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Patotero sentimental 1941-06-06 — Orquesta Carlos Di Sarli con Roberto Rufino

Manuel Jovés Letra: Manuel Romero

Qui n’a pas été ému par la voix de Rober­to Rufi­no chan­tant Patotero sen­ti­men­tal ? Mais savez-vous que cet enreg­istrement suit de presque 20 ans un suc­cès phénomé­nal qui oblig­eait Igna­cio Corsi­ni à rechanter cet air sou­vent plus de cinq fois à la suite. Je vous invite à vous plonger dans l’histoire de ce patotero, émou­vant par ses regrets et par là-même décou­vrir un peu plus cet univers des cabarets, repaire des patoteros.

Je pub­lie cet arti­cle le 26 jan­vi­er qui est la date anniver­saire de la ver­sion de Di Sar­li avec Mario Pomar et pas celle que je mets en avant, avec Rober­to Rufi­no. Je triche donc un petit peu, on pour­ra tou­jours en repar­ler un 6 juin…

Patoteros, apaches, youth gangs…

Un patotero est le mem­bre d’une pato­ta, un groupe de jeunes enclins à la vio­lence et à la délin­quance. Ce phénomène de ban­des de jeunes est sans doute une des con­séquences de la révo­lu­tion indus­trielle qui a jeté des généra­tions de paysans dans les villes. Si les par­ents y tra­vail­laient, les jeunes qui voy­aient les con­di­tions mépris­ables de vie de leurs par­ents trou­vaient refuge dans des activ­ités, plus ou moins lucra­tives à défaut d’être hon­nêtes.
Si à Paris, les Apach­es (ban­des de jeunes délin­quants surnom­mées ain­si par le jour­nal­iste Hen­ri Fouquier en référence à la bru­tal­ité de leurs crimes qui rap­pelaient les romans de Fen­i­more Coop­er col­por­tant des idées colo­nial­istes sur la vio­lence des Indi­ens améri­cains) étaient par­ti­c­ulière­ment vio­lents, à Buenos Aires, les patoteros étaient un peu moins craints par la pop­u­la­tion. Pour juger de la dif­férence, on peut s’intéresser à leurs dans­es, vrai­ment très dif­férentes.
Pour les Argentins, je ne vous pro­pose pas de vidéo, il vous suf­fit d’imaginer un tan­go canyengue accen­tu­ant l’aspect « canaille », les fentes et autres pass­es (fig­ures) inspirées du com­bat au couteau.

Un bal en 1900. Peut-être du tan­go.

Pour le côté parisien, la danse des apach­es est une danse qui alterne des moments vio­lents et des moments plus sen­suels. C’est une drama­ti­sa­tion des rela­tions entre femmes et hommes. Cette danse per­dur­era en France jusque dans les années 60. On retrou­vera ses fig­ures, repris­es dans d’autres dans­es comme le lindy-hop, le rock acro­ba­tique, le tan­go de show, voire le tan­go de danse sportive.

Trois présen­ta­tions de valse chaloupée en 1904, 1910 et 1935. Cette danse présente des choré­gra­phies bru­tales, d’apparence machiste, même si les femmes peu­vent y être égale­ment agres­sives. On con­sid­ère que c’est une mise en scène des rela­tions tumultueuses entre une pros­ti­tuée et son souteneur. Quand on imag­ine le nom­bre de femmes « volées » à Paris et mise au tra­vail comme pros­ti­tuées en Argen­tine, on com­prend mieux ce phénomène, fait d’alternance de moments de ten­sions extrêmes et de moments de pas­sion amoureuse.

Extrait musical

Par­ti­tion de patotero sen­ti­men­tal. Trois cou­ver­tures. Avec Manuel Jovés et Igna­cio Corsi­ni à gauche et sur la cou­ver­ture de droite, Loren­zo Bar­bero qui l’a enreg­istrée en 1950 avec le chanteur Osval­do Brizuela.
Patotero sen­ti­men­tal 1941-06-06 — Orques­ta Car­los Di Sar­li con Rober­to Rufi­no.

