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Tres Esquinas 1941-07-24 — Orquesta Ángel D’Agostino con Ángel Vargas

Ángel D’Agostino y Alfredo Attadía Letra: Enrique Cadícamo

Je suis aux anges de vous par­ler aujourd’hui de Tres Esquinas (trois coins de rue), car ce mer­veilleux tan­go immor­tal­isé par les deux angeli­tos (D’Agostino et Var­gas) par­le à tous les danseurs. C’est une com­po­si­tion de Ángel D’Agosti­no et Alfre­do Attadía, Enrique Cadí­camo lui a don­né ses paroles et son nom. Par­tons en train jusqu’à Tres Esquinas à la décou­verte du berceau de ce tan­go.

Naissance de Tres Esquinas

En 1920, Ángel D’Agosti­no a com­posé ce titre dans une ver­sion som­maire pour une saynète nom­mée « Armenonville » mon­tée par Luis Ara­ta, Leopol­do Simari et José Fran­co. Comme on peut s’en douter, cette pièce par­lait de la vie des pau­vres filles du cabaret Armenonville.
Ángel D’Agosti­no jouait cette com­po­si­tion au piano sous le titre, Pobre Piba (Pau­vre gamine).

Ara­ta-Simari-Fran­co

Une ving­taine d’années plus tard selon la légende (his­toire) D’Agostino fre­donnait le titre que reprit Var­gas à la sor­tie de la salle où ils venaient d’intervenir. Cadí­camo imag­i­na le pre­mier vers « Yo soy del bar­rio de Tres Esquinas ». Alfre­do Attadía qui était le pre­mier ban­donéon et l’arrangeur de l’orchestre de D’Agostino s’occupa des arrange­ments. Il doit cepen­dant d’avoir son nom à la par­ti­tion par son apport sur le phrasé des ban­donéons, phrasé inspiré par la façon de chanter de Var­gas qui devrait donc à ce dou­ble titre avoir aus­si son nom sur la par­ti­tion 😉

Extrait musical

Com­mençons par écouter cette mer­veille pour se met­tre dans l’humeur prop­ice à notre décou­verte.

Tres Esquinas 1941-07-24 — Orques­ta Ángel D’Agosti­no con Ángel Var­gas.
Tres Esquinas. Ángel D’Agosti­no y Alfre­do Attadía Letra: Enrique Cadí­camo. À gauche, deux cou­ver­tures, puis par­ti­tion et accords gui­tare et disque.

Je pense que vous avez remar­qué ce fameux phrasé dès le début. On y telle­ment habitué main­tenant que l’on pense que cela a tou­jours existé… Lorsque Var­gas chante, le ban­donéon se fait dis­cret, se con­tentant au même titre que les autres instru­ments de mar­quer le rythme et de pro­pos­er quelques orne­ments pour les ponts. On notera le superbe solo de vio­lon de Hol­ga­do Bar­rio après la voix de Var­gas et la reprise du ban­donéon (vers 2:20). Var­gas a le dernier mot et ter­mine le titre.

Je n’ai pas trou­vé d’enregistrement de Pobre piba pour juger de l’apport de Atta­dia, mais il y a fort à pari­er que ce titre éphémère, lié à une pièce qui n’a pas accédé à une gloire intem­porelle n’a pas inspiré les maisons de disque.

Paroles

Yo soy del bar­rio de Tres Esquinas,
viejo balu­arte de un arra­bal
donde flo­re­cen como glic­i­nas
las lin­das pibas de delan­tal.
Donde en la noche tib­ia y ser­e­na
su antiguo aro­ma vuel­ca el malvón
y bajo el cielo de luna llena
duer­men las chatas del cor­ralón.

Soy de ese bar­rio de humilde ran­go,
yo soy el tan­go sen­ti­men­tal.
Soy de ese bar­rio que toma mate
bajo la som­bra que da el par­rral.
En sus ochavas com­padrié de mozo,
tiré la daga por un loco amor,
quemé en los ojos de una mal­e­va
la ardi­ente ceba de mi pasión.

Nada hay más lin­do ni más com­padre
que mi sub­ur­bio mur­mu­rador,
con los chi­men­tos de las comadres
y los piro­pos del Picaflor.
Vie­ja bar­ri­a­da que fue estandarte
de mis arro­jos de juven­tud…
Yo soy del bar­rio que vive aparte
en este siglo de Neo-Lux.

