissement d’un diapason uniforme.

Nous avions écrit en Amérique. n’a pas encore répondu. M. E. Prévost, chef d’orchestre de l’Opéra-Français de La Nouvelle-Orléans, nous a adressé une lettre d’adhésion, et un diapason qui ne nous est pas parvenu.

Nous avons reçu de quelques-unes des grandes villes de France, où la musique est en honneur, des renseignements communiqués par des artistes distingués.

Le diapason qui nous a été envoyé par M. Victor Magnien, directeur de l’Académie impériale de musique de Lille est, après celui de M. Bender et après ceux de Londres, le plus élevé des diapasons qu’on nous a adressés. Il est plus haut par conséquent que celui de Paris. Sans doute il a subi, par un procédé de bon voisinage, l’influence de la musique des guides de Bruxelles. Aussi· M. Magnien se rallie-t-il avec empressement à la demande d’un diapason plus modéré.

M. Mézerai, chef d’orchestre du grand théâtre de Bordeaux, nous a communiqué son diapason, moins élevé que celui de Paris. M. Mézerai avait d’abord adopté celui-ci, mais, nous dit-il, il fatiguait trop les chanteurs.

Le diapason de Lyon est celui de Paris, celui de Marseille est très peu plus bas. M. Georges Hainl, chef d’orchestre de Lyon, croit qu’il faut maintenir le diapason de Paris, malgré son élévation, dans la crainte d’affaiblir l’éclat de l’orchestre. M. Aug. Morel, directeur de l’École communale de Marseille, incline vers cet avis. Ces deux artistes forment, avec M. D. Méhul, le groupe que nous avons mentionné, proposant l’état actuel comme terme définitif.

Toulouse nous a adressé deux diapasons : celui du théâtre, moins élevé que le nôtre, presque semblable à celui de Bordeaux, et le diapason de l’École de musique, plus bas d’environ un quart de ton ; différence remarquable, qu’il importe d’autant plus de constater, que Toulouse· est une de ces villes à l’instinct musical, où le chant est populaire, où l’harmonie abonde, et qui, de tout temps, a fourni à nos théâtres des artistes à la voix mélodieuse et sonore.

Le diapason de l’École de Toulouse est, avec celui du théâtre grand-ducal de Carlsruhe (sic), dont il ne diffère que de quatre vibrations, le plus bas de tous les diapasons qui nous ont été communiqués. Celui de la musique des guides de Bruxelles, qui compte neuf cent onze vibrations par seconde, est, à l’aigu, le terme extrême de ces diapasons ; celui de Carlsruhe, qui ne fait que huit cent soixante-dix vibrations, en est le terme au grave. Entre cet écart, qui n’est pas beaucoup moindre d’un demi-ton, se meuvent les diapasons en usage aujourd’hui, et, par conséquent, les orchestres, les corps de musique, les ensembles de voix dont ils sont la règle et la loi, et dont ils résument pour ainsi dire l’expression.

Ainsi la France compte à ses deux extrémités un des diapasons les plus élevés, celui de Lille, un des diapasons les plus graves, celui de l’École de Toulouse. On peut suivre sur la carte la route que suit en France le diapason ; il s’élève et s’abaisse avec la latitude. De Paris à Lille, il monte ; il descend de Paris à Toulouse. Nous voyons le nord soumis évidemment au contact, à la prédominance de l’art instrumental, tandis que le midi reste fidèle aux convenances et deux bonnes traditions des études vocales.

Nous vous avons présenté, monsieur le ministre, le résumé fidèle des informations qui nous ont été transmises : nous vous avons fait connaître les impressions que nous en avons reçues. En présence des opinions presque unanimes exprimées pour une modération dans le ton, et des opinions unanimes pour l’adoption d’un diapason uniforme, c’est-à-dire pour un nivellement général du diapason, librement consenti ; en présence des différences remarquables qui existent entre les divers diapasons que nous avons pu comparer, différences mesurées avec toute la précision de la science en nombre de vibrations, el consignées dans un des tableaux annexés à ce rapport, la commission, après avoir discuté, a adopté en principe, et à l’unanimité des voix ; les deux propositions suivantes :

Il est désirable que le diapason soit abaissé.

Il est désirable que le diapason abaissé soit adopté généralement comme régulateur invariable.

III

Il restait à déterminer la quantité dont le diapason pourrait être abaissé, en lui ménageant les meilleures chances probables d’une adoption générale comme régulateur invariable.

Il était évident que le plus grand abaissement possible était d’un demi-ton, qu’un écart plus considérable n’était ni praticable ni nécessaire ; et sur ce point, la commission se montrait unanime. Mais le demi-ton rencontra des adversaires, et trois systèmes se trouvèrent en présence : abaissement d’un demi-ton, abaissement d’un quart de ton, abaissement moindre que ce dernier.

Un seul membre proposait l’abaissement moindre que le quart de ton. Craignant surtout de voir les relations commerciales troublées, il proposait un abaissement très modéré, et qui devait tout au plus, dans sa plus grande amplitude, atteindre un demi-quart de ton.

La question des relations commerciales est assez importante pour qu’on s’y arrête un instant. D’ailleurs, monsieur le ministre, en nous instituant, vous l’avez signalée à notre attention.

Parmi les documents qui nous ont été remis, figure une lettre signée de nos principaux, de nos plus célèbres facteurs d’instruments de tout genre. Dans cette lettre, adressée à Votre Excellence, sont exposés tous les embarras résultants de l’élévation toujours croissante du diapason et de la différence des diapasons. On vous demande de mettre un terme à ces embarras en établissant un système uniforme de diapason. “Il appartient à Votre Excellence, disent les signataires, de faire cesser cette sorte d’anarchie, et de rendre au monde musical un service aussi important que celui rendu autrefois au monde industriel par la création d’un système uniforme de mesures.” La commission prend en haute considération les intérêts de notre grande fabrication d’instruments, c’est une des richesses de la France, une industrie intelligente dans ses produits, heureuse dans ses résultats. Les hommes habiles qui la dirigent et l’ont élevée au premier rang ne peuvent douter de notre sollicitude ; ils savent que nous sommes amis de celte industrie qui fournit à quelques-uns des membres de la commission de précieux et charmants auxiliaires. Mais si, parmi ces maîtres facteurs qui ont si bien signalé à Votre Excellence “les embarras” résultant de la divergence et de l’élévation toujours croissante, » quelques-uns, comme il nous a été dit, craignent maintenant « les embarras » résultant des mesures qu’on veut prendre pour les contenter, que faudrait-il faire ? Puisqu’ils ont demandé, avec tout le monde musical, un diapason uniforme, comment le choix d’un diapason, destiné dans nos espérances et dans les leurs à devenir· uniforme, peut-il troubler « les relations commerciales » déjà troublées, à leur avis, par la divergence des diapasons ? L’établissement d’un diapason uniforme implique nécessairement le choix d’un diapason, d’un seul. Or, nous avons reçu, entendu, comparé, mesuré, vingt-cinq diapasons différents, tous en activité, tous usités aujourd’hui. De tant de la, lequel choisir ? Le nôtre apparemment.

Mais pourquoi ? De ces vingt-cinq diapasons, aucun ne demande à monter, beaucoup aspirent à descendre, et quinze sont plus bas que celui de Paris. De quel droit dirions-nous à ces quinze diapasons, montez jusqu’à nous ? N’est-ce pas alors que les relations commerciales courraient grand risque d’être troublées ! N’est-il pas plus logique, plus raisonnable, plus sage, dans l’intérêt de la grande conciliation, que nous voulions tenter, de descendre vers cette majorité, et n’est-ce pas ainsi que nous avons la plus grande chance d’être écoutés des artistes étrangers dont nous avons réclamé le concours, et que nous remercions ici d’avoir répondu à notre appel avec tant de cordialité et de sympathie ?