Le patotero s’avance avec des pas bien mar­qués qui alter­nent avec de longs glis­san­dos des vio­lons.
Rufi­no com­mence à chanter, en respec­tant le rythme ini­tial. Sa voix est expres­sive et il ne som­bre pas dans le pathos que peu­vent présen­ter d’autres chanteurs. Cette sen­si­bil­ité asso­ciée à la pres­sion con­stante de l’orchestre fait que les danseurs trou­veront leur compte dans cette ver­sion idéale pour la danse. Le plaisir des oreilles et des jambes.
Nous ver­rons que cet équili­bre qui sem­ble si sim­ple et naturel dans cette ver­sion a du mal à se retrou­ver dans les nom­breux autres enreg­istrements du titre, du moins dans les ver­sions de danse, celles pour l’écoute entre dans une autre caté­gorie. Par exem­ple, le même Di Sar­li, avec l’excellent Mario Pomar fait un autre enreg­istrement en 1954 et il est dif­fi­cile d’y trou­ver la même dans­abil­ité, même si bien sûr de nom­breux danseurs tomberont sous le charme de cette autre ver­sion (qui est la vraie ver­sion du jour, puisqu’enregistrée un 26 jan­vi­er).

Rober­to Rufi­no. À gauche à Mar del Pla­ta en 1970 et à droite à Radio Bel­gra­no en 1944.

Paroles

Patotero, rey del bai­lon­go
Patotero sen­ti­men­tal
Escondés bajo tu risa
Muchas ganas de llo­rar
Ya los años se van pasan­do
Y en mi pecho, no entra un quer­er
En mi vida tuve muchas, muchas minas
Pero nun­ca una mujer
Cuan­do ten­go dos copas de más
En mi pecho comien­za a sur­gir
El recuer­do de aque­l­la fiel mujer
Que me quiso de ver­dad y que ingra­to aban­doné
De su amor, me burlé sin mirar
Que pudiera sen­tir­lo después
Sin pen­sar que los años al cor­rer
Iban cru­eles a amar­gar, a este rey del cabaret
Pobrecita, cómo llora­ba
Cuan­do ciego la eche a rodar
La pato­ta me mira­ba, y
No es de hom­bre el aflo­jar
Patotero, rey del bai­lon­go
Siem­pre de ella te acor­darás
Hoy reís, pero en tu risa
Solo hay ganas de llo­rar
Manuel Jovés Letra: Manuel Romero

Traduction libre des paroles

Patotero, roi du bal
Patotero sen­ti­men­tal
Tu caches sous ton rire beau­coup d’en­vies de pleur­er.
Et les années passent et, dans ma poitrine, aucun amour n’en­tre.
Dans ma vie, j’ai eu beau­coup, beau­coup de poulettes (chéries), mais jamais une femme.
Quand j’ai deux ver­res de trop, dans ma poitrine com­mence à resur­gir le sou­venir de cette femme fidèle qui m’aimait vrai­ment et que j’ai aban­don­née ingrate­ment.
De son amour, je me moquais sans voir que je pour­rais le ressen­tir plus tard, sans penser que les années, à mesure qu’elles s’é­coulaient, étaient cru­elles à aigrir ce roi du cabaret.
Pau­vre petite, comme elle pleu­rait quand aveu­gle j’ai com­mencé à la larguer.
La bande (pato­ta) m’ob­ser­vait, et ce n’est pas à un homme de se relâch­er (se laiss­er atten­drir).
Patotero, roi du bal, tou­jours, tu te sou­vien­dras d’elle.
Aujour­d’hui tu ris, mais, dans ton rire, il n’y a que l’en­vie de pleur­er.

Autres versions

El patotero sen­ti­men­tal 1922-03-29 — Igna­cio Corsi­ni con Orques­ta Rober­to Fir­po.

C’est Corsi­ni qui a créé le titre. Nous ver­rons cela en fin d’article. Ce fut son pre­mier grand suc­cès, ce tan­go a lancé sa car­rière.

Igna­cio Corsi­ni en 1922

La même année, Car­los Gardel décide d’enregistrer le titre. Cette vidéo de Sin­fo­nia Mal­e­va per­met de suiv­re les paroles chan­tées par Car­los Gardel.

El patotero sen­ti­men­tal 1922 — Car­los Gardel con acomp. de Guiller­mo Bar­bi­eri, José Ricar­do (gui­tar­ras)
Sub­mergé d’é­mo­tion Raul (Hugo Del Car­ril) chante Patotero sen­ti­men­tal quand il com­prend qu’il va per­dre elisa. dans le film La vida est une tan­go (1939)
Patotero sen­ti­men­tal 1941-06-06 — Orques­ta Car­los Di Sar­li con Rober­to Rufi­no. C’est notre (faux) tan­go du jour.
Patotero sen­ti­men­tal 1949-11-25 — Orques­ta José Bas­so con Oscar Fer­rari.

