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Adiós, Coco 1972-12-14 — Orquesta Juan D’Arienzo

Carlos Ángel Lázzari

Adiós, Coco est un au revoir, ou plutôt un adieu à Rafael D’Agostino, le neveu de Ángel D’Agostino qui était pianiste, com­pos­i­teur, auteur et jour­nal­iste spé­cial­isé dans les spec­ta­cles (notam­ment au jour­nal La Razón à l’Editorial Anahi et à Radio Colo­nia). Par son oncle et ses activ­ités, il était mem­bre de la grande famille du tan­go et sa mort trag­ique dans un acci­dent de la route a sec­oué la com­mu­nauté, comme en témoigne ce tan­go com­posé par Láz­zari, ban­donéon­iste et arrangeur de l’orchestre de D’Arienzo et l’enregistrement par l’orchestre de ce dernier, un mois seule­ment, après la mort de Coco. Main­tenant, il me reste à vous expli­quer pourquoi un dinosaure con­duit une voiture…

Extrait musical

Adiós, Coco 1972-12-14 — Orques­ta Juan D’Arien­zo.

Adiós, Coco s’inscrit dans la lignée des tan­gos tardifs enreg­istrés par D’Arienzo. La puis­sance est énorme. Les vio­lons vir­tu­os­es et les longs breaks ren­dent ce style recon­naiss­able immé­di­ate­ment. Le piano de Juan Poli­to est en ponc­tu­a­tion per­ma­nente et bien sûr, les ban­donéons (instru­ment du com­pos­i­teur, Car­los Ángel Láz­zari) et la con­tre­basse assurent la base ryth­mique que repren­nent les autres instru­ments.
Dans cette ver­sion, quelques solos de vio­lons font taire le martelle­ment du rythme, une pointe de roman­tisme en l’honneur de Coco.
Cet orchestre tardif de D’Arienzo, le dernier de sa car­rière était com­posé de la façon suiv­ante :
Car­los Láz­zari (ban­donéon­iste et arrangeur de l’orchestre. C’est lui qui repren­dra la direc­tion à la mort de D’Arienzo et qui enreg­istr­era des titres du même type de dynamisme avec las solis­tas de D’Arienzo (les solistes de D’Arienzo, orchestre créé en 1973 avec l’autorisation de D’Arienzo). Voyons donc ces autres solistes :
Enrique Alessio, Felipe Ric­cia­r­di et Aldo Jun­nis­si (ban­donéon­istes de D’Arienzo, comme Láz­zari de 1950 à 1975).

Juan D’Arien­zo dans une atti­tude typ­ique, ani­me ses ban­donénistes. De gauche à droite, Enrique Alessio, Car­los Láz­zari, celui de droite me sem­ble être Aldo Jun­nis­si plus que Felipe Ric­cia­r­di, mais je ne garan­tis rien… Les qua­tre ban­donéon­istes de D’Arienzo sont restés les mêmes de 1950 à 1975. Cette pho­to sem­ble dater de la décen­nie précé­dente, prob­a­ble­ment les années 60.

Juan Poli­to (pianiste de l’orchestre de D’Arienzo en 1929, 1938–1939, 1957–1975)
Cayetano Puglisi, Blas Pen­sato, Jaime Fer­rer et Clemente Arnaiz (vio­lonistes de D’Arienzo depuis 1940. Cette longévité explique la mer­veille des vio­lons de D’Arienzo qui était lui-même vio­loniste).
Vic­to­rio Vir­gili­to (con­tre-bassiste de D’Arienzo depuis 1950).

Cette ver­sion est instru­men­tale, mais je pense intéres­sant de présen­ter les chanteurs de l’époque :
Osval­do Ramos (ténor). C’est le père de Pablo Ramos qui dirige l’orchestre Los Herederos del Com­pás que vous pour­rez enten­dre et voir dans ce titre en fin d’article.
Alber­to Echagüe et Arman­do Labor­de (bary­tons)
Mer­cedes Ser­ra­no (mez­zo-sopra­no).

Rafael D’Agostino (Coco)

Son oncle, Ángel D’Agostino, est bien plus con­nu et j’ai eu à divers­es repris­es l’honneur de présen­ter cer­taines de ses inter­pré­ta­tions. Je vous pro­pose un petit éclairage sur le neveu, Coco, objet de cet hom­mage.
L’histoire com­mence entre Juan D’Arienzo et Ángel D’Agostino, les D’ du tan­go. D’Arienzo vio­loniste et D’Agostino pianiste sont amis depuis l’adolescence.
Lorsqu’en 1928 naquit Rafael, ce dernier est entré dans le cer­cle d’amitié des deux hommes qui l’ont accom­pa­g­né dans son entrée dans la car­rière musi­cale.
Mal­gré ses capac­ités de pianiste, Rafael s’est dirigé vers le jour­nal­isme, notam­ment de spec­ta­cle. Il fut util­isa­teur dans ses chroniques de surnoms pour les artistes. Cette mode a été ini­tiée par Felix Laiño, le sous-directeur du jour­nal La Razón. Coco s’est expliqué sur cette cou­tume, par exem­ple en par­lant de Tita Merel­lo :

“Nadie puede negar que Tita Merel­lo es las­timera; todos los días se que­ja de su mis­e­ria, sus años y su mala suerte, Estos apo­dos nacen de sus pro­pios defec­tos y vir­tudes.”