Pour donner à l’industrie instrumentale un témoignage de sa sollicitude, la commission convoqua les principaux facteurs, ceux qui avaient obtenu les premières récompenses à l’Exposition universelle de 1855, c’est-à-dire ceux mêmes qui avaient écrit à Votre Excellence, et ce n’est qu’après avoir conféré avec eux et plusieurs de nos chefs d’orchestre, que la commission délibéra sur la quantité dont pourrait être abaissé le diapason.

Dans cette discussion, l’abaissement du quart de ton a réuni la grande majorité des suffrages ; apportant une modération sensible aux études et aux travaux des chanteurs, sans jeter une trop grande perturbation dans les habitudes, il s’insinuerait pour ainsi dire incognito en présence du public ; il rendrait plus facile l’exécution des anciens chefs-d’œuvre ; il nous ramènerait au diapason employé il y a environ trente ans, époque de la production d’ouvrages restés pour la plupart au répertoire, lesquels se retrouveraient dans leurs conditions premières de composition et de représentation. Il serait plus facilement accepté à l’étranger que l’abaissement du demi-ton. Ainsi amendé, le diapason se rapprocherait beaucoup du diapason élu, en 1834 à Stuttgart. Il avait déjà pour lui l’avantage d’une pratique restreinte, il est vrai, mais dont on peut apprécier les résultats.

La commission a donc l’honneur de proposer à Votre Excellence d’instituer un diapason uniforme pour tous les établissements musicaux de France ; et de décider que ce diapason, donnant le la, sera fixé à 870 vibrations par seconde.

Quant aux mesures à prendre pour assurer l’adoption et la conservation du nouveau diapason, la commission a pensé, monsieur le ministre, qu’il conviendrait :

  1. Qu’un diapason type, exécutant 870 vibrations par seconde à la température de 15 degrés centigrades, fût construit sous la direction d’hommes compétents, désignés par Votre Excellence.
  2. Que Votre Excellence déterminât, pour Paris et les départements, une époque à partir de laquelle le nouveau diapason deviendrait obligatoire.
  3. Que l’état des diapasons et instruments dans tous les théâtres, écoles et autres établissements musicaux, fût constamment soumis à des vérifications administratives.

Nous espérons que vous voudrez bien, monsieur le ministre, dans l’intérêt de l’unité du diapason, pour compléter autant que possible l’ensemble de ces mesures, intervenir auprès de S. Exc. le ministre de la guerre, pour l’adoption du diapason ainsi amendé dans les régiments ; auprès de S. Exc. le ministre du Commerce pour qu’à l’avenir, aux expositions de l’industrie, les instruments de musique conformes à ce diapason soient seuls admis à concourir pour les récompenses ; nous sollicitons aussi l’intervention de Votre Excellence pour qu’il soit seul autorisé et employé dans toutes les écoles communales de la France où l’on enseigne la musique.

Enfin, la commission vous demande encore, monsieur le ministre, de vouloir bien intervenir auprès de S. Exc. le ministre de l’Instruction publique et des Cultes, pour qu’à l’avenir les orgues, dont il ordonnera la construction ou la réparation, soient mises au ton du nouveau diapason.

Telles sont, monsieur le ministre, les mesures qui paraissent nécessaires à la commission pour assurer et consolider le succès du changement que l’adoption d’un diapason uniforme introduirait dans nos mœurs musicales. L’ordre et la régularité s’établiraient où règnent parfois le hasard, le caprice ou l’insouciance ; l’étude du chant s’accomplirait dans des conditions plus favorables ; la voix humaine, dont l’ambition serait moins excitée, serait soumise à de moins rudes épreuves. L’industrie des instruments, en s’associant à ces mesures, trouverait peut-être le moyen de perfectionner encore ses produits déjà si recherchés. Il n’est pas indigne du Gouvernement d’une grande nation de s’occuper de ces questions qui peuvent paraître futiles, mais qui ont leur importance réelle. L’art n’est pas indifférent aux soins qu’on a de lui ; il a besoin qu’on l’aime pour fructifier, s’étendre, élever les cœurs et les esprits. Tout le monde sait avec quel amour, avec quelle inquiétude ardente et rigoureuse les Grecs, qu’animait un sentiment de l’art si vif et si profond, veillaient au maintien des lois de leur musique. En se préoccupant des dangers que peut faire courir à l’art musical l’amour excessif de la sonorité, en cherchant à établir une règle, une mesure, un principe, Votre Excellence a donné une preuve nouvelle de l’intérêt éclairé qu’elle porte aux beaux-arts. Les amis de la musique vous remercient, monsieur le ministre, ceux qui lui ont donné leur vie entière, et ceux qui lui donnent leurs loisirs ; ceux qui parlent la langue harmonieuse des sons, et ceux qui en comprennent les beautés.

Nous avons l’honneur d’être avec respect,

Monsieur le ministre,

De Votre Excellence

Les très humbles et très dévoués serviteurs.

J. PELLETIER, président ; F. HALÉVY, rapporteur ; AUBER, BERLIOZ, DESPRETZ, CAMILLE DOUCET, LISSAJOUS, GÉNÉRAL MELLINET, MEYERBEER, Ed. MONNAIS, ROSSINI, AMBROISE THOMASTABLEAUX ANNEXÉS AU RAPPORT.

Tableau des diapasons en Europe en 1858 et tableau de l’élévation du diapason au cours du temps (tableau de droite). Extrait du rapport présenté à S. Exc. Le ministre d’État par la commission chargée d’établir en France un diapason musical uniforme (Arrêté du 17 juillet 1858) – Paris, le 1er février 1859.

Arrêté du 16 février 1859

Vu l’arrêté en date du 17 juillet 1858 qui a institué une commission chargée de rechercher les moyens d’établir en France un diapason musical uniforme, de déterminer un étalon sonore qui puisse servir de type invariable, et d’indiquer les mesures à prendre pour en assurer l’adoption et la conservation ;

Vu le rapport de la commission en date du 1er février 1859,

Arrête :

Art. 1er. Il est institué un diapason uniforme pour tous les établissements musicaux de France, théâtres impériaux el autres de Paris et des départements, conservatoires, écoles, succursales et concerts publics autorisés par l’État.

Art. 2. Ce diapason, donnant le la adopté pour l’accord des instruments, est fixé à huit cent soixante-dix vibrations par seconde ; il prendra le titre de diapason normal.

Art. 3. L’étalon prototype du diapason normal sera déposé au Conservatoire impérial de musique et de déclamation.

Art. 4. Tous les établissements musicaux autorisés par l’État devront être pourvus d’un diapason vérifié et poinçonné, conforme à l’étalon prototype.

Art. 5. Le diapason normal sera mis en vigueur à Paris le 1er juillet prochain, et le 1er décembre suivant dans les départements.

À partir de ces époques, ne seront admis dans les établissements musicaux ci-dessus mentionnés que les instruments au diapason normal, vérifiés et poinçonnés.

Art. 6. L’état des diapasons et des instruments sera régulièrement soumis à des vérifications administratives.

Art. 7. Le présent arrêté sera déposé au secrétariat général, pour être notifié à qui de droit.

Paris, le 16 février 1859

ACHILLE FOULD.

Les critiques du rapport et de l’arrêté…

Le rapport et l’arrêté ministériel précédents, lui ordonne l’établissement d’un diapason modèle pour tous les théâtres et les établissements, lyriques de Paris et de la France, ont soulevé de nombreuses réclamations. Les constructeurs d’orgues, les fabricants d’instruments, les artistes qui se voient forcés de renouveler la flûte, le basson, le hautbois, etc., etc., dont ils se servent depuis longtemps ont fait aux conclusions pratiques contenues dans le rapport de la commission de telles objections, que l’arrêté ministériel n’a pas encore reçu d’exécution dans aucun théâtre de Paris. Un écrivain laborieux et très-versé dans les matières qui touchent à la fabrication des orgues et des autres instruments, M. Adrien de La Fage a publié un opuscule intéressant sous le titre de l’unité tonale, où il examine, tant au point de vue historique que sous le rapport praticable de nos jours, les idées qui ont déterminé la commission à s’arrêter au nombre de 870 vibrations par seconde pour le diapason normal de la France.

