Georges Bizet. Florindo Sassone, Othmar Klose et Rudi Luksch (adaptation en tango)
Beaucoup de tangos sont inspirés de musiques européennes. Les valses, notamment, mais pas seulement. Ces titres sont adaptés et deviennent de « vrais tangos », mais ce n’est pas toujours le cas. En France, certains danseurs de tango apprécient des titres un peu étranges, des titres qui n’ont jamais été écrits pour cette danse. On appelle généralement cela le « tango alternatif ». Un des titres les plus connus dans le genre est la reprise d’un opéra du XIXe siècle effectuée par Florindo Sassone. Le fait qu’un chef d’orchestre de tango reprenne un titre n’en fait pas un tango de danse. Cela reste donc de l’alternatif. Je vous laisse en juger avec los pescadores de perlas, les pêcheurs de perles, de Bizet et Sassone…
Écoutes
Tout d’abord, voyons l’original composé par Bizet. Je vous propose une version par un orchestre et un chanteur français, celle du ténor Roberto Alagna avec l’orchestre de Paris, qui est dirigé par Michel Plasson. Cette interprétation a été enregistrée le 9 juillet 2009 au Bassin de Neptune du château de Versailles. Ce soir-là, il chantera trois œuvres de Bizet, dont un extrait de Carmen, même si ce n’est pas la célèbre habanera qui a tant à voir avec un des rythmes de base du tango et de la milonga. Vous pouvez voir le concert en entier avec cette vidéo… https://youtu.be/Jx5CNgsw3S0. Ne vous fiez pas à la prise de son un peu médiocre du début, par la suite, cela devient excellent. Pour aller directement au but, je vous propose ici l’extrait, sublime où Alagna va à la pêche aux perles d’émotion en interprétant notre titre du jour.
Roberto Alagna et l’orchestre de Paris dirigé par Michel Plasson dans Les Pêcheurs de Perles de Georges Bizet. L’air de Nadir « Je crois entendre encore ».
Deux mots de l’opéra de Bizet
Les pêcheurs de perles est le premier opéra composé par Bizet, âgé de 25 ans, en 1863). L’intrigue est simpliste. L’opéra se passe sur l’île de Ceylan, où deux amis d’enfance, Zurga et Nadir, évoquent leur passion de jeunesse pour une prêtresse de Candi nommé Leïla. Pour ne pas nuire à leur amitié, ils avaient renoncé à leur amour, surtout Zurga, car Nadir avait secrètement revu Leïla. Zurga était mécontent, mais, finalement, il décide de sauver les deux amants en mettant le feu au village. L’air célèbre qui a été repris par Sassone est celui de Nadir, au moment où il reconnaît la voix de Leïla. En voici les paroles :
Je crois entendre encore, Caché sous les palmiers, Sa voix tendre et sonore Comme un chant de ramier ! Ô nuit enchanteresse ! Divin ravissement ! Ô souvenir charmant ! Folle ivresse ! Doux rêve ! Aux clartés des étoiles, Je crois encore la voir, Entrouvrir ses longs voiles Aux vents tièdes du soir ! Ô nuit enchanteresse ! Divin ravissement ! Ô souvenir charmant ! Folle ivresse ! Doux rêve !
Avant de passer aux versions de Florindo Sassone, une version par Alfredo Kraus, un ténor espagnol qui chante en Italien… La scène provient du film « Gayarre » de 1959 réalisé par Domingo Viladomat Pancorbo. Ce film est un hommage à un autre ténor espagnol, mais du XIXe siècle, Julián Gayarre (1844-1890). La vie, ou plutôt la mort de ce chanteur, est liée à notre titre du jour, puisqu’en décembre 1889, Gayarre chanta Los pescadores de perlas malgré une bronchopneumonie (provoquée par l’épidémie de grippe russe qui fit 500 000 morts). Lors de l’exécution, qui fut aussi la sienne, sa voix se cassa sur une note aigüe et il s’évanouit. Les effets conjugués de la maladie et de la dépression causée par son échec artistique l’emportèrent peu après, le 2 janvier 1890 ; il avait seulement 45 ans. Cette histoire était suffisante pour en faire un mythe. D’ailleurs trois films furent consacrés à sa vie, dont voici un extrait du second, « Gayarre » où Alfredo Kraus interprète le rôle de Gayarre chantant la chanson « je crois entendre encore » tiré des pêcheurs de perles.
Alfredo Kraus interprète le rôle de Gayarre chantant la chanson « je crois entendre encore » tiré des pêcheurs de perles dans le film Gayarre.
Sassone pouvait donc connaître cette œuvre, par les deux premiers films, « El Canto del Ruiseñor » de 1932 et « Gayarre » de 1959 (le troisième, Romanza final est de 1986) ou tout simplement, car bizet fut un compositeur influent et que Les pêcheurs de Perles est son deuxième plus gros succès derrière Carmen.
C’est une version “adaptée” en tango. Je vous laisse juger de la dansabilité. Certains adorent. Dès le début la harpe apporte une ambiance particulière, peut-être l’ondoiement des vagues, que ponctue le vibraphone. L’orchestre majestueux accompagné par des basses profondes qui marquent la marche alterne les expressions suaves et d’autres plus autoritaires. On est dans du Sasonne typique de cette période, comme on l’a vu dans d’autres anecdotes, comme dans Félicia du même Sassone. https://dj-byc.com/WP/felicia-1966-03-11-orquesta-florindo-sassone/ La présence d’un rythme relativement régulier, souligné par les bandonéons, peut inspirer certains danseurs de tango. Pour d’autres, cela pourrait trop rappeler le rythme régulier du tango musette et au contraire les gêner.
Cet aspect musette est sans doute le fait d’Othmar Klose et Rudi Luksch qui sont intervenus dans l’orchestration. Luksch était accordéoniste et Klose était un des compositeurs d’Adalbert Lutter (tango allemand).
C’est cependant un titre qui peut intéresser certains danseurs de spectacle par sa variation d’expressivité.
La canción de los pescadores de perlas 1971 – Orquesta Florindo Sassone.
Trois ans plus tard, Sassone enregistre une version assez différente et sans doute encore plus éloignée de la danse. Là encore, elle pourrait trouver des amateurs… Cette version démarre plus suavement. La harpe est moins expressive et les violons ont pris plus de présence. La contrebasse et le violoncelle sont bien présents et donnent le rythme. Cependant, cette version est peut-être plus lisse et moins expressive. Quitte à proposer une musique originale, je jouerai, plutôt le jeu de la première version, même si elle risque d’inciter certains danseurs à dépasser les limites généralement admises en tango social.
Cette version est souvent datée de 1974, mais l’enregistrement est bien de 1971 et a été réalisé à Buenos Aires, dans les studios ION. Los Estudios ION qui existent toujours ont été des pionniers pour les nouveaux talents et notamment ceux du Rock nacional à partir des années 60. Le fait que Sassone enregistre chez eux pourrait être interprété comme une indication que ce titre et l’évolution de Sassone s’étaient un peu éloigné du tango « traditionnel », mais tout autant que les maisons d’éditions traditionnelles s’étaient éloignées du tango. Balle au centre.
Comparaison des versions de 1968 et 1971. On voit rapidement que la version de 1968, à gauche est marquée par des nuances bien plus fortes. Elle a plus de contraste. L’autre est plus plate. Elle relève plus du genre « musique d’ascenseur » que son aînée.
Le DJ de tango est-il un chercheur de perles ?
Le DJ est au service des danseurs et doit donc leur proposer des musiques qui leur donnent envie de danser. Cependant, il a également la responsabilité de conserver et faire vivre un patrimoine. Je prendrai la comparaison avec un conservateur de musée d’art pour me faire mieux comprendre. Le conservateur de musée comme son nom l’indique (au moins en français ou italien et un peu moins en espagnol ou en anglais où il se nomme respectivement curador et curator) est censé conserver les œuvres dont il a la responsabilité. Il les étudie, il les fait restaurer quand elles ont des soucis, il fait des publications et des expositions pour les mettre en valeur. Il enrichit également les collections de son institution par des acquisitions ou la réception de dons. Son travail consiste principalement à faire connaître le patrimoine et à le faire vivre sans lui porter préjudice en le préservant pour les générations futures. Le DJ fait de même. Il recherche des œuvres, les restaure (pas toujours avec talent) et les mets en valeur en les faisant écouter dans les milongas. Parfois, certains décident de jouer avec le patrimoine en passant des disques d’époque. Cela n’a aucun intérêt d’un point de vue de la qualité du son et c’est très risqué pour les disques, notamment les 78 tours qui deviennent rares et qui sont très fragiles. Si on veut vraiment faire du show, il est préférable de faire presser des disques noirs et de les passer à la place des originaux. Bon, à force d’enfiler les idées comme des perles, j’ai perdu le fil de ma canne à pêcher les nouveautés. Le DJ de tango, comme le conservateur de musée avec ses visiteurs, a le devoir de renouveler l’intérêt des danseurs en leur proposant des choses nouvelles, ou pour le moins méconnues et intéressantes. Évidemment, cela n’est pas très facile dans la mesure où trouver des titres originaux demande un peu de travail et notamment un goût assez sûr pour définir si une œuvre est bonne pour la danse, et dans quelles conditions. Enfin, ce n’est pas si difficile si on fait sauter la limite qui est de rester dans le genre tango. C’est la brèche dans laquelle se sont engouffré un très fort pourcentage de DJ, encouragés par des danseurs insuffisamment formés pour se rendre compte de la supercherie. C’est comme si un conservateur de musée d’art se mettait à afficher uniquement des œuvres sans intention artistique au détriment des œuvres ayant une valeur artistique probante. Je pense par exemple à ces productions en série que l’on trouve dans les magasins de souvenir du monde entier, ces chromos dégoulinants de couleurs ou ces « statues » en plastique ou résine. Sous prétexte que c’est facile d’abord, on pourrait espérer voir des visiteurs aussi nombreux que sur les stands des bords de plage des stations balnéaires populaires. Revenons au DJ de tango. Le parallèle est de passer des musiques de variété, des musiques appréciées par le plus grand monde, des produits marketing matraqués par les radios et les télévisions, ou des musiques de film et qui, à force d’êtres omniprésentes, sont donc devenues familières, voire constitutive des goûts des auditeurs. Je n’écris pas qu’il faut rejeter toutes les musiques, mais qu’avant de les faire entrer dans le répertoire du tango, il faut sérieusement les étudier. C’est assez facile pour les valses, car le Poum Tchi Tchi du rythme à trois temps avec le premier temps marqué est suffisamment porteur pour ne pas déstabiliser les danseurs. Bien sûr, les puristes seront outrés, mais c’est plus une (op)position de principe qu’une véritable indignation. Pour les autres rythmes, c’est moins évident. Les zambas ou les boléros dansés en tango, c’est malheureusement trop courant. Pareil pour les chamames, foxtrots et autres rythmes qui sont bougés en forme de milonga. Avec ces exemples, je suis resté dans ce qu’on peut entendre dans certaines milongas habituelles, mais, bien sûr, d’autres vont beaucoup plus loin avec des musiques n’ayant absolument aucun rapport avec l’Amérique du Sud et les rythmes qui y étaient pratiqués. Pour ma part, je cherche des perles, mais je les cherche dans des enregistrements perdus, oubliés, masqués par des versions plus connues et devenues uniques, car peu de collègues font l’effort de puiser dans des versions moins faciles d’accès. Vous aurez sans doute remarqué, si vous êtes un fidèle de mes anecdotes de tango, que je propose de nombreuses versions. Souvent avec un petit commentaire qui explique pourquoi je ne passerais pas en milonga cette version, ou au contraire, pourquoi je trouve que c’est injustement laissé de côté. Le DJ est donc, à sa façon un pêcheur de perles, mais son travail ne vaut que s’il est partagé et respectueux des particularités du tango, cette culture, riche en perles. Bon, je rentre dans ma coquille pour me protéger des réactions que cette anecdote risque de provoquer…
Ces réactions n’ont pas manqué, quelques réponses ici…
Tango ou pas tango ?
Une réaction de Jean-Philippe Kbcoo m’incite à développer un peu ce point.
« Les pêcheurs de perles » classés en alternatif !!!! Wouhaaa ! Quelle brillantissime audace ! Sur la dansabilité, je le trouve nettement plus interprétable qu’un bon Gardel, pourtant classé dans les tangos purs et durs, non ? En tout cas, merci de cet article à la phylogénétique très inattendue 🙂
Il est souvent assez difficile de faire comprendre ce qui fait la dansabilité d’une musique de tango. J’ai fait un petit article sur le sujet il y a quelques années : https://dj-byc.com/WP/les-styles-du-tango/ Il est fort possible qu’aujourd’hui, je n’écrirai pas la même chose. Cependant, Gardel n’a jamais été considéré comme étant destiné à la danse. Le tango a divers aspects et là encore, pour simplifier, il y a le tango à écouter et le tango à danser. Les deux relèvent de la culture Tango, mais si les frontières semblent floues aujourd’hui, elles étaient parfaitement claires à l’époque. C’était inscrit sur les disques… Gardel, pour y revenir, avait sur ses disques la mention : “Carlos Gardel con acomp. de guitarras” ou “con la orquesta Canaro”, par exemple. Les tangos de danse étaient indiqués : “Orquesta Juan Canaro con Ernesto Famá” Dans le cas de Gardel, qui ne faisait pas de tangos de danse, on n’a, bien sûr, pas cette mention. Cependant, pour reprendre Famá et Canaro, il y a eu aussi des enregistrements destinés à l’écoute et, dans ce cas, ils étaient notés : “Ernesto Famá con acomp. de Francisco Canaro”. Dans le cas des enregistrements de Sassone, ils sont tardifs et ces distinctions n’étaient plus de rigueur. Toutefois, le fait qu’ils aient été arrangés par des compositeurs de musette ou de tango allemand, Othmar Klose et Rudi Luksch, ce qui est très net dans la version de 1968, fait que ce n’est pas du tango argentin au sens strict, même si le tango musette est l’héritier des bébés tangos laissés par les Argentins comme les Gobi ou les Canaro en France. Je confirme donc qu’au sens strict, ces enregistrements de Sassone ne relèvent pas du répertoire traditionnel du tango et qu’ils peuvent donc être considérés comme alternatifs, car pas acceptés par les danseurs traditionnels. Bien sûr, en Europe, où la culture tango a évolué de façon différente, on pourrait placer la limite à un autre endroit. La version de 1968 n’est pas du pur musette et peut donc être plus facilement assimilée. Celle de 1971 cependant, est dans une tout autre dimension et ne présente aucun intérêt pour la danse de tango. On notera d’ailleurs que, sur le disque de 1971 réédité en CD en 1998, il y a la mention « Tango international » et que les titres sont classés en deux catégories : « Tangos europeos et norteamericanos » et « Melodias japonesas ».
Le CD de 1998 reprenant les enregistrements de 1971 est très clair sur le fait que ce n’est pas du tango argentin.
Cette mention de « Tango international » est à mettre en parallèle avec d’autres disques destinés à un public étranger et étiquetés « Tango for export ». C’est à mon avis un élément qui classe vraiment ce titre hors du champ du tango classique. Cela ne signifie pas que c’est de la mauvaise musique ou que l’on ne peut pas la danser. Certains sont capables de danser sur n’importe quoi, mais cette musique ne porte pas cette danse si particulière qu’est le tango argentin.
Cela n’empêche pas de la passer en milonga, en connaissance de cause et, car cela fait plaisir à certains danseurs. Il ne faut jamais dire jamais…
Une suggestion d’une collègue, Roselyne Deberdt
Merci à Roselyne pour cette proposition qui permet de mettre en avant une autre version française.
Les pêcheurs de perles 1936 – Tino Rossi Accompagné par l’Orchestre de Marcel Cariven. Disque Columbia France (label rouge) BF-31. Numéro de matrice CL5975-1.
Sur la face B du disque, La berceuse de Jocelyn. Jocelyn est un opéra du compositeur français Benjamin Godard, créé en 1888 avec un livret d’Armand Sylvestre et Victor Capoul. Il est inspiré du roman en vers éponyme de Lamartine. Cependant, même si la voix de Tino est merveilleuse, ce thème n’a pas sa place en milonga, malgré ses airs de de « Petit Papa Noël« … N’oublions pas que Tino Rossi a chanté plusieurs tangos, dont le plus beau tango du monde, mais aussi :
C’est à Capri
C’était un musicien
Écris-Moi
Le tango bleu
Le tango des jours heureux
Tango de Marilou
Et le merveilleux, Vous, qu’avez-vous fait de mon amour ?, que je rajoute pour le plaisir ici :
Vous, qu’avez-vous fait de mon amour ? 1933-11-09 – Tino Rossi Accomp. Miguel Orlando et son Orchestre du Bagdad.
Le Bagdad était à Paris au 168, rue du Faubourg Saint-Honoré. Miguel Orlando était un bandonéoniste argentin, importé par Francisco Canaro à Paris et grand-oncle de notre ami DJ de Buenos Aires, Mario Orlando… Le monde est petit, non ?
Qui n’a pas été ému par la voix de Roberto Rufino chantant Patotero sentimental ? Mais savez-vous que cet enregistrement suit de presque 20 ans un succès phénoménal qui obligeait Ignacio Corsini à rechanter cet air souvent plus de cinq fois à la suite. Je vous invite à vous plonger dans l’histoire de ce patotero, émouvant par ses regrets et par là-même découvrir un peu plus cet univers des cabarets, repaire des patoteros.
Je publie cet article le 26 janvier qui est la date anniversaire de la version de Di Sarli avec Mario Pomar et pas celle que je mets en avant, avec Roberto Rufino. Je triche donc un petit peu, on pourra toujours en reparler un 6 juin…
Patoteros, apaches, youth gangs…
Un patotero est le membre d’une patota, un groupe de jeunes enclins à la violence et à la délinquance. Ce phénomène de bandes de jeunes est sans doute une des conséquences de la révolution industrielle qui a jeté des générations de paysans dans les villes. Si les parents y travaillaient, les jeunes qui voyaient les conditions méprisables de vie de leurs parents trouvaient refuge dans des activités, plus ou moins lucratives à défaut d’être honnêtes. Si à Paris, les Apaches (bandes de jeunes délinquants surnommées ainsi par le journaliste Henri Fouquier en référence à la brutalité de leurs crimes qui rappelaient les romans de Fenimore Cooper colportant des idées colonialistes sur la violence des Indiens américains) étaient particulièrement violents, à Buenos Aires, les patoteros étaient un peu moins craints par la population. Pour juger de la différence, on peut s’intéresser à leurs danses, vraiment très différentes. Pour les Argentins, je ne vous propose pas de vidéo, il vous suffit d’imaginer un tango canyengue accentuant l’aspect « canaille », les fentes et autres passes (figures) inspirées du combat au couteau.
Un bal en 1900. Peut-être du tango.
Pour le côté parisien, la danse des apaches est une danse qui alterne des moments violents et des moments plus sensuels. C’est une dramatisation des relations entre femmes et hommes. Cette danse perdurera en France jusque dans les années 60. On retrouvera ses figures, reprises dans d’autres danses comme le lindy-hop, le rock acrobatique, le tango de show, voire le tango de danse sportive.
Trois présentations de valse chaloupée en 1904, 1910 et 1935. Cette danse présente des chorégraphies brutales, d’apparence machiste, même si les femmes peuvent y être également agressives. On considère que c’est une mise en scène des relations tumultueuses entre une prostituée et son souteneur. Quand on imagine le nombre de femmes « volées » à Paris et mise au travail comme prostituées en Argentine, on comprend mieux ce phénomène, fait d’alternance de moments de tensions extrêmes et de moments de passion amoureuse.
Extrait musical
Partition de patotero sentimental. Trois couvertures. Avec Manuel Jovés et Ignacio Corsini à gauche et sur la couverture de droite, Lorenzo Barbero qui l’a enregistrée en 1950 avec le chanteur Osvaldo Brizuela.Patotero sentimental 1941-06-06 – Orquesta Carlos Di Sarli con Roberto Rufino.
Le patotero s’avance avec des pas bien marqués qui alternent avec de longs glissandos des violons. Rufino commence à chanter, en respectant le rythme initial. Sa voix est expressive et il ne sombre pas dans le pathos que peuvent présenter d’autres chanteurs. Cette sensibilité associée à la pression constante de l’orchestre fait que les danseurs trouveront leur compte dans cette version idéale pour la danse. Le plaisir des oreilles et des jambes. Nous verrons que cet équilibre qui semble si simple et naturel dans cette version a du mal à se retrouver dans les nombreux autres enregistrements du titre, du moins dans les versions de danse, celles pour l’écoute entre dans une autre catégorie. Par exemple, le même Di Sarli, avec l’excellent Mario Pomar fait un autre enregistrement en 1954 et il est difficile d’y trouver la même dansabilité, même si bien sûr de nombreux danseurs tomberont sous le charme de cette autre version (qui est la vraie version du jour, puisqu’enregistrée un 26 janvier).
Roberto Rufino. À gauche à Mar del Plata en 1970 et à droite à Radio Belgrano en 1944.
Paroles
Patotero, rey del bailongo Patotero sentimental Escondés bajo tu risa Muchas ganas de llorar Ya los años se van pasando Y en mi pecho, no entra un querer En mi vida tuve muchas, muchas minas Pero nunca una mujer Cuando tengo dos copas de más En mi pecho comienza a surgir El recuerdo de aquella fiel mujer Que me quiso de verdad y que ingrato abandoné De su amor, me burlé sin mirar Que pudiera sentirlo después Sin pensar que los años al correr Iban crueles a amargar, a este rey del cabaret Pobrecita, cómo lloraba Cuando ciego la eche a rodar La patota me miraba, y No es de hombre el aflojar Patotero, rey del bailongo Siempre de ella te acordarás Hoy reís, pero en tu risa Solo hay ganas de llorar Manuel Jovés Letra: Manuel Romero
Traduction libre des paroles
Patotero, roi du bal Patotero sentimental Tu caches sous ton rire beaucoup d’envies de pleurer. Et les années passent et, dans ma poitrine, aucun amour n’entre. Dans ma vie, j’ai eu beaucoup, beaucoup de poulettes (chéries), mais jamais une femme. Quand j’ai deux verres de trop, dans ma poitrine commence à resurgir le souvenir de cette femme fidèle qui m’aimait vraiment et que j’ai abandonnée ingratement. De son amour, je me moquais sans voir que je pourrais le ressentir plus tard, sans penser que les années, à mesure qu’elles s’écoulaient, étaient cruelles à aigrir ce roi du cabaret. Pauvre petite, comme elle pleurait quand aveugle j’ai commencé à la larguer. La bande (patota) m’observait, et ce n’est pas à un homme de se relâcher (se laisser attendrir). Patotero, roi du bal, toujours, tu te souviendras d’elle. Aujourd’hui tu ris, mais, dans ton rire, il n’y a que l’envie de pleurer.
Autres versions
El patotero sentimental 1922-03-29 – Ignacio Corsini con Orquesta Roberto Firpo.
C’est Corsini qui a créé le titre. Nous verrons cela en fin d’article. Ce fut son premier grand succès, ce tango a lancé sa carrière.
Ignacio Corsini en 1922
La même année, Carlos Gardel décide d’enregistrer le titre. Cette vidéo de Sinfonia Maleva permet de suivre les paroles chantées par Carlos Gardel.
El patotero sentimental 1922 – Carlos Gardel con acomp. de Guillermo Barbieri, José Ricardo (guitarras)
Submergé d’émotion Raul (Hugo Del Carril) chante Patotero sentimental quand il comprend qu’il va perdre elisa. dans le film La vida est une tango (1939)Patotero sentimental 1941-06-06 – Orquesta Carlos Di Sarli con Roberto Rufino. C’est notre (faux) tango du jour.Patotero sentimental 1949-11-25 – Orquesta José Basso con Oscar Ferrari.
La voix un peu acide de Ferrari ne sert pas aussi bien le thème que celle de Rufino ou de Corsini. D’un point de vue de la danse, les manières de Ferrari rendent cet enregistrement peu propice à la danse. C’est un peu dommage, car l’orchestre fait un assez joli travail.
Patotero sentimental 1950-12-28 – Lorenzo Barbero y su orquesta de la argentinidad con Osvaldo Brizuela.
Une Jolie version qui ne détrônera pas celle de Di Sarli et Rufino, mais qui se laisse écouter et qui a obtenu un certain succès à son époque, comme en témoigne la partition présentée au début de cet article.
Patotero sentimental 1952-10-16 – Orquesta Osvaldo Fresedo con Héctor Pacheco.