La voix un peu acide de Fer­rari ne sert pas aus­si bien le thème que celle de Rufi­no ou de Corsi­ni. D’un point de vue de la danse, les manières de Fer­rari ren­dent cet enreg­istrement peu prop­ice à la danse. C’est un peu dom­mage, car l’orchestre fait un assez joli tra­vail.

Patotero sen­ti­men­tal 1950-12-28 — Loren­zo Bar­bero y su orques­ta de la argen­tinidad con Osval­do Brizuela.

Une Jolie ver­sion qui ne détrôn­era pas celle de Di Sar­li et Rufi­no, mais qui se laisse écouter et qui a obtenu un cer­tain suc­cès à son époque, comme en témoigne la par­ti­tion présen­tée au début de cet arti­cle.

Patotero sen­ti­men­tal 1952-10-16 — Orques­ta Osval­do Frese­do con Héc­tor Pacheco.

Dans la veine des tan­gos à écouter il y a cette ver­sion. La voix pré­cieuse de Pacheco est-elle réelle­ment adap­tée au rôle d’un patotero, même con­ver­ti ? On a du mal à croire à cette his­toire, d’autant plus que Frese­do mul­ti­plie ses fior­i­t­ures, tout aus­si peu prop­ices à la danse que celles de Florindo Sasonne de la même époque.

Patotero sen­ti­men­tal 1954-01-26 — Orques­ta Car­los Di Sar­li con Mario Pomar.

J’adore Mario Pomar et son inter­pré­ta­tion ne souf­fre d’aucune cri­tique. C’est juste que le choix un peu moins tonique rend, à mon sens, le titre un peu moins agréable à danser que la ver­sion avec Rufi­no enreg­istrée 13 ans plus tôt. C’est cette ver­sion qui a été enreg­istrée un 26 jan­vi­er et qui devrait donc offi­cielle­ment être le tan­go du jour.

Patotero sen­ti­men­tal 1974 — Orques­ta Florindo Sas­sone con Oscar Macri.

J’ai par­lé des bruitages de Sas­sone à pro­pos de la ver­sion de 1952 de Frese­do, je pense que vous remar­querez que Sas­sone ne les pro­pose pas dans cet enreg­istrement. C’est assez logique, car ces bruitages sont le témoignage d’une époque et qu’ils furent aban­don­nés par la suite. Vous noterez toute­fois les moments où Sas­sone quelques années plus tôt aurait abusé de ces effets. Si Sas­sone n’est pas un pour­voyeur de tan­go de danse, il faut recon­naître qu’avec l’interprétation inspirée de Macri, le résul­tat est plutôt sym­pa, même si à mon avis, il ne devrait pas franchir la porte de la milon­ga (en tous cas pas trop sou­vent 😉

Patotero sen­ti­men­tal 1974 — Hugo Díaz.

L’harmonica d’Hugo Díaz, une voix à lui tout seul. L’ambiance jazzy don­née par le piano et la gui­tare ne sat­is­fera cepen­dant pas les danseurs qui réserveront le titre pour une écoute au coin du feu.

Patotero sen­ti­men­tal 1974c — Leopol­do Fed­eri­co con Car­los Gari.

Le ban­donéon expres­sif de Leopol­do Fed­eri­co nous offre un duo avec Car­los Gari dont la voix puis­sante con­traste avec tous les instru­ments. C’est une belle inter­pré­ta­tion, pleine d’émotion. L’opposition, voix et instru­ments du début s’apaise pro­gres­sive­ment pour nous offrir un paysage sonore par­faite­ment cohérent. Moi, j’aime bien, mais bien sûr, ça reste entre mon ordi­na­teur et moi, cela ne passera pas sur les haut-par­leurs de la milon­ga.

Patotero sen­ti­men­tal 1991-03 — Car­los Gar­cía solo de piano.

Le piano sait sou­vent être expres­sif. Je vous laisse juger si Car­los Gar­cía a su suff­isam­ment faire par­ler son instru­ment…

Patotero sen­ti­men­tal 2005 — Cuar­te­to Guardia Vie­ja con Omar de Luca (ou Dario Paz ou Fabi­an Vidarte…). Je ne suis pas sûr de qui chante.
Patotero sen­ti­men­tal 2006 — Aure­liano Tan­go Club C Aure­liano Marin.