Il ne paraît pas, dit M. de La Fage, que les peuples anciens qui nous sont le mieux connus n’ont jamais songé à établir un son fixe qui servit de régulateur aux voix et aux instruments. Les plus anciennes opérations relatives au calcul des sons sont celles qu’on attribue à Pythagore qui vivait cinq cents ans avant l’ère vulgaire. Il semble résulter des recherches qu’on a faites dans l’histoire des Chinois qu’ils ont été les premiers à posséder un système musical d’une certaine régularité. C’est sous le règne de l’empereur Hoang-ti, 2600 avant Jésus-Christ, qu’aurait eu lieu la grande réforme de la musique chinoise, sous la direction d’un ministre tout-puissant, Ling-lun. Au moyen âge, les idées exactes étaient trop rares pour que l’on s’occupât d’une opération aussi délicate que la fixation d’un son régulateur. Les instruments s’accordaient à peu près au hasard et c’est à peine si l’on sait quelle était la dimension des gros tuyaux des principales orgues de l’Europe. Il faut arriver jusqu’aux premières années du dix-septième siècle, pour trouver quelques renseignements précis sur l’objet qui nous occupe.

En effet, c’est en 1615 que Salomon de Caus publia le premier ouvrage qui ait été écrit sur la construction des orgues ; mais c’est au P, Mersenne, dit M. de La Fage, que l’on doit la fixation exacte d’un son modèle et régulateur. Le P. Mersenne, qui était un très savant homme, avait parfaitement conscience de l’utilité de son opération, car il dit : « Tous les musiciens du monde feront chanter une même pièce de musique selon l’intention du compositeur, c’est-à-dire, au ton qu’il veut qu’elle se chante, pourvu qu’il connaisse la nature du son. » Le P. Mersenne, remarque M. de La Fage, ne peut s’empêcher d’admirer son idée, car il ajoute : « Celte proposition est l’une des plus belles de la musique pratique, car si l’on envoyait une pièce de musique de Paris à Constantinople, en Perse, en Chine, encore que ceux qui entendent les notes et qui savent la composition ordinaire le puissent faire chanter en gardant la mesure, néanmoins ils ne peuvent savoir à quel ton chaque partie doit commencer, etc. » Ainsi donc, comme l’observe fort judicieusement M. de La Fage, le principe de la fixation scientifique d’un son modèle aurait pu être appliqué dès la première moitié du dix-septième siècle ; mais le besoin ne s’en fit pas sentir, parce que la musique vocale était renfermée alors dans une portion assez restreinte de l’échelle sonore.

L’invention du diapason tel que nous le connaissons de nos jours, dit M. de La Fage, est due à un sergent-trompette de la maison royale d’Angleterre, nommé John Shore. Il étudia la trompette avec tant de persévérance qu’il était parvenu à en tirer des sons aussi doux que ceux du hautbois. John Shore faisait partie de la bande des trompettes royaux depuis 1711. À l’entrée de Georges 1er, en 1741, il remplissait les fonctions de sergent, montant, à la tête de sa petite troupe, un cheval richement caparaçonné. Le 8 août 1715, le personnel de la chapelle ayant été augmenté, il y fut admis en qualité de luthiste. Il avait toujours avec lui le diapason dont il était inventeur ; il s’en servait pour accorder son luth. Le diapason eut dès lors la forme qu’il a maintenant, et il se nommait en anglais tuning-fork, c’est-à-dire, fourchette d’accord. Il fut adopté par toute l’Angleterre, d’où il se propagea en Italie sous le nom de corista. (La corista vient en fait de choriste, un autre type de diapason constitué d’un sifflet avec un piston permettant de faire varier la fréquence de référence.)  Il fut admis en France sous le nom grec de diapason. La différence des diapasons admis dans les divers pays de l’Europe était souvent très considérable…

M. de La Fage a pu constater qu’on rencontrait en Italie deux diapasons qui offraient l’énorme différence d’une tierce majeure. Le diapason de la Lombardie et de l’État vénitien était plus haut, et celui de Rome plus bas. À cette même époque, le diapason en usage à Paris était plus haut que celui de Rome et de la Lombardie.

D’après l’opinion de M. de La Fage, qui diffère de celle émise par la commission, ce seraient les instruments à cordes qui seraient la cause de l’ascension toujours croissante du diapason. Je pense, dit l’auteur de la brochure que nous analysons, que c’est la facilité qu’ont les instruments à cordes de modifier leur accord et de l’avantage qu’ils trouvent à le hausser, qu’est résulté l’ascension progressive du diapason. C’est dire que je ne partage pas en ceci l’opinion de M. Lissajous, qui croit que ce résultat a été produit par les instruments à vent. Chaque fois qu’un artiste nouveau en remplace un ancien dans un orchestre, dit M. Lissajous, il substitue un instrument plus récent qui influe, pour sa part, sur le mouvement ascensionnel du ton d’orchestre. Cet effet, insensible d’un jour à l’autre, se traduit, au bout d’un certain temps, par une différence notable.

Que ce soient les instruments à cordes ou les instruments à vent qui sont la cause de cette élévation où est arrivé le diapason moderne, ce qu’il fallait avant tout, c’est d’en arrêter l’ascension. II est évident, comme le dit M. de La Fage, que ce ne sont pas les chanteurs qui ont contribué à l’élévation toujours progressive du diapason dont ils sont les premières victimes. L’auteur ajoute : « Si tant de voix perdent aujourd’hui promptement leur fraîcheur primitive, ce n’est pas au diapason qu’il faut s’en prendre, mais aux compositeurs, qui sont les maîtres d’écrire dans la véritable étendue de chaque voix. »

Qui les force à placer le centre vocal dans la partie la plus élevée de l’échelle ? Non, ajoute M. de La Fage, ce n’est pas l’élévation du diapason qui empêche les voix de se produire, et qui altère celles qui se produisent ; ce sont les mauvais maîtres de chant, les mauvais compositeurs ; c’est eux qu’il faut accuser, c’est eux qu’il faut poursuivre ; et qu’on se hâte, car bientôt il faudrait accuser et poursuivre tout le monde ; toutes ces choses réunies peuvent avoir contribué au mal dont on se plaint ; l’essentiel, c’est d’y porter remède.

Dans le dix-neuvième article de sa brochure, M. de La Fage donne l’analyse d’un instrument curieux de

M. Lissajous pour faire apprécier à l’œil le nombre de vibrations que produit la tension d’une corde. Le but que se propose l’auteur, dit-il, est d’imposer une méthode optique propre à l’étude des mouvements vibratoires. Cette méthode, fondée sur la persistance des sensations usuelles et sur la composition de deux ou plusieurs mouvements vibratoires simultanés,

permet d’étudier, sans le secours de l’oreille, toute espèce de mouvements vibratoires, et, par suite, toute espèce de sons. « Quoique M. Lissajous n’ait pas encore développé expérimentalement toutes les conséquences de cette méthode, il pense qu’elle présentera une utilité réelle pour la fabrication des instruments de musique… M. de La Fage termine sa brochure par des conclusions qui semblent contraires aux principes émis dans le rapport de la commission, et il serait d’avis qu’on eût fixé un diapason, mais en laissant à chacun la liberté de s’y conformer. Nous ne saurions partager cette manière de voir, et nous pensons qu’après de vaines résistances de la part de certains fabricants d’instruments, on se soumettra au diapason légal, et que l’arrêté ministériel aura sa pleine et salutaire exécution.