(Per­son­ne ne peut nier que Tita Merel­lo est pitoy­able ; chaque jour elle se plaint de sa mis­ère, de son âge et de sa malchance. Ces surnoms nais­sent de leurs pro­pres défauts et ver­tus.)

On attribue un cer­tain nom­bre d’œuvres à Coco :
Pasión milonguera
Vida bohemia
(avec Ricar­do Gar­cía)
Paica ale­gre
Mis flo­res negras
(Pas le pas­sil­lo colom­biano arrangé en valse que chan­ta Gardel)
Noches de Cabaret
(pas celui d’Héctor Varela avec Rodol­fo Lesi­ca)
Mi cov­acha

On voit que ces œuvres sont peu con­nues et celles qui le sont por­tent le nom d’autres auteurs. Mais j’ai gardé le meilleur pour la fin. On lui attribue égale­ment El Ple­siosauro. Voyons un peu de ce côté…

El Plesiosauro

Ce sym­pa­thique ani­mal marin, un dinosaure, aime faire des farces. En Écosse, il s’appelle Nes­si et hante le Loch Ness. En Argen­tine, on l’appelle par son nom sci­en­tifique, El Ple­siosauro, mais il porte aus­si le nom de El Nahueli­to, car il serait apparu au Lac Nahuel Huapi (Bar­iloche) ou à un autre lac bien plus au sud, el lago Epuyén.
Con­traire­ment à son cousin d’Écosse, ce dernier s’est offert le luxe d’écrire une let­tre que pub­lia le jour­nal La Nación, en mars 1922, dont voici les ter­mes :
“El obje­ti­vo de mi car­ta es per­suadir­los de que me dejen en paz, ya que soy un mon­struo dis­cre­to y desin­tere­sa­do”
“L’objet de ma let­tre est de vous per­suad­er de me laiss­er en paix, car je suis un mon­stre dis­cret et dés­in­téressé.“
Je pense que vous com­mencez à penser à un can­u­lar, voici l’histoire :
La pre­mière men­tion de cet ani­mal date de 1910 et c’est la pub­li­ca­tion en 1922 de cette « vision » par George Gar­ret qui don­na l’idée à un Nord Améri­cain nom­mé Martín Sheffield d’annoncer la présence de cet ani­mal.
Cela arri­va aux oreilles du Doc­teur Clemente Onel­li, directeur du Zoo de Buenos Aires, qui aurait bien aimé le met­tre dans ses col­lec­tions. Il envoya des fonds à Martín Sheffield et organ­isa une expédi­tion.
À son arrivée, Martín Sheffield avait dis­paru avec l’argent et vous vous en doutez, la quête de El Nahueli­to s’est avérée vaine, mal­gré les descrip­tions qu’en ont faites les pré­ten­dus témoins.
La bête aurait un long cou, la taille d’une vache et serait car­ni­vore. Cer­tains sci­en­tifiques y voy­aient la descrip­tion d’un plé­siosaure, d’où le nom le plus courant à l’époque et d’autres d’un ichtyosaure. Des pho­tos auraient été réal­isées, mais où sont-elles ?

L’af­faire du Plé­siosaure à Bar­iloche. De gauche à droite. Mar­tin Shi­ef­feld, l’aventurier d’Amérique du Nord. Il a quit­té les lieux avec l’argent et n’a pas fait par­tie de l’expédition. Doc­teur Clemente Onel­li, le directeur du Zoo et organ­isa­teur de l’expédition. Sur la pho­to cen­trale : Alber­to Merkle, un taxi­der­miste alle­mand qui aurait pu con­serv­er El Nahueli­to si ses col­lègues l’avaient abat­tu comme prévu. Emilio Frey, un ingénieur, ami de Clemente Onel­li qui est à droite de lui sur la pho­to cen­trale San­ti­a­go Andueza et José Cinaghi, les chas­seurs. La pho­to de droite représente une recon­sti­tu­tion du Plé­siosaure à Bar­iloche.

Le Plé­siosaure a sus­cité des pas­sions, des rires et plusieurs musiques ont exploité le filon.
Par­mi celles-ci, la par­ti­tion attribuée à Rafael D’Agostino.