Une ver­sion très dif­férente mais pas inin­téres­sante. Vous pou­vez jeter un œil à leur site, celui d’Aureliano Marin, arrangeur, directeur et con­tre­bassiste du trio en plus d’en être le chanteur.

Patotero sen­ti­men­tal 2011 — Orques­ta Típi­ca Gente de Tan­go con Héc­tor Mora­no.

On ter­mine ici, avec une ver­sion plus tra­di­tion­nelle.

Origine de ce tango

Comme nous l’avons vu à de nom­breuses repris­es, les tan­gos qui ani­ment nos milon­gas ont sou­vent été créés pour des revues musi­cales, des pièces de théâtre ou des films. Celui-ci ne fait pas excep­tion. Il était une des scènes de la pièce “El bailarín del cabaret” (le danseur de cabaret) qui fut lancée le 12 mai 1922 au théâtre Apo­lo par la com­pag­nie de Cesar Rat­ti, et qui eut un suc­cès immense, notam­ment pour l’interprétation par Igna­cio Corsi­ni de notre tan­go du jour.
Les spec­ta­teurs bis­saient de nom­breuses fois ce titre que Corsi­ni chan­tait, appuyé sur le dossier d’une chaise et avec le genou droit sur l’assise. On con­nait ce détail par Osval­do Sosa Cordero dans “His­to­ria de las vari­etés en Buenos Aires 1900–1925” qui nous apprend égale­ment que 800 dis­ques de ce titre ont été gravés en 1922 et comme nous l’avons vu, Gardel s’est aus­si emparé du phénomène, la même année.

Osval­do Sosa Cordero; His­to­ria de las vari­etés en Buenos Aires 1900–1925. À gauche, édi­tion orig­i­nale de 1978 et à droite, la réédi­tion de 1999.

Il me sem­ble intéres­sant de voir com­ment s’articulaient ces var­iétés.

El bailarín del cabaret — Cou­ver­ture de la 4ème édi­tion (19 août 1922 et déjà 319 représen­ta­tions suc­ces­sives)… À droite, l’ex­trait du livret avec les paroles du tan­go chan­té par Igna­cio Corsi­ni.

Dans la pièce de Manuel Romero, El bailarín del cabaret, où se trou­ve cette pièce, il y a 4 tableaux. L’apparition de ce tan­go est dans le troisième.
La scène se passe dans un cabaret lux­ueux et tous dansent un fox­trot joué par l’orchestre dirigé par Félix Sco­lat­ti Almey­da, sauf Maria qui est triste à sa table et une famille qui décou­vre cet univers.
Je vous repro­duis ici un dia­logue savoureux où un jeune homme (Tron­coso) souhaite inviter la fille de la famille de vis­i­teurs (Cayetana) et qui se ter­mine par l’introduction de notre tan­go, Patotero sen­ti­men­tal.

Dialogues liminaires au tango Patotero sentimental

TRONCOSO.- Bue­nas noches. ¿ Me acom­paña ese tan­go señori­ta?
CAYETANA.-Yo no me coman­do sola. Pídale per­miso a me papá.
D. GAETANO.-E iñu­dole, cabayere. Me nena non “bala”.
TRONCOSO.-¿Cómo es eso? ¿Aca­so ust­ed. no sabe que toda mujer que entra aquí está oblig­a­da a bailar?
D. GAETANO.-Ma nun. diga.
TRONCOSO.–Si, señor, sino va a haber tiros.
CAYETANA.-Papá, vamo in casa. (Tron­coso saca un revólver.)
D. GAETANO.-Boeno … boeno .. . que “bale” pero no me lam­prete mucho. (Bailan ridic­u­la­mente.)
CATALINA.-Gaetano; roa mire como le hace co la pier­na.
D. GAETANO.-(Parándolo.) ¡Ah! ¡No covenci­to, eso no, pe la madon­na!
Me hija non he una melunguera cualunque. E osté, non debe hac­er­le cosquiyite inta la gam­ba, Sabe?
TRONCOSO.-¿Dónde le he hecho cosquil­las?
D. GAETANO.-¿E me lo pre­gun­ta todavía? ¡Chan­cho!
TRONCOSO.-¡Salí de ahí otario!(Le da un bife,y lo sacan a bofe­tadas
has­ta la calle, madre e hija van detras, la orques­ta ata­ca un paso doble. Tumul­to, risas y todos bailan.) ¿ Vamos a bailar, Mar­ta?
MARTA.-No: dejame, no quiero bailar hoy.
TRONCOSO.-¿ Qué te pasa?
MARTA.-Nada. Dejame.
TRONCOSO.-¿Pero qué tenés vos esta noche?
MARTA.-Nada. Se van a reir si lo digo.
PANCHITO.-Dejala; algún mete­jón nue­vo.
MARTA.-No, nada de eso, les juro.
MARGOT.-A ver, dec­ime­lo ami. Yo soy tu ami­ga .
M‑ARTA.-¡Es qué! … Pero no, es ridícu­lo.
MARGOT.-Deci … .
MARTA.-Pero no se rían. He deja­do a mi nene en casa con cuarenta
gra­dos de fiebre y se me va a morir y yo no quiero que se me muera. (Llo­ran­do.)
LA BEBA.-¡Já, já, já! Dejate de sen­ti­men­tal­is­mos.
TRONCOSO.-¡Qué des­gra­ci­a­da! (Todos rien.)
LORENA.-¿Por qué se ríen de ella?
TRONCOSO.-A vos que te pasa? De un tiem­po a esta parte el mozo se ha puesto muy sen­ti­men­tal.
LA BEBA.-En cuan­to toma dos copas se pone imposi­ble.
LORENA.-Para ust­edes no hay nada respetable en la vida …
TRONCOSO.-Pero her­mano! Vos, el rey de los patateros, hablan­do asi! …
LORENA.-¿ Y qué? ¿Aca­so un patatero no puede ten­er alma? Si ust­edes supier­an …