Les questions d’érudition, d’investigation et d’utilité pratique sont à l’ordre du jour, et viennent, de plus en plus, solliciter l’attention de la critique. Nous avons sous les yeux une réponse de M. Vincent, membre de l’Institut, au mémoire de M. Fétis sur l’existence de l’harmonie simultanée des sons de la musique des Grecs, dont nous avons parlé dans le chapitre sixième de ce volume. Le titre de la brochure de M. Vincent qui vient de paraître tout récemment est : Réponse à M. Pétis et réfutation de son mémoire· sur cette question : Les Grecs et les Romains ont-ils connu l’harmonie simultanée des sons ? Sans entrer dans le fond du débat, nous sommes heureux de reconnaître que les conclusions, qui ressortent du travail très-serré et très-savant de M. Vincent, sont conformes à celles que nous avons émises en examinant le mémoire de M. Fétis. M. Vincent dit avec une haute raison (page 50 de sa brochure) : « Il est certain que les tierces, quoiqu’elles ne fussent pas prises théoriquement pour des consonances, étaient considérées comme telles dans la pratique des artistes. » À la bonne heure, donc, voilà de la science qui ne contredit pas le sens commun. M. Vincent ajoute un· peu après : « Or, dans les beaux-arts, les règles ne s’établissent pas a priori : c’est la pratique qui les dicte, la théorie ne fait que les enregistrer. » Page 63, nous lisons encore ce passage concluant : a Comment en définitive connaître toutes les ressources d’un système d’harmonie pratiqué suivant des règles que nous ignorons complètement, et qui étaient certainement très différentes des nôtres ? que ces règles fussent infiniment moins complexes et moins savantes que celles de nos jours, c’est un fait incontestable ; mais cela ne suffit pas pour se refuser à reconnaître ici l’existence d’une certaine harmonie, quelle qu’elle fût… Pour appuyer celle idée fort juste, M. Vincent ajoute, page 6 : Quand on a vu de rustiques montagnards, qui n’avaient certainement reçu les leçons d’aucun Conservatoire, ameuter tout Paris sur les places publiques, rien qu’avec un chalumeau et une cornemuse, on a peine à concevoir que des hommes intelligents persistent à dénier à un peuple splendidement doué pour tout le reste, jusqu’aux plus simples éléments d’un art qui possède, plus que tout autre, la puissance d’émouvoir certaines organisations privilégiées. En résumé, que réclamons-nous ? la connaissance des procédés, des finesses, des délicatesses de la science moderne ? Nullement : que l’on nous accorde un simple duo soutenu par un ou deux pédales, voilà toutes nos prétentions… Tout cela nous paraît trop raisonnable, trop fondé sur la nature des choses pour que M. Fétis n’en reconnaisse pas la vérité. La brochure de M. Vincent, écrite avec une extrême vivacité de paroles, est suivie de quelques planches qui la rendent d’autant plus curieuse à consulter.

Le siècle que nous traversons, et qui a déjà fourni plus de la moitié de sa carrière peut se diviser en deux époques dont chacune semble destinée à remplir une tâche différente. La première qui commence à la Révolution française a été une période de mouvement, de spontanéité et de création dans toutes les directions de la pensée, dans tous les faits soumis à la volonté de l’homme. La période qui va s’accomplissant sous nos yeux paraît devoir être, au contraire, une époque d’investigation, d’études et d’appréciation historique. La musique a largement participé au mouvement créateur de la première époque, car elle a produit Beethoven, Rossini, Weber et tout un monde d’idées nouvelles. Il faut nous résigner maintenant à partager le sort commun, à étudier le passé, à en pénétrer l’esprit jusqu’à ce que Dieu nous envoie un de ces révélateurs inspirés qui changent le cours des choses et viennent inaugurer, dans l’art, un nouvel idéal.

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Nunca más 1941-07-14 – Orquesta Juan D’Arienzo con Héctor Mauré

Francisco Lomuto Letra:

Nunca más, est comme un cri lancé. Nunca más exprime la rage, le désespoir, l’espoir. Nunca más, c’est un des plus beaux thèmes enregistrés par D’Arienzo avec Mauré. Nunca más est une œuvre de deux des frères Lomuto, Francisco qui en a fait la musique et Oscar qui a écrit les paroles. Un tango qui exprime la rage, le désespoir, l’espoir. C’est notre tango du jour.

Extrait musical

Nunca más 1941-07-14 – Orquesta Juan D’Arienzo con Héctor Mauré.
Nunca más. Francisco Lomuto Letra: Oscar Lomuto.

Paroles

En una noche de falsa alegría
tus ojos claros volví a recordar
y entre los tangos, el vino y la orgía,
busqué tu recuerdo matar.
Recordaba mi dicha sin igual
que a vos sola mi vida consagré,
pero ingrata te fuiste y en mi mal
triste y solo, cobarde, te lloré.

Eras
la ilusión de mi vida
toda
mi alegría y mi pasión.
Mala,
yo que te quise por buena
en tus dulces labios, nena,
me he quemado el .
Linda,
muñequita mimosa,
siempre,
en mi corazón estás,
Nena,
acordate de la pena
que me dio tu boca, loca,
cuando dijo: ¡Nunca más!

Entre milongas y timbas, mi vida
pasando va estas horas inquietas,
de penas lleno, el alma oprimida,
pálido el rostro como una careta.
Arrepentida, nunca vuelvas, jamás
a pedir desolada mi perdón.
¡No olvides que al decirme nunca más,
me dejaste, mujer, sin corazón!…

Francisco Lomuto Letra: Oscar Lomuto

Traduction libre

Par une nuit de joie factice, je me suis rappelé tes yeux clairs et entre les tangos, le vin et l’orgie, j’ai cherché fébrilement à tuer ton souvenir.
Je me suis souvenu de mon bonheur sans pareil d’avoir consacré ma vie à toi seul, mais ingrate, tu t’en es allée et dans mon mal triste et solitaire, lâche, je t’ai pleurée.
Tu étais l’amour (« ilusión » n’est pas « illusion ») de ma vie, toute ma joie et ma passion.
Mauvaise, moi qui t’ai aimé pour le bien sur tes douces lèvres, petite, j’ai brûlé mon cœur.
Belle, poupée câline, tu es toujours, dans mon cœur, Petite, souviens-toi du chagrin que ta bouche folle m’a donné, quand elle a dit : Plus jamais !
Entre milongas et timbas (tripot, boîtes de jeu clandestines), ma vie passe par ces heures agitées, pleines de chagrins, l’âme oppressée, le visage pâle comme un masque.
Repentante, jamais tu ne reviens, jamais à demander, désolée, mon pardon.
N’oublie pas qu’en disant plus jamais, tu m’as laissé, femme, sans cœur !… (la virgule change le sens de la phrase. Là, c’est probablement lui qui est sans cœur, même s’il est sous-entendu qu’elle a également été sans cœur de l’abandonner. J’y vois une façon subtile de la mettre en cause, mais sans l’attaquer de front, au cas où elle reviendrait…).

Autres versions

Nunca más 1924 – Carlos Gardel con acomp. de Guillermo Barbieri, José Ricardo (guitarras).

Gardel est le premier à avoir enregistré le titre, environ deux ans après son écriture.

Nunca más 1927-07-19 – Orquesta Francisco Lomuto.

Trois ans après Gardel, Lomuto enregistre le titre conçu avec son frère. Une version bien . Pas vilain, mais à réserver aux amateurs du genre. Le bandonéon de Minotto Di Cicco est bien virtuose pour l’époque.

Nunca más 1931-08-27 – Orquesta Francisco Lomuto con y Fernando Díaz.

Une version plus tonique, qui montre mieux la colère de l’homme abandonné. Enfin, pour le début, car quand les chanteurs commencent d’une voix miaulante, tout retombe. Je ne suis pas convaincu par ce duo. Ce ne sera pas ma version préférée, mais il y en a tant d’autres que ce n’est pas un problème… Le plus étonnant est que c’est la plus diffusée. Une fois les chanteurs muets, la musique reprend, plus entraînante, c’était juste un « mauvais moment » à passer. Comme quoi, les goûts et les couleurs… On notera que Oscar Napolitano qui a remplacé un autre frère de Lomuto (Enrique) intervient de façon sympathique.