Dans la veine des tangos à écouter il y a cette version. La voix précieuse de Pacheco est-elle réellement adaptée au rôle d’un patotero, même converti ? On a du mal à croire à cette histoire, d’autant plus que Fresedo multiplie ses fioritures, tout aussi peu propices à la danse que celles de Florindo Sasonne de la même époque.
Patotero sentimental 1954-01-26 – Orquesta Carlos Di Sarli con Mario Pomar.
J’adore Mario Pomar et son interprétation ne souffre d’aucune critique. C’est juste que le choix un peu moins tonique rend, à mon sens, le titre un peu moins agréable à danser que la version avec Rufino enregistrée 13 ans plus tôt. C’est cette version qui a été enregistrée un 26 janvier et qui devrait donc officiellement être le tango du jour.
Patotero sentimental 1974 – Orquesta Florindo Sassone con Oscar Macri.
J’ai parlé des bruitages de Sassone à propos de la version de 1952 de Fresedo, je pense que vous remarquerez que Sassone ne les propose pas dans cet enregistrement. C’est assez logique, car ces bruitages sont le témoignage d’une époque et qu’ils furent abandonnés par la suite. Vous noterez toutefois les moments où Sassone quelques années plus tôt aurait abusé de ces effets. Si Sassone n’est pas un pourvoyeur de tango de danse, il faut reconnaître qu’avec l’interprétation inspirée de Macri, le résultat est plutôt sympa, même si à mon avis, il ne devrait pas franchir la porte de la milonga (en tous cas pas trop souvent 😉
Patotero sentimental 1974 – Hugo Díaz.
L’harmonica d’Hugo Díaz, une voix à lui tout seul. L’ambiance jazzy donnée par le piano et la guitare ne satisfera cependant pas les danseurs qui réserveront le titre pour une écoute au coin du feu.
Patotero sentimental 1974c – Leopoldo Federico con Carlos Gari.
Le bandonéon expressif de Leopoldo Federico nous offre un duo avec Carlos Gari dont la voix puissante contraste avec tous les instruments. C’est une belle interprétation, pleine d’émotion. L’opposition, voix et instruments du début s’apaise progressivement pour nous offrir un paysage sonore parfaitement cohérent. Moi, j’aime bien, mais bien sûr, ça reste entre mon ordinateur et moi, cela ne passera pas sur les haut-parleurs de la milonga.
Patotero sentimental 1991-03 – Carlos García solo de piano.
Le piano sait souvent être expressif. Je vous laisse juger si Carlos García a su suffisamment faire parler son instrument…
Patotero sentimental 2005 – Cuarteto Guardia Vieja con Omar de Luca (ou Dario Paz ou Fabian Vidarte…). Je ne suis pas sûr de qui chante.Patotero sentimental 2006 – Aureliano Tango Club C Aureliano Marin.
Une version très différente mais pas inintéressante. Vous pouvez jeter un œil à leur site, celui d’Aureliano Marin, arrangeur, directeur et contrebassiste du trio en plus d’en être le chanteur.
Patotero sentimental 2011 – Orquesta Típica Gente de Tango con Héctor Morano.
On termine ici, avec une version plus traditionnelle.
Origine de ce tango
Comme nous l’avons vu à de nombreuses reprises, les tangos qui animent nos milongas ont souvent été créés pour des revues musicales, des pièces de théâtre ou des films. Celui-ci ne fait pas exception. Il était une des scènes de la pièce « El bailarín del cabaret » (le danseur de cabaret) qui fut lancée le 12 mai 1922 au théâtre Apolo par la compagnie de Cesar Ratti, et qui eut un succès immense, notamment pour l’interprétation par Ignacio Corsini de notre tango du jour. Les spectateurs bissaient de nombreuses fois ce titre que Corsini chantait, appuyé sur le dossier d’une chaise et avec le genou droit sur l’assise. On connait ce détail par Osvaldo Sosa Cordero dans « Historia de las varietés en Buenos Aires 1900-1925 » qui nous apprend également que 800 disques de ce titre ont été gravés en 1922 et comme nous l’avons vu, Gardel s’est aussi emparé du phénomène, la même année.
Osvaldo Sosa Cordero; Historia de las varietés en Buenos Aires 1900-1925. À gauche, édition originale de 1978 et à droite, la réédition de 1999.
Il me semble intéressant de voir comment s’articulaient ces variétés.
El bailarín del cabaret – Couverture de la 4ème édition (19 août 1922 et déjà 319 représentations successives)… À droite, l’extrait du livret avec les paroles du tango chanté par Ignacio Corsini.
Dans la pièce de Manuel Romero, El bailarín del cabaret, où se trouve cette pièce, il y a 4 tableaux. L’apparition de ce tango est dans le troisième. La scène se passe dans un cabaret luxueux et tous dansent un foxtrot joué par l’orchestre dirigé par Félix Scolatti Almeyda, sauf Maria qui est triste à sa table et une famille qui découvre cet univers. Je vous reproduis ici un dialogue savoureux où un jeune homme (Troncoso) souhaite inviter la fille de la famille de visiteurs (Cayetana) et qui se termine par l’introduction de notre tango, Patotero sentimental.
Dialogues liminaires au tango Patotero sentimental
TRONCOSO.- Buenas noches. ¿ Me acompaña ese tango señorita? CAYETANA.-Yo no me comando sola. Pídale permiso a me papá. D. GAETANO.-E iñudole, cabayere. Me nena non « bala ». TRONCOSO.-¿Cómo es eso? ¿Acaso usted. no sabe que toda mujer que entra aquí está obligada a bailar? D. GAETANO.-Ma nun. diga. TRONCOSO.–Si, señor, sino va a haber tiros. CAYETANA.-Papá, vamo in casa. (Troncoso saca un revólver.) D. GAETANO.-Boeno … boeno .. . que « bale » pero no me lamprete mucho. (Bailan ridiculamente.) CATALINA.-Gaetano; roa mire como le hace co la pierna. D. GAETANO.-(Parándolo.) ¡Ah! ¡No covencito, eso no, pe la madonna! Me hija non he una melunguera cualunque. E osté, non debe hacerle cosquiyite inta la gamba, Sabe? TRONCOSO.-¿Dónde le he hecho cosquillas? D. GAETANO.-¿E me lo pregunta todavía? ¡Chancho! TRONCOSO.-¡Salí de ahí otario!(Le da un bife,y lo sacan a bofetadas hasta la calle, madre e hija van detras, la orquesta ataca un paso doble. Tumulto, risas y todos bailan.) ¿ Vamos a bailar, Marta? MARTA.-No: dejame, no quiero bailar hoy. TRONCOSO.-¿ Qué te pasa? MARTA.-Nada. Dejame. TRONCOSO.-¿Pero qué tenés vos esta noche? MARTA.-Nada. Se van a reir si lo digo. PANCHITO.-Dejala; algún metejón nuevo. MARTA.-No, nada de eso, les juro. MARGOT.-A ver, decimelo ami. Yo soy tu amiga . M-ARTA.-¡Es qué! … Pero no, es ridículo. MARGOT.-Deci … . MARTA.-Pero no se rían. He dejado a mi nene en casa con cuarenta grados de fiebre y se me va a morir y yo no quiero que se me muera. (Llorando.) LA BEBA.-¡Já, já, já! Dejate de sentimentalismos. TRONCOSO.-¡Qué desgraciada! (Todos rien.) LORENA.-¿Por qué se ríen de ella? TRONCOSO.-A vos que te pasa? De un tiempo a esta parte el mozo se ha puesto muy sentimental. LA BEBA.-En cuanto toma dos copas se pone imposible. LORENA.-Para ustedes no hay nada respetable en la vida … TRONCOSO.-Pero hermano! Vos, el rey de los patateros, hablando asi! . . . LORENA.-¿ Y qué? ¿Acaso un patatero no puede tener alma? Si ustedes supieran …
Traduction des dialogues
TRONCOSO.- Bonsoir. M’accompagneriez-vous pour ce tango, mademoiselle ? CAYETANA : Je ne me commande pas. Demandez la permission à mon père. D. GAETANO.- C’est inutile jeune-homme. Ma fille ne « danse » pas. (Les guillemets soulignent l’opinion que le père a de ces danses de cabaret). TRONCOSO.- Comment cela se fait-il ? Vraiment? Ne savez-vous pas que chaque femme qui entre ici est obligée de danser ? D. GAETANO.-Mais nul me l’a dit. TRONCOSO.–Oui, monsieur, sinon il y aura des coups de feu. CAYETANA.-Papa, rentrons à la maison. (Troncoso sort un revolver.) D. GAETANO.-Bien … Bien .. . qu’ils « dansent » cette « danse » mais ne la serrez pas trop. (Ils dansent ridiculement.) CATALINA.-Gaetano ; Roa, regarde comment il fait avec sa jambe. D. GAETANO.- (L’arrêtant.) Ah ! Non jeune homme, pas ça, par la Madone ! Ma fille n’est pas une melunguera (milonguera, le père ne connait pas bien et déforme le mot) quelconque. Et il ne faut pas chatouiller la jambe, vous savez ? TRONCOSO : Où l’ai-je chatouillée ? D. GAETANO : Et vous me demandez en plus ? Cochon! TRONCOSO : Sors d’ici, otario ! (Otario, cave, naïf, idiot) (Il le gifle, et ils le sortent avec des baffes) jusqu’à la rue. La mère et la fille se glissent derrière, l’orchestre attaque un paso doble. Tumulte, rires et tout le monde danse.) On va danser, Marta ? MARTHA : Non, laisse-moi, je ne veux pas danser aujourd’hui. TRONCOSO : Que t’arrive-t-il ? MARTA.-Rien, laisse-moi. TRONCOSO : Mais qu’as-tu ce soir ? MARTA : Rien, ils vont rire si je le dis. PANCHITO : Laisse-la ; quelque chose d’une nouvelle amourette. MARTA : Non, rien de tel, je vous jure. MARGOT : Eh bien, dis-le-moi. Je suis ton amie. MARTA.-C’est que ! … Mais non, c’est ridicule. MARGOT.-Parle… . MARTA : Mais ne riez pas. J’ai laissé mon bébé à la maison avec quarante degrés de fièvre et il va mourir et je ne veux pas qu’il meure. (En pleurs.) LA BEBA.-Ah-Ah-Ah Arrête avec la sentimentalité. TRONCOSO : Quelle malchance ! (Tout le monde rit.) LORENA.-Pourquoi vous moquez-vous d’elle ? TRONCOSO : Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? Depuis quelque temps, le monsieur (beau jeune-homme) est devenu très sentimental. LE BÉBÉ : Dès qu’il boit deux verres il devient impossible. LORENA.-Pour vous, il n’y a rien de respectable dans la vie… TRONCOSO : Mais frère ! Toi, le roi des patateros, tu parles ainsi !… LORENA : Et alors ? Un patatero ne peut-il pas avoir une âme ? Si vous saviez…
Et là, Ignacio Corsini retourne une chaise, pose un genou sur l’assise et s’appuie au dossier avant d’entamer cette chanson qu’il reprendra de nombreuses fois à la demande des spectateurs. Lors d’une représentation, le chef de la troupe, Cesar Ratti, a essayé d’interdire les bis multiples. Finalement, il a dû céder devant la pression du public et il y a eu cinq bis. Voilà, vous en savez sans doute un peu plus sur l’histoire de ce tango et du lien entre notre musique favorite, les cabarets, théâtres et autres lieux de spectacle du début du vingtième siècle.
Comme tous les tangos célèbres, El choclo a son lot de légendes. Je vous propose de faire un petit tour où nous verrons au moins quatre versions des paroles accréditant certaines de ces légendes. Ce titre importé par Villoldo en France y aurait remplacé l’hymne argentin (par ailleurs magnifique), car il était plus connu des orchestres français de l’époque que l’hymne officiel argentin Oid mortales du compositeur espagnol : Blas Parera i Moret avec des paroles de Vicente López y Planes (écrivain et homme politique argentin). Voyons donc l’histoire de cet hymne de substitution.
Qui a écrit El choclo ?
Le violoniste, danseur (avec sa compagne La Paulina) et compositeur Casimiro Alcorta pourrait avoir écrit la musique de El choclo en 1898. Ce fils d’esclaves noirs, mort à 73 ans dans la misère à Buenos Aires, serait, selon certains, l’auteur de nombreux tangos de la période comme Concha sucia (1884) que Francisco Canaro arrangea sous le titre Cara sucia, nettement plus élégant, mais aussi La yapa, Entrada prohibida et sans doute pas mal d’autres. À l’époque, ces musiques n’étaient pas écrites et elles appartenaient donc à ceux qui les jouaient, puis à ceux qui les éditèrent… L’absence d’écriture empêche de savoir si, Ángel Villoldo a « emprunté » cette musique… En 1903, Villoldo demande à son ami chef d’un orchestre classique, José Luis Roncallo, de jouer avec son orchestre cette composition dans un restaurant chic, La Americana. Celui-ci refusa, car le patron du restaurant considérait le tango comme de la musique vulgaire (ce en quoi il est difficile de lui donner tort si on considère ce qui se faisait à l’époque). Pour éviter cela, Villoldo publia la partition le 3 novembre 1903 en indiquant qu’il s’agissait d’une danse criolla… Ce subterfuge permit de jouer le tango dans ce restaurant. Ce fut un tel succès, que l’œuvre était jouée tous les jours et que Villoldo est allé l’enregistrer à Paris, en compagnie de Alfredo Gobbi et de sa femme, Flora Rodriguez. Par la suite, des centaines de versions ont été publiées. Celle du jour est assez intéressante. On la doit à Francisco Canaro avec Alberto Arenas. L’enregistrement est du 15 janvier 1948.
Extrait musical
Diverses partitions de El choclo. On remarquera à gauche (5ème édition), la dédicace à Roncallo qui lancera le titre. El choclo 1948-01-15 – Orquesta Francisco Canaro con Alberto Arenas.
On remarque tout de suite le rythme rapide. Arenas chante également rapidement, de façon saccadée et il ne se contente pas de l’habituel refrain. Il chante l’intégralité des paroles écrites l’année précédente pour Libertad Lamarque. Ce fait est généralement caractéristique des tangos à écouter. Cependant, malgré les facéties de cet enregistrement, il me semble que l’on pourrait envisager de le proposer dans un moment délirant, une sorte de catharsis, pour toutes ces heures passées à danser sur des versions plus sages. On notera les clochettes qui donnent une légèreté, en contraste à la voix très appuyée d’Arenas.
Paroles (version de Enrique Santos Discépolo)
Ici, les paroles de la version du jour, mais reportez-vous en fin d’article pour d’autres versions…
Con este tango que es burlón y compadrito se ató dos alas la ambición de mi suburbio; con este tango nació el tango, y como un grito salió del sórdido barrial buscando el cielo; conjuro extraño de un amor hecho cadencia que abrió caminos sin más ley que la esperanza, mezcla de rabia, de dolor, de fe, de ausencia llorando en la inocencia de un ritmo juguetón.
Por tu milagro de notas agoreras nacieron, sin pensarlo, las paicas y las grelas, luna de charcos, canyengue en las caderas y un ansia fiera en la manera de querer…
Al evocarte, tango querido, siento que tiemblan las baldosas de un bailongo y oigo el rezongo de mi pasado… Hoy, que no tengo más a mi madre, siento que llega en punta ‘e pie para besarme cuando tu canto nace al son de un bandoneón.
Carancanfunfa se hizo al mar con tu bandera y en un pernó mezcló a París con Puente Alsina. Triste compadre del gavión y de la mina y hasta comadre del bacán y la pebeta. Por vos shusheta, cana, reo y mishiadura se hicieron voces al nacer con tu destino… ¡Misa de faldas, querosén, tajo y cuchillo, que ardió en los conventillos y ardió en mi corazón. Enrique Santos Discépolo
Traduction libre et indications de la version de Enrique Santos Discépolo
Avec ce tango moqueur et compadrito, l’ambition de ma banlieue s’est attaché deux ailes ; Avec ce tango naquit, le tango, et, comme un cri, il sortit du quartier sordide en cherchant le ciel. Un étrange sort d’amour fait cadence qui ouvrait des chemins sans autre loi que l’espoir, un mélange de rage, de douleur, de foi, d’absence pleurant dans l’innocence d’un rythme joueur. Par ton miracle des notes prophétiques, les paicas et les grelas ( paicas et grelas sont les chéries des compadritos) sont nées, sans y penser, une lune de (ou de flaque d’eau), de canyengue sur les hanches et un désir farouche dans la façon d’aimer… Quand je t’évoque, cher tango, je sens les dalles d’un dancing trembler et j’entends le murmure de mon passé… Aujourd’hui, alors que je n’ai plus ma mère, j’ai l’impression qu’elle vient sur la pointe des pieds pour m’embrasser quand ton chant naît au son d’un bandonéon. Carancanfunfa (danseur habile, on retrouve ce mot dans divers titres, comme les milongas Carán-Can-Fú de l’orchestre Roberto Zerrillo avec Jorge Cardozo, ou Caráncanfún de Francisco Canaro avec Carlos Roldán) a pris la mer avec ton drapeau et en un éclair a mêlé Paris au pont Alsina (pont sur le Riachuelo à la Boca). Triste compadre du gabion (mecs) et de la mina (femme) et jusqu’à la marraine du bacán (riche) et de la pebeta (gamine). Pour toi, l’élégant, prison, accusations et misère ont parlé à la naissance avec ton destin… Une messe de jupes, de kérosène (pétrole lampant pour l’éclairage), de lames et de couteaux, qui brûlait dans les conventillos (habitas collectifs populaires et surpeuplés) et brûlait dans mon cœur.
Un épi peut en cacher un autre…
On a beaucoup glosé sur l’origine du nom de ce tango. Tout d’abord, la plus évidente et celle que Villoldo a affirmé le plus souvent était que c’était lié à la plante comestible. Les origines très modestes des Villoldo peuvent expliquer cette dédicace. Le nord de la Province de Buenos Aires ainsi que la Pampa sont encore aujourd’hui des zones de production importante de maïs et cette plante a aidé à sustenter les pauvres. On peut même considérer que certains aiment réellement manger du maïs. En faveur de cette hypothèse, les paroles de la version chantée par lui-même, mais nous verrons que ce n’est pas si simple quand nous allons aborder les paroles… Il s’agirait également, d’un tango à la charge d’un petit malfrat de son quartier et qui avait les cheveux blonds. C’est du moins la version donnée par Irene Villoldo, la sœur de Ángel et que rapporte Juan Carlos Marambio Catán dans une lettre écrite en 1966 à Juan Bautista Devoto. On notera que les paroles de Juan Carlos Marambio Catán confortent justement cette version. Lorsque Libertad Lamarque doit enregistrer ce tango en 1947 pour le film « Gran Casino » de Luis Buñuel, elle fait modifier les paroles par Enrique Santos Discépolo pour lui enlever le côté violent de la seconde version et douteuse de celles de Villoldo. Villoldo n’était pas un enfant de chœur et je pense que vous avez tous entendu parler de la dernière acception. Par la forme phallique de l’épi de maïs, il est tentant de faire ce rapprochement. N’oublions pas que les débuts du tango n’étaient pas pour les plus prudes et cette connotation sexuelle était, assurément, dans l’esprit de bien des auditeurs. Le lunfardo et certains textes de tangos aiment à jouer sur les mots. Vous vous souvenez sans doute de « El chino Pantaleón » où, sous couvert de parler musique et tango, on parlait en fait de bagarre… Rajoutons que, comme le tango était une musique appréciée dans les bordels, il est plus que probable que le double sens ait été encouragé. Faut-il alors rejeter le témoignage de la sœur de Villoldo ? Pas forcément, il y avait peut-être une tête d’épi dans leur entourage, mais on peut aussi supposer que, même si Irène était analphabète, elle avait la notion de la bienséance et qu’elle se devait de diffuser une version soft, version que son frère a peut-être réellement encouragée pour protéger sa sœurette. Retenons de cela qu’au fur et à mesure que le tango a gagné ses lettres de noblesse, les poètes se sont évertués à écrire de belles paroles et pas seulement à cause des périodes de censure de certains gouvernements. Tout simplement, car le tango entrant dans le « beau monde », il devait présenter un visage plus acceptable. Les textes ont changé, n’en déplaise à Jorge Borges, et avec eux, l’ambiance du tango.
Autres versions
Tout comme pour la Cumparsita, il n’est pas pensable de présenter toutes les versions de ce tango. Je vous propose donc une sélection très restreinte sur deux critères : • Historique, pour connaître les différentes époques de ce thème. • Intérêt de l’interprétation, notamment pour danser, mais aussi pour écouter. Il ne semble pas y avoir d’enregistrement disponible de la version de 1903, si ce n’est celle de Villoldo enregistrée en 1910 avec les mêmes paroles présumées. Mais auparavant, priorité à la datation, une version un peu différente et avec un autre type de paroles. Il s’agit d’une version dialoguée (voire criée…) sur la musique de El Choclo. Le titre en est Cariño puro, mais vous retrouverez sans problème notre tango du jour.
Cariño puro (diálogo y tango) 1907 – Los Gobbi con Los Campos.
Ce titre a été enregistré en 1907 sur un disque en carton de la compagnie Marconi. Si la qualité d’origine était bonne, ce matériau n’a pas résisté au temps et au poids des aiguilles de phonographes de l’époque. Heureusement, cette version a été réédité en disque shellac par la Columbia et vous pouvez donc entendre cette curiosité… La forme dialoguée rappelle que les musiciens faisaient beaucoup de revues et de pièces de théâtre.
À gauche, disque en carton recouvert d’acétate (procédé Marconi). Ces disques étaient de bonne qualité, mais trop fragiles. À droite, le même enregistrement en version shellac.
Paroles de Cariño puro des Gobbi
Ay mi china que tengo mucho que hablarte, de una cosa que a vos no te va a gustar Largá el rollo que escucho y explicate Lo que pases no es tontera, pues te juro que te digo la verdad. dame un beso no me vengas con chanela (2) dejate de tonteras, no me hagas esperar. Decí ya sé que la otra noche vos con un gavilán son cuentos que te han hecho án. No me faltes mirá que no hay macanas yo no vengo con ganas mi china de farrear Pues entonces no me vengas con cuento y escuchame un momento que te voy a explicar. No te enojes que yo te diré lo cierto y verás que me vas a perdonar Pues entonces Te diré la purísima verdad Vamos china ya que voy a hacer las paces a tomar un carrindango pa pasear Y mirar de Palermo Yo te quiero mi chinita no hagas caso Que muy lejos querer el esquinazo ni golpe ni porrazo… Ángel Villoldo
Traduction de Cariño puro des Gobbi
Oh, ma chérie, que j’ai beaucoup à te parler, D’une chose qui ne va pas te plaire Avoue (lâcher le rouleau) que je t’écoute et explique-toi Ce que tu traverses n’est pas une bêtise,
– Eh bien, je te jure que je te dis la vérité. Donne-moi un baiser Ne viens pas à moi en parlementant
– Arrête les bêtises, ne me fais pas attendre. J’ai déjà dit que je savais pour l’autre soir Toi avec un épervier (homme rapide en affaires)
– Ce sont des histoires qui t’ont été faites un. Ne détourne pas le regard, n’y a pas d’arnaque.
– Je ne viens pas, ma chérie, avec l’envie de rigoler. Aussi, ne me raconte pas d’histoires
– et écoute-moi un instant et, car je vais te l’expliquer. Ne te fâche pas, je vais te dire ce qui est sûr Et tu verras que tu vas me pardonner Puis, ensuite Je vais te dire la pure vérité
– Allez, ma chérie, car je vais faire la paix En prenant une voiture pour une promenade Et regarder Palermo Je t’aime ma petite chérie, ne fais pas attention Car je veux arrondir les angles ni coup ni bagarre…
On voit que ces paroles sont plutôt mignonnes, autour des tourments d’un couple, interprétés par Alfredo Gobbi et sa femme, Flora Rodriguez. Dommage que la technique où le goût de l’époque fasse tant crier, cela n’est pas bien accepté par nos oreilles modernes.
El choclo 1910 – Ángel Gregorio Villoldo con guitarra.
Cette version présente les paroles supposées originales et qui parlent effectivement du maïs. C’est donc cette version qui peut faire pencher la balance entre la plante et le sexe masculin. Voyons ce qu’il en est.
Paroles de Villoldo
De un grano nace la planta que más tarde nos da el choclo por eso de la garganta dijo que estaba humilloso. Y yo como no soy otro más que un tanguero de fama murmuro con alborozo está muy de la banana.
Hay choclos que tienen las espigas de oro que son las que adoro con tierna pasión, cuando trabajando llenito de abrojos estoy con rastrojos como humilde peón.