Traduction des dialogues

TRONCOSO.- Bon­soir. M’accompagneriez-vous pour ce tan­go, made­moi­selle ?
CAYETANA : Je ne me com­mande pas. Deman­dez la per­mis­sion à mon père.
D. GAETANO.- C’est inutile jeune-homme. Ma fille ne « danse » pas.
(Les guillemets soulig­nent l’opinion que le père a de ces dans­es de cabaret).
TRONCOSO.- Com­ment cela se fait-il ? Vrai­ment? Ne savez-vous pas que chaque femme qui entre ici est oblig­ée de danser ?
D. GAETANO.-Mais nul me l’a dit.
TRONCOSO.–Oui, mon­sieur, sinon il y aura des coups de feu.
CAYETANA.-Papa, ren­trons à la mai­son. (Tron­coso sort un revolver.)
D. GAETANO.-Bien … Bien .. . qu’ils « dansent » cette « danse » mais ne la ser­rez pas trop. (Ils dansent ridicule­ment.)
CATALINA.-Gaetano ; Roa, regarde com­ment il fait avec sa jambe.
D. GAETANO.- (L’ar­rê­tant.) Ah ! Non jeune homme, pas ça, par la Madone !
Ma fille n’est pas une melunguera (milonguera, le père ne con­nait pas bien et déforme le mot) quel­conque. Et il ne faut pas cha­touiller la jambe, vous savez ?
TRONCOSO : Où l’ai-je cha­touil­lée ?
D. GAETANO : Et vous me deman­dez en plus ? Cochon!
TRONCOSO : Sors d’ici, otario !
(Otario, cave, naïf, idiot) (Il le gifle, et ils le sor­tent avec des baffes) jusqu’à la rue. La mère et la fille se glis­sent der­rière, l’orchestre attaque un paso doble. Tumulte, rires et tout le monde danse.) On va danser, Mar­ta ?
MARTHA : Non, laisse-moi, je ne veux pas danser aujour­d’hui.
TRONCOSO : Que t’arrive-t-il ?
MARTA.-Rien, laisse-moi.
TRONCOSO : Mais qu’as-tu ce soir ?
MARTA : Rien, ils vont rire si je le dis.
PANCHITO : Laisse-la ; quelque chose d’une nou­velle amourette.
MARTA : Non, rien de tel, je vous jure.
MARGOT : Eh bien, dis-le-moi. Je suis ton amie.
MARTA.-C’est que ! … Mais non, c’est ridicule.
MARGOT.-Parle… .
MARTA : Mais ne riez pas. J’ai lais­sé mon bébé à la mai­son avec quar­ante degrés de fièvre et il va mourir et je ne veux pas qu’il meure. (En pleurs.)
LA BEBA.-Ah-Ah-Ah Arrête avec la sen­ti­men­tal­ité.
TRONCOSO : Quelle malchance ! (Tout le monde rit.)
LORENA.-Pourquoi vous moquez-vous d’elle ?
TRONCOSO : Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? Depuis quelque temps, le mon­sieur (beau jeune-homme) est devenu très sen­ti­men­tal.
LE BÉBÉ : Dès qu’il boit deux ver­res il devient impos­si­ble.
LORENA.-Pour vous, il n’y a rien de respectable dans la vie…
TRONCOSO : Mais frère ! Toi, le roi des patateros, tu par­les ain­si !…
LORENA : Et alors ? Un patatero ne peut-il pas avoir une âme ? Si vous saviez…