Nunca más 1931-11-10 – Gómez con acomp. de guitarras.

Gómez propose une version chantée, sans doute plus sympathique que celle de Gardel.

Nunca más 1932-01-12 – Ada Falcón con acomp. de .

On reste dans les versions à écouter avec Ada Falcón. Elle met au service du titre sa diction et son phrasé particulier. C’est un autre titre sympathique à écouter.

Nunca más 1941-07-14 – Orquesta Juan D’Arienzo con Héctor Mauré.

C’est notre tango du jour. Il reprend le début tonique de la version de 1931 de Lomuto, mais avec la rage de D’Arienzo à pleine puissance. Une énergie fantastique se dégage de ce titre et donnera un élan irrépressible aux danseurs. Ce qui est merveilleux est que Mauré s’inscrit dans cette dynamique sans faire chuter la dynamique, même si l’orchestre se met en retrait pendant son intervention. C’est un des très grands titres de danse de D’Arienzo. Ce n’est pas par hasard que je l’ai choisi comme tango du jour…

Nunca más 1948-09-23 – Orquesta Miguel Caló con Roberto Arrieta.

On change d’univers avec Miguel Caló. On est surpris par de nombreux changements de . Même si la voix de Arrieta est belle, on aura sans doute mal à soulever l’enthousiasme des danseurs avec cette version.

Nunca más 1950-04-25 – Orquesta Francisco Lomuto con Miguel Montero.

De fin à 1949 à fin 1950, Montero a enregistré de quoi faire une tanda calme et nostalgique avec Lomuto, mais je pense que ceux qui adorent Montero sont plus des auditeurs que des danseurs.

Nunca más 1956-08-31 – Ángel Vargas y su Orquesta dirigida por .

Sans son partenaire ange, (D’Agostino), Vargas poursuit sa carrière. L’orchestre de Toto propose un accompagnement de qualité. La voix de Vargas est toujours merveilleuse. On écoutera donc sans doute ce titre avec plaisir dans un bon canapé.

Nunca más 1974-12-11 – Orquesta Juan D’Arienzo con Alberto Echagüe.

Avec son second chanteur fétiche, D’Arienzo renouvèlera-t-il le succès de la version de 1941 ? Pour moi, non. Cette version clinquante comme beaucoup d’enregistrement de cette époque a laissé de côté la qualité de la danse au profit du spectacle, voire de l’esbrouffe. Echagüe, lui-même donne trop de sensiblerie dans son interprétation. Je vous conseille de revenir au titre chanté par Mauré.

En résumé, pour moi, le DJ qui souhaite faire plaisir aux danseurs, il n’y a qu’une seule version pour une milonga de qualité, celle de 1941, même si certaines autres feront plaisir à l’écoute.

Histoire du corbeau qui dit Nunca más

Ce titre me fait penser au texte d’Edgar Allan Poe, Le corbeau (The raven).En voici la version en anglais et à la suite, la version traduite en français par .

Nevermore (Nunca más).

Paroles

‘Once upon a midnight dreary, while I pondered, weak and weary,
Over many a quaint and curious volume of forgotten lore—
While I nodded, nearly napping, suddenly there came a tapping,
As of some one gently rapping, rapping at my chamber door.
“’Tis some visitor,” I muttered, “tapping at my chamber door—
Only this and nothing more.”

Ah, distinctly I remember it was in the bleak December;
And each separate dying ember wrought its ghost upon the floor.
Eagerly I wished the morrow; —vainly I had sought to borrow
From my books surcease of sorrow – sorrow for the lost Lenore—
For the rare and radiant maiden whom the angels name Lenore—
Nameless here for evermore.

And the silken, sad, uncertain rustling of each purple curtain
Thrilled me – filled me with fantastic terrors never felt before;
So that now, to still the beating of my heart, I stood repeating
“’Tis some visitor entreating entrance at my chamber door—
Some late visitor entreating entrance at my chamber door; —
This it is and nothing more.”

Presently my soul grew stronger; hesitating then no longer,
“Sir,” said I, “or Madam, truly your forgiveness I implore;
But the fact is I was napping, and so gently you came rapping,
And so faintly you came tapping, tapping at my chamber door,
That I scarce was sure I heard you” – here I opened wide the door; —
Darkness there and nothing more.

Deep into that darkness peering, long I stood there wondering, fearing,
Doubting, dreaming dreams no mortal ever dared to dream before;
But the silence was unbroken, and the stillness gave no token,
And the only word there spoken was the whispered word, “Lenore?”
This I whispered, and an echo murmured back the word, “Lenore!”–
Merely this and nothing more.

Back into the chamber turning, all my soul within me burning,
Soon again I heard a tapping somewhat louder than before.
“Surely,” said I, “surely that is something at my window lattice;
Let me see, then, what thereat is, and this mystery explore—
Let my heart be still a moment and this mystery explore; —
‘Tis the wind and nothing more!”

Open here I flung the shutter, when, with many a flirt and flutter,
In there stepped a stately Raven of the saintly days of yore;
Not the least obeisance made he; not a minute stopped or stayed he;
But, with mien of lord or lady, perched above my chamber door—
Perched upon a bust of Pallas just above my chamber door—
Perched, and sat, and nothing more.

Then this ebony bird beguiling my sad fancy into smiling,
By the grave and stern decorum of the countenance it wore,
“Though thy crest be shorn and shaven, thou,” I said, “art sure no craven,
Ghastly grim and ancient Raven wandering from the Nightly shore—
Tell me what thy lordly name is on the Night’s Plutonian shore!”
Quoth the Raven “Nevermore.”

Much I marvelled this ungainly fowl to hear discourse so plainly,
Though its answer little meaning – little relevancy bore;
For we cannot help agreeing that no living human being
Ever yet was blessed with seeing bird above his chamber door—
Bird or beast upon the sculptured bust above his chamber door,
With such name as “Nevermore.”

But the Raven, sitting lonely on the placid bust, spoke only
That one word, as if his soul in that one word he did outpour.
Nothing farther then he uttered – not a feather then he fluttered—
Till I scarcely more than muttered “Other friends have flown before—
On the morrow he will leave me, as my Hopes have flown before.”
Then the bird said “Nevermore.”

Startled at the stillness broken by reply so aptly spoken,
“Doubtless,” said I, “what it utters is its only stock and store
Caught from some unhappy master whom unmerciful Disaster
Followed fast and followed faster till his songs one burden bore—
Till the dirges of his Hope that melancholy burden bore
Of ‘Never – nevermore’.”

But the Raven still beguiling all my fancy into smiling,
Straight I wheeled a cushioned seat in front of bird, and bust and door;
Then, upon the velvet sinking, I betook myself to linking
Fancy unto fancy, thinking what this ominous bird of yore—
What this grim, ungainly, ghastly, gaunt, and ominous bird of yore
Meant in croaking “Nevermore.”

This I sat engaged in guessing, but no syllable expressing
To the fowl whose fiery eyes now burned into my bosom’s core;
This and more I sat divining, with my head at ease reclining
On the cushion’s velvet lining that the lamp-light gloated o’er,
But whose velvet-violet lining with the lamp-light gloating o’er,
She shall press, ah, nevermore!

Then, methought, the air grew denser, perfumed from an unseen censer
Swung by Seraphim whose foot-falls tinkled on the tufted floor.
“Wretch,” I cried, “thy God hath lent thee – by these angels he hath sent thee
Respite – respite and nepenthe from thy memories of Lenore;
Quaff, oh quaff this kind nepenthe and forget this lost Lenore!”
Quoth the Raven “Nevermore.”

“Prophet!” said I, “thing of evil! – prophet still, if bird or devil! —
Whether Tempter sent, or whether tempest tossed thee here ashore,
Desolate yet all undaunted, on this desert land enchanted—
On this home by Horror haunted – tell me truly, I implore—
Is there–is there balm in Gilead? – tell me–tell me, I implore!”
Quoth the Raven “Nevermore.”