De lavada enrubia en largas guedejas contemplo parejas sí es como crecer, con esos bigotes que la tierra virgen al noble paisano le suele ofrecer.
A veces el choclo asa en los fogones calma las pasiones y dichas de amor, cuando algún paisano lo está cocinando y otro está cebando un buen cimarrón.
Luego que la humita está preparada, bajo la enramada se oye un pericón, y junto al alero, de un rancho deshecho surge de algún pecho la alegre canción. Ángel Villoldo
Traduction des paroles de Ángel Villoldo
D’un grain naît la plante qui nous donnera plus tard du maïs C’est pourquoi, de la gorge (agréable au goût) je dis qu’il avait été humilié (calomnié). Et comme je ne suis autre qu’un tanguero célèbre, je murmure de joie, il est bien de la banane (du meilleur, la banane étant également un des surnoms du sexe de l’homme). Il y a des épis qui ont des grains d’or, ce sont ceux que j’adore avec une tendre passion, quand je les travaille plein de chardons, je suis avec du chaume comme un humble ouvrier. De l’innocence blonde aux longues mèches, je contemple les plantes (similaires, spécimens…) si c’est comme grandir, avec ces moustaches que la terre vierge offre habituellement au noble paysan. (Un double sens n’est pas impossible, la terre cultivée n’a pas de raison particulière d’être considérée comme vierge). Parfois, les épis de maïs sur les feux calment les passions et les joies de l’amour (les feux, sont les cuisinières, poêles. Qu’ils calment la faim, cela peut se concevoir, mais les passions et les joies de l’amour, cela procède sans doute d’un double sens marqué), quand un paysan le cuisine et qu’un autre appâte un bon cimarron (esclave noir, ou animal sauvage, mais il doit s’agir ici plutôt d’une victime d’arnaque, peut-être qu’un peu de viande avec le maïs fait un bon repas). Une fois que la humita (ragoût de maïs) est prête, sous la tonnelle, un pericón (pericón nacional, danse traditionnelle) se fait entendre, et à côté des avant-toits, d’un ranch brisé, le chant joyeux surgit d’une poitrine (on peut imaginer différentes choses à propos du chant qui surgit d’une poitrine, mais c’est un peu difficile de s’imaginer que cela puisse être provoqué par la préparation d’une humita, aussi talentueux que soit le cuisinier…
Je vous laisse vous faire votre opinion, mais il me semble difficile d’exclure un double sens de ces paroles.
El choclo 1913 – Orquesta Típica Porteña dir. Eduardo Arolas.
Cette version instrumentale permet de faire une pause dans les paroles.
El choclo 1929-08-27 – Orquesta Típica Victor.
Une version instrumentale par la Típica Víctor dirigée par Carabelli. Un titre pour les amateurs du genre, mais un peu pesant pour les autres danseurs.
Sans doute une des versions les plus adaptées aux danseurs, avec les ornementations de Biagi au piano et le bel équilibre des instruments, principalement tous au service du rythme et donc de la danse, avec notamment l’accélération (simulée) finale.
El choclo 1937-11-15 – Quinteto Don Pancho dir. Francisco Canaro.
Cette version n’apporte pas grand-chose, mais je l’indique pour marquer le contraste avec notre version du jour, enregistrée par Canaro 11 ans plus tard.
El choclo 1940-09-29 – Roberto Firpo y su Cuarteto Típico.
Une version légère. Le doublement des notes, caractéristiques de cette œuvre, a ici une sonorité particulière, on dirait presque un bégaiement. En opposition, des passages aux violons chantants donnent du contraste. Le résultat me semble cependant un peu confus, précipité et pas destiné à donner le plus de plaisir aux danseurs.
El choclo 1941-11-13 – Orquesta Ángel D’Agostino con Ángel Vargas.
On retrouve une version chantée. Les paroles sont celles de Juan Carlos Marambio Catán, ou plus exactement le tout début des paroles avec la fin du couplet avec une variante. Je vous propose ici, les paroles complètes de Catán, pour en garder le souvenir et aussi, car la partie qui n’est pas chantée par Vargas parle de ce fameux type aux cheveux couleur de maïs…
Paroles de Juan Carlos Marambio Catán
Vieja milonga que en mis horas de tristeza traes a mi mente tu recuerdo cariñoso, encadenándome a tus notas dulcemente siento que el alma se me encoje poco a poco. Recuerdo triste de un pasado que en mi vida, dejó una página de sangre escrita a mano, y que he llevado como cruz en mi martirio aunque su carga infame me llene de dolor.
Fue aquella noche que todavía me aterra. Cuando ella era mía jugó con mi pasión. Y en duelo a muerte con quien robó mi vida, mi daga gaucha partió su corazón. Y me llamaban el choclo compañero; tallé en los entreveros seguro y fajador. Pero una china envenenó mi vida y hoy lloro a solas con mi trágico dolor.
Si alguna vuelta le toca por la vida, en una mina poner su corazón; recuerde siempre que una ilusión perdida no vuelve nunca a dar su flor.
Besos mentidos, engaños y amarguras rodando siempre la pena y el dolor, y cuando un hombre entrega su ternura cerca del lecho lo acecha la traición.
Hoy que los años han blanqueado ya mis sienes y que en mi pecho sólo anida la tristeza, como una luz que me ilumina en el sendero llegan tus notas de melódica belleza. Tango querido, viejo choclo que me embarga con las caricias de tus notas tan sentidas; quiero morir abajo del arrullo de tus quejas cantando mis querellas, llorando mi dolor. Juan Carlos Marambio Catán
Traduction libre des paroles de Juan Carlos Marambio Catán
Vieille milonga. À mes heures de tristesse, tu me rappelles ton souvenir affectueux, En m’enchaînant doucement à tes notes, je sens mon âme se rétrécir peu à peu. Souvenir triste d’un passé qui, dans ma vie, a laissé une page de sang écrite à la main, et que j’ai porté comme une croix dans mon martyre, même si son infâme fardeau me remplit de douleur. C’est cette nuit-là qui, encore, me terrifie. Quand elle était à moi, elle jouait avec ma passion. Et dans un duel à mort avec celui qui m’a volé la vie, mon poignard gaucho lui a brisé le cœur. Et ils m’appelaient le compagnon maïs (choclo); J’ai taillé dans les mêlées, sûr et résistant. Mais une femme chérie a empoisonné ma vie et, aujourd’hui, je pleure tout seul avec ma douleur tragique. S’il vous prend dans la vie de mettre votre cœur dans une chérie ; rappelez-vous toujours qu’une illusion perdue ne redonne plus jamais sa fleur. Des baisers mensongers, trompeurs et amers roulent toujours le chagrin et la douleur, et quand un homme donne sa tendresse, près du lit, la trahison le traque. Aujourd’hui que les années ont déjà blanchi mes tempes et que, dans ma poitrine seule se niche la tristesse, comme une lumière qui m’éclaire sur le chemin où arrivent tes notes de beauté mélodique. Tango chéri, vieux choclo qui m’accable des caresses de tes notes si sincères ; Je veux mourir sous la berceuse de tes plaintes, chantant mes peines, pleurant ma douleur.
El choclo 1947 – Libertad Lamarque, dans le film Gran casino de Luis Buñuel.
El choclo 1947 – Libertad Lamarque, dans le film Gran casino de Luis Buñuel.
Dans cet extrait Libertad Lamarque interprète le titre avec les paroles écrites pour elle par Discepolo. On comprend qu’elle ne voulait pas prendre le rôle de l’assassin et que les paroles adaptées sont plus convenables à une dame… Les paroles de Enrique Santos Discépolo seront réutilisées ensuite, notamment par Canaro pour notre tango du jour.
El choclo 1948-01-15 – Orquesta Francisco Canaro con Alberto Arenas. C’est notre tango du jour.
Comme vous vous en doutez, je pourrai vous présenter des centaines de versions de ce titre, mais cela n’a pas grand intérêt. J’ai donc choisi de vous proposer pour terminer une version très différente…
Kiss of Fire 1955 – Louis Armstrong.
En 1952, Lester Allan et Robert Hill ont adapté et sérieusement modifié la partition, mais on reconnaît parfaitement la composition originale.
Je vous propose de nous quitter là-dessus, une autre preuve de l’universalité du tango. À bientôt, les amis.
En guise de cortina, on pourrait mettre Pop Corn, non ?
PS : si vous avez des versions de El choclo que vous adorez, n’hésitez pas à les indiquer dans les commentaires, je rajouterais les plus demandées.
De floreo de Julio Carrasco est l’élément central d’une trilogie de trois tangos. Flor de tango (1945), De floreo (1950) et Mi lamento (1954). De floreo peut avoir différentes significations allant d’un bavardage inutile ou léger, par exemple, un piropo (compliment à une femme que l’on cherche à conquérir) à une danse parfaitement maîtrisée. Pour ma part, j’ai choisi une autre acception, celle du musicien épanoui qui domine son instrument. Il n’est qu’à écouter le solo de violon de Enrique Camerano pour se conforter dans cette idée.
Extrait musical
De floreo. Partition, Disque Odeon 30610B (matrice 17601), pochette et disque vinyle 4334 de EMI. De floreo est le sixième et dernier titre de la face A, mais aussi le nom de l’album, ce qui témoigne de son succès.De floreo 1950-03-29 – Orquesta Osvaldo Pugliese.
Les bandonéons lancent un rythme très marqué, lié par quelques glissandos des violons. Puis à 0 h 35 les violons prennent le dessus dans le staccato avec de légers motifs de piano de Pugliese. Comme il est habituel à cette époque pour Pugliese, l’œuvre est construite par des touches successives en legato et staccato. Cette organisation semble indiquer aux danseurs quoi faire. Encore faut-il que les danseurs soient attentifs aux changements d’expression, car une écoute trop légère ferait manquer les transitions et danser à contrecourant. C’est ce qui peut rendre certains titres de Pugliese si passionnants, mais parfois difficiles à danser. Contrairement à ce qui est généralement exprimé, je ne pense pas que Pugliese soit à réserver aux excellents danseurs. Certains y voient une musique romantique et tranquille, à danser avec une personne de cœur. D’autres se déchaînent dans des envolées incompréhensibles, pensant révolutionner l’art de la danse et laisser un public ébloui à la limite de l’évanouissement devant tant de génie. Entre ces deux extrêmes, il y a les danseurs qui écoutent la musique et qui savent adapter leur danse aux évolutions de la musique, tout en respectant les autres danseurs. Il n’y a donc pas besoin d’être un excellent danseur, seulement un excellent auditeur. Bien sûr, ceux qui peuvent être les deux existent, mais dans un beau bal, avec des danseurs qui dansent en musique, il y a une vibration particulière sur la piste durant les tandas de Pugliese. À 1:40 commence le passage que l’on ne peut pas louper et danser mal, le sublime solo de violon de Enrique Camerano qui se dilue ensuite dans les accords nerveux des bandonéons, puis des autres instruments. Le thème du solo de violon ressurgit ensuite jusqu’au final et l’interprétation se termine par les deux accords traditionnels chez beaucoup d’orchestres, dont celui de Pugliese.
Détail du revers de la pochette du disque 33 tours De floreo édité par EMI sous le numéro 4334.
On retrouvera bien sûr des accents de Pugliese dans cette version de Color Tango. Son créateur, Roberto Álvarez, était l’un des arrangeurs de Pugliese (même si dans son orchestre, la plupart des musiciens étaient aussi arrangeurs). J’en profite pour rappeler qu’il y a eu deux et même trois orchestres Color Tango, tous héritiers de Pugliese. L’orchestre originel « Color Tango » créé par Roberto Álvarez (bandonéoniste de Pugliese), Amílcar Tolosa (violoniste de Pugliese) et Fernando Rodríguez (contrebassiste de Pugliese). À la suite d’un désaccord, l’orchestre se scinda en deux parties égales et Roberto Álvarez et Amílcar Tolosa dirigèrent chacun un orchestre « Color Tango ». Comme les deux orchestres avaient les mêmes droits à porter ce nom, ce fut un peu compliqué, mais un accord a été trouvé et les deux orchestres ont coexisté avec le nom de leur directeur accolé. Color Tango de Roberto Álvarez et Color Tango de Amílcar Tolosa. À ce sujet, une petite remarque. Les orchestres ne restent pas tous immuables et au fil du temps, des musiciens sont remplacés. Aujourd’hui, la situation est encore plus marquée. Les orchestres voyageant à travers le monde, ils ont souvent recours à des musiciens différents suivant les lieux de la tournée ou suivant les engagements déjà pris avec un autre orchestre par un instrumentiste. La séparation de l’orchestre avec le même nom n’est donc pas si surprenante, mais c’est bien que le nom les différencie, même si la plupart des éditions restent vagues sur le sujet. Un Color Tango peut en cacher un autre.
Voici une version en vidéo par Martin Klett & Ensemble.
De floreo 2019c – Martin Klett & Ensemble
La trilogie de Julio Carrasco
Comme indiqué ci-dessus, De floreo fait partie d’une trilogie composée par Julio Carrasco. Voici les trois titres à l’écoute. Je pense qu’il est intéressant de noter l’évolution et les similitudes sur la décennie de cette trilogie.
Flor de tango 1945-08-28 – Orquesta Osvaldo Pugliese
La musique est sans doute un peu trop déstructurée pour les danseurs d’aujourd’hui. L’alternance des légatos et staccatos, par exemple, peut surprendre. On est dans l’héritage de De Caro, cet orchestre qu’admirait Pugliese. Cela rend donc l’œuvre plus difficile à danser pour les danseurs contemporains qui sont moins habitués à l’improvisation, car dansant sur des enregistrements connus par cœur. À l’âge d’or, les danseurs découvraient « en direct » les nouveautés et ils devaient donc être plus attentifs à la musique. En résumé, je ne passerai ce titre en milonga qu’avec des danseurs bien familiarisés avec cette façon de danser, d’autant plus que le mode mineur adopté peut donner une pincée de tristesse qui pourrait s’ajouter aux hésitations provoquées par les surprises (richesses) de la musique et faire que le moment ne soit pas aussi agréable que possible. On notera toutefois la beauté de la musique avec le beau solo de violon à 1:30 et la variation virtuose des bandonéons en final.
De floreo 1950-03-29 – Orquesta Osvaldo Pugliese. C’est notre tango du jour.
Pour rester dans la dansabilité. On remarquera que la présence d’un rythme bien marqué au début inspire la confiance des danseurs. Les phrases musicales sont plus claires et les transitions de danse plus faciles à prévoir. Certains motifs peuvent susciter de belles improvisations ou a minima des fioritures élégantes, permettant ainsi de danser de floreo… Et le solo de violon devrait faire fondre les danseurs à coup sûr et donc participer au succès de la danse.
Mi lamento 1954-03-17 – Orquesta Osvaldo Pugliese.
Mi lamento démarre avec une rythmique appuyée qui sécurise les danseurs, mais, par la suite, on retrouve des éléments d’insécurité, comme avec Flor de tango dont il partage la tonalité de Fa # mineur. Certains passages comme à 1:35, sans doute un peu trop calmes, peuvent enlever un peu d’énergie aux danseurs. Cela n’empêche pas de le passer, mais il convient de bien juger de l’atmosphère du bal pour le passer à bon escient en étant prêt à relancer la machine si l’on sent que les danseurs ne suivent pas cette proposition.
Comme dans les deux œuvres précédentes, on retrouve le solo de violon à 1:50. Après tout Julio Carrasco et il est donc logique qu’il mette en valeur son instrument. Là encore, c’est Enrique Camerano qui interprète en sa qualité de premier violon le solo qui sera évoqué jusqu’à la fin, comme pour De floreo et contrairement à Flor de tango, où il est effacé par les bandonéons à la fin. La réputation de Julio Carrasco aurait pu lui ouvrir la carrière de premier violon dans l’orchestre de Pugliese, mais celui-ci a décliné l’invitation lors du départ de l’orchestre de Enrique Camerano. Cette évolution va donc d’une musique très decaréenne (de De Caro) a une musique au rythme plus appuyé, plus facile à danser. Les solos de violons sont tous les trois intéressants, mais celui de De floreo a sans doute ma préférence et comme il est sur le titre le plus dansable des trois, je passerai De floreo en priorité.
Et s’il fallait faire une tanda avec De floreo
Je propose cet exercice qui consiste à faire une tanda de Pugliese un peu moins consensuelle. Dans une milonga courte, je ne m’y risquerai sans doute pas et je resterai avec la vingtaine de titres validés par les danseurs. Mais admettons que je sois en présence de danseurs curieux, n’ayant pas peur de se mettre en « danger ». Dans cette tanda, je ne passerai probablement pas deux des titres de la trilogie, sauf si je vois que l’accueil est très bon et seulement pour des tandas de quatre titres et pas de trois comme cela se fait de plus en plus (difficile de passer un de ces titres en premier et en dernier, il en faut donc a minima un avant et un après). Pour donner un peu de variété à la tanda en gardant un esprit un peu decaréen, je pourrais proposer.
Une composition de De Caro, assez connue et qui peut donc rassurer en premier thème.
2) De floreo en deuxième, car pas suffisamment connu pour bien faire lever les danseurs. Ce titre servira d’aiguillage. Si je vois qu’il est parfaitement adopté, je pourrai envisager de passer Mi lamento en 3e titre. Si je sens que c’est passable, sans plus, je reviendrais à un peu plus facile avec, par exemple :
3) Bien milonga 1951-07-31 – Orquesta Osvaldo Pugliese.
Pas trop difficile à danser et avec un beau solo de violon pour rester dans l’esprit de De floreo.
4) La cachila 1952-11-24 – Orquesta Osvaldo Pugliese.
Avec des passages très « yumba ». Ce titre très connu, plus facile à danser, pourrait terminer la tanda.
Si je vois qu’il faut raccrocher les wagons, je pourrais passer à Canaro à Paris en troisième titre de la tanda, qui est plus rassurant pour les danseurs et qui comporte de magnifiques solos de bandonéon et de violoncelle.
3) alternative selon la réception de De floreo. Canaro en París 1949-11-28 – Orquesta Osvaldo Pugliese
Le 4e titre pourra être un titre « phare de Pugliese », même si cela nuit un peu à l’harmonie de la tanda. Sinon, La Cachila pourra faire l’affaire.
Si je vois que Boedo ne passe pas très bien (tous les danseurs ne sont pas sur la piste), j’activerai l’aiguillage plus tôt et je basculerai vers les grands standards, en ne passant donc pas De floreo et autres. Passer une tanda de Pugliese avec des titres peu connus donne des sueurs froides au DJ. Pour cette raison, il est indispensable, lorsque l’on ne connaît pas le public, d’être prêt à tout changer à la volée et c’est un bon exemple de l’impossibilité de faire des playlists à l’avance, sauf si on est DJ résident et que l’on passe la musique toutes les semaines dans le même lieu, car, dans ce cas, on apprivoise les danseurs en formant leur goût. C’est d’ailleurs une responsabilité du DJ résident, car à routiner les danseurs sur un style de musique, on risque de les éloigner de la communauté tanguera. Par exemple, dans certaines milongas, le DJ résident met beaucoup de tango alternatif ou des titres peu typiques. Les danseurs s’y habituent et ont ensuite du mal à aller dans des milongas « normales ». Ouvrir les oreilles et les horizons, c’est bien, mais il ne faut pas oublier le cœur du tango. À bientôt les amis !
De floreo 1950-03-29 – Orquesta Osvaldo Pugliese – L’écoute des tourbillons de musique qui entrent dans les oreilles.
Les cabarets sont les premiers lieux « présentables » du tango naissant. L’Armenonville est l’un de ces cabarets, celui dont s’échappe Zorro Gris. Juan Félix Maglio crée ce tango pour ses amis, les créateurs de ce salon. Le tango du jour est son second enregistrement du titre. Allons visiter ce haut lieu du tango naissant.
L’œuvre commence par trois accords mineurs descendants. Je suis sûr que ces trois accords plaintifs vous évoquent un autre tango, écrit par Juan Carlos Rodríguez. Je vous dirai lequel en fin d’article… Vous pourrez, en attendant, écouter les variations sur ce motif dans les différentes versions proposées où il apparaît à plusieurs reprises.
Autres versions
Armenonville 1912 – Cuarteto Juan Maglio “Pacho”.
Dans l’année suivant l’inauguration du cabaret, Maglio enregistre l’œuvre, le troisième tango qu’il a composé. Ici, c’est la petite formation, en cuarteto. La composition est jolie et élégante, mais la façon d’interpréter de l’époque rend un résultat un peu monotone, car les instruments jouent à l’unisson et chaque partie est rejouée de façon très similaire.
Armenonville1929-12-06 Orquesta Juan Maglio Pacho. C’est notre tango du jour.
Dix-sept ans plus tard, Maglio procède à un nouvel enregistrement. On mesurera entre les deux versions les progrès de l’enregistrement, qui est désormais électrique et plus acoustique. Maintenant, Maglio est à la tête d’un orchestre typique, plus complet. Ces deux avancées permettent une musique plus riche, des orchestrations plus complexes. Les instruments s’individualisent et jouent quelques traits en soliste, ce qui ne se trouvait pas à l’époque précédente.
Cet enregistrement au rythme plus soutenu est sans doute un peu confus pour le proposer en bal, mais il est joli. On sent que la tentation d’en faire une milonga n’est pas loin. Le piano de Juan Carlos Cambón est très présent et anime joliment ce titre qui se termine de façon allègre avec de jolis traits des différents instruments.
La clarinette de Panchito Cao est la vedette de cette version. Elle domine tout le titre. Le rythme de milonga est mieux marqué et l’on peut donc proposer cette version aux danseurs de milonga. La sonorité simple avec notamment la guitare en instrument rythmique évoque d’origine de ce tango.
Armenonville 1970-08-21- Orquesta Juan D’Arienzo.
D’Arienzo est le seul directeur de grand orchestre à avoir enregistré cette œuvre. On est en face d’un D’Arienzo tardif typique. L’énergie est présente, mais est-ce suffisant pour en faire un titre phare pour les bals. Assurément non. On notera que D’Arienzo a fait le choix de revenir au rythme du tango. En résumé, un résultat très intéressant, mais pas forcément adapté au bal.
Armenonville 1974-02-15 – Miguel Villasboas y su Orquesta Típica.
Les orchestres uruguayens ont été friands de rythmes hésitant entre tango et milonga. On pourrait classer cette interprétation comme un canyengue rapide ou une milonga lente. En dehors de la difficulté de classer ce tango, on pourra toutefois apprécier son côté joueur et il pourrait convaincre les danseurs de se lancer sur la piste. On notera que, si Villasboas inclut les trois accords descendants, il les fait précéder par une anacrouse.
Armenonville 2004 – Cuarteto Armenonville.
Ce cuarteto a pris le nom de ce tango, ou du cabaret, il était donc logique qu’il l’enregistre.
Les Armenonvilles
Le bandonéoniste Juan Maglio a créé son tango « Armenonville » pour évoquer le cabaret de ses amis, les anciens serveurs de l’hôtel Vignolles, Carlos Bonifacio Diego Lanzavechia et Manuel Loureiro. Ces derniers ont donc ouvert ce prestigieux établissement en 1911. Cependant, il n’existe pas un Armenonville, mais trois que je vais numéroter de 0 à 2.
Armenonville « 0 »
Armenonville « 0 », c’est le pavillon d’Armenonville qui existe toujours est situé dans le Bois de Boulogne à Paris.
Le pavillon d’Armenonville « 0 » est situé dans le Bois de Boulogne. Cette photo réalisée vers 1859 est attribuée à Charles-François Bossu dit Charles Marville. On remarquera l’architecture particulière du bâtiment avec ses ornementations en bois.
Il ne faut cependant pas se tromper en voyant cette architecture « champêtre », l’intérieur est luxueux, comme en témoigne cette huile sur toile d’Henri Gervex, exécutée en 1905, soit 6 ans avant l’ouverture de l’Armenonville de Buenos Aires.
Armenonville le soir du Grand -Prix – Henri Gervex 1905.
On notera que cette illustration qui représente l’Armenonville parisien est souvent reproduite pour témoigner de l’Armenonville de Buenos Aires… Mais ce n’est pas la seule erreur faite dans l’iconographie des Armenonvilles, comme nous allons le voir.
Arnemonville 1
Mon propos étant portègne, j’ai numéroté 0, l’Armenonville de Paris, pour ne pas changer la numérotation habituelle des édifices de Buenos Aires.
Sur la couverture de la partition, on peut voir l’ancien Armenonville, celui que Maglio a glorifié.