Et là, Igna­cio Corsi­ni retourne une chaise, pose un genou sur l’assise et s’appuie au dossier avant d’entamer cette chan­son qu’il repren­dra de nom­breuses fois à la demande des spec­ta­teurs.
Lors d’une représen­ta­tion, le chef de la troupe, Cesar Rat­ti, a essayé d’interdire les bis mul­ti­ples. Finale­ment, il a dû céder devant la pres­sion du pub­lic et il y a eu cinq bis.
Voilà, vous en savez sans doute un peu plus sur l’histoire de ce tan­go et du lien entre notre musique favorite, les cabarets, théâtres et autres lieux de spec­ta­cle du début du vingtième siè­cle.

À bien­tôt, les amis !

Cristal 1944-06-07 — Orquesta Aníbal Troilo con Alberto Marino

Mariano Mores Letra : José María Contursi

La musique de Cristal est de celles qui mar­quent les esprits et les cœurs. La force de l’écriture fait que la plu­part des ver­sions con­ser­vent l’ambiance du thème orig­i­nal. Cepen­dant, nous aurons des petites sur­pris­es. Je vous présente, Cristal de Mar­i­ano Mores avec des paroles de Con­tur­si, mais pas que…

Extrait musical

Cristal 1944-06-07 — Orques­ta Aníbal Troi­lo con Alber­to Mari­no.

Une très jolie descente répétée lance cette ver­sion. Les notes devi­en­nent de plus en plus graves en suiv­ant une gamme mineure. Cela donne une imposante présence au thème. L’introduction se développe, puis après 30 sec­on­des se développe le thème prin­ci­pal. Celui que Alber­to Mari­no chantera à par­tir de 1’20.

Paroles

Ten­go el corazón hecho peda­zos,
rota mi emo­ción en este día…
Noches y más noches sin des­can­so
y esta desazón del alma mía…
¡Cuán­tos, cuán­tos años han pasa­do,
gris­es mis cabel­los y mi vida!
Loco… casi muer­to… destroza­do,
con mi espíritu amar­ra­do
a nues­tra juven­tud.

Más frágil que el cristal
fue mi amor
jun­to a ti…
Cristal tu corazón, tu mirar, tu reír…
Tus sueños y mi voz
y nues­tra timidez
tem­b­lan­do suave­mente en tu bal­cón…
Y aho­ra sólo se
que todo se perdió
la tarde de mi ausen­cia.
Ya nun­ca volveré, lo sé, lo sé bien, ¡nun­ca más!
Tal vez me esper­arás, jun­to a Dios, ¡más allá!

Todo para mí se ha ter­mi­na­do,
todo para mí se tor­na olvi­do.
¡Trág­i­ca enseñan­za me dejaron
esas horas negras que he vivi­do!
¡Cuán­tos, cuán­tos años han pasa­do,
gris­es mis cabel­los y mi vida!
Solo, siem­pre solo y olvi­da­do,
con mi espíritu amar­ra­do
a nues­tra juven­tud…

Mar­i­ano Mores Letra: José María Con­tur­si

Traduction libre

Mon cœur est en morceaux, mon émo­tion est brisée en ce jour…
Des nuits et encore des nuits sans repos et ce malaise de mon âme…
Com­bi­en, com­bi­en d’années se sont écoulées, grison­nant mes cheveux et ma vie !
Fou… presque mort… détru­it, avec mon esprit amar­ré à notre jeunesse.

Plus frag­ile que le verre était mon amour avec toi…
De cristal, ton cœur, ton regard, ton rire…
Tes rêves et ma voix et notre timid­ité trem­blant douce­ment sur ton bal­con…
Et seule­ment main­tenant, je sais que tout a été per­du l’après-midi de mon absence.
Je n’y retourn­erai jamais, je sais, je le sais bien, plus jamais !
Peut-être m’attendrez-vous, à côté de Dieu, au-delà !