“Prophet!” said I, “thing of evil! – prophet still, if bird or devil!
By that Heaven that bends above us – by that God we both adore—
Tell this soul with sorrow laden if, within the distant Aidenn,
It shall clasp a sainted maiden whom the angels name Lenore—
Clasp a rare and radiant maiden whom the angels name Lenore.”
Quoth the Raven “Nevermore.”

“Be that word our sign of parting, bird or fiend!” I shrieked, upstarting–
“Get thee back into the tempest and the Night’s Plutonian shore!
Leave no black plume as a token of that lie thy soul hath spoken!
Leave my loneliness unbroken! – quit the bust above my door!
Take thy beak from out my heart, and take thy form from off my door!”
Quoth the Raven “Nevermore.”

And the Raven, never flitting, still is sitting, still is sitting
On the pallid bust of Pallas just above my chamber door;
And his eyes have all the seeming of a demon’s that is dreaming,
And the lamp-light o’er him streaming throws his shadow on the floor;
And my soul from out that shadow that lies floating on the floor
Shall be lifted – nevermore!’

Edgar Allan Poe, The raven.

Le corbeau (traduction en français de Charles Beaudelaire)

« Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre. « C’est quelque visiteur, — murmurai-je, — qui frappe à la porte de ma chambre ; ce n’est que cela, et rien de plus. »
Ah ! distinctement je me souviens que c’était dans le glacial décembre, et chaque tison brodait à son tour le plancher du reflet de son agonie. Ardemment je désirais le matin ; en vain m’étais-je efforcé de tirer de mes livres un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour ma Lénore perdue, pour la précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore, — et qu’ici on ne nommera jamais plus.
Et le soyeux, triste et vague bruissement des rideaux pourprés me pénétrait, me remplissait de terreurs fantastiques, inconnues pour moi jusqu’à ce jour ; si bien qu’enfin, pour apaiser le battement de mon cœur, je me dressai, répétant : « C’est quelque visiteur qui sollicite l’entrée à la porte de ma chambre, quelque visiteur attardé sollicitant l’entrée à la porte de ma chambre ; — c’est cela même, et rien de plus. »
Mon âme en ce moment se sentit plus forte. N’hésitant donc pas plus longtemps : « Monsieur, — dis-je, — ou madame, en vérité j’implore votre pardon ; mais le fait est que je sommeillais, et vous êtes venu frapper si doucement, si faiblement vous êtes venu taper à la porte de ma chambre, qu’à peine étais-je certain de vous avoir entendu. » Et alors j’ouvris la porte toute grande ; — les ténèbres, et rien de plus !
Scrutant profondément ces ténèbres, je me tins longtemps plein d’étonnement, de crainte, de doute, rêvant des rêves qu’aucun mortel n’a jamais osé rêver ; mais le silence ne fut pas troublé, et l’immobilité ne donna aucun signe, et le seul mot proféré fut un nom chuchoté : « Lénore ! » — C’était moi qui le chuchotais, et un écho à son tour murmura ce mot : « Lénore ! » — Purement cela, et rien de plus.
Rentrant dans ma chambre, et sentant en moi toute mon âme incendiée, j’entendis bientôt un coup un peu plus fort que le premier. « Sûrement, — dis-je, — sûrement, il y a quelque chose aux jalousies de ma fenêtre ; voyons donc ce que c’est, et explorons ce mystère. Laissons mon cœur se calmer un instant, et explorons ce mystère ; — c’est le vent, et rien de plus. »
Je poussai alors le volet, et, avec un tumultueux battement d’ailes, entra un majestueux corbeau digne des anciens jours. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s’arrêta pas, il n’hésita pas une minute ; mais, avec la mine d’un lord ou d’une lady, il se percha au-dessus de la porte de ma chambre ; il se percha sur un buste de Pallas juste au-dessus de la porte de ma chambre ; — il se percha, s’installa, et rien de plus.
Alors cet oiseau d’ébène, par la gravité de son maintien et la sévérité de sa physionomie, induisant ma triste imagination à sourire : « Bien que ta tête, — lui dis-je, — soit sans huppe et sans cimier, tu n’es certes pas un poltron, lugubre et ancien corbeau, voyageur parti des rivages de la nuit. Dis-moi quel est ton nom seigneurial aux rivages de la Nuit plutonienne ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »
Je fus émerveillé que ce disgracieux volatile entendît si facilement la parole, bien que sa réponse n’eût pas un bien grand sens et ne me fût pas d’un grand secours ; car nous devons convenir que jamais il ne fut donné à un homme vivant de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre, un oiseau ou une bête sur un buste sculpté au-dessus de la porte de sa chambre, se nommant d’un nom tel que Jamais plus !
Mais le corbeau, perché solitairement sur le buste placide, ne proféra que ce mot unique, comme si dans ce mot unique il répandait toute son âme. Il ne prononça rien de plus ; il ne remua pas une plume, — jusqu’à ce que je me prisse à murmurer faiblement : « D’autres amis se sont déjà envolés loin de moi ; vers le matin, lui aussi, il me quittera comme mes anciennes espérances déjà envolées. » L’oiseau dit alors : « Jamais plus ! »
Tressaillant au bruit de cette réponse jetée avec tant d’à-propos : « Sans doute, — dis-je, — ce qu’il prononce est tout son bagage de savoir, qu’il a pris chez quelque maître infortuné que le Malheur impitoyable a poursuivi ardemment, sans répit, jusqu’à ce que ses chansons n’eussent plus qu’un seul refrain, jusqu’à ce que le De profundis de son Espérance eût pris ce mélancolique refrain : Jamais, jamais plus !
Mais, le corbeau induisant encore toute ma triste âme à sourire, je roulai tout de suite un siège à coussins en face de l’oiseau et du buste et de la porte ; alors, m’enfonçant dans le velours, je m’appliquai à enchaîner les idées aux idées, cherchant ce que cet augural oiseau des anciens jours, ce que ce triste, disgracieux, sinistre, maigre et augural oiseau des anciens jours voulait faire entendre en croassant son Jamais plus !
Je me tenais ainsi, rêvant, conjecturant, mais n’adressant plus une syllabe à l’oiseau, dont les yeux ardents me brûlaient maintenant jusqu’au fond du cœur ; je cherchais à deviner cela, et plus encore, ma tête reposant à l’aise sur le velours du coussin que caressait la lumière de la lampe, ce velours violet caressé par la lumière de la lampe que sa tête, à Elle, ne pressera plus, — ah ! jamais plus !
Alors il me sembla que l’air s’épaississait, parfumé par un encensoir invisible que balançaient des séraphins dont les pas frôlaient le tapis de la chambre. “Infortuné ! — m’écriai-je, — ton Dieu t’a donné par ses anges, il t’a envoyé du répit, du répit et du népenthès dans tes ressouvenirs de Lénore ! Bois, oh ! bois ce bon népenthès, et oublie cette Lénore perdue !” Le corbeau dit : “Jamais plus !”
“Prophète ! — dis-je, — être de malheur ! oiseau ou démon, mais toujours prophète ! que tu sois un envoyé du Tentateur, ou que la tempête t’ait simplement échoué, naufragé, mais encore intrépide, sur cette terre déserte, ensorcelée, dans ce logis par l’Horreur hanté, — dis-moi sincèrement, je t’en supplie, existe-t-il, existe-t-il ici un baume de Judée ? Dis, dis, je t’en supplie !” Le corbeau dit : “Jamais plus !”
“Prophète ! — dis-je, — être de malheur ! oiseau ou démon ! toujours prophète ! par ce Ciel tendu sur nos têtes, par ce Dieu que tous deux nous adorons, dis à cette âme chargée de douleur si, dans le Paradis lointain, elle pourra embrasser une fille sainte que les anges nomment Lénore, embrasser une précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore.” Le corbeau dit : “Jamais plus !”
“Que cette parole soit le signal de notre séparation, oiseau ou démon ! — hurlai-je en me redressant. — Rentre dans la tempête, retourne au rivage de la Nuit plutonienne ; ne laisse pas ici une seule plume noire comme souvenir du mensonge que ton âme a proféré ; laisse ma solitude inviolée ; quitte ce buste au-dessus de ma porte ; arrache ton bec de mon cœur et précipite ton spectre loin de ma porte !” Le corbeau dit : “Jamais plus !”
Et le corbeau, immuable, est toujours installé, toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre ; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s’élever, — jamais plus ! »

Et voici, pour terminer, une version cinématographique de haute volée. À demain, les amis !