Comme on peut le voir sur la couverture de la partition, le pavillon Armenonville est dans un parc. On ne voit pas bien son architecture sur cette illustration, en revanche, on dispose de quelques photos.
Armenonville 1. On considère que le modèle est l’Armenonville de Paris. On remarquera toutefois que la ressemblance est assez lointaine, mais l’inspiration et le nom témoignent de la volonté de mettre en avant le côté « chic » français.
L’architecture a quelques similitudes avec le « modèle » parisien et il est donc convenu de considérer que c’est une inspiration directe. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque, tout ce qui est français est « chic », le tango bénéficiera de cette étiquette peu après.
Sur cette image, on peut voir qu’il devait être sympathique de prendre un rafraîchissement dans ce cadre.Comme on le voit sur la couverture de la partition, les bâtiments sont entourés d’un parc, parc propice à diverses activités que la morale parfois réprouve. Mais, dans la journée, c’est un lieu de promenade tout à fait agréable.
Si Armenonville 0, le modèle parisien a désormais trois siècles (300 ans), l’Armenonville 1 n’a duré que 14 ans. Édifié en 1911, il a été rasé en 1925.
Emplacement de l’Armenonville 1. C’est maintenant la Plaza Republica de Chile. Image Google maps.
Cependant, on voit souvent des représentations de l’Armenonville avec une salle immense et un aspect bien plus imposant que ce pavillon de chasse. L’erreur vient de ce qu’un autre Armenonville a été construit…
Armenonville 2
Cette illustration montre la magnificence du site dont il ne reste rien…
L’illustration de couverture de l’article représente l’intérieur de la salle de l’Armenonville 2. J’ai donc un peu triché pour cette anecdote en ne montrant pas l’Armenonville qui a servi d’inspiration à Maglio. L’Armenonville 2, comme vous pouvez en juger est d’une toute autre ampleur que ses aînés. On reconnaît son architecture Arts déco et il ne faut pas beaucoup d’imagination pour se représenter la splendeur du lieu, même si lui aussi n’a pas survécu bien longtemps. Cet édifice a été conçu par l’architecte Valentín M. Brodsky en 1927.
Valentín M. Brodsky en 1919, médaille d’or de son école d’architecture. Sa signature sur un immeuble situé à l’angle de Scalabrini Ortiz (la rue qui s’appelait à l’époque Canning et où se trouvait l’Armenonville 2) et Córdoba.
Même s’il n’a pas grand-chose à voir avec le tango, je vous présente la photo de Valentín M. Brodsky, car il fut un élève très apprécié de son école d’architecture où il a obtenu divers prix, dont la médaille d’or, mais surtout l’appréciation de ses collègues et professeurs, comme élève brillant et aimable. Peu de temps après son diplôme, il se voit confier la réalisation de l’Armenonville 2, cet immense projet qui fera la démonstration de son talent.
Sur cette iconographie, on peut lire que le Dancing « Armenonville » a été construit en 70 jours ouvrables. Cela renforce notre estime pour son jeune architecte.
Comme on peut le lire sur ce document, l’Armenonville 2 était situé rue Canning au 3533 (en fait, les propriétaires de l’ancien Armenonville avaient acheté une demie manzana (bloc) et donc le bâtiment avait de l’espace. Il a été construit en 70 jours ouvrables.
Armenonville 2Armenonville 2Armenonville 2 (intérieur)Entrée de « Les Ambassadeurs », le nouveau nom de l’Armenonville 2.Un prospectus de « Les Ambassadeurs ». On peut y voir qu’il est indiqué 3000 couverts…Une affiche de l’Armenonville 2
En 1960, le bâtiment fut acheté et utilisé pour la chaine de télévision Canal 9 qui l’utilisa un an, car le bâtiment brûla en 1961.
Le repère rouge de cette carte Google indique l’emplacement de l’Armenonville 2 dont il ne reste plus rien.
Voilà, les trois Armenonvilles bien différenciés et vous pourrez, comme-moi, bondir quand vous verrez ces articles ou vidéos mélangeant tout. Un dernier point à préciser, les emplacements relatifs de Armenonville 1 et Armenonville 2. En fait, les deux étaient proches, mais pas situés exactement au même endroit comme on le lit parfois (souvent). Lorsque la ville a fait fermer l’Armenonville 1, les propriétaires ont acheté le terrain d’Armenonville 2 situé un peu plus à l’Ouest et fait construire rapidement le nouveau bâtiment.
Emplacements relatifs sur une carte Google maps qui permet de voir que les deux Armenonvilles n’étaient pas sur le même terrain.
Les trois accords du début
Voici la réponse à la petite devinette du début de l’article. Les trois accords mineurs se retrouvent dans un autre titre, postérieur. La composition de Maglio a donc été « copiée », à moins qu’il s’agisse d’une inspiration commune.
Les trois premiers accords, en rouge, vert puis bleu, sont semblables dans ces deux titres.
Le tango qui reprend cet artifice, c’est Queja indiana (plainte indienne) de Juan Rodriguez. On retrouve le mode mineur, les deux accords constitués de noires (en rouge et vert dans mon illustration) et le troisième de blanches (en bleu). Queja indiana permit à Juan Rodriguez d’obtenir un prix offert par Disco Nacional del Palace Theatre (qui était au 757, rue Corrientes). Il se peut que Juan Rodriguez se soit inspiré de la composition de Juan Maglio, Maglio ayant composé ce titre cinq ans avant la première composition de Rodriguez. Pour terminer, voici la composition de Juan Rodriguez interprétée par Roberto Firpo.
Queja indiana 1927-10-13 – Orquesta Roberto Firpo (Juan Carlos Rodríguez).
Juan Miguel Velich écrira des paroles que l’on peut entendre, par exemple dans la version de Biagi avec Andrés Falgás, la plus connue.
La nostalgie et l’orgueil pour la pauvreté de da jeunesse est un thème fréquent dans le tango. « Yo soy de Parque Patricios » est de cette veine… Je vous invite à faire quelques pas dans la boue, les souvenirs et un passé à la fois lointain et tant proche, que les deux anges, D’Agostino et Vargas nous évoquent de si belle façon. Nous découvrirons l’origine du nom et verrons quelques images de ce quartier qui a toujours un charme certain et que je peux voir de mon balcon.
Extrait musical
Yo soy de Parque Patricios 1944-12-05 – Orquesta Ángel D’Agostino con Ángel Vargas.Partition de Yo soy de Parque Patricios de Victor Felice et Carlos Lucero.
Quelques notes de piano, égrenées, comme jetées au hasard, démarrent le titre. L’orchestre reprend d’un rythme bien marqué avec des alternances de piano, des passages puissants et d’autres plus rêveurs chantés par les violons. Un peu avant la moitié du titre, Ángel Vargas commence à chanter, presque a capela. Il annonce qu’il est de ce quartier et qu’il y est né. La séance de nostalgie démarre, ponctuée de variations marquées par l’orchestre, tantôt marchant et rythmique, tantôt glissant et suave. Comme toujours chez ce « couple » des anges, une parfaite réalisation, à la fois dansante, prenante et d’une grande simplicité dans l’expression des sentiments. En l’écoutant, on pense aux autres titres comme Tres esquinas qui, si le début est constitué de longs glissandos des violons, procèdent de la même construction par opposition. On remarquera dans les deux titres, comme dans de nombreux autres, de cette association qui enregistra près d’une centaine de titres (93 ?), ces petites échappées musicales qui libèrent la pression de la voix de Vargas, ces petites notes qui s’échappent au piano, violon ou bandonéon et qui montent légèrement dans un parcours sinueux et rapide.
Paroles
Yo soy de Parque Patricios he nacido en ese barrio, con sus chatas, con su barro… En la humildad de sus calles con cercos de madreselvas aprendí a enfrentar la vida… En aquellos lindos tiempos del percal y agua florida, con guitarras en sus noches y organitos en sus tardes. Yo soy de Parque Patricios vieja barriada de ayer…
Barrio mío… tiempo viejo… Farol, chata, luna llena, viejas rejas, trenzas negras y un suspiro en un balcón… Mayorales… cuarteadores… muchachadas de mis horas, hoy retornan al recuerdo que me quema el corazón.
Hoy todo, todo ha cambiado en el barrio, caras nuevas y yo estoy avejentado… (Mil nostalgias en el alma) Mis cabellos flor de nieve y en el alma mil nostalgias soy una sombra que vive… Recordando aquellos tiempos que su ausencia me revive, de mi cita en cinco esquinas… y de aquellos ojos claros. Yo soy de Parque Patricios evocación de mi ayer… Victor Felice Letra: Carlos Lucero
Vargas change ce qui est en gras. La phrase en rouge remplace la plus grande partie du dernier couplet. Elle n’est pas dans le texte original de Carlos Lucero.
Traduction libre
Je suis de Parque Patricios, je suis né dans ce quartier, avec ses chariots, avec sa boue… Dans l’humilité de ses rues aux haies de chèvrefeuille, j’ai appris à affronter la vie… En ces beaux temps de percale et d’eau de Cologne (agua florida), avec des guitares dans leurs nuits et des organitos (orgues ambulants) dans leurs après-midis. Je viens de Parque Patricios, vieux quartier d’hier… Mon quartier… le bon vieux temps… Réverbère, chariots, pleine lune, vieux bars, tresses noires et un soupir sur un balcon… Les mayorales (préposé aux billets du tramway)… cuarteadores (cavaliers aidant à sortir de la boue les chariots embourbés)… Les bandes de mes heures, aujourd’hui, elles reviennent à la mémoire qui me brûle le cœur. Aujourd’hui, tout, tout a changé dans le quartier, de nouveaux visages et je suis vieux… Mes cheveux, fleur de neige et dans mon âme mille nostalgies, je suis une ombre qui vit… Me souvenir de ces moments que son absence ravive, de mon rendez-vous aux cinq angles (de rues)… et de ces yeux clairs. (Ce passage n’est pas chanté par Vargas qui fait donc l’impasse sur l’histoire d’amour perdue). Je suis de Parque Patricios évocation de mon passé…
Autres versions
La version de Vargas et D’Agostino n’a pas d’enregistrement par d’autres orchestres, mais le quartier de Parque Patricios a suscité des nostalgies et plusieurs titres en témoignent.
Yo soy de Parque Patricios 1944-12-05 – Orquesta Ángel D’Agostino con Ángel Vargas. C’est notre tango du jour.
Voici quelques titres qui parlent du quartier :
Parque Patricios de Antonio Oscar Arona
Parque Patricios 1928-09-12 – Orquesta Francisco Canaro con Charlo (Antonio Oscar Arona (Música y letra)
Paroles de la version de Oscar Arona
Cada esquina de este barrio es un recuerdo de lo mágica y risueña adolescencia; cada calle que descubre mi presencia, me está hablando de las cosas del ayer… ¡Viejo barrio! … Yo que vengo del asfalto te prefiero con tus calles empedradas y el hechizo de tus noches estrelladas que en el centro no se sabe comprender.
¡Parque Patricios!… Calles queridas hondas heridas vengo a curar…
Sonreís de mañanita por los labios de las mozas que en bandadas rumorosas van camino al taller; sos romántico en las puertas y en las ventanas con rejas en el dulce atardecer; que se adornan de parejas te ponés triste y sombrío cuando algún muchacho bueno traga en silencio el veneno que destila la traición y llorás amargamente cuando en una musiquita el alma de Milonguita cruzó el barrio en que nació.
¡Viejo Parque!… Yo no sé qué airada racha me alejó de aquella novia dulce y buena que ahuyentaba de mi lado toda pena con lo magia incomparable de su amor… Otros barrios marchitaron sus ensueños… ¡Otros ojos y otras bocas me engañaron el tesoro de ilusiones me robaron hoy mi vida, encadenado está al dolor!…
Oscar Arona
Traduction libre de la version de Oscar Arona
Chaque recoin de ce quartier est un rappel de l’adolescence magique et souriante ; Chaque rue que découvre ma présence me parle des choses d’hier… Vieux quartier… Moi, qui viens de l’asphalte, je vous préfère avec vos rues pavées et le charme de vos nuits étoilées qu’au centre-ville, ils ne peuvent pas comprendre. Parque Patricios… Chères rues, blessures profondes, je viens guérir… Tu souris dès l’aube sur les lèvres des filles qui, en troupeaux bruyants, se rendent à l’atelier ; Tu es romantique dans les portes et dans les fenêtres avec des barreaux dans le doux coucher de soleil ; qui se parent de couples. Tu deviens triste et sombre quand un bon garçon avale en silence le poison que la trahison distille et tu pleures amèrement quand, dans une petite musique, l’âme de Milonguita a traversé le quartier où elle est née. Vieux parc (Parque Patricios)… Je ne sais pas quelle trainée de colère m’a éloigné de cette douce et bonne petite amie qui avait chassé tout chagrin de mon côté avec la magie incomparable de son amour… D’autres quartiers ont flétri ses rêves… D’autres yeux et d’autres bouches m’ont trompé, ils m’ont volé le trésor des illusions, ma vie, enchaîné, c’est la douleur…
Honnêtement, je ne suis pas certain que ce tango ait pour thème le même quartier, en l’absence de paroles. Cependant, Juan Pecci est né dans le Sud du quartier San Cristobal à deux cuadras du quartier de Parque Patricios, l’attribution est donc probable. Pecci était violoniste de Bianco avec qui il avait fait une tournée en Europe.
Barrio porteño (Parque Patricios) 1942-08-07 – Osvaldo Fresedo Y Oscar Serpa (Ernesto Natividad de la Cruz Letra: Héctor Romualdo Demattei).
Fresedo est plutôt de la Paternal, un quartier situé bien plus au Nord, mais il enregistre également ce tango sur Parque Patricios. Après le départ de Ricardo Ruiz, l’orchestre de Fresedo semble avoir cherché sa voie et sa voix. Je ne suis pas sûr qu’Oscar Serpa soit le meilleur choix pour le tango de danse, mais l’assemblage n’est pas mauvais si on tient en compte que l’orchestration de Fresedo est également renouvelée et sans doute bien moins propice à la danse que ses prestations de la décennie précédente. Il a voulu innover, mais cela lui a sans doute fait perdre un peu de son âme et la décennie suivante et accélèrera cet éloignement du tango de danse. Fresedo avait la réputation d’être un peu élitiste, disons qu’il s’est adapté à un public plus « raffiné », mais moins versé sur le collé-serré des milongueros.
Paroles de la version de Ernesto Natividad de la Cruz et Héctor Romualdo Demattei
Perdoná barrio porteño Que al correr tu vista tanto, Voy vencido por la vida Y en angustias sé soñar. Vuelvo atrás y tú en mis sienes Marcarás las asechanzas, De esta noche tormentosa De mi loco caminar.
Han pasado muchos años Y es amargura infinita, La que traigo dentro del pecho Desangrado el corazón. Apagada para siempre De su cielo, mi estrellita, El regreso es un sollozo Y una profunda emoción.
Mi acento ya no tiene Tus tauras expresiones, Con que cantaba al barrio En horas del ayer. Por eso mi guitarra Silencia su armonía, En esta noche ingrata De mi triste volver.
Ernesto Natividad de la Cruz Letra: Héctor Romualdo Dematte
Traduction libre de la version de Ernesto Natividad de la Cruz et Héctor Romualdo Demattei
Pardonne-moi quartier portègne (de Buenos Aires) de courir autant à ta vue, je vais vaincu par la vie et dans l’angoisse je sais rêver. Je reviens et toi, dans mes tempes, tu marqueras les pièges, de cette nuit d’orage, de ma folle marche. De nombreuses années ont passé et c’est une amertume infinie, celle que je porte dans ma poitrine saignant mon cœur. Éteinte à jamais de son ciel, ma petite étoile, le retour est un sanglot et une émotion profonde. Mon accent n’a plus tes expressions bravaches, avec lesquelles je chantais au quartier aux heures d’hier. C’est pourquoi ma guitare fait taire son harmonie, en cette nuit ingrate de mon triste retour.
Cette géniale milonga est une star des bals. Deux versions se partagent la vedette, celle de Canaro avec Famá et celle, contemporaine de l’autre Francisco, Lomuto avec Díaz. Pour ma part, je n’arrive pas à les départager, les deux portent parfaitement l’improvisation en milonga, comportent des cuivres pour une sonorité originale et si on n’est sans doute un peu plus accoutumés à la voix de Famá, celle de Díaz ne démérite pas.
Parque Patricios 1940-10-03 – Orquesta Francisco Canaro con Ernesto Famá (Antonio Radicci y Francisco Laino, Música y letra).Parque Patricios 1941-06-27 – Orquesta Francisco Lomuto con Fernando Díaz (Antonio Radicci y Francisco Laino, Música y letra)
Paroles de la version en milonga de Antonio Radicci et Francisco Laino
Mi viejo Parque Patricios querido rincón porteño, barriada de mis ensueños refugio de mi niñez. El progreso te ha cambiado con su rara arquitectura, llevándose la hermosura de tu bondad y sencillez. Cuántas noches de alegría al son de una serenata, en tus casitas de lata se vio encender el farol. Y al sonar de las vigüelas el taita de ronco acento, hilvanaba su lamento sintiéndose payador (trovador en la versión de Famá).
Antonio Radicci Letra: Francisco Laino
Traduction libre de la version de Antonio Radicci et Francisco Laino
Mon vieux Parque Patricios, cher recoin de Buenos Aires, quartier de mes rêves, refuge de mon enfance. Le progrès t’a changé avec son architecture étrange, t’enlevant la beauté de la bonté et de ta simplicité. Combien de nuits de joie au son d’une sérénade, dans tes petites maisons de tôle se voyait allumer la lanterne. Et au son des vigüelas [sortes de guitares] le taita [caïd] avec un accent rauque, tissait sa complainte en se sentant payador.
Viejo Parque Patricios de Santos Bazilotti et Antonio Macchia
Une version plutôt jolie, mais qui ne devrait pas satisfaire les danseurs. Contentons-nous de l’écouter. On pourra s’intéresser à la jolie prestation au bandoneón de Edgardo Pedroza.
Viejo Parque Patricios 1955-04-15 – Gerónimo Bongioni y su Auténtico Cuarteto « Los Ases » (Santos Bazilotti Letra: Antonio Macchia)
La version proposée par Bongioni est bien différente de celle de Pugli et Pedroza. On y retrouvera une inspiration de Firpo et des Uruguayens comme Racciatti et Villasboas). Même si c’est très joueur, à la limite de la milonga, le résultat est sans doute assez difficile à danser par la plupart des danseurs.
Paroles de la version de Santos Bazilotti et Antonio Macchia
Bien que les deux enregistrements soient instrumentaux, il y a des paroles qui ne semblent cependant pas avoir été gravées. Les voici tout de même.
Por los corrales de ayer Mis años yo pasé, Barrio florido Yo fui el primero Que te canté. En Alcorta y Labardén, Caseros y Arena, Bordé mi nido de amor. Y en una cuadrera Supe ser buen ganador, El Pibe, El Chueco y El Inglés Por una mujer, Se trenzaron en más de una vez Con este cantor.
Porteño soy De las tres esquinas, Pinta cantora Para un querer. Nací en el Parque Patricios Sobre los viejos corrales de ayer. Porteño soy De las tres esquinas, Y en mi juventud florida El lecherito del arrabal, Y como también Un bailarín sin rival. Santos Bazilotti Letra: Antonio Macchia
Traduction libre de la version de Santos Bazilotti et Antonio Macchia
À travers les corrales d’hier. Mes années j’ai passé. Quartier fleuri, j’ai été le premier qui t’a chanté. À Alcorta et Labardén, Caseros et Arena, j’ai brodé mon nid d’amour. Et dans une course de chevaux (peut-être aussi écurie), j’ai su être un bon gagnant. El Pibe, El Chueco et El Inglés, pour une femme, ils se sont crêpés plus d’une fois avec ce chanteur (l’auteur du texte). Je suis Porteño, des Tres Esquinas, L’allure chantante pour un amour. Je suis né à Parque Patricios sur les anciens corrales d’hier. Porteño je suis, des Tres esquinas, et, dans ma jeunesse fleurie, le petit laitier des faubourgs, et aussi bien, un danseur sans rival.
Parque Patricios de Mateo Villalba et Maura Sebastián
Et pour terminer avec les versions, Parque Patricio 2008 (Valse) par le Cuarteto de MateoVillalba avec la voix de Maura Sebastián. C’est une composition de Martina Iñíguez et de Mateo Villalba. C’est une version légère, doucement valsée et chantée avec des paroles différentes.
Parque Patricio 2008 (Valse) par le Cuarteto de MateoVillalba avec la voix de Maura Sebastián
El Parque de los Patricios
Ce quartier porte le nom d’un parc créé en 1902 par un paysagiste français, Charles Thays. Né à Paris en 1849, cet architecte, naturaliste, paysagiste, urbaniste, écrivain et journaliste français a déroulé l’essentiel de sa carrière en Argentine, notamment en dessinant et aménageant la plupart des espaces verts de Buenos Aires, mais aussi d’autres lieux d’Amérique du Sud. Il fut à l’origine du second parc naturel argentin, celui d’Iguazú, et il participa également à l’amélioration de la culture industrielle de yerba mate (germination), cet arbuste qui fait que l’Uruguay et l’Argentine ne seraient pas pareils sans lui.
Le Parque Patricios tel qu’il a été créé à l’origine. Dessin de 1902.
Mais avant le parc, cette zone avait une tout autre destination. Nous en avons parlé à diverses reprises. C’étaient les abattoirs et la décharge d’ordures. Beaucoup y voient le berceau du tango, voire de Buenos Aires. En fait, tout le territoire actuel de la « Comuna 4 » constitue le Sud (Sur), zone particulièrement propice à la nostalgie et notamment chez D’Agostino et Vargas, qui ont produit plusieurs titres évoquant les quartiers de cette commune. Le nom de Parque Patricios ou Parque de los Patricios a été donné au parc par l’Intendant Bulrich en l’honneur des Patricios, ce prestigieux bataillon de l’armée argentine.
Les Patricios continuent aujourd’hui à animer la vie argentine, même si leur dernier engagement a été pour les Malouines. À droite, l’uniforme au début du régiment (1806-1807). À l’extrême droite, un officier.La commune 4 de Buenos Aires, correspond sensiblement au Sur « mythique » avec les quartiers très populaires de Parque Patricios, Nueva Pompeya, Barracas et La Boca. On pourrait rajouter la zone inférieure de Boedo qui appartient à la commune 5, cette zone chère à Homero Manzi.
Voici à quoi ressemblait le quartier de Parque Patricios au début du 20e siècle. On comprend son surnom de barrio de las latas évoqué dans le tango dont nous avons déjà parlé.
Mais outre cet habitat particulièrement pauvre, la zone était également une immense décharge à ciel ouvert, où, toute la journée, on brûlait les détritus de Buenos Aires. Les ordures étaient transportées avec un petit train à voie métrique « El tren de la basura », le train des ordures.
Un mural reproduisant le parcours du train des ordures rue Oruro 1400.El tren de la basura.
L’autre spécialité de la zone était les abattoirs, Los Corrales, qui à la suite de la construction de nouveaux abattoirs à Abasto, sont devenus Los Corrales Viejos…
Deux détails du mural du train des ordures de la rue Oruro. On remarquera que de véritables « détritus » ont été utilisés, mais avec une intention artistique évidente.
« Comme il faut » , le titre de ce tango est en français et il signifie que l’on fait les choses bien, comme il faut qu’elles soient réalisées. Nous allons toutefois voir, que sous ce titre « anodin » se cache une tricherie, quelque chose qui n’est peut-être pas fait, « comme il faut ».
Je parle français comme il faut
Je pense que vous ne serez pas surpris de découvrir un titre en français, il y a en a plusieurs et les mots français sont couramment utilisés par les Argentins et fort fréquents dans le tango.
Deux raisons expliquent cette abondance.
La première, c’est le prestige de la France de l’époque.
La haute société argentine parlait couramment le français qui était la langue « chic » de l’époque. À ce sujet, il y a une quinzaine d’années, une amie me faisait visiter son club nautique. C’est le genre d’endroit dont on devient membre par cooptation ou héritage familial. J’ai été surpris d’y entendre parler français, sans accent, par une bonne partie et peut-être même la majorité des personnes que l’on croisait. Je m’en suis ouvert et mon amie m’a informé que les personnes de cette société avaient coutume de parler entre eux en français, cette langue étant toujours celle de l’élite.
La seconde, vous la connaissez.
Les orchestres de tango se sont donné rendez-vous en France au début du vingtième siècle. Il était donc naturel que s’expriment des nostalgies, des références pour montrer que l’on avait fait le voyage ou tout simplement que s’affichent les expressions à la mode.