Tout pour moi est fini, tout pour moi devient oubli.
Trag­ique enseigne­ment que m’ont lais­sé ces heures som­bres que j’ai vécues !
Com­bi­en, com­bi­en d’années se sont écoulées, grison­nant mes cheveux et ma vie !
Seul, tou­jours seul et oublié, avec mon esprit amar­ré à notre jeunesse…

Autres versions

Cristal 1944-06-03 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro con Car­los Roldán.

Canaro ouvre le bal avec une ver­sion tonique et assez rapi­de. Le début spec­tac­u­laire que nous avons vu dans la ver­sion de Troi­lo est bien présent. On remar­quera la présence de l’Orgue Ham­mond et sa sonorité par­ti­c­ulière, juste avant que chante Car­los Roldán. Ce dernier est par moment accom­pa­g­né par le vibra­phone.

Cristal 1944-06-07 — Orques­ta Aníbal Troi­lo con Alber­to Mari­no. C’est notre tan­go du jour.
Cristal 1944-06-30 — Orques­ta Osval­do Frese­do con Oscar Ser­pa.

Frese­do ne pou­vait pas pass­er à côté de ce thème qui sem­ble avoir été écrit pour lui. La struc­ture est très proche de celles de Canaro et Troi­lo, mais avec sa sonorité. La voix de Ser­pa, plus tran­chante que celle de Ray et Ruiz, donne un car­ac­tère toute­fois un peu dif­férent à cette inter­pré­ta­tion de Frese­do.

Cristal 1957 — Dal­va de Oliveira con acomp. de orques­ta.

L’introduction est rac­cour­cie et Dal­va de Oliveu­ra chante qua­si­ment tout de suite. Vous aurez sans doute remar­qué que cette ver­sion était chan­tée en Por­tu­gais avec quelques vari­antes. Vous trou­verez le texte en fin d’article. L’orchestre peut être celui de Fran­cis­co Canaro, car elle a enreg­istrée en 1957 avec lui, mais ce n’est pas sûr.

Cristal 1957-02-01 — Orques­ta Mar­i­ano Mores con Enrique Lucero.

Mar­i­ano Mores enreg­istre sa créa­tion. Mar­i­ano Mores se passe de sa spec­tac­u­laire intro­duc­tion pour jouer directe­ment son thème prin­ci­pal. Le piano fait le lien entre les dif­férents instru­ments, puis Enrique Lucero entre scène. Lucero a une belle voix, mais manque un peu de présence, asso­cié à un orchestre léger et sans doute trop poussé à des fan­taisies qui fait que cette ver­sion perd un peu de force dra­ma­tique. On ver­ra avec des ver­sions suiv­antes que Mores cor­rig­era le tir, du côté chant, mais pas for­cé­ment du côté orches­tral.

Cristal 1958 — Albert­in­ho For­tu­na com Alexan­dre Gnat­tali e a sua orques­tra.

Là encore, voir en fin d’article le texte en por­tu­gais brésilien.

Cristal 1961 — Astor Piaz­zol­la Y Su Quin­te­to Con Nel­ly Vázquez.

Piaz­zol­la enreg­istre à plusieurs repris­es le titre. Ici, une ver­sion avec Nel­ly Vázquez. On est dans autre chose.

Cristal 1962-04-27 — Orques­ta Arman­do Pon­tier con Héc­tor Dario.

Arman­do Pon­tier nous livre une ver­sion sym­pa­thique, avec un Héc­tor Dario qui lance avec énergie le thème.

Cristal 1965 — Ranko Fuji­sawa. Avec l’orchestre japon­ais de son mari,

Ranko nous prou­ve que le tan­go est vrai­ment inter­na­tion­al. Elle chante avec émo­tion.

Cristal 1978-08-01 — Rober­to Goyeneche con Orques­ta Típi­ca Porteña arr. y dir. Raúl Garel­lo.

Goyeneche a enreg­istré de nom­breuses fois ce titre, y com­pris avec Piaz­zol­la. Voici une de ses ver­sions, je vous en présen­terai une autre en vidéo en fin d’article. On voit que Piaz­zol­la est passé par là, avec quelques petites références dans l’orchestration.

Cristal 1984c — Clau­dia Mores con la Orques­ta de Mar­i­ano Mores.

Mar­i­ano revient à la charge avec Clau­dia, sa belle-fille. En effet, elle était mar­iée à Nico, le fils de Mar­i­ano. On retrou­ve l’orgue Ham­mond de Canaro dans cette ver­sion. Si elle est moins con­nue que son mari, il faut lui recon­naître une jolie voix et une remar­quables expres­siv­ité.