La par­ti­tion attribuée à Rafael D’Agosti­no du Ple­siosauro. Elle serait de 1922. On remar­que la dédi­cace à Clemente Onel­li, le Directeur de l’expédition, et à un Manuel Gar­cia que je n’ai pas iden­ti­fié. Est-il de la famille de Ricar­do Gar­cía avec qui il a com­posé Vida Bohémia ?

Tous les auteurs qui par­lent de ce tan­go men­tion­nent sans hési­ta­tion Coco, Rafael D’Agostino comme le com­pos­i­teur du Ple­siosauro.
Le fait qui m’intrigue est que la par­ti­tion serait datée de 1922, ce qui est logique vu que c’est l’époque des faits. Ce qui est moins logique, c’est que Rafael D’Agostino est né en 1928 (il avait 40 ans en 1968 selon une inter­view, et 44 à a sa mort en 1972). Un prodi­ge comme Mozart peut écrire une œuvre à six ans, mais pas six ans avant sa nais­sance…
Il faut donc soit con­sid­ér­er que la par­ti­tion n’est pas de 1922, soit que c’est d’un autre Rafael D’Agostino.
Le fait que Coco soit un plaisan­tin pour­rait laiss­er penser qu’il aurait réal­isé un faux. Dans le sens de cette hypothèse, je met­trai la réal­i­sa­tion assez som­maire de la cou­ver­ture de la par­ti­tion.
Ce qui ne fait pas de doute, c’est l’expédition à Bar­iloche de Onel­li, les doc­u­ments sont suff­isam­ment pré­cis sur la ques­tion et ce sci­en­tifique n’aurait pas mis en jeu sa répu­ta­tion pour un can­u­lar.
Le fait qu’il soit cité sur la par­ti­tion est un peu plus éton­nant. En effet, comme il est ren­tré bre­douille, il est peu prob­a­ble qu’il ait appré­cié l’attention. Avoir un tan­go dédi­cacé à son nom et qui rap­pelle un échec n’est sans doute pas des plus réjouis­sant. Cela me con­forte dans l’idée du faux que j’attribuerai à Rafael D’Agostino, un drôle de coco (« drôle de coco » en français peut sig­ni­fi­er un farceur, quelqu’un d’un peu orig­i­nal).
Son com­parse, l’auteur des paroles, serait Amíl­car Mor­bidel­li, un « poète » dont on n’a pas vrai­ment de traces. Est-ce aus­si un élé­ment de la blague ? Nous ver­rons que les paroles peu­vent ren­forcer cette impres­sion.
L’orchestre Sci­ammarel­la tan­go a pro­duit la seule ver­sion enreg­istrée de cette œuvre.

El Ple­siosauro 2023 — Sci­ammarel­la tan­go.

Sci­ammarel­la aurait retrou­vé la par­ti­tion et exé­cuté l’œuvre. Est-ce une com­po­si­tion orig­i­nale de cet orchestre ou réelle­ment une œuvre écrite en 1922, ou un can­u­lar tardif de Coco ?
Le site très sérieux et extrême­ment bien doc­u­men­té Todo Tan­go cite l’œuvre, donne Rafael D’Agostino comme com­pos­i­teur et Amíl­car Mor­bidel­li comme auteur des paroles.
https://www.todotango.com/musica/tema/6341/El-plesiosauro/
Cet élé­ment peut faire pencher la bal­ance du côté de l’œuvre authen­tique, dont voici les paroles.

Paroles de El Plesiosauro

Yo soy un pobre ani­mal bus­ca­do
por los ingratos y sin con­cien­cia.
Porque soy raro y tam­bién lo soy curioso
(según dice la gente allí).

Deje­men solo aquí, gozan­do
en la soledad de este lago
¿Qué es lo que haréis con sacarme si es en vano
lle­varme vivo de este lugar ?

¿No saben los señores
que esto no es coger flo­res?
Pre­tenden aquí cazarme y lle­var
como si nada fuera.

¡Maldito! No me nom­bres.
Nada te debo Onel­li.
Deja que yo viva con igual pre­rrog­a­ti­vas
como tú vives allí.
Rafael D’Agostino Letra: Amíl­car Mor­bidel­li

Traduction libre et indications

Je suis un pau­vre ani­mal recher­ché par les ingrats et sans con­science.
Parce que je suis bizarre et que je suis aus­si curieux (selon ce que dis­ent les gens de là-bas).
Lais­sez-moi seul ici, prof­i­tant de la soli­tude de ce lac
Que fer­ez-vous de me sor­tir, si c’est en vain que vous voulez m’en­lever vivant d’i­ci ? (Les mem­bres de l’expédition sont armés et deux chas­seurs y par­ticipent. La présence d’une grande seringue dans l’équipement est par­fois men­tion­née, mais mise en doute. Ils pen­saient tuer le « mon­stre » et l’empailler « d’où la présence d’un empailleur dans l’expédition.
Ces messieurs ne savent-ils pas qu’il ne s’ag­it pas de cueil­lir des fleurs ?
Ils ont l’in­ten­tion de me tra­quer et de m’emmener comme si de rien n’é­tait.
Mau­dit ! Ne me nom­mez pas.
Je ne te dois rien, Onel­li.
Lais­sez-moi, que je vive avec les mêmes prérog­a­tives que vous là-bas.