Los Simpson (The Simpsons) de Matt GroeningThe Raven d’Edgar Allan Poe.
Vous pouvez afficher les sous-titres dans la langue souhaitée…

Silencio 1933 -03-27 – Carlos Gardel con la orquesta de Francisco Canaro y coro de mujeres

Carlos Gardel; Horacio G. Pettorossi Letra: Alfredo Le Pera ; Horacio G. Pettorossi

du jour est Silencio, enregistré par Gardel avec l’orchestre de Canaro en 1933. Ce titre « expiatoire » dévoile une des failles de Carlos Gardel, Enfant de France. Je vous invite à découvrir ou redécouvrir ce titre chargé d’émotion et d’.

Une fois n’est pas coutume, je vais vous faire voir et écouter une version différente du tango du jour, avant la version du jour.
Nous sommes en 1932, Carlos Gardel est en France (comme beaucoup de musiciens et artistes Argentins à l’époque). Il y tourne quatre films et dans le dernier de la série, il chante une chanson dont on ne peut comprendre la totalité de l’émotion qu’avec un peu d’histoire.

Silencio 1932-11 Carlos Gardel con la Orquesta típica Argentina de . Une version émouvante tirée du film « Melodía de arrabal » de .

Ce film a été tourné en France, à l’est de , aux Studios de Joinville-le-Pont en octobre et novembre 1932. Le scénario est d’Alfredo Le Pera (auteur des paroles de ce titre, également).

Juan Cruz Mateo

L’orchestre représenté dans le film et qui joue la bande-son est la Orquesta típica Argentina de Juan Cruz Mateo. C’est un des 200 orchestres de tango de l’âge d’or. On n’en connaît guère aujourd’hui qu’une cinquantaine ayant suffisamment d’enregistrements pour être significatifs et sans doute pas beaucoup plus d’une cinquantaine ayant suffisamment de titres pour faire une tanda, et cela à la condition de ne pas être trop exigeant. D’ailleurs, pour certains titres que j’appelle « orphelins », je mélange les orchestres pour constituer une tanda complète et cohérente. Par exemple, la Típica Victor dirigée par Carabelli et l’orchestre de Carabelli. Cela, c’est plus fréquemment pour les milongas qui sont plutôt déficitaires en nombre (moins de 600 milongas ont été enregistrées entre 1935 et 1955), contre presque le double de valses et quatre fois plus de tangos. En effet, l’âge d’or du tango, c’est à peine 6000 titres et tous ne sont pas pour la danse… C’est donc un patrimoine ridiculement petit par rapport à ce qui a été joué et pas enregistré.

Sur l’image de gauche, l’équipe du film « La Casa es seria » avec Juan Cruz Mateo, le pianiste de Gardel à droite de l’image. À sa droite, au premier plan, Le Pera et sur la gauche de l’image au premier plan… Carlos Gardel. Les autres sont des personnes de la Paramount qui a produit le film. La photo du centre montre Mateo et Gardel en répétition. À droite, autoportrait de Mateo devenu peintre…

Juan Cruz Mateo, ce pianiste et directeur d’orchestre argentin est un de ces oubliés. C’est sans doute, car il a fait sa carrière principalement en France et qu’il s’est recyclé comme peintre futuriste à la fin des années 30.
On lui doit notamment l’accompagnement orchestral de trois films interprétés par Gardel durant ses séjours parisiens, Espérame, La casa es seria et Melodía de arrabal dont est tiré cet extrait. C’est également le pianiste qui a le plus accompagné Carlos Gardel. Donc, si vous entendez chanter Gardel avec un accompagnement de piano, c’est certainement lui…

Extrait musical

Silencio 1933 -03-27 – Carlos Gardel con la orquesta de Francisco Canaro y coro de mujeres.

Cette version est particulièrement émouvante, avec son chœur de femme et la voix de Gardel. Nous y reviendrons après avoir étudié les paroles.

Les paroles

Silencio en la noche.
Ya todo está en calma.
El músculo duerme.
La ambición descansa.

Meciendo una cuna,
una madre canta
un canto querido
que llega hasta el alma,
porque en esa cuna,
está su esperanza.

Eran cinco hermanos.
Ella era una santa.
Eran cinco besos
que cada mañana
rozaban muy tiernos
las hebras de plata
de esa viejecita
de canas muy blancas.
Eran cinco hijos
que al taller marchaban.

Silencio en la noche.
Ya todo está en calma.
El músculo duerme,
la ambición trabaja.

Un clarín se oye.
Peligra la Patria.

Y al grito de guerra
los hombres se matan
cubriendo de sangre
los campos de Francia.

Hoy todo ha pasado.
Renacen las plantas.
Un himno a la vida
los arados cantan.
Y la viejecita
de canas muy blancas
se quedó muy sola,
con cinco medallas
que por cinco héroes
la premió la Patria.

Silencio en la noche.
Ya todo está en calma.
El músculo duerme,
la ambición descansa…

Un coro lejano
de madres que cantan
mecen en sus cunas,
nuevas esperanzas.
Silencio en la noche.
Silencio en las almas…

Carlos Gardel; Horacio G. Pettorossi Letra: Alfredo Le Pera ; Horacio G. Pettorossi.

Carlos Gardel et Imperio Argentina chantent la totalité du texte. Ernesto Famá ne chante que ce qui est en gras et deux fois ce qui est en bleu.

Traduction libre et indications

Le titre commence par un son de clairon. Le clairon jouant sur trois notes, cet air fait immédiatement penser à une musique militaire (le clairon ne permet de jouer facilement que 4 notes et trois autres notes ne sont accessibles qu’aux virtuoses de cet instrument, autant dire qu’elles ne sont jamais jouées.
Les notes, Sol Do Mi sont égrenées lentement, comme dans les sonneries aux morts. On peut dire que Canaro annonce la couleur dès le début…
Gardel reprend à la suite de la sonnerie sur le même Mi. Cela permet de faire la liaison entre le clairon et sa voix, ce qui n’était pas si évident à concevoir. Dans la version de 1932 c’est une trompette et pas un clairon qui lance Sol Sol Do et Gardel commence sur un Mi, ce qui est logique, c’est sa tessiture. La version de Canaro est donc à mon sens mieux construite de ce point de vue et l’usage du clairon est plus pertinent.

Silencio militar – Día de los muertos por la patria. Interprété par le régiment de Grenadiers à cheval « General San Martín », escorte présidentielle de la République argentine.

On remarquera que la sonnerie « officielle n’est pas la même, même si elle inclut la même séquence de trois notes. La sonnerie aux morts française est assez proche, mais pas identique non plus à celle proposée par Canaro. Disons que c’est une sonnerie factice destinée à donner le La. Pardon, le clairon ne peut pas jouer de La. Disons qu’il donne le Mi à Gardel.