Cristal 1986 — Mar­i­ano Mores y su Orques­ta con Vik­ki Carr.

Une ren­con­tre entre Vik­ki Carr qui a habituelle­ment un réper­toire dif­férent. On notera que l’orchestre est plus sobre que dans d’autres ver­sions, même, si Mores ne peut pas s’empêcher quelques fan­taisies.

Cristal 1994 — Orques­ta Mar­i­ano Mores con Mer­cedes Sosa.

Atten­tion, pure émo­tion quand la Negra se lance dans Cristal. Sa voix si par­ti­c­ulière, habituée au folk­lore s’adapte par­faite­ment à ce thème. Atten­tion, il y a un break (silence) très long, ne perdez pas la fin en coupant trop vite. Avec cette ver­sion, on peut dire que Mores, avec ces trois femmes, a don­né de superbes ver­sions de sa com­po­si­tion, d’un car­ac­tère assez dif­férent de ce qu’ont don­né les autres orchestres, si on excepte Piaz­zol­la et ce qui va suiv­re.

Cristal 1994 — Susana Rinal­di con acomp. de orques­ta.

La même année encore une femme qui donne une superbe ver­sion du thème de Mores. Là, c’est la voix qui est essen­tielle. Une ver­sion étince­lante qui pour­rait rap­pel­er Piaf dans le vibra­to de la voix.

Cristal 1998 — Orques­ta Nés­tor Mar­coni con Adri­ana Varela.

Oui, encore une femme, une voix dif­férente. L’empreinte de Piaz­zol­la est encore présente. Nés­tor Mar­coni pro­pose un par­fait accom­pa­g­ne­ment avec son ban­donéon. Vous le ver­rez de façon encore plus spec­tac­u­laire dans la vidéo en fin d’article.

Cristal 2010c — Aure­liano Tan­go Club. Une intro­duc­tion très orig­i­nale à la con­tre­basse.

On notera aus­si la présence de la bat­terie qui éloigne totale­ment cette ver­sion du tan­go tra­di­tion­nel.

Versions en portugais

Voici le texte des deux ver­sions en por­tu­gais que je vous ai présen­tées.

Paroles

Ten­ho o coração feito em pedaços
Tra­go esfar­ra­pa­da a alma inteira
Noites e mais noites de cansaço
Min­ha vida, em som­bras, pri­sioneira
Quan­tos, quan­tos anos são pas­sa­dos
Meus cabe­los bran­cos, fim da vida
Lou­ca, quase mor­ta, der­ro­ta­da
No crepús­cu­lo apa­ga­do lem­bran­do a juven­tude
Mais frágil que o cristal
Foi o amor, nos­so amor
Cristal, teu coração, teu olhar, teu calor
Car­in­hos juve­nis, jura­men­tos febris
Tro­camos, doce­mente em teu portão
Mais tarde com­preen­di
Que alguém bem jun­to a ti
Man­cha­va a min­ha ausên­cia
Jamais eu voltarei, nun­ca mais, sabes bem
Talvez te esper­arei, jun­to a Deus, mais além

Harol­do Bar­bosa

À propos de la version d’Haroldo Barbosa

Le thème des paroles d’Haroldo Bar­bosa est sem­blable, mais ce n’est pas une sim­ple tra­duc­tion. Si la plu­part des images sont sem­blables, on trou­ve une dif­férence sen­si­ble dans le texte que j’ai repro­duis en gras.
« Plus tard, j’ai réal­isé que quelqu’un juste à côté de toi avait souil­lé mon absence.
 Je ne reviendrai jamais, plus jamais, tu sais. Peut-être que je t’attendrai, avec Dieu, dans l’au-delà ».
Con­traire­ment à la ver­sion de Con­tur­si, on a une cause de la sépa­ra­tion dif­férente et là, c’est lui qui atten­dra auprès de Dieu et non, elle qui atten­dra peut-être.

Roberto Goyeneche et Néstor Marconi, Cristal

Et pour ter­min­er, la vidéo promise de Goyeneche et Mar­coni. Cette vidéo mon­tre par­faite­ment le jeu de Mar­coni. Hier, nous avions Troi­lo à ses tout débuts, là, c’est un autre géant, dans la matu­rité.

Rober­to Goyeneche Nés­tor Mar­coni et Ángel Ridolfi (con­tre­basse) dans Cristal de Mar­i­ano Mores et José María Con­tur­si. Buenos Aires, 1987.

À demain, les amis!