Je peux vous conseiller un petit ouvrage sur la question, EL FRANCÉS EN EL TANGO: Recopilación de términos del idioma francés y de la cultura francesa utilizados en las letras de tango. Il a été écrit par Víctor A. Benítez Boned qui cite et explicite 78 mots de français qui se retrouvent dans le tango et 41 noms propres désignant des Français ou des lieux de France. On peut considérer qu’environ 200 tangos font directement référence à la France, aux Français (souvent aux Françaises) ou à la langue française. Víctor A. Benítez Boned en cite 177.
Comme il faut 1951-09-26 – Orquesta Carlos Di Sarli.Comme il faut de Eduardo Arolas avec la dédicace “A mis estimados y distinguidos amigos Francisco Wright Victorica, Vladislao A. Frías, Juan Carlos Parpaglione y Manuel Miranda Naón”.
Les dédicataires sont des étudiants en droit qui ont probablement cassé leur tire-lire pour être dédicataires : Francisco Wright Victorica, étudiant de la Faculté de droit et de sciences sociales de Buenos Aires en 1917 Vladislao A. Frías ; étudiant de la Faculté de droit et de sciences sociales de Buenos Aires en 1917, puis juge au civil et membre de la cour d’appel au tribunal de commerce de Buenos Aires. Juan Carlos Parpaglione, étudiant de la Faculté de droit et de sciences sociales de Buenos Aires en 1917. Manuel Miranda Naón, étudiant de la Faculté de droit et de sciences sociales de Buenos Aires. En 1918, il a participé au mouvement de réforme de cette université.
Paroles
Luna, farol y canción, dulce emoción del ayer fue en París, donde viví tu amor. Tango, Champagne, corazón, noche de amor que no está, en mi sueño vivirá…
Es como debe ser, con ilusión viví las alegrías y las tristezas; en esa noche fue que yo sentí por vos una esperanza en mi corazón. Es como debe ser en la pasión de ley, tus ojos negros y tu belleza. Siempre serás mi amor en bello amanecer para mi vida, dulce ilusión.
En este tango te cuento mi tristeza, dolor y llanto que dejo en esta pieza. Quiero que oigas mi canción hecha de luna y de farol y que tu amor, mujer, vuelva hacia mí.
Eduardo Arolas Letra: Gabriel Clausi
Traduction libre et indications
Lune, réverbère et chanson, douce émotion d’hier c’était à Paris, où j’ai vécu ton amour. Tango, Champagne, cœur, nuit d’amour qui n’est pas là, dans mon rêve vivra… C’est comme il faut (comme il se doit), avec enthousiasme j’ai vécu les joies et les peines ; C’est ce soir-là que j’ai senti de l’espoir pour toi dans mon cœur. C’est comme doit être la véritable passion (les Argentins disent de ley, de la loi, par exemple un porteño de ley pour dire un véritable portègne), de tes yeux noirs et de ta beauté. Tu seras toujours mon amour dans la belle aurore pour ma vie, douce illusion (doux sentiment). Dans ce tango, je te conte ma tristesse, douleur et larmes que je laisse dans ce morceau. Je veux que tu entendes ma chanson faite de lune et de réverbère et que ton amour, femme, revienne jusqu’à moi.
Elle est où la tricherie promise ?
Comme je vois que vous semblez intéressés, voici la tricherie. Le tango « Comme il faut » a un frère jumeau « Comparsa criolla » signé Rafael Iriarte.
Couverture et partition de Comparsa Criolla de Rafael Iriarte. La mention du concours de 1930 est en haut de la couverture.
La gémellité n’est pas une tricherie me direz-vous, mais alors comment nommer deux tangos identiques attribués à des auteurs différents ? On dirait aujourd’hui un plagiat. Nous avons déjà rencontré plusieurs tangos dont les attributions étaient floues, que ce soit pour la musique ou les paroles. Firpo n’a-t-il pas cherché à mettre sous son nom La cumparsita, alors pourquoi pas une comparsa ? Mais revenons à notre paire de tangos et intéressons-nous aux auteurs. Eduardo Arolas (1892-1924), un génie, mort très jeune (32 ans). Non seulement il jouait du bandonéon de façon remarquable, ce qui lui a valu son surnom de « Tigre du bandonéon », mais en plus, il a composé de très nombreux titres. C’est assez remarquable si on tient compte de sa très courte carrière. Il s’est dit cependant qu’il s’inspirait de l’air du temps, utilisant ce que d’autres musiciens pouvaient interpréter à une époque où beaucoup n’écrivaient pas la musique. Il me semble que c’est plus complexe et qu’il est plutôt difficile de dénouer les fils des interactions entre les musiciens à cette époque où il y avait peu de partitions, peu d’enregistrements et donc surtout une connaissance par l’écoute, ce qui favorise l’appropriation d’airs que l’on peut de toute bonne foi croire originaux. Pour revenir à notre tango du jour et faire les choses Comme il faut, voyons qui est le second auteur, celui de Comparsa criolla, Rafael Iriarte. (1890-1961). Lui aussi a fait le voyage à Paris et Néstor Pinsón évoque une collaboration dans la composition qui aurait eu lieu en 1915. Si on s’intéresse aux enregistrements, les plus anciens semblent dater de 1917 et sont de Arolas lui-même et de la Orquesta Típica Pacho. Les deux disques mentionnent seulement Arolas comme seul compositeur.
Eduardo Arolas et un disque par la Tipica Pacho qui serait également de 1917 selon Enrique Binda, spécialiste de la vieille garde).
Peut-être que le fait que Arolas avait accès au disque à cette époque et pas Iriarte a été un élément. Peut-être aussi que la part d’Arolas était suffisamment prépondérante pour justifier qu’il soit le seul mentionné. Je n’ai pas trouvé de témoignage indiquant une brouille entre les deux hommes, si ce n’est une hypothèse de Néstor Pinsón. Faut-il voir dans le fait que Iriarte signe de son seul nom la version qu’il dépose en 1930 et qui obtiendra un prix, au septième concours organisé par la maison de disque « Nacional ». Ce qui est curieux est que Francisco Canaro, qui était ami de Arolas ait enregistré sa version avec la mention de Iriarte et pas celle de son ami décédé six ans plus tôt. Faut-il voir dans cela une reconnaissance de Canaro pour la part de Iriarte ? Pour vous permettre d’entendre les similitudes, je vous propose d’écouter le début de deux versions. Celui de 1951 de Comme il faut, notre tango du jour par Di Sarli et celui de Comparsa criolla de Tanturi de 1941. J’ai modifié la vitesse de la version de Tanturi pour que les tempos soient comparables.
Débuts de : Comme il faut de Eduardo Arolas par Carlos Di Sarli (1951) et Comparsa criolla de Rafael Iriarte par Ricardo Tanturi (1941).
Autres versions
Comme il s’agit du « même » tango, je vais placer par ordre chronologique plusieurs versions de Comme il faut et de Comparsa criolla.
Comme il faut 1917 – Eduardo Arolas
Les musiciens de l’orchestre de Arolas en 1916. Arolas est en bas, au centre. Juan Marini, pianiste, à gauche, puis Rafael Tuegols et Atilio Lombardo (violonistes) et Alberto Paredes (violonceliste). Ce sont eux qui ont enregistré la version de 1917 de Arolas.
Comme il faut 1917 – Orquesta Típica PachoComparsa criolla 1930-11-18 – Francisco CanaroComme il faut 1936-10-27 – Juan D’ArienzoComme il faut 1938-03-07 – Anibal TroiloComparsa criolla 1941-06-16 – Ricardo TanturiComme il faut 1947-01-14 – Carlos Di SarliComparsa criolla 1950-12-12 – Orchestre Quintin VerduComme il faut 1951-09-26 – Orquesta Carlos Di Sarli.Comme il faut 1955-07-15 – Carlos Di SarliComme il faut 1966-09-30 – Hector VarelaComme il faut 1980 – Alfredo De AngelisComme il faut 1982 – Leopoldo Federico
Mon cher Correcteur, Thierry, m’a fait remarquer que je n’avais pas proposé de versions chantées. N’en ayant pas sous la main, j’ai fait un appel à des collègues qui m’ont proposé deux versions, Nelly Omar avec Bartolomé Palermo de 1997 et Sciamarella Tango con Denise Sciammarella de 2018 :
Comme il faut 1997 – Nelly Omar con Bartolomé Palermo y sus guitarras. Merci à Howard Jones qui m’a signalé cette version.Comme il faut 2013 – Gente de tangoComme il faut 2018 – Sciamarella Tango con Denise Sciammarella. Merci à Yüksel Şişe qui m’a indiqué cette version.Comme il faut 2020-08 – El Cachivache
Je vous propose d’arrêter là les exemples, il y en aurait bien sûr quelques autres et je vous dis, à bientôt les amis !
Je profite de la modification sur l’anecdote sur Poema liée au cadeau par André Vagnon de deux versions très rares pour faire quelques remerciements. L’aventure des anecdotes de tango initiée il y a un peu plus de six mois a bénéficiée de l’aide de différents collègues, de sites et de livres. La petite pause technique, un peu imposée pour les raisons déjà évoquées, me donne l’occasion de donner quelques remerciements. Les collègues TDJ Camilo Gatica, Gabbo Fresedo, André Vagnon (Bible Tango) et Michael Sattler qui m’ont passé des musiques que je n’avais pas et Fred Alard qui par sa lecture attentive m’a fait améliorer certains articles. Merci à Gérard Cardonnet,Anita et Philippe Constant qui m’ont également fourni des informations fort intéressantes et qui ont également écrit d’intéressants commentaires. Je dois également citer mon infatigable correcteur, Thierry Lecoquierre qui traque mes coquilles avec une efficacité redoutable. Un grand merci pour mes partageurs, qui chaque jour ont partagé mes anecdotes sur leurs profils, Tanguy Tango est sur la première marche du podium. Merci à ceux qui mettent de gentils commentaires, comme Angela Cassan (première marche du podium dans cette catégorie) Jean-Philippe Kbcoo, Domi Laure, Merci aux 600 visiteurs quotidiens du site, même si cet afflux me pose des problèmes avec la société qui héberge le site web et qui me dit que je devrais prendre un hébergement web plus cher pour éviter les coupures. “Utilisation de l’UC et des connexions simultanées excèdent régulièrement les ressources disponibles, veuillez considérez (sic) l’évolution vers une gamme supérieure de formule d’hébergement, qui inclurait alors plus de ressources.”… Merci à tous ceux qui mettent des J’aime sur les publications et notamment leur partage dans Facebook. Merci à tous ceux qui lisent, écoutent et me font de temps à autre un petit signe. Merci aux merveilleux DJ de Buenos Aires et qui sont ma référence. Merci à ceux qui me suivent comme DJ également, ces anecdotes sont indissociables de cette activité. Mieux connaître le répertoire, c’est pouvoir offrir la bonne musique au bon moment. Merci à ceux qui m’ont laissé de gentils commentaires dans mon livre d’or.
Bref, merci à tous (moins un qui se reconnaîtra, même si comme je l’ai fait à diverses reprises, je lui tends la main pour faire la paix, ce qu’il a à chaque fois refusé, préférant continuer la guerre qu’il a initiée).
Merci à mes principaux sites de référence :
Tango-dj.at La meilleure référence pour avoir les dates d’enregistrement et les auteurs des tangos. TodoTango.com Une référence incontournable pour ceux qui s’intéressent au tango. La Bible TangoUne autre référence, notamment pour le tango européen. Milongaophelia Qui propose de nombreux articles de fond, une belle iconographie et qui est très utile pour le tango à Paris au début du vingtième siècle. Tangos al bardo Le site passionnant et incontournable de José María Otero Michael Lavocah,Pour être sincère, je n’ai lu qu’un article de son site, mais il me semble être une importante ressource. Je viens de recevoir son livre Histoire de tango qui est plutôt bien fait. Je vous le recommande.
Pour les livres, cela serait un peu long
J’en ai cité quelques-uns dans mes anecdotes, mais impossible de tous les citer. Je vous donne juste quelques petites perles en attendant :
Mis memorias(1906-1956) Mis bodas de oro con el tango (Francisco Canaro). Un des plus intéressants, car autobiographique. Osvaldo Pugliese, une vida en el tango (Oscar del Priore). Un peu court, mais bien documenté. Osvaldo Pugliese, Testimonios de mi vida (Beba Pugliese). Par la fille de Pugliese. Osvaldo Pugliese al Colón (Arturo M. Lozza). Merci à Denis Torres qui m’a fait parvenir une version PDF, plus facile à trimbaler que la version papier que j’utilisais. Un très bon ouvrage. El tango en la sociedad portena 1880-1920 (Lamas Binda), qui a écrit beaucoup et dont je recommande la plupart des écrits. De plus, il est spécialiste des tangos de la vieille garde). La historia del tango en Paris (Enrique Cadicamo). Así nacieron los tangos (Francisco García Jiménez). Cien tangos fundamentales (Oscar del Priore y Irene Amuchástegui). El origen del tango (Roberto Selles). Les livres de Felipe Pigna sur l’histoire argentine (Pas directement lié au tango, mais comme ces derniers s’inscrivent dans l’histoire du pays, il faut un peu de culture historique). Et les nombreuses discographies et catalogues de maisons d’édition qui permettent de lever bien des doutes.
Julio Carressons Letra: Carlos Bahr (Carlos Andrés Bahr)
Au sujet de cette valse bien sympathique, avec une introduction un peu plus longue que la moyenne, je pensais faire un petit encart sur le diapason, justifié par le changement effectué à cette époque par Biagi. À cause des réactions sur le sujet, je vais me concentrer sur le diapason pour cette anecdote. Nous voilà prêts à accorder nos violons…
Extrait musical et autre version
Je vous donne ici, les deux principaux enregistrements de cette valse. Celui de Biagi qui précède de quelques mois, celui de D’Arienzo.
Prisionero 1943-08-24 – Orquesta Rodolfo Biagi con Alberto Amor
D’un point de vue technique, cet enregistrement est sans doute le dernier enregistré avec le diapason à 435Hz. Par la suite, l’orchestre de Biagi s’accordera à 440Hz. Pour l’enregistrement de D’Arienzo, c’est 20 jours après le premier enregistrement en 440Hz par Biagi. D’Arienzo a-t-il changé en même temps, avant, après ? Si c’est important pour vous, vous avez la réponse… Sinon, écoutons plutôt les différences stylistiques entre les deux versions, c’est plus passionnant à mon goût.
Prisionero 1943-12-27 – Orquesta Juan D’Arienzo con Héctor Mauré.
On remarque tout de suite que D’Arienzo a sauté la longue introduction de Biagi. C’est classique chez D’Arienzo qui aime bien rentrer directement dans le feu de la danse. Le rythme est en revanche plus lent. Malgré l’absence des 21 secondes d’introduction de la version de Biagi, la version de D’Arienzo fait 6 secondes de plus. S’il avait joué au même rythme que Biagi, sa version aurait totalisé 21 secondes de moins. Ce sont donc 27 secondes de différence, c’est beaucoup et beaucoup plus que le passage de 435 à 440 Hz dans la différence de sensation 😉
Petit jeu
Je me suis « amusé » à trafiquer les deux enregistrements de la façon suivante :
J’ai enlevé l’introduction de Biagi.
Prisionero 1943-08-24 – Orquesta Rodolfo Biagi con Alberto Amor (SIN INTRO)
J’ai accéléré la version de D’Arienzo pour la mettre au même rythme que celle de Biagi.
Prisionero 1943-12-27 – Orquesta Juan D’Arienzo con Héctor Mauré (ACCÉLÉRÉE)
Vous pouvez donc comparer les deux versions à la même cadence. C’est bien sûr un petit sacrilège, car D’Arienzo a volontairement enregistré une version plus lente, mais cela me semble intéressant pour bien sentir les différences d’orchestrations sur la même partition.
Et comme je ne suis pas avare de fantaisies, je vous propose maintenant une version mixte comprenant la version de Biagi sans l’introduction dans le canal de gauche et la version de D’Arienzo accélérée dans le canal de droite. On remarquera que le mélange n’est pas si détonnant. Pour bien saisir, il est préférable d’écouter sur un système stéréo, voire au casque.
Prisionero. Comparaison des deux versions à la même vitesse et synchronisées.
Prisionero. Version de Biagi sans introduction, dans le canal de gauche. Version de D’Arienzo accélérée, dans le canal de droite.
Si vous avez apprécié le petit jeu, vous pouvez avoir un autre particulier dans le dernier chapitre de cette anecdote, sur les diapasons. Un truc qui régale certains spécialistes, ce que je ne suis pas.
Paroles
Libre es el viento Que doma la distancia, Baja a los valles Y sube a las montañas. Libre es el agua Que se despeña y canta, Y el pájaro fugaz Que surge de ver Una azul inmensidad…
Libre es el potro Que al viento la melena, Huele a las flores Que es mata en la pradera. Libre es el cóndor Señor de su cimera, Yo que no sé olvidar Esclavo de un dolor No tengo libertad…
Loco y cautivo Cargado de cadenas, Mi oscura cárcel Me mata entre sus rejas. Soy prisionero De incurable pena, Preso al recuerdo De mi perdido bien.
Nada me priva De andar por donde quiero, Pero no puedo Librarme del dolor. Y pese a todo Soy prisionero, De los recuerdos Que guarda el corazón. Julio Carressons Letra: Carlos Bahr (Carlos Andrés Bahr)
Libre est le vent qui dompte la distance, descend dans les vallées et gravit les montagnes. Libre est l’eau qui tombe et chante, et l’oiseau fugace qui émerge de la vue d’une immensité bleue… Libre est le poulain qui dans le vent a sa crinière, sent les fleurs qui poussent dans le pré (mata est une plante de faible hauteur, arbuste ou plus petit. J’ai traduit par pousser, mais il y a peut-être mieux à faire…). Libre est le condor, seigneur de son sommet, moi qui ne sais pas oublier, esclave d’une douleur, je n’ai pas de liberté… Fou et captif, chargé de chaînes, ma prison sombre me tue derrière les barreaux. (Mata, s’écrit de la même façon, mais ici, c’est le verbe tuer. C’est un discret jeu de mots). Je suis prisonnier d’un chagrin incurable, emprisonné dans la mémoire de mon bien perdu. Rien ne m’empêche de marcher où je veux, mais je n’arrive pas à me libérer de la douleur. Et malgré tout, je suis prisonnier des souvenirs que le cœur garde.
Mettons-nous au diapason…
Le diapason est la fréquence de référence qui permet que tous les musiciens d’un orchestre jouent de façon harmonieuse. Vous avez en tête les séances d’accordage qui précèdent une prestation. Le principe est simple. On prend pour référence l’instrument le moins accordable rapidement, par exemple le piano qui est accordé avant le concert, car avec près de 250 cordes à régler, l’opération prend du temps. En l’absence de piano, les orchestres classiques se calent sur le hautbois, celui du « premier hautbois ». Ensuite, ses voisins, les autres instruments à vent, s’accordent sur lui, puis c’est le tour des cordes. Je vous propose cette superbe vidéo qui met en scène le principe. On remarquera que c’est bien le hautbois qui y donne le La3.
Installation interactive « Sous-ensemble » de Thierry Fournier – Enregistrement de l’accord pour chaque instrument.
La note de référence doit pouvoir être jouée par tous les instruments. Dans les concerts où il y a des instruments anciens, on est parfois obligé d’accorder plus grave pour éviter d’avoir une tension exagérée des cordes sur des instruments fragiles. En général, cela est défini à l’avance et on accorde le piano en conséquence avant le concert. La note de référence est généralement un La, le La3 (situé entre la deuxième et la troisième ligne de la portée en clef de sol). Au piano, c’est celui qui tombe naturellement sous la main droite, vers le milieu du clavier. Sur les violons et altos, c’est la seconde corde, corde dont la cheville de réglage est en haut à droite en regardant le violon de face. Les musiciens jouent donc cette corde à vide, jusqu’à ce qu’elle résonne comme la note de référence émise. Les autres cordes sont accordées par l’instrumentiste lui-même par comparaison avec la corde de référence. Mais vous avez sans doute regardé la vidéo précédente et vous savez tout cela. Dans le cas du tango, le piano est généralement la base, mais quand c’est possible, on se cale sur le bandonéon qui n’est pas accordable pour régler le piano. En effet, la note de référence, si c’est en principe toujours le La3, n’a pas la même hauteur selon les époques et les régions.
Le débat sur le diapason musical uniforme au dix-neuvième siècle
Je vous propose trois éléments pour juger du débat qui anime toujours les musiciens d’aujourd’hui… C’est un exemple français, mais à vocation largement européenne par les éléments traités et l’accueil fait aux demandes de la commission ayant établi le rapport.
Un rapport établissant des conseils pour l’établissement d’un diapason musical uniforme.
Les membres de la commission étaient : Jules Bernard Joseph Pelletier, conseiller d’État, secrétaire général du ministère d’État, président de la commission ; Jacques Fromental Halévy, membre de l’Institut, secrétaire perpétuel de l’Académie des beaux-arts, rapporteur de la commission ; Daniel-François-Esprit Auber, membre de l’Institut, directeur du Conservatoire impérial de musique et de déclamation (et qui a sa rue qui donne sur l’Opéra de Paris) ; Louis Hector Berlioz, membre de l’Institut ; Mansuete César Despretz, membre de l’Institut, professeur de physique à la Faculté des sciences. Camille Doucet, chef de la division des théâtres au ministère d’État ; Jules Antoine Lissajous, professeur de physique au lycée Saint-Louis, membre du conseil de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale ; Le Général Émile Mellinet, chargé de l’organisation des musiques militaires ; Désiré-Guillaume-Édouard Monnais, commissaire impérial près les théâtres lyriques et le Conservatoire ; Giacomo Meyerbeer, compositeur allemand, mais vivant à Paris où il mourra en 1871 ; Gioachino Rossini, Compositeur italien, mais vivant à Paris où il mourra en 1872 ; Ambroise Thomas, compositeur français et membre de l’Institut.
Le décret mettant en place ce diapason uniforme.
Les critiques contre le diapason uniforme…
On voit donc que l’histoire est un éternel recommencement et que les pinaillages actuels n’en sont que la continuité…
Vous pouvez accéder à l’ensemble des textes, ici (12 pages)
Pour les plus pressés, voici un extrait sous forme de tableaux qui vous permettront de constater la variété des diapasons, leur évolution et donc la nécessité de mettre de l’ordre et notamment de freiner le mouvement vers un diapason plus aigu. Les valeurs indiquées dans ce tableau sont en « vibrations ». Il faut donc diviser par deux pour avoir la fréquence en Hertz. Ainsi, le diapason de Paris indiqué 896 correspond à 448 Hz.
Tableau des diapasons en Europe en 1858 et tableau de l’élévation du diapason au cours du temps (tableau de droite). Extrait du rapport présenté à S. Exc. Le ministre d’État par la commission chargée d’établir en France un diapason musical uniforme (Arrêté du 17 juillet 1858) – Paris, le 1er février 1859.
Compléments sur le diapason
Si vous n’avez pas consulté le document de 12 pages, il est encore temps de vous y référer, il est juste au-dessus des tableaux… Vous pouvez le charger en PDF pour le lire plus facilement.
Si vous voulez entendre la différence entre le diapason à 435 Hz et celui à 440 Hz, je vous propose cette vidéo.
Diapason 435 Hz et 440 Hz.
Sur l’histoire du diapason, cet article signalé par l’ami Jean Lebrun.
Choisir le bon diapason quand on restaure des disques anciens peut avoir son utilité. Cependant, c’est une véritable jungle et aujourd’hui encore, les DJ, éditeurs de musique et même les musiciens continuent de se quereller au sujet de ce fameux diapason. Pour vous amuser, je vous propose d’entrer dans un débat qui a eu lieu en 1859… Pour vous faciliter la lecture, vous pouvez aussi télécharger le texte intégral au format PDF (en fin de cet article).
Entrons dans le débat…
Je vous propose trois éléments pour juger du débat qui anime toujours les musiciens d’aujourd’hui… C’est un exemple français, mais à vocation largement européenne par les éléments traités et l’accueil fait aux demandes de la commission ayant établi le rapport.
Un rapport établissant des conseils pour l’établissement d’un diapason musical uniforme.
Le décret mettant en place ce diapason uniforme.
Les critiques contre le diapason uniforme…
Rapport présenté à S. Exc. Le ministre d’État par la commission chargée d’établir en France un diapason musical uniforme
Vous avez chargé une commission « de rechercher les moyens d’établir en France un diapason musical uniforme, de déterminer un étalon sonore, qui puisse servir de type invariable, et d’indiquer les mesures à prendre pour en assurer l’adoption et la conservation.