On voit que l’auteur a pris la parole pour el Nahueli­to. À moins que ce soit lui, puisqu’il avait déjà pub­lié une let­tre dans le jour­nal La Nación.
On remar­quera que, si la cou­ver­ture dédi­cace l’œuvre à Onel­li, le texte n’est pas du tout à sa gloire. Cela me fait encore hésiter. Un auteur aurait-il dédi­cacé un tan­go où il traite de mau­dit son dédi­cataire ? Cela me sem­ble bien étrange.
Si on tient compte que le Plé­siosaure est un dinosaure qui vit dans l’eau, on pour­rait penser à un pois­son d’avril, cou­tume qui con­siste à racon­ter un truc incroy­able que l’on retrou­ve dans quelques pays d’Europe et dans le Monde, mais pas en Argen­tine.
On pour­rait aus­si voir dans cette his­toire un rap­pel de la coloni­sa­tion… Ces Indi­ens et gau­chos que l’on a déplacés et mas­sacrés sans ménage­ment pour con­quérir leur ter­ri­toire.

Autres versions de Adiós, Coco

Adiós, Coco 1972-12-14 — Orques­ta Juan D’Arien­zo. C’est notre tan­go du jour.

Du fait qu’il s’agit d’un tan­go tardif, il n’a pas eu le temps d’entrer dans le réper­toire des orchestres. Une excep­tion toute­fois, Los Herederos del Com­pás, l’orchestre ani­mé par Pablo Ramos, le fils de l’ancien chanteur de D’Arienzo, Osval­do Ramos, et qui tra­vaille ardem­ment à entretenir le sou­venir de son père et de la Orques­ta Del Rey del Com­pás.
Cet orchestre joue régulière­ment le thème, et je l’ai donc écouté par eux à divers­es repris­es avec des évo­lu­tions intéres­santes.

Adiós Coco 2021 — Pablo Ramos & Los Herederos del Com­pás. C’est la ver­sion du disque “Que siga el encuen­tro de 2021”.

Mais je pense que vous serez con­tent de voir l’une de leurs presta­tions. C’était l’an passé, le 8 avril 2023, à la huitième édi­tion du fes­ti­val de La Pla­ta.

Adiós Coco 2023-04-08 — Pablo Ramos & Los Herederos del Com­pás, en La Pla­ta Baila Tan­go (8va edi­ción).

Avec cette vidéo, je pense que l’on peut dire Adiós Coco, au revoir, les amis. Soyez pru­dent sur les routes, un dinosaure pour­rait tra­vers­er sans crier gare !

El bajel 1948-06-24 — Orquesta Osmar Maderna

Francisco De Caro; Julio De Caro

Le bateau à voiles, el bajel et ses com­pagnons plus tardifs à char­bon, ont été les instru­ments de la décou­verte des Amériques par les Européens. Notre tan­go du jour lui rend hom­mage. C’est un tan­go plutôt rare, écrit par deux des frères De Caro. Si les deux sont nés à Buenos Aires, leurs par­ents José De Caro et Mar­i­ana Ric­cia­r­di sont nés en Ital­ie et donc venus en bateau. Mais peut-être ne savez-vous pas qu’on vous mène en bateau quand on vous vante les qual­ités de com­pos­i­teur et de nova­teur de Julio De Caro. Nous allons lever le voile et hiss­er les voiles pour nous lancer à a décou­verte de notre tan­go du jour.

Ce week-end, j’ai ani­mé une milon­ga organ­isée par un cap­i­taine de bateau. Je lui dédie cette anec­dote. Michel, c’est pour toi et pour Del­phine, que vous puissiez voguer, comme les pio­nniers à la ren­con­tre des mer­veilles que recè­lent la mer et les ter­res loin­taines au com­pas y al com­pás de un tan­go.

Sex­te­to de Julio De Caro vers 1927.