Ángel D’Agosti­no y Alfre­do Attadía Letra: Enrique Cadí­camo

Traduction libre des paroles

Je suis du quarti­er de Tres Esquinas (plus un vil­lage qu’un quarti­er au sens actuel), un ancien bas­tion d’une ban­lieue où les jolies filles en tabli­er fleuris­sent comme des glycines (Il s’ag­it des tra­vailleuses des usines locales).
Où dans la nuit chaude et sere­ine le géra­ni­um déverse son arôme ancien et sous le ciel de la pleine lune dor­ment les logis du cor­ralón (le cor­ralón est un habi­tat col­lec­tif, le pen­dant du con­ven­til­lo, mais à la cam­pagne. Au lieu de don­ner sur un couloir, les pièces qui accueil­lent les familles don­nent sur un bal­con. Au pluriel, cela peut aus­si désign­er le lieu où on par­que le bétail et tout l’attirail de la trac­tion ani­male. Je pense plutôt au loge­ment dans ce cas à cause des géra­ni­ums qui me font plus penser à un habi­tat, même si les cor­ralones étaient proches. Les géra­ni­ums éloignent les mouch­es qui devaient pul­luler à cause de la prox­im­ité du bétail).
Je viens de ce quarti­er de rang mod­este, je suis le tan­go sen­ti­men­tal.
Je suis de ce quarti­er qui boit du maté à l’om­bre de la vigne.
Dans ses ochavas (la ocha­va est la découpe des angles des rues qui au lieu d’être vifs à 90 % présen­tent un petit pan de façade oblique) j’é­tais un jeune homme, j’ai jeté le poignard pour un amour fou, j’ai brûlé dans les yeux d’une mau­vaise l’ap­pât brûlant de ma pas­sion.
Il n’y a rien de plus beau ni de plus com­padre que mon faubourg mur­mu­rant, avec les com­mérages des com­mères et les com­pli­ments du Picaflor (les piro­pos sont des com­pli­ments pour séduire et un picaflor [oiseau-mouche] est un homme qui butine de femme en femme).
Un vieux quarti­er qui fut l’é­ten­dard de mon audace de jeunesse…
Je suis du quarti­er qui vit à part en ce siè­cle de Néo-Lux.

Autres versions

Comme sou­vent, les ver­sions immenses sem­blent intimider les suiveurs et il n’existe pas d’enregistrement remar­quable de l’époque, si on exclut Hugo Del Car­ril à la gui­tare et notre sur­prise du jour, mais patience…

Tres Esquinas 1941-07-24 — Orques­ta Ángel D’Agosti­no con Ángel Var­gas. C’est notre tan­go du jour.
Tres Esquinas 1942-05-07 — Hugo Del Car­ril con gui­tar­ras.

Il me sem­ble dif­fi­cile de s’attacher à cette ver­sion une fois que l’on a décou­vert celle des deux anges. On retrou­ve l’ambiance de Gardel, mais cet enreg­istrement ne sera nor­male­ment jamais pro­posé dans une milon­ga.

Tres Esquinas 2010 — Sex­te­to Milonguero con Javier Di Ciri­a­co.

Tres Esquinas 2010 — Sex­te­to Milonguero con Javier Di Ciri­a­co. J’ai eu le bon­heur de décou­vrir cet orchestre à ses débuts à Buenos Aires où il met­tait une ambiance de folie. Je l’ai fait venir à Tan­go­postale (Toulouse France) où il a sus­cité un ent­hou­si­asme déli­rant. Il nous reste le disque pour nous sou­venir de ces moments intens­es mag­nifiés par la voix de Javier Di Ciri­a­co.

Le jeune Ariel Ardit relève toute­fois le défi et pro­pose plusieurs ver­sions élec­trisantes de ce titre. Voici un enreg­istrement pub­lic en vidéo datant de 2010.

Ariel Ardit inter­prète Tres Esquinas en 2010.

Ce n’est pas non plus pour la danse (du moins dans sa forme tra­di­tion­nelle), mais c’est une mag­nifique ver­sion avec une grande richesse des con­tre­points. Ariel Ardit donne beau­coup d’expression et l’orchestre n’est pas en reste. On com­prend l’approbation du pub­lic.

SURPRISE : il reste une ver­sion en réserve à décou­vrir à la fin de cette anec­dote, vous ne pou­vez pas vous la per­dre ! Avis pour Thier­ry, mon tal­entueux cor­recteur, ce n’est pas une coquille, mais une for­mu­la­tion calquée sur l’espagnol…

Un petit mot sur Tres Esquinas

Il faut imag­in­er un lieu rel­a­tive­ment rur­al qui com­por­tait des espaces de ter­rains vagues, des usines, des maisons pour les pau­vres (cor­ralones) et des cafés, dont un qui se nom­mait Tres Esquinas du nom de ce quarti­er qui dis­po­sait toute­fois d’une sta­tion fer­rovi­aire du même nom… Voici de quoi vous repér­er. Atten­tion, cette zone n’est pas trop à recom­man­der aux touristes, mais on y organ­ise des peñas mag­nifiques ! Pas des peñas pour touristes dans un café plus ou moins branché, mais des hangars rem­plis de cen­taines de danseurs qui s’éclatent sur des orchestres fab­uleux en dansant, chacar­eras, gatos, zam­bas et une bonne dizaine d’autres titres. Ce qui est le plus sur­prenant est que quand l’orchestre enchaîne deux titres, les danseurs adoptent automa­tique­ment le style de la nou­velle danse en moins de deux sec­on­des. Si vous avez lu mes con­seils pour la chacar­era, vous savez déjà recon­naître celles à 6 et 8 com­pas­es et les dobles, c’est la par­tie fon­due de l’iceberg du folk­lore argentin.