Votre arrêté était fondé sur ces considérations :
« Que l’élévation toujours croissante du diapason présente des inconvénients dont l’art musical, les compositeurs de musique, les artistes et les fabricants d’instruments ont également à souffrir ; et que la différence qui existe entre les diapasons des divers pays, des divers établissements musicaux et des diverses maisons de facture est une source constante d’embarras pour la musique d’ensemble, et de difficultés dans les relations commerciales. »
La commission a terminé son travail. Elle vous doit compte de ses opérations, de la marche qu’elle a suivie ; elle soumet à l’appréciation de Votre Excellence le résultat auquel elle est arrivée.
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Cette commission était composée de :
Jules Bernard Joseph Pelletier, conseiller d’État, secrétaire général du ministère d’État, président de la commission ; Jacques Fromental Halévy, membre de l’Institut, secrétaire perpétuel de l’Académie des beaux-arts, rapporteur de la commission ; Daniel-François-Esprit Auber, membre de l’Institut, directeur du Conservatoire impérial de musique et de déclamation (et qui a sa rue qui donne sur l’Opéra de Paris) ; Louis Hector Berlioz, membre de l’Institut ; César-Mansuète Despretz, membre de l’Institut, professeur de physique à la Faculté des sciences. Camille Doucet, chef de la division des théâtres au ministère d’État ; Jules Antoine Lissajous, professeur de physique au lycée Saint-Louis, membre du conseil de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale ; Le Général Émile Mellinet, chargé de l’organisation des musiques militaires ; Désiré-Guillaume-Édouard Monnais, commissaire impérial près les théâtres lyriques et le Conservatoire ; Giacomo Meyerbeer, compositeur allemand, mais vivant à Paris où il mourra en 1871 ; Gioachino Rossini, Compositeur italien, mais vivant à Paris où il mourra en 1872 ; Ambroise Thomas, compositeur français et membre de l’Institut. ======================================
I
Il est certain que dans le cours d’un siècle, le diapason s’est élevé par une progression constante. Si l’étude des partitions de Gluck ne suffisait pas à démontrer, par la manière dont les voies sont disposées, que ces chefs-d’œuvre ont été écrits sous l’influence d’un diapason beaucoup moins élevé que le nôtre, le témoignage des orgues contemporaines en fournirait une preuve irrécusable. La commission a voulu d’abord se rendre compte de ce fait singulier, et de même qu’un médecin prudent s’efforce de remonter aux sources du mal ayant d’essayer de le guérir, elle a voulu rechercher, ou au moins examiner les causes qui avaient pu amener l’exhaussement du diapason. On possède les éléments nécessaires pour évaluer cet exhaussement. Les orgues dont nous avons parlé accusent une différence d’un ton au-dessous du diapason actuel. Mais ce diapason si modéré ne suffisait pas à la prudence de l’Opéra de cette époque : Rousseau, dans son dictionnaire de musique (article Ton), dit que le ton de l’Opéra à Paris était plus bas que le ton de chapelle. Par conséquent, le diapason, ou plutôt le ton de l’Opéra était, au temps de Rousseau, de plus d’un ton inférieur au diapason d’aujourd’hui.
Cependant les chanteurs de ce temps, au rapport de beaucoup d’écrivains, forçaient leur voix. Soit défaut d’études, soit défaut de goût, soit désir de plaire au public, ils criaient. Ces chanteurs, qui trouvaient moyen de crier si fort avec un diapason si bas, n’avaient aucun intérêt à demander un ton plus élevé, qui aurait exigé de plus grands efforts ; et, en général, à nulle époque, dans aucun pays, aujourd’hui comme alors, jamais le chanteur, qu’il chante bien ou mal, n’a d’intérêt à rencontrer un diapason élevé, qui altère sa voix, augmente sa fatigue, et abrège sa carrière théâtrale. Les chanteurs sont donc hors de cause, et l’élévation du diapason ne peut leur être attribuée.
Les compositeurs, quoi qu’aient pu dire ou penser des personnes qui n’ont pas des choses de la musique, une idée bien nette, ont un intérêt tout contraire à l’élévation du diapason. Trop élevé, il les gêne. Plus le diapason est haut, et plus tôt le chanteur arrive aux limites de sa voix dans les cordes aiguës ; le développement de la phrase mélodique est donc entravé plutôt que secondé. Le compositeur a dans sa tête, dans son imagination, on peut dire dans son cœur, le type naturel des voix. La phrase qu’il écrit lui est dictée par un chanteur que lui seul entend, et ce chanteur chante toujours bien. Sa voix, souple, pure, intelligente et juste, est fixée d’après un diapason modéré et vrai qui habite l’oreille du compositeur. Le compositeur a donc tout avantage à se mouvoir dans une gamme commode aux voix, qui le laisse plus libre, plus maître des effets qu’il veut produire, et seconde ainsi son inspiration. Et d’ailleurs, quel moyen possède-t-il d’élever le diapason ? Fabrique-t-il, fait-il fabriquer ces petits instruments perfides, ces boussoles qui égarent ? Est-ce lui qui vient donner le la aux orchestres et nous n’avons jamais appris ou entendu dire qu’un maestro, mécontent de la trop grande réserve d’un diapason, en ait fait fabriquer un à sa convenance, un diapason personnel, à l’effet d’élever le ton d’un orchestre tout entier. Il rencontrerait mille résistances, mille impossibilités. Non, le compositeur ne crée pas le diapason, il le subit. On ne peut donc non plus l’accuser d’avoir excité la marche ascensionnelle de la tonalité.
Remarquons que cette marche ascensionnelle, en même temps qu’elle a été constante, a été générale ; qu’elle ne s’est pas bornée à la France ; que les Alpes, les Pyrénées, l’Océan n’y ont pas fait obstacle. Il ne faut donc pas, comme nous l’avons entendu faire, en accuser spécialement la France, qu’on charge assez volontiers des méfaits qui se produisent de temps à autre dans le monde musical. Notre pays n’a eu que sa part dans cette grande invasion du diapason montant, et s’il était complice du mal, il en était en même temps victime. Les causes de cette invasion, qui agissaient partout avec suite, ensemble, persévérance, on pourrait dire avec préméditation, ne sauraient être ni accidentelles, ni particulières à un pays. Elles devaient tenir à un principe déterminant, à un intérêt. En vertu d’un axiome bien connu, il faut donc rechercher ceux qui avaient un intérêt évident à surélever ainsi le la qu’espéraient nous léguer nos ancêtres. Ceux qui fabriquent ou font fabriquer les diapasons, voilà les auteurs, les maîtres de la situation. Ce sont les facteurs d’instruments, et on comprend qu’ils ont à élever le diapason, un intérêt légitime et honorable. Plus le ton sera élevé, plus le son sera brillant. Le facteur ne fabriquera donc pas toujours ses instruments d’après le diapason ; il fera quelquefois son diapason d’après l’instrument qu’il aura jugé sonore et éclatant. Car il se passionne pour la sonorité, qui est la fin de son œuvre, et il cherche sans cesse à augmenter la force, la pureté, la transparence de voix qu’il sait créer. Le bois qu’il façonne, le métal qu’il forge, obéissant aux lois de la résonance, prendront des timbres intelligents, qu’un· artiste habile, et quelquefois inspiré, animera bientôt de son archet, de son souffle, de son doigté, léger, souple ou puissant. L’instrumentiste et le facteur sont donc deux alliés, leurs intérêts se combinent et se soutiennent. Introduits à l’orchestre, ils le dominent, ils y règnent, et l’entraînent facilement vers les hauteurs où ils se plaisent. En effet, l’orchestre est à eux, ou plutôt ils sont l’orchestre, et c’est l’instrumentiste qui, en donnant le ton, règle, sans le vouloir, les études, les efforts, les destinées du chanteur.
La grande sonorité acquise aux instruments à vent trouva bientôt une application directe, et en reçut un essor plus grand encore. La musique, qui se prête à tout et prend partout sa place, marche avec les régiments ; elle chante aux soldats ces airs qui les animent et leur rappellent la patrie. Il faut alors qu’elle résonne haut et ferme, et que sa voix retentisse au loin. Les corps de musique militaire, s’emparant du diapason pour l’élever encore, propagèrent dans toute l’Europe le mouvement qui l’entraînait sans cesse.
Mais aujourd’hui la musique militaire pourrait, sans rien craindre, descendre quelque peu de ce diapason qu’elle a surexcité. Sa fierté n’en souffrirait pas, ses fanfares ne seraient ni moins martiales, ni moins éclatantes. Le grand nombre d’instruments de cuivre dont elle dispose maintenant lui ont donné plus de corps, plus de fermeté, et un relief à la fois solide et brillant qui lui manquait autrefois. Espérons d’ailleurs que de nouveaux progrès dans la facture affranchiront bientôt certains instruments d’entraves regrettables, et leur ouvriront l’accès des riches tonalités qui leur sont interdites. L’honorable général qui représente dans la commission l’organisation des corps de musique seconderait de tous ses efforts cette amélioration désirable, ce progrès véritable, qui apporterait aux orchestres militaires des ressources nouvelles, et varierait l’éclat de leur sonorité.
Nous croyons avoir établi, monsieur le ministre, que l’élévation du diapason est due aux efforts de l’industrie et de l’exécution instrumentales ; que ni les compositeurs ni les chanteurs n’y ont participé en rien. La musique religieuse, la musique dramatique ont subi le mouvement sans pouvoir s’en défendre, ou sans chercher à s’y dérober. On pourrait donc, dans une certaine mesure, abaisser le diapason, avec la certitude de servir les véritables, les plus grands intérêts de l’art.
II
Nous avions l’assurance que ce fait de l’élévation toujours croissante du diapason ne s’était pas produit en France seulement, que le monde musical tout entier avait subi cet entraînement, mais il fallait en acquérir des preuves authentiques ; il fallait aussi savoir dans quelle mesure, à quels degrés différents s’était fait sentir cette influence dans les divers pays, dans les centres principaux. Nous avons donc pensé, monsieur le ministre, que, pour mener à bonne fin l’étude que votre Excellence nous avait confiée, il fallait commencer par nous renseigner au dehors et autour de nous, interroger les chefs des établissements importants en France et à l’étranger, prendre connaissance de l’état général du diapason, faire en un mot une sorte d’enquête. Cette conduite nous était d’ailleurs tracée par l’arrêté même qui nous institue, dans lequel vous signalez avec juste raison « la différence qui existe entre les diapasons des divers pays comme une source constante d’embarras. »
Nous nous sommes donc adressés sous vos auspices, et par l’organe de notre président, partout où il y a l’opéra, un grand établissement musical, dans les villes où l’art est cultivé avec amour, avec succès, pratiqué avec éclat, et qu’on peut nommer les capitales de la musique, demandant qu’on voulût bien nous renseigner sur la marche du ton, nous envoyer les diapasons en usage aujourd’hui, et d’anciens diapasons, s’il était possible, pour en mesurer exactement l’écart. En même temps, nous demandions aux hommes éclairés à qui nous nous adressions de_ nous faire connaître leur opinion, sur l’état actuel du diapason, et leurs dispositions favorables ou contraires à un abaissement. à une modération dans le ton. La musique est un art d’ensemble, une sorte de langue universelle. Toutes les nationalités disparaissent devant l’écriture musicale, puisqu’une notation unique suffit à tous les peuples, puisque des signes, partout les mêmes, représentent les sons qui dessinent la mélodie ou se groupent en accords, les rythmes qui mesurent le temps, les nuances qui colorent la pensée ; le silence même s’écrit dans cet alphabet prévoyant. N’est-il pas désirable qu’un diapason uniforme et désormais invariable vienne ajouter un lien suprême à celte communauté intelligente, et qu’un la, toujours le même, résonnant sur toute la surface du globe avec les mêmes vibrations, facilite les relations musicales et les rende plus harmonieuses encore ?
C’est dans ce sens que nous avons écrit en Allemagne, en Angleterre, en Belgique, en Hollande, en Italie, jusqu’en Amérique, et nos correspondants nous ont envoyé des réponses consciencieuses, des renseignements utiles, des souvenirs intéressants. Quelques-uns nous adressaient d’anciens diapasons âgés d’un demi-siècle, aujourd’hui dépassés ; d’autres des diapasons contemporains, variés dans leur intonation. Tous, reconnaissant et repoussant l’exagération actuelle, nous envoyaient leur cordiale adhésion. Trois d’entre eux, nos compatriotes 1, tout en partageant l’opinion générale, demandent, il est vrai, qu’on fixe le diapason à l’état actuel de celui de Paris, mais c’est pour l’arrêter dans sa progression ascendante, et eu faire un obstacle à de nouveaux envahissements : obstacle impuissant, à notre avis, qui protège le mal, l’oppose à lui-même, et le consacre au lieu de le détruire. Les autres sont unanimes à désirer un diapason moins élevé, uniforme, inaltérable, véritable diapason international, autour duquel viendraient se rallier, dans un accord invariable, chanteurs, instrumentistes, facteurs de tous les pays. La plupart de nos correspondants étrangers joignent à leur approbation l’éloge de l’initiative : » Je vous dois des remerciements, nous écrit-on, pour la cause importante que vous avez entrepris de plaider : il est bien temps d’arrêter les dérèglements auxquels on se laisse emporter. »
J’adopte la somme entière de vos sages réflexions, nous dit un autre maître de chapelle des plus distingués, en espérant que toute l’Europe applaudira vivement à la commission instituée par S. Exc. Je ministre d’État, à l’effet d’établir un diapason uniforme. La grande élévation du diapason détruit et efface l’effet et le caractère de la musique ancienne, des chefs-d’œuvre de Mozart, Gluck, Beethoven.
Je ne doute pas, écrit-on encore, que la commission ne réussisse dans celle question importante. Ce sera un nouveau service rendu par votre nation à l’art et au commerce.
L’élévation progressive du diapason, dit un autre de nos honorables correspondants, est non seulement préjudiciable à la voix humaine, mais aussi à tous les instruments. Ce sont surtout les instruments à cordes qui ont beaucoup perdu pour le son, depuis que l’on est obligé, à cause de cette élévation, d’employer des cordes très-minces, les cordes fortes ne pouvant résister à cette tension exagérée de là, ce ton, qui au lieu de se rapprocher de la voix humaine, s’en éloigne de plus en plus. »
Fixer le diapason une fois pour toutes, dit un cinquième, ce serait mettre fin à bien des doutes, à une multitude d’inconvénients et même de caprices. Je vous témoigne le vif intérêt que nous portons dans toute l’Allemagne musicale à l’exécution de votre projet.
Vous avez bien dit, écrit-on encore, que l’Europe entière est intéressée aux recherches des moyens d’établir un diapason uniforme. Le monde musical a senti depuis longtemps la nécessité urgente d’une réforme, et il remercie la France d’avoir pris l’initiative. M. Drouet, maître de chapelle du grand-duc de Saxe-Cobourg-Gotha, nous a envoyé trois diapasons d’époque et d’élévation différentes, et une note intéressante : Enfin nous avons reçu de deux hommes très compétents, M. W Wieprecht, directeur de la musique militaire de Prusse, à Berlin, et M. le docteur Furke des mémoires où la matière est traitée avec une véritable connaissance de cause. Les auteurs s’associent entièrement à la pensée qui a institué la commission.
Ces nombreuses adhésions, émanées d’autorités si considérables, nous donnent l’assurance qu’une proposition d’abaissement dans le diapason sera bien accueillie dans toute l’Allemagne. Il faut d’ailleurs rappeler ici que déjà, en 1834, des musiciens allemands réunis à Stuttgart avaient exprimé le vœu d’un affaiblissement du diapason, et recommandé l’adoption d’un la plus sensiblement plus bas que notre la actuel. Certes, il y aura d’abord des difficultés qui naîtront surtout de la division de l’Allemagne en un si grand nombre d’États différents. C’est une opinion qui nous a été exprimée ; mais il y a lieu de penser qu’après quelques oscillations, un type invariable et commun s’établira dans ce pays, qui pèse d’un grand poids dans les destinées de l’art musical.
Nous n’avons encore reçu d’Italie qu’une seule lettre. Elle est de M. Coccia, directeur de l’académie philharmonique de Turin, maître de chapelle de la cathédrale de Novare. M. Coccia a bien voulu nous adresser le diapason usité à Turin, un peu plus bas que celui de Paris, et le plus doux (il più mite), dit M. Coccia, qu’il ait rencontré jusqu’à présent. Il en recommande l’adoption. M. Coccia est donc aussi de l’avis d’un adoucissement dans le ton, et c’est d’un bon augure pour l’opinion de l’Italie, dont il faut tenir grand compte.
Nous avons reçu de Londres une communication de MM. Broadwood, célèbres facteurs de pianos. Ils ont eu l’obligeance de nous adresser trois diapasons, employés tous les trois dans leur établissement, chacun d’eux affecté à un service spécial.
Le premier, plus bas d’un grand quart de ton que le diapason de Paris, était, il y a vingt-cinq ou trente ans, celui de la Société philharmonique de Londres. Il a été judicieusement conservé par MM. Broadwood comme plus convenable aux voix, et ils accordent, d’après le ton extrêmement modéré qu’il fournit, les pianos destinés à l’accompagnement des concerts vocaux. Le second, beaucoup plus haut, puisqu’il est plus élevé que le nôtre, est celui d’après lequel MM. Broadwood accordent, en général, leurs pianos, parce qu’il est à peu près conforme à l’accord des harmoniums, des flûtes, etc. : c’est le diapason des instrumentistes. Enfin le troisième, encore plus élevé, est celui dont se sert aujourd’hui la Société philharmonique. Cette extrême liberté du diapason doit avoir ses inconvénients, et peut bien faire courir quelques hasards à la justesse absolue. Aussi MM. Broadwood font-ils des vœux « pour la réussite de nos recherches, si intéressantes et si importantes pour tout le monde musical.
M. Bender, directeur de la musique du roi des Belges et du régiment des guides, voudrait deux diapasons, à la distance d’un demi-ton : le plus élevé, à l’usage des musiques militaires ; l’autre, destiné aux théâtres. M. Bender pratique son système ; le diapason de la musique des guides n’est pas applicable à la musique vocale. C’est le plus élevé de tous ceux que nous avons reçus.
M. Daussoigne-Méhul, directeur du Conservatoire royal de Liège, n’adresse pas de diapason, celui qu’il emploie étant semblable à celui de Paris. Il est un des trois correspondants qui concluent à l’adoption définitive de ce diapason, comme limite extrême, comme sauvegarde, et ne fut-ce, dit M. Daussoigne Méhul, que pour arrêter ses dispositions ascendantes.
M. Lubeck, directeur du Conservatoire royal de La Haye, en nous envoyant son diapason, un peu moins élevé que le nôtre, nous assure de son adhésion et de son concours. Vous voyez, monsieur le ministre, combien de sympathies et d’approbations rencontre voire désir de l’établissement d’un diapason uniforme.
Nous avions écrit en Amérique. New York n’a pas encore répondu. M. E. Prévost, chef d’orchestre de l’Opéra-Français de La Nouvelle-Orléans, nous a adressé une lettre d’adhésion, et un diapason qui ne nous est pas parvenu.
Nous avons reçu de quelques-unes des grandes villes de France, où la musique est en honneur, des renseignements communiqués par des artistes distingués.
Le diapason qui nous a été envoyé par M. Victor Magnien, directeur de l’Académie impériale de musique de Lille est, après celui de M. Bender et après ceux de Londres, le plus élevé des diapasons qu’on nous a adressés. Il est plus haut par conséquent que celui de Paris. Sans doute il a subi, par un procédé de bon voisinage, l’influence de la musique des guides de Bruxelles. Aussi· M. Magnien se rallie-t-il avec empressement à la demande d’un diapason plus modéré.
M. Mézerai, chef d’orchestre du grand théâtre de Bordeaux, nous a communiqué son diapason, moins élevé que celui de Paris. M. Mézerai avait d’abord adopté celui-ci, mais, nous dit-il, il fatiguait trop les chanteurs.
Le diapason de Lyon est celui de Paris, celui de Marseille est très peu plus bas. M. Georges Hainl, chef d’orchestre de Lyon, croit qu’il faut maintenir le diapason de Paris, malgré son élévation, dans la crainte d’affaiblir l’éclat de l’orchestre. M. Aug. Morel, directeur de l’École communale de Marseille, incline vers cet avis. Ces deux artistes forment, avec M. D. Méhul, le groupe que nous avons mentionné, proposant l’état actuel comme terme définitif.
Toulouse nous a adressé deux diapasons : celui du théâtre, moins élevé que le nôtre, presque semblable à celui de Bordeaux, et le diapason de l’École de musique, plus bas d’environ un quart de ton ; différence remarquable, qu’il importe d’autant plus de constater, que Toulouse· est une de ces villes à l’instinct musical, où le chant est populaire, où l’harmonie abonde, et qui, de tout temps, a fourni à nos théâtres des artistes à la voix mélodieuse et sonore.
Le diapason de l’École de Toulouse est, avec celui du théâtre grand-ducal de Carlsruhe (sic), dont il ne diffère que de quatre vibrations, le plus bas de tous les diapasons qui nous ont été communiqués. Celui de la musique des guides de Bruxelles, qui compte neuf cent onze vibrations par seconde, est, à l’aigu, le terme extrême de ces diapasons ; celui de Carlsruhe, qui ne fait que huit cent soixante-dix vibrations, en est le terme au grave. Entre cet écart, qui n’est pas beaucoup moindre d’un demi-ton, se meuvent les diapasons en usage aujourd’hui, et, par conséquent, les orchestres, les corps de musique, les ensembles de voix dont ils sont la règle et la loi, et dont ils résument pour ainsi dire l’expression.
Ainsi la France compte à ses deux extrémités un des diapasons les plus élevés, celui de Lille, un des diapasons les plus graves, celui de l’École de Toulouse. On peut suivre sur la carte la route que suit en France le diapason ; il s’élève et s’abaisse avec la latitude. De Paris à Lille, il monte ; il descend de Paris à Toulouse. Nous voyons le nord soumis évidemment au contact, à la prédominance de l’art instrumental, tandis que le midi reste fidèle aux convenances et deux bonnes traditions des études vocales.
Nous vous avons présenté, monsieur le ministre, le résumé fidèle des informations qui nous ont été transmises : nous vous avons fait connaître les impressions que nous en avons reçues. En présence des opinions presque unanimes exprimées pour une modération dans le ton, et des opinions unanimes pour l’adoption d’un diapason uniforme, c’est-à-dire pour un nivellement général du diapason, librement consenti ; en présence des différences remarquables qui existent entre les divers diapasons que nous avons pu comparer, différences mesurées avec toute la précision de la science en nombre de vibrations, el consignées dans un des tableaux annexés à ce rapport, la commission, après avoir discuté, a adopté en principe, et à l’unanimité des voix ; les deux propositions suivantes :
Il est désirable que le diapason soit abaissé.
Il est désirable que le diapason abaissé soit adopté généralement comme régulateur invariable.
III
Il restait à déterminer la quantité dont le diapason pourrait être abaissé, en lui ménageant les meilleures chances probables d’une adoption générale comme régulateur invariable.
Il était évident que le plus grand abaissement possible était d’un demi-ton, qu’un écart plus considérable n’était ni praticable ni nécessaire ; et sur ce point, la commission se montrait unanime. Mais le demi-ton rencontra des adversaires, et trois systèmes se trouvèrent en présence : abaissement d’un demi-ton, abaissement d’un quart de ton, abaissement moindre que ce dernier.
Un seul membre proposait l’abaissement moindre que le quart de ton. Craignant surtout de voir les relations commerciales troublées, il proposait un abaissement très modéré, et qui devait tout au plus, dans sa plus grande amplitude, atteindre un demi-quart de ton.
La question des relations commerciales est assez importante pour qu’on s’y arrête un instant. D’ailleurs, monsieur le ministre, en nous instituant, vous l’avez signalée à notre attention.