Au pre­mier plan à gauche, Émilio de Caro au vio­lon, Arman­do Blas­co, ban­donéon, Vin­cent Scia­r­ret­ta, Con­tre­basse, Fran­cis­co De Caro, piano; Julio De Caro, vio­lin à Cor­net et Pedro Lau­renz au ban­donéon. Emilio est le plus jeune et Fran­cis­co le plus âgé des trois frères présents dans le sex­te­to. Julio avec son vio­lon à cor­net domine l’orchestre

Extrait musical

Par­ti­tion de El bajel signée Fran­cis­co et Julio De Caro… Notez qu’il est désigné par le terme “Tan­go de Salon” et qu’il est dédi­cacé à Pedro Maf­fia et Luis Con­sen­za.
El bajel 1948-06-24 — Orques­ta Osmar Mader­na.

Ce n’est assuré­ment pas un tan­go de danse. Il est d’ailleurs annon­cé comme tan­go de salon. Con­traire­ment aux tan­gos de danse où la struc­ture est claire, par exem­ple du type A+B, ou A+A+B ou autre, ici, on est devant un déploiement musi­cal comme on en trou­ve en musique clas­sique. Pour des danseurs, il manque le repère de la pre­mière annonce du thème, puis celle de la reprise. Ici, le développe­ment est con­tinu et donc il est impos­si­ble de devin­er ce qui va suiv­re, sauf à con­naître déjà l’œuvre.
C’est une des car­ac­téris­tiques qui per­met de mon­tr­er que la part de Fran­cis­co et bien plus grande que celle de son petit frère dans l’affaire, ce dernier étant plus tra­di­tion­nel, comme nous le ver­rons ci-dessous, par exem­ple dans le tan­go 1937 qui est de con­cep­tion « nor­male ». Entrée musi­cale, chanteur qui reprend le thème avec le refrain…

Autres versions

El bajel 1948-06-24 — Orques­ta Osmar Mader­na. C’est notre tan­go du jour.
El bajel Hora­cio Sal­gán au piano. C’est un enreg­istrement de la radio, la qual­ité est médiocre et de plus, le pub­lic était enrhumé.
El bajel — Hora­cio Sal­gán (piano) et Ubal­do De Lío (gui­tare). Une ver­sion de bonne qual­ité sonore avec en plus la gui­tare de Ubal­do De Lío.
El bajel 2013 — Orques­ta Típi­ca Sans Souci.

L’orchestre Sans Souci sort de sa zone de con­fort qui est de jouer dans le style de Miguel Caló. Le résul­tat fait que c’est le seul tan­go de notre sélec­tion qui soit à peu près dans­able. On notera en fin de musique, le petit chapelet de notes qui est la sig­na­ture de Miguel Caló, mais que l’on avait égale­ment dans l’enregistrement de Mader­na…

El bajel 2007 — Trio Peter Brein­er, Boris Lenko y Stano Palúch.

Une ver­sion tirant forte­ment du côté de la musique clas­sique. Mais c’est une ten­dance de beau­coup de musi­ciens que de tir­er vers le clas­sique qu’ils trou­vent par­fois plus intéres­sant à jouer que les arrange­ments plus som­maires du tan­go de bal.

Julio ou Francisco ?

Si le prénom de Julio a été retenu dans les his­toires de tan­go, c’est qu’il était, comme Canaro, un entre­pre­neur, un homme d’affaires qui savait faire marcher sa bou­tique et se met­tre en avant. Son frère Fran­cis­co, aîné d’un an, n’avait pas ce tal­ent et est resté toute sa vie au sec­ond plan, mal­gré ses qual­ités excep­tion­nelles de pianiste et com­pos­i­teur. Il a fail­li créer un sex­te­to avec Clausi, mais le pro­jet n’a pas abouti, juste­ment, par manque de capac­ité entre­pre­neuri­ale. Nous évo­querons en fin d’article un autre sex­te­to dont il est à l’origine, sans lui avoir don­né son prénom.
En tan­go comme ailleurs, ce n’est pas tout que de bien faire, encore faut-il le faire savoir. C’est dom­mage, mais ceux qui tirent les mar­rons du feu ne sont pas tou­jours ceux qui les man­gent.
Julio, était donc un homme avec un car­ac­tère plutôt fort et il savait men­er sa bar­que, ou son bajel dans le cas présent. Il a su utilis­er les tal­ents de son grand frère pour faire marcher sa bou­tique.
Fran­cis­co est mort pau­vre et Pedro Lau­renz qui, comme Fran­cis­co a beau­coup don­né à Julio, a aus­si con­nu une fin économique­ment dif­fi­cile.
Julio a signé ou cosigné des titres avec Maf­fia, Fran­cis­co (son frère) et Lau­renz, sans tou­jours faire la part des par­tic­i­pa­tions respec­tives, qui pou­vaient être nulles dans cer­tains cas, mal­gré son nom en vedette.
Par exem­ple ; El arranque, Boe­do ou Tier­ra queri­da sont signés par Julio Caro alors qu’ils sont de Pedro Lau­renz qui n’est même pas men­tion­né.