Silence dans la nuit. Tout est calme maintenant. Les muscles dorment. L’ambition se repose.
Balançant un berceau, une mère chante une chanson bien-aimée qui touche l’âme, parce que dans ce berceau, se trouve son espoir. (Le chœur de femmes intervient sur ce couplet).
Ils étaient cinq frères. Elle était une sainte. Il y avait cinq baisers qui, chaque matin, effleuraient très tendrement les mèches argentées de cette déjà vieille aux cheveux blanchis. Il y avait cinq garçons qui sont allés à l’atelier en marchant. (L’atelier c’est la guerre)
Silence dans la nuit. Tout est calme maintenant. Les muscles dorment, l’ambition travaille. (L’ambition passe du repos au travail. Elle prépare le combat).
Un clairon résonne. La patrie est en danger. Et au cri de guerre, les hommes s’entretuent, couvrant de sang les champs de France. (À la place des chants de femmes, c’est ici le clairon qui résonne).
Aujourd’hui, tout est fini. Les plantes renaissent. Les charrues chantent un hymne à la vie. Et la petite vieille aux cheveux très blancs se sent très seule, avec cinq médailles que pour cinq héros lui a décernées la Patrie.
Silence dans la nuit. Tout est calme maintenant.
Les muscles dorment, l’ambition se repose…
Un chœur lointain de mères qui chantent berçant dans leurs berceaux, de nouveaux espoirs.
Silence dans la nuit.
Silence dans les âmes…

Les versions

Silencio 1932-11 Carlos Gardel con la Orquesta típica Argentina de Juan Cruz Mateo.

Une version émouvante tirée du film « Melodía de arrabal » de Louis Gasnier. C’est le même extrait, qu’en début d’article, mais sans la vidéo. Comme déjà indiqué, la sonnerie de trompette au début est différente de la sonnerie de clairon de la version de Canaro de 1933.

Silencio 1933 -03-27 – Carlos Gardel con la orquesta de Francisco Canaro y coro de mujeres.

C’est le tango du jour. Dans la version du film, il y a deux petites réponses de Imperio Argentina, sa partenaire dans le film, mais qui n’apparaît pas à l’écran au moment où elle chante. Ici, c’est un chœur féminin qui donne la réponse à Gardel.

Silencio 1933 Imperio Argentina con acomp. de guitarras, piano y clarín (trompette).

La partenaire de Carlos Gardel dans le film Melodía de arrabal, reprend à son compte le titre. C’est également une superbe version à écouter. On notera que sur le disque il est écrit Tango du film melodía de Arrabal. En fait, elle n’y chante que deux phrases en voix off et ce disque n’est donc pas tiré du film (même s’il n’est pas à exclure qu’il ait été enregistré en même temps que la bande son du film (octobre-novembre 1932) et qu’il soit sorti en 1933, à l’occasion de la sortie du film (5 avril 1933 à ), comme les versions de Canaro, qui était toujours à l’affut d’un bon coup financier.

Silencio 1933 Imperio Argentina con acomp. de guitarras, piano y clarín. Disque de 1933 (à gauche) — Une réédition du même enregistrement à droite, preuve du succès.

Une autre « erreur du disque est la mention d’un clairon. Contrairement à la version Canaro Gardel, c’est de nouveau une trompette, comme dans le film avec l’orchestre de Mateo.
Elle débute par Si Si Si Do Ré RéRé Ré Ré Mi Fa, Les notes en rouge sont inaccessibles à un clairon. Cela ne peut donc pas être un clairon, d’autant plus que la sonorité n’est pas la bonne.
Le piano apparait pour sa part tardivement, à une minute par une petite fioriture sur la respiration de la chanteuse (de esa viejecita DING – DONG de canas muy blancas). Après 1 :11, la guitare, le piano, puis la trompette se mêlent à la voix sur le refrain. À 2 : 18, on croit entendre une mandoline. Le piano termine élégamment en faisant descendre la tension par un motif léger ascendant puis descendant.
J’aime beaucoup le résultat, Imperio a pris sa revanche sur Gardel en nous fournissant une version complémentaire et tout aussi belle.

Silencio 1933-03-30 — Orquesta Francisco Canaro con Ernesto Famá.

Trois jours après la version à écouter chantée par Gardel, Canaro enregistre le thème avec Ernesto Famá. Ce dernier en bon chanteur de refrain ne chante qu’une petite partie des paroles. Cela en fait un tango de danse. La tragédie des paroles est compensée par des fioritures, notamment avant la reprise du début du refrain.

Je ne vous propose pas d’autres versions, même s’il y en a environ deux douzaines, car avec cet échantillon réduit, on a l’émotion, l’image, l’homme qui chante, la femme qui chante et une version de danse. La totale, quoi ?
Parmi les versions que je laisse de côté, des interprétations de Gardel avec des guitares, Un Pugliese avec Maciel et pas mal de petits orchestres qui ont flashé pour le thème.

Pourquoi Silencio ?

Carlos Gardel Enfant de France

Je ne vais pas rouvrir le dossier et me fâcher avec mes amis uruguayens, mais je signale tout de même cette page où je présente les arguments en faveur d’une origine française de Gardel.
Ce qui ne peut pas être remis en question, c’est que Gardel est venu en France à diverses reprises, qu’il a visité sa famille française, notamment à Toulouse et Albi. Ce qu’on sait moins, c’est qu’étant né français, il était soumis à mobilisation pour la « Grande Guerre », celle de 1914-1918. Grâce à ses faux papiers uruguayens, il a pu échapper à l’accusation de désertion. Cependant, lors d’un séjour en France, il a visité les cimetières de la Grande Guerre.
On sent que cela le chatouillait. Le tango Silencio est un peu son expiation pour avoir échappé à la tuerie de 1914-1918. Tuerie et silence, cela ouvre m’a évoqué le grand sculpteur romantique, Auguste Préault, justement auteur de deux œuvres d’une force extrême, Tuerie et Le Silence.

Auguste Préault, sculpteur romantique

J’ai donc choisi pour l’ du jour, de partir d’une œuvre du sculpteur français Auguste Préault qui a réalisé en 1842 cette œuvre pour le monument funéraire d’un certain Jacob Roblès qui est désormais célèbre grâce à cette œuvre au cimetière du Père-Lachaise à Paris.
Il m’a paru logique de l’associer à « Tuerie » du même artiste pour évoquer la guerre de 1914-1918, même cette œuvre ne relate pas précisément des faits de guerre attestés. Elle se veut plus générique et provocatrice. D’ailleurs cette œuvre n’a été acceptée au salon officiel de 1839 que pour montrer ce qu’il ne fallait pas faire pour être un grand sculpteur. Préault réalisera la commande de Roblès en 1842, mais son œuvre ne sera exposée au salon qu’en 1849 (après 10 ans de purgatoire et d’interdiction d’exposition).
Le nom de « Le Silence » n’est pas de cette époque. Il a été donné plus tardivement, vers 1867.

Silencio. Montage et interprétation d’après « Tuerie » 1839 et « Le Silence » 1842 d’Auguste Préault, avec toute mon admiration. Ces œuvres portent le même message que Silencio.

Voici les deux œuvres et en prime un portrait de Préault par le photographe Nadar.

Auguste Préault par Nadar — Tuerie (Salon de 1834) — Monument funéraire de Jacob Roblès au Père-Lachaise (Paris). Sur le monument funéraire, l’inscription en hébreux « Ne rien cacher ». J’ai donc essayé de vous révéler l’origine de ce tango créé par un « déserteur ».

La vidéo de fin…

Pour une fois, je vais faire plusieurs entorses au format des anecdotes du jour en terminant par une vidéo au lieu d’une illustration que j’aurais réalisée.
Je n’ai pas choisi la musique, c’est une initiative de l’ami qui voulait rendre un hommage à la France en chantant ce tango qui n’est pas dans son répertoire habituel de folklore argentin.

  1. Je ne suis pas l’auteur de cette vidéo. C’est notre amie Anne-Marie Bou de Paris qui l’a réalisée à l’arrache (c’était totalement impromptu). à toi Anne-Marie.
  2. La danseuse extraordinaire, c’est , mais vous l’aurez reconnue. Muchísimas Gracias Stella.
  3. Je suis « danseur » médiocre dans cette vidéo. Vous comprenez maintenant pourquoi je préfère être DJ.
  4. La tour Eiffel s’est mise à scintiller pour saluer notre performance. C’était imprévu, mais on a apprécié cet hommage de la Vieille Dame au tango qu’elle a vu naître.