Parmi les documents qui nous ont été remis, figure une lettre signée de nos principaux, de nos plus célèbres facteurs d’instruments de tout genre. Dans cette lettre, adressée à Votre Excellence, sont exposés tous les embarras résultants de l’élévation toujours croissante du diapason et de la différence des diapasons. On vous demande de mettre un terme à ces embarras en établissant un système uniforme de diapason. “Il appartient à Votre Excellence, disent les signataires, de faire cesser cette sorte d’anarchie, et de rendre au monde musical un service aussi important que celui rendu autrefois au monde industriel par la création d’un système uniforme de mesures.” La commission prend en haute considération les intérêts de notre grande fabrication d’instruments, c’est une des richesses de la France, une industrie intelligente dans ses produits, heureuse dans ses résultats. Les hommes habiles qui la dirigent et l’ont élevée au premier rang ne peuvent douter de notre sollicitude ; ils savent que nous sommes amis de celte industrie qui fournit à quelques-uns des membres de la commission de précieux et charmants auxiliaires. Mais si, parmi ces maîtres facteurs qui ont si bien signalé à Votre Excellence “les embarras” résultant de la divergence et de l’élévation toujours croissante, » quelques-uns, comme il nous a été dit, craignent maintenant « les embarras » résultant des mesures qu’on veut prendre pour les contenter, que faudrait-il faire ? Puisqu’ils ont demandé, avec tout le monde musical, un diapason uniforme, comment le choix d’un diapason, destiné dans nos espérances et dans les leurs à devenir· uniforme, peut-il troubler « les relations commerciales » déjà troublées, à leur avis, par la divergence des diapasons ? L’établissement d’un diapason uniforme implique nécessairement le choix d’un diapason, d’un seul. Or, nous avons reçu, entendu, comparé, mesuré, vingt-cinq diapasons différents, tous en activité, tous usités aujourd’hui. De tant de la, lequel choisir ? Le nôtre apparemment.
Mais pourquoi ? De ces vingt-cinq diapasons, aucun ne demande à monter, beaucoup aspirent à descendre, et quinze sont plus bas que celui de Paris. De quel droit dirions-nous à ces quinze diapasons, montez jusqu’à nous ? N’est-ce pas alors que les relations commerciales courraient grand risque d’être troublées ! N’est-il pas plus logique, plus raisonnable, plus sage, dans l’intérêt de la grande conciliation, que nous voulions tenter, de descendre vers cette majorité, et n’est-ce pas ainsi que nous avons la plus grande chance d’être écoutés des artistes étrangers dont nous avons réclamé le concours, et que nous remercions ici d’avoir répondu à notre appel avec tant de cordialité et de sympathie ?
Pour donner à l’industrie instrumentale un témoignage de sa sollicitude, la commission convoqua les principaux facteurs, ceux qui avaient obtenu les premières récompenses à l’Exposition universelle de 1855, c’est-à-dire ceux mêmes qui avaient écrit à Votre Excellence, et ce n’est qu’après avoir conféré avec eux et plusieurs de nos chefs d’orchestre, que la commission délibéra sur la quantité dont pourrait être abaissé le diapason.
Dans cette discussion, l’abaissement du quart de ton a réuni la grande majorité des suffrages ; apportant une modération sensible aux études et aux travaux des chanteurs, sans jeter une trop grande perturbation dans les habitudes, il s’insinuerait pour ainsi dire incognito en présence du public ; il rendrait plus facile l’exécution des anciens chefs-d’œuvre ; il nous ramènerait au diapason employé il y a environ trente ans, époque de la production d’ouvrages restés pour la plupart au répertoire, lesquels se retrouveraient dans leurs conditions premières de composition et de représentation. Il serait plus facilement accepté à l’étranger que l’abaissement du demi-ton. Ainsi amendé, le diapason se rapprocherait beaucoup du diapason élu, en 1834 à Stuttgart. Il avait déjà pour lui l’avantage d’une pratique restreinte, il est vrai, mais dont on peut apprécier les résultats.
La commission a donc l’honneur de proposer à Votre Excellence d’instituer un diapason uniforme pour tous les établissements musicaux de France ; et de décider que ce diapason, donnant le la, sera fixé à 870 vibrations par seconde.
Quant aux mesures à prendre pour assurer l’adoption et la conservation du nouveau diapason, la commission a pensé, monsieur le ministre, qu’il conviendrait :
Qu’un diapason type, exécutant 870 vibrations par seconde à la température de 15 degrés centigrades, fût construit sous la direction d’hommes compétents, désignés par Votre Excellence.
Que Votre Excellence déterminât, pour Paris et les départements, une époque à partir de laquelle le nouveau diapason deviendrait obligatoire.
Que l’état des diapasons et instruments dans tous les théâtres, écoles et autres établissements musicaux, fût constamment soumis à des vérifications administratives.
Nous espérons que vous voudrez bien, monsieur le ministre, dans l’intérêt de l’unité du diapason, pour compléter autant que possible l’ensemble de ces mesures, intervenir auprès de S. Exc. le ministre de la guerre, pour l’adoption du diapason ainsi amendé dans les régiments ; auprès de S. Exc. le ministre du Commerce pour qu’à l’avenir, aux expositions de l’industrie, les instruments de musique conformes à ce diapason soient seuls admis à concourir pour les récompenses ; nous sollicitons aussi l’intervention de Votre Excellence pour qu’il soit seul autorisé et employé dans toutes les écoles communales de la France où l’on enseigne la musique.
Enfin, la commission vous demande encore, monsieur le ministre, de vouloir bien intervenir auprès de S. Exc. le ministre de l’Instruction publique et des Cultes, pour qu’à l’avenir les orgues, dont il ordonnera la construction ou la réparation, soient mises au ton du nouveau diapason.
Telles sont, monsieur le ministre, les mesures qui paraissent nécessaires à la commission pour assurer et consolider le succès du changement que l’adoption d’un diapason uniforme introduirait dans nos mœurs musicales. L’ordre et la régularité s’établiraient où règnent parfois le hasard, le caprice ou l’insouciance ; l’étude du chant s’accomplirait dans des conditions plus favorables ; la voix humaine, dont l’ambition serait moins excitée, serait soumise à de moins rudes épreuves. L’industrie des instruments, en s’associant à ces mesures, trouverait peut-être le moyen de perfectionner encore ses produits déjà si recherchés. Il n’est pas indigne du Gouvernement d’une grande nation de s’occuper de ces questions qui peuvent paraître futiles, mais qui ont leur importance réelle. L’art n’est pas indifférent aux soins qu’on a de lui ; il a besoin qu’on l’aime pour fructifier, s’étendre, élever les cœurs et les esprits. Tout le monde sait avec quel amour, avec quelle inquiétude ardente et rigoureuse les Grecs, qu’animait un sentiment de l’art si vif et si profond, veillaient au maintien des lois de leur musique. En se préoccupant des dangers que peut faire courir à l’art musical l’amour excessif de la sonorité, en cherchant à établir une règle, une mesure, un principe, Votre Excellence a donné une preuve nouvelle de l’intérêt éclairé qu’elle porte aux beaux-arts. Les amis de la musique vous remercient, monsieur le ministre, ceux qui lui ont donné leur vie entière, et ceux qui lui donnent leurs loisirs ; ceux qui parlent la langue harmonieuse des sons, et ceux qui en comprennent les beautés.
Nous avons l’honneur d’être avec respect,
Monsieur le ministre,
De Votre Excellence
Les très humbles et très dévoués serviteurs.
J. PELLETIER, président ; F. HALÉVY, rapporteur ; AUBER, BERLIOZ, DESPRETZ, CAMILLE DOUCET, LISSAJOUS, GÉNÉRAL MELLINET, MEYERBEER, Ed. MONNAIS, ROSSINI, AMBROISE THOMASTABLEAUX ANNEXÉS AU RAPPORT.
Tableau des diapasons en Europe en 1858 et tableau de l’élévation du diapason au cours du temps (tableau de droite). Extrait du rapport présenté à S. Exc. Le ministre d’État par la commission chargée d’établir en France un diapason musical uniforme (Arrêté du 17 juillet 1858) – Paris, le 1er février 1859.
Arrêté du 16 février 1859
Vu l’arrêté en date du 17 juillet 1858 qui a institué une commission chargée de rechercher les moyens d’établir en France un diapason musical uniforme, de déterminer un étalon sonore qui puisse servir de type invariable, et d’indiquer les mesures à prendre pour en assurer l’adoption et la conservation ;
Vu le rapport de la commission en date du 1er février 1859,
Arrête :
Art. 1er. Il est institué un diapason uniforme pour tous les établissements musicaux de France, théâtres impériaux el autres de Paris et des départements, conservatoires, écoles, succursales et concerts publics autorisés par l’État.
Art. 2. Ce diapason, donnant le la adopté pour l’accord des instruments, est fixé à huit cent soixante-dix vibrations par seconde ; il prendra le titre de diapason normal.
Art. 3. L’étalon prototype du diapason normal sera déposé au Conservatoire impérial de musique et de déclamation.
Art. 4. Tous les établissements musicaux autorisés par l’État devront être pourvus d’un diapason vérifié et poinçonné, conforme à l’étalon prototype.
Art. 5. Le diapason normal sera mis en vigueur à Paris le 1er juillet prochain, et le 1er décembre suivant dans les départements.
À partir de ces époques, ne seront admis dans les établissements musicaux ci-dessus mentionnés que les instruments au diapason normal, vérifiés et poinçonnés.
Art. 6. L’état des diapasons et des instruments sera régulièrement soumis à des vérifications administratives.
Art. 7. Le présent arrêté sera déposé au secrétariat général, pour être notifié à qui de droit.
Paris, le 16 février 1859
ACHILLE FOULD.
Les critiques du rapport et de l’arrêté…
Le rapport et l’arrêté ministériel précédents, lui ordonne l’établissement d’un diapason modèle pour tous les théâtres et les établissements, lyriques de Paris et de la France, ont soulevé de nombreuses réclamations. Les constructeurs d’orgues, les fabricants d’instruments, les artistes qui se voient forcés de renouveler la flûte, le basson, le hautbois, etc., etc., dont ils se servent depuis longtemps ont fait aux conclusions pratiques contenues dans le rapport de la commission de telles objections, que l’arrêté ministériel n’a pas encore reçu d’exécution dans aucun théâtre de Paris. Un écrivain laborieux et très-versé dans les matières qui touchent à la fabrication des orgues et des autres instruments, M. Adrien de La Fage a publié un opuscule intéressant sous le titre de l’unité tonale, où il examine, tant au point de vue historique que sous le rapport praticable de nos jours, les idées qui ont déterminé la commission à s’arrêter au nombre de 870 vibrations par seconde pour le diapason normal de la France.
Il ne paraît pas, dit M. de La Fage, que les peuples anciens qui nous sont le mieux connus n’ont jamais songé à établir un son fixe qui servit de régulateur aux voix et aux instruments. Les plus anciennes opérations relatives au calcul des sons sont celles qu’on attribue à Pythagore qui vivait cinq cents ans avant l’ère vulgaire. Il semble résulter des recherches qu’on a faites dans l’histoire des Chinois qu’ils ont été les premiers à posséder un système musical d’une certaine régularité. C’est sous le règne de l’empereur Hoang-ti, 2600 avant Jésus-Christ, qu’aurait eu lieu la grande réforme de la musique chinoise, sous la direction d’un ministre tout-puissant, Ling-lun. Au moyen âge, les idées exactes étaient trop rares pour que l’on s’occupât d’une opération aussi délicate que la fixation d’un son régulateur. Les instruments s’accordaient à peu près au hasard et c’est à peine si l’on sait quelle était la dimension des gros tuyaux des principales orgues de l’Europe. Il faut arriver jusqu’aux premières années du dix-septième siècle, pour trouver quelques renseignements précis sur l’objet qui nous occupe.
En effet, c’est en 1615 que Salomon de Caus publia le premier ouvrage qui ait été écrit sur la construction des orgues ; mais c’est au P, Mersenne, dit M. de La Fage, que l’on doit la fixation exacte d’un son modèle et régulateur. Le P. Mersenne, qui était un très savant homme, avait parfaitement conscience de l’utilité de son opération, car il dit : « Tous les musiciens du monde feront chanter une même pièce de musique selon l’intention du compositeur, c’est-à-dire, au ton qu’il veut qu’elle se chante, pourvu qu’il connaisse la nature du son. » Le P. Mersenne, remarque M. de La Fage, ne peut s’empêcher d’admirer son idée, car il ajoute : « Celte proposition est l’une des plus belles de la musique pratique, car si l’on envoyait une pièce de musique de Paris à Constantinople, en Perse, en Chine, encore que ceux qui entendent les notes et qui savent la composition ordinaire le puissent faire chanter en gardant la mesure, néanmoins ils ne peuvent savoir à quel ton chaque partie doit commencer, etc. » Ainsi donc, comme l’observe fort judicieusement M. de La Fage, le principe de la fixation scientifique d’un son modèle aurait pu être appliqué dès la première moitié du dix-septième siècle ; mais le besoin ne s’en fit pas sentir, parce que la musique vocale était renfermée alors dans une portion assez restreinte de l’échelle sonore.
L’invention du diapason tel que nous le connaissons de nos jours, dit M. de La Fage, est due à un sergent-trompette de la maison royale d’Angleterre, nommé John Shore. Il étudia la trompette avec tant de persévérance qu’il était parvenu à en tirer des sons aussi doux que ceux du hautbois. John Shore faisait partie de la bande des trompettes royaux depuis 1711. À l’entrée de Georges 1er, en 1741, il remplissait les fonctions de sergent, montant, à la tête de sa petite troupe, un cheval richement caparaçonné. Le 8 août 1715, le personnel de la chapelle ayant été augmenté, il y fut admis en qualité de luthiste. Il avait toujours avec lui le diapason dont il était inventeur ; il s’en servait pour accorder son luth. Le diapason eut dès lors la forme qu’il a maintenant, et il se nommait en anglais tuning-fork, c’est-à-dire, fourchette d’accord. Il fut adopté par toute l’Angleterre, d’où il se propagea en Italie sous le nom de corista. (La corista vient en fait de choriste, un autre type de diapason constitué d’un sifflet avec un piston permettant de faire varier la fréquence de référence.) Il fut admis en France sous le nom grec de diapason. La différence des diapasons admis dans les divers pays de l’Europe était souvent très considérable…
M. de La Fage a pu constater qu’on rencontrait en Italie deux diapasons qui offraient l’énorme différence d’une tierce majeure. Le diapason de la Lombardie et de l’État vénitien était plus haut, et celui de Rome plus bas. À cette même époque, le diapason en usage à Paris était plus haut que celui de Rome et de la Lombardie.
D’après l’opinion de M. de La Fage, qui diffère de celle émise par la commission, ce seraient les instruments à cordes qui seraient la cause de l’ascension toujours croissante du diapason. Je pense, dit l’auteur de la brochure que nous analysons, que c’est la facilité qu’ont les instruments à cordes de modifier leur accord et de l’avantage qu’ils trouvent à le hausser, qu’est résulté l’ascension progressive du diapason. C’est dire que je ne partage pas en ceci l’opinion de M. Lissajous, qui croit que ce résultat a été produit par les instruments à vent. Chaque fois qu’un artiste nouveau en remplace un ancien dans un orchestre, dit M. Lissajous, il substitue un instrument plus récent qui influe, pour sa part, sur le mouvement ascensionnel du ton d’orchestre. Cet effet, insensible d’un jour à l’autre, se traduit, au bout d’un certain temps, par une différence notable.
Que ce soient les instruments à cordes ou les instruments à vent qui sont la cause de cette élévation où est arrivé le diapason moderne, ce qu’il fallait avant tout, c’est d’en arrêter l’ascension. II est évident, comme le dit M. de La Fage, que ce ne sont pas les chanteurs qui ont contribué à l’élévation toujours progressive du diapason dont ils sont les premières victimes. L’auteur ajoute : « Si tant de voix perdent aujourd’hui promptement leur fraîcheur primitive, ce n’est pas au diapason qu’il faut s’en prendre, mais aux compositeurs, qui sont les maîtres d’écrire dans la véritable étendue de chaque voix. »
Qui les force à placer le centre vocal dans la partie la plus élevée de l’échelle ? Non, ajoute M. de La Fage, ce n’est pas l’élévation du diapason qui empêche les voix de se produire, et qui altère celles qui se produisent ; ce sont les mauvais maîtres de chant, les mauvais compositeurs ; c’est eux qu’il faut accuser, c’est eux qu’il faut poursuivre ; et qu’on se hâte, car bientôt il faudrait accuser et poursuivre tout le monde ; toutes ces choses réunies peuvent avoir contribué au mal dont on se plaint ; l’essentiel, c’est d’y porter remède.
Dans le dix-neuvième article de sa brochure, M. de La Fage donne l’analyse d’un instrument curieux de
M. Lissajous pour faire apprécier à l’œil le nombre de vibrations que produit la tension d’une corde. Le but que se propose l’auteur, dit-il, est d’imposer une méthode optique propre à l’étude des mouvements vibratoires. Cette méthode, fondée sur la persistance des sensations usuelles et sur la composition de deux ou plusieurs mouvements vibratoires simultanés,
permet d’étudier, sans le secours de l’oreille, toute espèce de mouvements vibratoires, et, par suite, toute espèce de sons. « Quoique M. Lissajous n’ait pas encore développé expérimentalement toutes les conséquences de cette méthode, il pense qu’elle présentera une utilité réelle pour la fabrication des instruments de musique… M. de La Fage termine sa brochure par des conclusions qui semblent contraires aux principes émis dans le rapport de la commission, et il serait d’avis qu’on eût fixé un diapason, mais en laissant à chacun la liberté de s’y conformer. Nous ne saurions partager cette manière de voir, et nous pensons qu’après de vaines résistances de la part de certains fabricants d’instruments, on se soumettra au diapason légal, et que l’arrêté ministériel aura sa pleine et salutaire exécution.
Les questions d’érudition, d’investigation et d’utilité pratique sont à l’ordre du jour, et viennent, de plus en plus, solliciter l’attention de la critique. Nous avons sous les yeux une réponse de M. Vincent, membre de l’Institut, au mémoire de M. Fétis sur l’existence de l’harmonie simultanée des sons de la musique des Grecs, dont nous avons parlé dans le chapitre sixième de ce volume. Le titre de la brochure de M. Vincent qui vient de paraître tout récemment est : Réponse à M. Pétis et réfutation de son mémoire· sur cette question : Les Grecs et les Romains ont-ils connu l’harmonie simultanée des sons ? Sans entrer dans le fond du débat, nous sommes heureux de reconnaître que les conclusions, qui ressortent du travail très-serré et très-savant de M. Vincent, sont conformes à celles que nous avons émises en examinant le mémoire de M. Fétis. M. Vincent dit avec une haute raison (page 50 de sa brochure) : « Il est certain que les tierces, quoiqu’elles ne fussent pas prises théoriquement pour des consonances, étaient considérées comme telles dans la pratique des artistes. » À la bonne heure, donc, voilà de la science qui ne contredit pas le sens commun. M. Vincent ajoute un· peu après : « Or, dans les beaux-arts, les règles ne s’établissent pas a priori : c’est la pratique qui les dicte, la théorie ne fait que les enregistrer. » Page 63, nous lisons encore ce passage concluant : a Comment en définitive connaître toutes les ressources d’un système d’harmonie pratiqué suivant des règles que nous ignorons complètement, et qui étaient certainement très différentes des nôtres ? que ces règles fussent infiniment moins complexes et moins savantes que celles de nos jours, c’est un fait incontestable ; mais cela ne suffit pas pour se refuser à reconnaître ici l’existence d’une certaine harmonie, quelle qu’elle fût… Pour appuyer celle idée fort juste, M. Vincent ajoute, page 6 : Quand on a vu de rustiques montagnards, qui n’avaient certainement reçu les leçons d’aucun Conservatoire, ameuter tout Paris sur les places publiques, rien qu’avec un chalumeau et une cornemuse, on a peine à concevoir que des hommes intelligents persistent à dénier à un peuple splendidement doué pour tout le reste, jusqu’aux plus simples éléments d’un art qui possède, plus que tout autre, la puissance d’émouvoir certaines organisations privilégiées. En résumé, que réclamons-nous ? la connaissance des procédés, des finesses, des délicatesses de la science moderne ? Nullement : que l’on nous accorde un simple duo soutenu par un ou deux pédales, voilà toutes nos prétentions… Tout cela nous paraît trop raisonnable, trop fondé sur la nature des choses pour que M. Fétis n’en reconnaisse pas la vérité. La brochure de M. Vincent, écrite avec une extrême vivacité de paroles, est suivie de quelques planches qui la rendent d’autant plus curieuse à consulter.
Le siècle que nous traversons, et qui a déjà fourni plus de la moitié de sa carrière peut se diviser en deux époques dont chacune semble destinée à remplir une tâche différente. La première qui commence à la Révolution française a été une période de mouvement, de spontanéité et de création dans toutes les directions de la pensée, dans tous les faits soumis à la volonté de l’homme. La période qui va s’accomplissant sous nos yeux paraît devoir être, au contraire, une époque d’investigation, d’études et d’appréciation historique. La musique a largement participé au mouvement créateur de la première époque, car elle a produit Beethoven, Rossini, Weber et tout un monde d’idées nouvelles. Il faut nous résigner maintenant à partager le sort commun, à étudier le passé, à en pénétrer l’esprit jusqu’à ce que Dieu nous envoie un de ces révélateurs inspirés qui changent le cours des choses et viennent inaugurer, dans l’art, un nouvel idéal.
Carlos Viván (Miguel Rice Treacy), paroles et musique
Carlos Viván, l’auteur et le compositeur de ce tango fut un bon vivant et ce tango touche de très près sa vie qui fut clairement parmi les plus instables possibles. Le seul point étonnant est qu’il l’a écrit à 26 ans et pas, comme on peut le supposer, à la fin de sa vie tourmentée… L’abondance des versions à l’âge d’or et par la suite, prouve que ce sujet touchait la sensibilité des Argentins ; et la vôtre ?
Extrait musical
Cómo se pianta la vida 1940-08-20 -Orquesta Enrique Rodríguez con Armando MorenoPartitions de Cómo se pianta la vida de Carlos Viván (paroles et musique)
Paroles
Berretines locos De muchacho rana Me arrastraron ciegos En mi juventud En milongas, timbas Y en otras macanas Donde fui palmando Toda mi salud
Mi copa bohemia De rubia champagne Brindando amoríos Borracho la alze Mi vida fue un barco Cargado de hazañas Que juntó a las playas Del mar lo encalle
Cómo se pianta la vida Cómo rezongan los años Cuando fieros desengaños Nos van abriendo una herida Es triste la primavera Si se vive desteñida
Cómo se pianta la vida De muchacho calavera
Los veinte abriles cantaron un día la milonga triste de mi berretín y en la contradanza de esa algarabía al trompo de mi alma le faltó piolín. Hoy estoy pagando aquellas ranadas Final de los vivos Que siempre se da Me encuentro sin chance En esta jugada La muerte sin grupo Ya ha entrado a tallar
Cómo se pianta la vida De muchacho calavera Carlos Viván — 1929 — Paroles et musique
Traduction libre
Les folles lubies d’un gars débrouillard m’ont entraîné à l’aveuglette dans ma jeunesse, dans les milongas (Carlos Viván était un grand danseur de tango), les timbas (salle de jeu) et autres clubs où j’ai ruiné toute ma santé. Mon verre bohème de champagne blond, trinquant aux amours, ivre, je l’ai levé (Carlos Viván était plutôt amateur de Whisky, sans doute à cause de ses origines irlandaises). Ma vie a été un navire plein d’exploits, qui rejoignit les plages marines et s’échoua. Comme la vie se perd (piantar, c’est en lunfardo, s’enfuir), comme les années grognent quand de féroces déceptions nous ouvrent une blessure. Le printemps est triste s’il se vit déteint. Comment se perd la vie d’un gars débauché. Les vingt avrils (même si « Avril » en Argentine tombe en automne, c’est l’équivalent de l’expression « Printemps » pour marquer les années. Dans le vers précédent, il parlait d’ailleurs de printemps) ont chanté un jour la milonga triste de ma lubie et dans la contredanse de ce brouhaha, Il me manquait au plus profond de mon âme une innocence (piolín, verlan de limpio, propre, personne sans casier judiciaire…). Aujourd’hui, je paie pour ces méfaits. Le final des canailles arrive toujours. Je me retrouve sans chance dans ce jeu dangereux. La mort sans mentir est déjà entrée pour tailler. Comme se perd la vie, d’un garçon débauché.
Autres versions
Voici une petite sélection de versions illustrant le succès du thème pendant plus de 50 ans.
Cómo se pianta la vida 1930-03-18 – Azucena Maizani con conjuntoCómo se pianta la vida 1930-03-21 – Alberto Vila con guitarrasCómo se pianta la vida 1930-03-27 – Orquesta Luis Petrucelli con Roberto DíazCómo se pianta la vida 1930-04-02 – Orquesta Pedro Maffia con Carlos Viván.
Carlos Viván chante sa composition. Il a 27 ans au moment de l’enregistrement.
Cómo se pianta la vida 1930 – Roberto Maida acomp. de Orquesta Alberto Castellano.