Sex­te­to De Caro — Julio de Caro (vio­loniste et directeur d’orchestre, Emilio De Caro (vio­loniste), Pedro Maf­fia (ban­donéon­iste), Leopol­do Thomp­son (con­tre­bassiste), Fran­cis­co De Caro (pianiste), Pedro Lau­renz (ban­donéon­iste).

Sur cette image tirée de la cou­ver­ture d’une par­ti­tion de La revan­cha de Pedro Lau­renz on trou­ve l’équipe de com­pos­i­teurs asso­ciée à Julio De Caro :

  • Emilio De Caro, le petit frère qui a com­posé une dizaine de titres joués par l’orchestre de Julio.
  • Fran­cis­co De Caro, le grand frère qui est prob­a­ble­ment le com­pos­i­teur prin­ci­pal de l’orchestre de Julio, que ce soit sous son nom, en col­lab­o­ra­tion de Julio ou comme com­pos­i­teur « caché ».
  • Pedro Maf­fia, qui « don­na » quelques titres à Julio quand il tra­vail­lait pour le sex­te­to
  • Pedro Lau­renz, qui fut égale­ment un four­nisseur de titres pour l’orchestre.
  • Je pour­rais rajouter Ruper­to Leopol­do Thomp­son (le con­tre­bassiste) qui a don­né Cati­ta enreg­istré par l’orchestre de Julio de Caro en 1932. Con­traire­ment aux com­po­si­tions des frères de Julio, de Maf­fia et de Lau­renz, c’est un tan­go tra­di­tion­nel, pas du tout nova­teur.

Quelques indices proposés à l’écoute

Avancer que Julio De Caro n’est pas for­cé­ment la tête pen­sante de l’évolution decari­enne, mérite tout de même quelques preuves. Je vous pro­pose de le faire en musique. Voici quelques titres inter­prétés, quand ils exis­tent, par l’orchestre de Julio de Caro pour ne pas fauss­er la com­para­i­son… Vous en recon­naîtrez cer­tains qui ont eu des ver­sions pres­tigieuses, notam­ment par Pugliese.

Tangos écrits par Julio de Caro seul :

Viña del mar 1936-12-13 – Orques­ta Julio De Caro con Pedro Lau­ga.

Après l’annonce, le thème qui sera repris ensuite par le chanteur, Pedro Lau­ga. Une com­po­si­tion clas­sique de tan­go.

1937 (Mil nove­cien­tos trein­ta y siete) 1938-01-10 — Orques­ta Julio de Caro con Luis Díaz.

Le tan­go est encore com­posé de façon très tra­di­tion­nelle, sans les inno­va­tions que son frère apporte, comme dans Flo­res negras que vous pour­rez enten­dre ci-dessous.

Ja, ja, ja 1951-06-01 — Orques­ta Julio De Caro con Orlan­do Ver­ri. Des rires que l’on retrou­vera dans Mala jun­ta.

Je vous laisse méditer sur l’intérêt de ces enreg­istrements.

Atten­tion, pour ces titres, comme pour les suiv­ants, il ne s’agit pas de musique de danse. Ce n’est donc pas l’aune de la dans­abil­ité qu’il faut les appréci­er, mais plutôt sur leur apport à l’évolution du genre musi­cal, ce qui per­met de voir que l’apport de Julio dans ce sens n’est peut-être pas aus­si impor­tant que ce qu’il est con­venu de con­sid­ér­er.

Tangos cosignés avec Francisco De Caro (en réalité écrits par Francisco)

Mala pin­ta (Mala estam­pa) 1928-08-27 — Orques­ta Julio De Caro.

Si on con­sid­ère que c’est un enreg­istrement de 1928, on mesure bien la moder­nité de cette com­po­si­tion. Pugliese l’enregistrera en 1944.

La mazor­ca 1931-01-07 — Orques­ta Julio De Caro
El bajel 1948-06-24 — Orques­ta Osmar Mader­na. C’est notre tan­go du jour,

Tangos écrits seulement par Francisco De Caro

Sueño azul 1926-11-29 — Orques­ta Julio De Caro.

On pensera à la mag­nifique ver­sion de Osval­do Frese­do (celle de 1961, bien sûr, pas celle de 1937 écrite par Tibor Bar­czy (T. Bare­si) avec des paroles de Tibor Bar­czy et Rober­to Zer­ril­lo et qu’a si mer­veilleuse­ment inter­prété Rober­to Ray.
La ver­sion de 1961 n’est pas pour la danse, c’est plutôt une œuvre “sym­phonique” et qui s’in­scrit dans la lignée de Fran­cis­co De Caro, objet de mon arti­cle. Mer­ci à Fred, TDJ, qui m’incite à don­ner cette pré­ci­sion que j’au­rais dû faire, d’au­tant plus que l’u­nivers de De Caro est sou­vent moins con­nu, voire méprisé par les danseurs.

Flo­res negras 1927-09-13 — Orques­ta Julio De Caro.

S’il fal­lait une seule preuve du tal­ent de Fran­cis­co, je con­vo­querai à la barre ce titre. On peut enten­dre com­ment com­mence le titre, avec ces élans des cordes que l’on retrou­vera chez Pugliese bien plus tard, tout comme les sols de pianos de Fran­cis­co seront ressus­cités par Pugliese en son temps. La con­tre­basse de Thomp­son mar­que le com­pas, mais avec des éclipses, tout comme le fera Pugliese dans ces alter­nances de pas­sages ryth­mées et d’autres glis­sés. Si vous faites atten­tion, vous pour­rez dis­tinguer la dif­férence entre le vio­lon d’Emilio et celui de son grand frère Julio qui utilise encore le cor­net de l’époque acous­tique.
Cette dif­férence de sonorité per­met d’attribuer avec cer­ti­tude les traits plus vir­tu­os­es à Emilio. Même si on n’est pas vrai­ment dans la danse, ce titre pour­ra curieuse­ment plaire aux ama­teurs des tan­gos de Pugliese des années 50, ce qui démon­tre l’avancée de Fran­cis­co par rap­port à ses con­tem­po­rains.
Par rap­port à notre tan­go du jour, il reste un peu de la struc­ture tra­di­tion­nelle, mais avec de telles vari­a­tions que cela rendrait la tâche des danseurs très com­pliquée s’ils leur pre­naient l’envie de le danser en impro­vi­sa­tion.
Cette mag­nifique mélodie fait par­tie de la bande-son du film La puta y la bal­lena (2004). De Ange­lis, et Frese­do en ont des ver­sions intéres­santes et fort dif­férentes. Celle de De Ange­lis est même tout à fait dansante.

Je rajoute un enreg­istrement de qual­ité très moyenne, mais qui est un excel­lent témoignage de l’admiration d’Osval­do Pugliese pour Fran­cis­co De Caro.

Flo­res negras — Osval­do Pugliese (solo de piano).

Encore une ver­sion enreg­istrée à la radio et avec un pub­lic enrhumé.

Loca bohemia 1928-09-14 — Orques­ta Julio De Caro
Un poe­ma 1930-01-08 Sex­te­to Julio De Caro.

Si on com­pare avec une com­po­si­tion de Julio, même plus tar­dive, comme Viña del mar (1936), on voit bien qui est le nova­teur des deux.

Tangos cosignés par Francisco De Caro et Pedro Laurenz

Esque­las 1932-04-07 — Orques­ta Julio De Caro con Luis Díaz

Tangos écrits par Pedro Laurenz et signés Julio De Caro

Tier­ra queri­da 1927-09-12 — Orques­ta Julio De Caro
Boe­do 1928-11-16 — Orques­ta Julio De Caro
Boe­do, une com­po­si­tion de Pedro Lau­renz, signée Julio de Caro et inter­prété par son orchestre en novem­bre 1928.

Sur les dis­ques, c’est le nom de l’orchestre qui prime. S’il c’é­taiSur les dis­ques, c’est le nom de l’orchestre qui prime. S’il c’était appelé Her­manos De Caro ou tout sim­ple­ment De Caro, peut-être que la con­tri­bu­tion majeure de Fran­cis­co De Caro serait plus con­nue aujourd’hui. Sur le disque, seul le nom de Julio De Caro appa­raît pour la com­po­si­tion, alors que c’est une œuvre de Pedro Lau­renz. On com­prend qu’à un moment ce dernier ait égale­ment quit­té l’orchestre.

El arranque 1934-01-04 — Orques­ta Julio De Caro

Tan­go cosigné avec Pedro Lau­renz (avec apports de Lau­renz majori­taires, voire totaux)

Orgul­lo criol­lo 1928-09-17 — Orques­ta Julio De Caro
Mala jun­ta 1927-09-13 — Orques­ta Julio De Caro

Tangos cosignés avec Pedro Maffia (en réalité écrits par Maffia)

Chi­clana 1936-12-15 — Quin­te­to Los Vir­tu­osos.

Quin­te­to Los Vir­tu­osos (Fran­cis­co De Caro (piano), Pedro Maf­fia et Ciri­a­co Ortiz (ban­donéon), Julio De Caro et Elvi­no Var­daro (vio­lon)

Tiny 1945-12-18 Orques­ta Osval­do Pugliese.

Pas de ver­sion enreg­istrée par Julio de Caro.

Tangos co-écrits avec Maffia et Laurenz mais signés par Julio de Caro

Buen ami­go 1925-05-12 — Orques­ta Julio De Caro.