Roberto Maida avant Francisco Canaro…
Cómo se pianta la vida 1930 – Tania acomp. de Orquesta Alberto Castellano.
Tania avec le même orchestre que Roberto Maida.
Cómo se pianta la vida 1932 – Orquesta Típica Auguste-Jean Pesenti du Coliseum de Paris.
En France aussi, la vie des tangueros est un peu dissolue…
Cómo se pianta la vida 1940-08-20 – Orquesta Enrique Rodríguez con Armando Moreno. C’est notre tango du jour.Cómo se pianta la vida 1942-09-15 – Orquesta Ricardo Tanturi con Alberto Castillo.Cómo se pianta la vida 1950-12-26 – Orquesta Edgardo Donato con Carlos Almada.Cómo se pianta la vida 1959c – Héctor Mauré con guitarras y bandoneonCómo se pianta la vida 1963-04-30 – Orquesta Aníbal Troilo con Roberto Goyeneche arr. de Julián Plaza.
On notera le début impressionnant proposé par Troilo et Plaza qui offre un tremplin pour Goyeneche pour lancer le titre d’une façon particulièrement expressive. Une version que je trouve convaincante et touchante. Pas de danse possible, mais un régal à écouter.
Cómo se pianta la vida 1981-07-08 – Orquesta Osvaldo Pugliese con Abel Córdoba.
C’est la plus originale et travaillée, un cran au-dessus de celle de Troilo, mais il faut être vraiment fan de Córdoba pour être enchanté par cette version. Je préfère les versions de danse ou celle de Troilo avec Goyeneche, mais la beauté du tango est qu’on a le choix et chacun pourra trouver son bonheur dans la très grande variété de ces enregistrements.
Aujourd’hui, nous allons nous intéresser aux hommages. C’est en effet un thème récurrent du tango. On célèbre l’ami, le maître, le grand homme ou la grande femme, la mère, souvent. Voici quelques hommages et le dernier va sans doute vous étonner.
Je n’évoquerai pas les dédicaces que l’on trouve notamment sur les partitions. Ce ne sont pas toujours à proprement parler des hommages, car souvent les personnes payaient pour être mentionnées. Je n’évoquerai pas non plus les disques d’hommage à…, puisqu’il s’agit de compilations et pas de titres créés spécialement. J’évoque donc ici, les thèmes musicaux et les paroles qui rendent hommage, évoquent, citent, des personnes, au sens large.
Hommage avec le nom dans le titre
Une première forme est de tout simplement déclarer dans le titre le nom de la personne à qui on souhaite rendre hommage. Attention toutefois à ne pas commettre d’erreurs. En effet, les noms de personnalités publiques font le plus souvent référence à un lieu, à une rue, et pas au personnage qui a donné son nom à cet endroit. Par exemple, Rodriguez Peña ou Te espero en Rodriguez Peña ne parlent pas du président argentin, mais de la rue et plus particulièrement du salon qui y était fameux. Très souvent, ces hommages commencent par A pour indiquer la dédicace, mais ce n’est pas toujours le cas. Voici une petite liste, bien sûr très incomplète, notamment, je n’évoque pas les tangos qui n’ont pas l’objet dans le titre, ou ceux dont le titre vient d’une dédicace postérieure, comme El Entrerriano.
On parle d’une personne précise, mais il est difficile d’être sûr de la personne évoquée, il s’agit parfois d’un être imaginé à partir de plusieurs personnes, comme Zorro Gris.
A lo Magdalena
A lo Megata
A mi mariucho
Griseta
La Marianella
María celosa
María la del portón
María morena
Mariposa (papillon)
Otario que andas penando
Pobre Margot
Señorita María
Tu nombre es María
Yo soy María
Zorro gris
Dédicaces génériques
Elles peuvent être utilisées pour différentes personnes, par exemple, les mères en général
El ingeniero (ingénieurs diplômés dans les universités argentines).
Les dédicaces à Canaro
A Don Pirincho Canaro (déjà cité)
A lo Pirincho
Canaro
Canaro en Córdoba
Canaro en Japón
Canaro en Paris
Pirincho
Les sélections
Les selecciones sont des titres qui mélangent plusieurs morceaux. On les appelle aussi Popurri (Pots-pourris). Il en existe de différents auteurs et/ou compositeurs, par exemple Arolas, Canaro, De Caro, Delfino, Di Sarli, Discepolo, Gardel, Mariano Mores, Piazzolla, Troilo… C’est une forme d’hommage qui consiste à mettre en valeur des compositions ou textes d’un compositeur ou auteur particulier. Sans le titre seleccion ou popurri, on trouve également
Il s’agit d’œuvres où on imite le style de la personne à qui on souhaite rendre hommage. Je parle de compositions, pas des orchestres qui jouent à la manière de…
Engobbiao (Alfredo Gobbi)
Pichuqueando (Canaro)
Puglieseando (Pugliese)
Tango a Pugliese (Pugliese)
San Pugliese
Vous vous êtes peut-être demandé pourquoi on disait « San Pugliese », ce qui veut dire Saint Pugliese. Don Osvaldo était athée, communiste de surcroît et donc, difficilement canonisable, du moins par le Vatican, même avec un Pape d’origine argentine. Mais les Argentins ont de la ressource et l’idée de créer une image « pieuse » (Estampita) à l’image de Pugliese est venue à Carlos Villaba à la vue des images pieuses qui se distribuent dans les églises. Il confia le texte à Alberto Muñoz qui souhaita garder l’anonymat et c’est pour cette raison qu’il n’est pas signé. Ce qui est amusant, c’est que plusieurs personnes ont revendiqué l’écriture, ce qui, pour Alberto était la preuve que cela fonctionnait. L’image d’origine est constituée d’une photo de Pugliese sur laquelle un œillet a été ajouté. C’est l’œillet qui était placé sur le piano quand Pugliese était absent (généralement en prison…) lors des concerts.
San Pugliese. À gauche, Recto et verso de l’image « pieuse » originale (estampita). À droite, trois versions plus récentes.
La mention « San Pugliese », reprend le principe des images pieuses, comme celle de San Expedito, le saint des causes justes et urgentes…
Une image pieuse dédiée à San Exposito.
Un documentaire est sorti il y a quelques mois sur San Pugliese. Je vous invite à le voir, si vous en avez l’occasion, il est passionnant.
Protégenos de todo aquel que no escucha. Ampáranos de la mufa de los que insisten con la patita de pollo nacional. Ayúdanos a entrar en la armonía e ilumínanos para que no sea la desgracia la única acción cooperativa. Llévanos con tu misterio hacia una pasión que no parta los huesos y no nos deje en silencio mirando un bandoneón sobre una silla
Traduction libre de la prière à Saint Pugliese
« Protège-nous tous ceux qui n’écoutent pas. Protège-nous de la mufa (mauvaise humeur) de ceux qui insistent avec la cuisse de poulet nationale. Aide-nous à entrer en harmonie et éclaire-nous afin que le malheur ne soit pas la seule action coopérative. Emmène-nous avec ton mystère vers une passion qui ne brise pas les os et ne nous laisse pas en silence regardant un bandonéon sur une chaise ».
Comment utiliser la prière à San Pugliese
Les musiciens argentins, même ceux qui n’ont rien à voir avec le tango respectent San Pugliese et l’invoquent pour que tout se passe bien. Sur les scènes, on peut voir des images de San Pugliese et quand tout ne se passe pas pour le mieux, il convient de conjurer le mauvais sort en criant Pugliese – Pugliese – Pugliese. Ne croyez pas que c’est une superstition, cela fonctionne et beaucoup d’artistes et de techniciens ont la Estampita dans leur portefeuille, placée sur la console ou sur leur instrument.
Clin d’œil final…
Le principe des images pieuses détournées continue d’être utilisée en Argentine et je vous présente pour terminer une image qui me fait mourir de rire. Le nom de l’homme politique Santoro a été découpé en faire San Toro. Jajaja.
Santoro (en un seul mot) est un homme politique argentin, enseignant de formation. La prière demande à ce que les enfants puissent avoir une plave (vancante) à l’école publique.
Nous vivons dans un monde de fous et le poids d’un baiser volé est sans doute tellement lourd aujourd’hui que l’on n’oserait plus écrire des paroles comparables à celles de notre tango du jour. Les initiales T.B.C. signifient Te bese (je t’ai embrassé). Mais nous verrons d’autres significations possibles pour les premières versions.
Ascanio
Ascanio Ernesto Donato
Ascanio Donato (14 octobre 1903 – 31 décembre 1971) est un des 8 frères de Edgardo Donato, l’interprète de notre tango du jour. Contrairement à son grand frère, Edgardo (violoniste) ou même son petit frère, Osvaldo (pianiste), Ascanio est peu connu. Le site TodoTango, qui est en général une bonne source, l’indique comme violoniste, alors qu’il était violoncelliste. Sa fiche dans le répertoire des auteurs uruguayens est plus que sommaire : https://autores.uy/autor/4231. Avec seulement la date de naissance et un seul de ses prénoms et pas de date de décès. En effet, contrairement à son aîné, Edgardo qui est né à Buenos Aires, Ascanio est né à Montevideo. L’œuvre a été déposée le 22 janvier 1929 (n° 40855) sous le nom de A.E. Donato (Ascanio Ernesto Donato). À l’époque, il était déjà violoncelliste avec ses frères, Osvaldo au piano et Edgardo à la direction et au violon. On notera que le dépôt a eu lieu en 1929, mais que le tango a été enregistré pour la première fois en 1927. Un autre dépôt a été effectué en Argentine le 19 décembre 1940 (# 2535 | ISWC T0370028060) et cette fois, le dépôt est au nom d’Edgardo. Cependant, les premiers disques mentionnent A. Donato.
Différents disques de T.B.C.
Les premiers disques indiquent bien A. Donato. Celui de Veiga réalisé à New York indique E Donato et pas les auteurs du texte, chanté. Celui de Rafael Canaro réalisé en Espagne indique juste Donato. Celui de De Angelis indique E. Donato et celui du quintette du pianiste Oscar Sabino, de nouveau, A. Donato… On notera que le premier disque, celui de Carlos Di Sarli à gauche ne mentionne pas les auteurs des paroles, l’œuvre étant instrumentale.
Je propose de conserver l’attribution à Ascanio, d’autant plus que je verse au dossier une partition qui lui attribue l’œuvre…
Extrait musical
Partition de T.B.C. indiquant A.E. Donato, donc, sans ambiguïté, Ascanio Ernesto Donato.T.B.C. (Te bese) 1953-08-11 – Orquesta Edgardo Donato con Roberto Morel y Raúl Ángeló
Paroles
Les paroles semblent avoir été ajoutées postérieurement. Nous y reviendrons.
Te besé y te cabriaste de tal manera que te pusiste hecha una fiera. Y hasta quisiste, sin más motivo, darme el olivo por ser audaz.
Total no es para tanto, no ves que estaba « colo ». Pensá que fue uno sólo y al fin te va a gustar. No digas que no, que cuando sepas, besar dando la vida serás tu quien me pida y sé qué me dirás.
Bésame, que no me enojo, bésame, como en el cine. Un beso de pasión, que al no poder respirar, me detenga el corazón. Bésame, Negro querido, el alma dame en un beso que me haga estremecer la sensación de ese placer. Ascanio Donato Letra: Roberto Fontaina; Víctor Soliño
Traduction libre
Je t’ai embrassée et tu t’es tellement fâchée que tu es devenue une bête sauvage. Et tu voulais même, sans plus de raison, t’enfuir (Dar el olivo, c’est partir, fuir) pour avoir été audacieux. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas si mal, ne vois-tu pas que c’était « colo » (Loco, fou en verlan). J’ai pensé que ce serait un seul et qu’au final tu aimerais. Ne dis pas non, que quand tu sais, embrasser en donnant la vie, tu seras celle qui me demandera et je sais ce que tu me diras : « Embrasse-moi, que je ne me fâche pas, embrasse-moi, comme au cinéma. Un baiser de passion, que de ne plus pouvoir respirer, mon cœur s’arrête. Embrasse-moi, mon chéri (Negro est un surnom affectueux qui peut être donné à quelqu’un qui n’est pas noir), donne-moi un baiser à l’âme qui me fasse secouer la sensation de ce plaisir.«
Comme pour beaucoup de paroles de tango, il convient de faire des hypothèses quant à la signification exacte. Le fait que des femmes et des hommes l’aient chanté permet de relativiser l’affaire, ce ne sont pas d’horribles machistes qui violentent des femmes non consentantes. Certains voient dans le tango des histoires de bordels, mais dans la grande majorité, les histoires sont plutôt sentimentales, c’est-à-dire qu’elles parlent de sentiments. Que ce soit l’illusion, l’amour fou, la détresse de l’abandon, le repentir, le regret. En dehors de l’époque des prototangos et des premiers tangos qui avaient des paroles assez crues et où les mecs faisaient les bravaches, la plupart des titres est plutôt romantique. Je veux voir dans le texte de ce tango une idylle naissante, peut-être entre des adolescents, pas le cas d’un taita qui s’impose à une mina désemparée, d’autant plus que le texte peut être vu des deux points de vue, comme le prouvent les versions que je vous propose. Pour la traduction, j’ai choisi de faire parler un homme, puisque ce sont des hommes qui chantent notre tango du jour et le dernier couplet pourrait-être la réponse de la femme qui se rend aux arguments, à la sollicitation de l’homme. Mais on peut totalement inverser les rôles. Les premiers enregistrements sont instrumentaux. T.B.C. peut dans ce cas signifier Te Bese, ou TBC (sans les points) qui désigne la tuberculose… TBC est aussi un club nautique de Tigre (près de Buenos Aires) TBC pour Tigre Boat Club. De nombreux tangos font référence à un établissement, ou un club. Mais le fait qu’il soit à Tigre et pas à Montevideo limite la portée de cette hypothèse. L’excellent site bibletango.com indique que le titre serait inspiré par un club assez spécial de Montevideo, mais sans autre précision. Si on excepte l’acception TBC=Tuberculose, je ne trouve pas de club en relation avec T.B.C. à Montevideo.
Avec les paroles de Roberto Fontaina et Víctor Soliño, le doute n’est plus permis, c’est bien Te bese qu’il faut comprendre. Roberto Fontaina et Víctor Soliño travaillaient à Montevideo. Ce qui confirme l’origine uruguayenne de ce titre.
Autres versions
Ce tango a été enregistré à diverses reprises et en deux vagues, à la fin des années 20 et dans les années 50. Les enregistrements de 1927 et 1928 sont instrumentaux.
Cette version a été enregistrée à New York, ce qui une fois de plus prouve la diffusion rapide des œuvres. On n’est pas obligé d’apprécier la voix un peu traînante de Veiga.
T.B.C. (Te bese) 1930 Orquesta Rafael Canaro con Carlos Dante y Rafael Canaro.
Rafael se joint à Carlos Dante pour le refrain dans un duo sympathique. Cette version a été enregistrée en Espagne, par le plus français des Canaro.
T.B.C. (Te bese) 1952-12-05 – Florindo Sassone con Roberto Chanel.
Une version typique de Sassone qui remet au goût du jour ce thème. C’est un peu trop grandiloquent à mon goût. Roberto Chanel, semble rire au début, sans doute pour dédramatiser sa demande. En revanche, l’orchestre passe au second plan et cela permet de profiter de la belle voix de Chanel.
T.B.C. (Te bese) 1953-08-11 – Orquesta Edgardo Donato con Roberto Morel y Raúl Ángeló. C’est notre tango du jour.
Après l’écoute de Sassone, on trouvera l’interprétation beaucoup plus sèche et nerveuse. Pour le premier disque de ce tango de son frère (ou de lui…), c’est un peu tardif, mais c’est plutôt joli. Cela reste dansable. Comme dans la version de Rafael Canaro qui initie le premier duo, le refrain est chanté par Morel et Ángeló.
T.B.C. (Te bese) 1957-07-17 – Diana Durán con orquesta.
À comparer à la version de Rosita Quiroga de 28 années antérieure. On peut trouver que c’est un peu trop dit et pas assez chanté. Je préfère la version de Rosita.
Lalo Martel, reprend le style décontracté et un peu gouailleur de ses prédécesseurs.
T.B.C. (Te bese) 1990 C – Los Tubatango.
Et on ferme la boucle avec une version instrumentale avec un orchestre qui s’inspire des premiers orchestres de tango…
T.B.C. Inspiré de Psyché ranimée par le baiser de l’Amour – Antonio Canova.
J’ai utilisé un des baisers les plus célèbres de l’histoire de l’art, celui immortalisé dans le marbre par Antonio Canova et que vous pouvez admirer au Musée du Louvre (Paris, France) pour l’image de couverture.
Notre tango du Jour est très original, par son titre, par sonorité et par sa rareté. Un marajá (maharajá) est bien sûr un maharadjah qui pour l’époque qui nous intéresse est un des princes feudataires de l’Inde. La sonorité de la musique le confirme rapidement si on avait un doute.
Un Federico peut en cacher un autre
Quatre âges de Domingo Federico.
Domingo Federico (1916-2000) avait une petite sœur, Nélida Cristina Federico (1920-2007). Bandonéoniste, pianiste et peintre (1920-2007). Cette dernière indique que son père, Federico était violoniste et même professeur de violon selon son frère, Domingo et c’est là que les problèmes commencent. Un Francisco Federico, on en a un en stock, mais il était contrebassiste, notamment dans l’orchestre de Miguel Caló. Il était également compositeur, par exemple de El marajá dont on parle aujourd’hui. Selon Nélida, c’est son père et Domingo qui l’ont initié à la musique. Il est donc fort probable que le Francisco auteur de ce tango soit le père de Nélida et Domingo, sinon, pourquoi ne pas parler de son autre frère qui comme compositeur et contrebassiste aurait pu aussi contribuer à la formation musicale de la jeune femme ? Une autre indication est le fait que le tango Saludos est cosigné Domingo et Francisco Federico et qu’à cette époque, Francisco Federico était contrebassiste dans l’orchestre de Miguel Caló. Sur le fait de jouer plusieurs instruments, c’était une particularité de la famille et de nombreux autres musiciens de tango. Nélida aurait commencé à étudier le violon, puis serait passé au piano et au bandonéon. En effet, le premier janvier 1931, avec son frère Domingo, elle jouait au Café Tokyo de Junín en compagnie de son frère âgé de 14 ans (elle devait donc avoir environ 11 ans). Lui au bandonéon et elle au piano. Le clou du spectacle est qu’ils échangèrent les rôles, lui au piano et elle au bandonéon, le père étant le conseiller musical du duo qui fut appelé, le Duo Federico. J’avais donc monté l’hypothèse que le Francisco de Saludos et de El marajá était le père ou sinon le frère de Nélida et Domingo. Pour lever cette ambiguïté, j’ai contacté des collègues et l’excellent Camilo Gatica m’a orienté vers une source que j’avais consultée, mais dans une version inaccessible pour moi. Cette source complète confirme toutes mes hypothèses, je cite donc la conclusion de Camilo (avec des ajouts entre parenthèses) : « Ainsi, Francisco était pianiste, bandonéoniste, violoniste (et même professeur de violon selon son fils), contrebassiste (dans l’orchestre de Miguel Calo) et avait des connaissances en musique. Il était le père de Domingo et Nélida ».
Domingo et Nélida Federico avant…Domingo et Nélida après une vie d’artiste (Nélida avait abandonné le bandonéon pour la peinture, mais est revenue ensuite au bandonéon).
Extrait musical
El marajá 1951-08-03 – Orquesta Domingo Federico.
El marajá 1951-08-03 – Orquesta Domingo Federico.
Un motif très léger de flûte ethnique commence l’œuvre. La mélodie principale a des caractéristiques qui la rapprochent de la musique orientale. On ne peut donc à aucun moment écarter la volonté de référence à un orient. On notera la grande richesse des contrepoints, les instruments se lançant à tour de rôle de dans de belles phrases qui s’enlacent et s’enchevêtre, tout en gardant une grande clarté. Les motifs, plus typiquement orientaux, reviennent régulièrement pour rappeler le thème. Étant ignorant en musique indienne, je ne peux pas vous proposer d’œuvres de comparaison qui permettraient de définir la source d’inspiration de Francisco Federico. Cependant, ceux qui connaissent Ravi ShankarouGeorge Harrison (le guitariste des Beatles)verront toute de suite des analogies, même si Francisco et Domingo Federico ne font pas appel au sitar. Que ce soit un orient de fantaisie ou savant, cela évoque l’Inde et l’un de ses princes, un maharajá.
Mais qui est ce mahârâjah – maharajá – marajá ?
Le fait que le père de Domingo soit l’auteur de ce tango est important, car en 1925, un mahârâjah est venu en Argentine et a été reçu en grande pompe, au point que le Président Alvear a dû sortir de sa poche une partie du financement, car l’enveloppe de dépense avait explosé. Le voyageur était le mahârâjah de Kapurthala, Jagatjit Singh Sahib Bahadur. Ce prince indien était fortement européanisé et parlait français, ce qui était courant dans la haute société argentine de l’époque. Il effectua son voyage en habits européens, sans son turban.
Le maharajah (au centre de face) en compagnie du président argentin Alvear (au centre, de profil avec la canne) et du Prince de Galles (le deuxième à partir de la gauche).
Le maharajah relate son périple dans son journal : My Tour in South, Central, and North America (1926). On y apprend qu’il faisait froid à son arrivée à Buenos Aires en provenance d’Uruguay et que Buenos Aires est le lieu qui lui a le plus plu de son voyage. On peut le croire quand on constate qu’un quart de son livre est consacré à son passage dans la province. Parmi ses visites, en plus du théâtre Colon et les réceptions habituelles, il est allé à Tigre et dans un site insolite que j’ai choisi de mettre en fond de la photo de couverture. Il s’agit du château estancia Huetel situé à 200 km de Buenos Aires, dans la Pampa. Il passa deux jours dans ce château imitant le style français Louis XIII appartenant à doña Concepción Unzué de Casares.
Quelques vues du château estancia Huetel construit par l’architecte franco-suisse Jacques Dunant. Né à Genève, Jacques Dunant fit ses études d’architecte aux Beaux-Arts de Paris. Pour l’exposition universelle de 1889 (celle où a été construite la Tour Eiffel), il travailla au pavillon de l’Argentine. En 1995, il fut appelé à Buenos Aires pour juger du concours pour l’attribution de la construction du Congresso. Il se fixa en Argentine et y réalisa de nombreux édifices (ainsi qu’en Uruguay). La construction de l’estancia Huetel a commencé en 1906.
Au programme, un concert de Carlos Gardel. Un chanteur d’origine française, dans un château de style français par un architecte français, il n’en fallait pas plus pour ravir le mahârâjah francophile. Pour être précis, Gardel n’était pas seul. Il était accompagné de Razzano et de leurs guitaristes Ricardo et Barbieri et d’un instrumentiste impromptu… Gardel et Razzano commencèrent à interpréter Linda provincianita, Galleguita, Claveles mendocinos, La pastora et La canción del ukelele. Alors, Le Prince de Galles qui était également invité est parti dans sa suite chercher un ukulélé et il se mit à en jouer y compris sur les chansons de Gardel et Razzano. Jagatjit Singh Sahib Bahadur (le maharajah) raconte dans son journal que l’accueil de la population argentine a été enthousiaste dans tous les points de son voyage dans le pays et qu’on l’accueillait aux cris de « Viva el Maharajá », y compris aux haltes du train qui le mena par la suite vers le Chili.
My Tour in South, Central, and North America (1926). Sur la photo du maharajah de Kapurthala, Jagatjit Singh Sahib Bahadur, en costume traditionnel, on peut voir un fauteuil qui lui avait été offert à La Plata par le gouverneur Cantillo en août 1925.
La visite d’un prince venu de si loin semble avoir impressionné la population et j’imagine que c’est bien cette visite qui a donné l’idée à Francisco Federico d’écrire ce titre.
Autres versions
Il n’y a pas d’autre version de ce tango, je vous propose de le réécouter.
El marajá 1951-08-03 – Orquesta Domingo Federico.
Domingo Federico est sans doute un musicien un peu oublié. Sa retraite à Rosario l’éloignant de Buenos Aires a peut-être limité sa visibilité. Je suis donc content, une fois de plus, de lui redonner un peu de présence.
À propos de l’image de couverture
J’ai assemblé deux images. Une vue de l’estancia Huetel et au premier plan, un portrait du maharajah de Kapurthala, Jagatjit Singh Sahib Bahadur. Ce portrait n’est pas d’époque, mais je tenais à présenter un maharajah avec son turban.
El marajá (mahârâjah) de Kapurthala, Jagatjit Singh Sahib Bahadur.