On pensera aux ver­sions de Troi­lo ou Pugliese pour se ren­dre compte de la moder­nité de la com­po­si­tion de Maf­fia et Lau­renz. L’enregistrement acous­tique rend toute­fois dif­fi­cile l’appréciation de la sub­til­ité de la com­po­si­tion.

Pho­tographiés en 1927, de gauche à droite : Fran­cis­co De Caro, Man­lio Fran­cia, Julio De Caro et Pedro Lau­renz.

Le vio­loniste Man­lio Fran­cia com­posa deux tan­gos qui furent joués par l’orchestre de Julio De Car­ro, Fan­tasias (1929) et Pasion­ar­ia (1927).

Mais alors, pourquoi on parle de Julio et pas de Francisco ?

J’ai évo­qué la per­son­nal­ité forte de Julio. En fait, l’orchestre ini­tial a été for­mé par Fran­cis­co qui a demandé à ses deux frères de se join­dre à son sex­te­to, en décem­bre 1923. Le suc­cès aidant, l’orchestre a obtenu dif­férents con­trats per­me­t­tant à l’orchestre de grossir, notam­ment pour le car­naval (oui, encore le car­naval) jusqu’à devenir une com­po­si­tion mon­strueuse d’une ving­taine de musi­ciens. Ceci explique que le sex­te­to est générale­ment appelé orques­ta típi­ca, même si ce terme est générale­ment réservé aux com­po­si­tions ayant plus d’instrumentistes (ban­donéon­istes et vio­lonistes).
Au départ, cet orchestre mon­té par Fran­cis­co n’ayant pas de nom, il s’annonçait juste « sous la direc­tion de Julio De Caro. Mais un jour, dans une pub­lic­ité du club Vogue ou se pro­dui­sait l’orchestre, l’orchestre était annon­cé comme l’orchestre « Julio De Caro. Cela n’a pas plut à Maf­fia et Petru­cel­li qui décidèrent alors d’abandonner l’orchestre ne sup­por­t­ant plus le car­ac­tère, fort, de Julio et sa volon­té de domin­er.
Ceux qui con­nais­sent les Dal­tons penseront sans doute à la per­son­nal­ité de Joe Dal­ton pour la com­par­er à celle de Julio De Caro.

Joe, c’est assuré­ment Julio. Fran­cis­co était-il Averell ?

Plus tard, Gabriel Clausi et Pedro Lau­renz quit­teront l’orchestre à cause du car­ac­tère de Julio. Ces derniers ont gardé des attach­es avec Fran­cis­co et lorsque Osval­do Pugliese s’est chargé de faire pass­er à la postérité l’héritage des frères De Caro, c’est à Fran­cis­co qu’il se référait.
Donc, ce qui était clair à l’époque, est un peu tombé dans l’oubli, notam­ment à cause des dis­ques qui por­tent unique­ment le nom de Julio De Caro, puisque tous les orchestres étaient à son nom, ce dernier ayant tou­jours refusé le partage, Maf­fia-De Caro ou De Caro-Lau­renz, même pas en rêve pour lui.

Orchestre De Caro sur un bateau ?

Cette pho­to est en général éti­quetée comme étant l’orchestre de Julio De Caro en route pour l’Europe en mars 1931. Cepen­dant on recon­naît Thomp­son, mort en août 1925.
La pho­to est donc à dater entre 1924 et cette date si c’est l’orchestre De Caro.
Je pro­pose de plac­er cette pho­to sur un bateau se ren­dant en Uruguay ou qui en revient. Julio de Caro avait, à divers­es repris­es, tra­vail­lé en Uruguay, avec Eduar­do Aro­las, Enrique Delfi­no et Minot­to Di Cic­co (dans l’orchestre duquel Fran­cis­co était pianiste).
Comme Thom­son était avec Juan Car­los Cobián en 1923 et aupar­a­vant avec Osval­do Frese­do, cela con­firme que cette pho­to est au plus tôt de décem­bre 1923.
Lorsque Fran­cis­co du mon­ter son orchestre (qui prit le prénom de son frère), il fit appel out­re à ses frères, Emilio et Julio, à Thomp­son, Luis Petru­cel­li (ban­donéon) puis Pedro Láurenz en sep­tem­bre 1924 Pedro Maf­fia (ban­donéon) rem­placé en 1926 par Arman­do Blas­co et Alfre­do Cit­ro (vio­lon). Il y a peu de pho­tos des artistes en 1924 et les por­traits que j’ai trou­vés ne per­me­t­tent pas de garan­tir les noms des autres per­son­nes présentes.
Quoi qu’il en soit, je ter­mine cette anec­dote avec une pho­to prise sur un bateau, même si ce n’est prob­a­ble­ment pas un bajel…