Le café Tres Esquinas est ici cer­clé de rouge.

On voit qu’on est au bord de l’eau (Riachue­lo) qui mar­que la lim­ite sud de la ville de Buenos Aires (Vue Google). Comme on peut le voir, le quarti­er est d’usines, de ter­rains vagues et est main­tenant bor­dé par l’autoroute qui va à La Pla­ta (la cap­i­tale de la Province de Buenos Aires). Le café pro­pre­ment dit n’est plus que l’ombre de lui-même. Notez toute­fois la ocha­va  qui coupe l’angle de l’immeuble et qui mar­que l’entrée de ce qui était ce café his­torique.
La sta­tion de train por­tait aus­si logique­ment le nom du quarti­er.

À gauche la gare de Tres Esquinas vers 1909. À droite, une vue aéri­enne de Google.

Le cer­cle rouge est le café Tres Esquinas. Le cer­cle jaune mar­que la zone où était située la gare de Tres Esquinas détru­ite en 1955. L’autoroute qui a été créée en 1994–1996 a coupé en deux le quarti­er et prob­a­ble­ment mis un peu de désor­dre dans les baraque­ments de latas (voir Del bar­rio de las latas, le berceau du tan­go pour en savoir plus sur ce type de con­struc­tion)

Et pour ter­min­er, un court-métrage recon­sti­tu­ant l’ambiance d’un bar comme celui de Tres Esquinas, réal­isée par Enrique Cadí­camo en 1943.

Voici la vidéo au moment où D’Agostino et Var­gas enta­ment Tres Esquinas, mais je vous recom­mande de voir les 9 min­utes du court-métrage en entier, c’est intéres­sant dès le début et après Tres Esquinas, il y a El cuar­teador de Bar­ra­cas

Court-métrage sur un scé­nario et sous la direc­tion de Enrique Cadí­camo où l’on voit des scènes de café, pit­toresques et l’interprétation de Tres esquinas et de El cuar­teador de Bar­ra­cas par Ángel D’Agostino et Ángel Var­gas.

À demain, les amis !

Del barrio de las latas, Tita Merello y la cuna del tango

Raúl Joaquín de los Hoyos Letra: Emilio Augusto Oscar Fresedo

Je n’étais pas totale­ment inspiré par les tan­gos enreg­istré un pre­mier juin, alors j’ai décidé de vous par­ler d’un tan­go qui a été étren­né un pre­mier juin. Il s’agit de Del bar­rio de la latas (du quarti­er des bar­ils) que Tita Merel­lo inter­pré­ta sur scène pour la pre­mière fois le pre­mier juin de 1926 au théâtre Maipo. Le quarti­er décrit ne dura que trente ans et est, du moins pour cer­tains, le berceau du tan­go.

Le quartier des bidons

Le pét­role lam­pant, avant de servir aux avions d’aujourd’hui sous le nom de kérosène, était util­isé pour l’éclairage, d’où son nom. Les plus jeunes n’ont sans doute pas con­nu cela, mais je me sou­viens de la magie, quand j’étais gamin de la lampe à pét­role dont on fai­sait sor­tir la mèche en tour­nant une vis. J’ai encore la sen­sa­tion de cette vis moletée sur mes doigts et la vision de la mèche de coton qui sor­tait mirac­uleuse­ment et per­me­t­tait de régler la lumi­nosité. La réserve de la mèche qui trem­pait dans le pét­role parais­sait un ser­pent et sa présence me gênait, car elle assom­bris­sait la trans­parence du verre.

Je n’ai plus les lam­pes à pét­role de mon enfance, mais je me sou­viens qu’elles avaient une corolle en verre. Impos­si­ble d’en trou­ver en illus­tra­tion, toutes ont le tube blanc seul. J’imagine que les corolles ont été réu­til­isées pour faire des lus­tres élec­triques. Je me suis donc fab­riqué une lampe à pét­role, telle que je m’en sou­viens, celle de gauche. En fait, le verre était mul­ti­col­ore. J’ai fait au plus sim­ple, mais sans le génie des arti­sans du XIXe siè­cle qui avaient créé ces mer­veilles. J’ai finale­ment trou­vé une lampe com­plète (à droite). Je l’ai rajoutée à mon illus­tra­tion. Le verre est plus trans­par­ent, ceux de mon enfance étaient plus proches de celui de gauche et les couleurs étaient bien plus jolies, mais cela prou­ve que l’on peut encore trou­ver des lam­pes com­plètes.

Vous aurez com­pris que ces lam­pes étaient des­tinées aux familles aisées, pas aux pau­vres émi­grés qui traî­naient aux alen­tours du port. Ces derniers cepen­dant « béné­fi­ci­aient » de l’industrie du pét­role lam­pant en récupérant les bidons vides.
La ville qui s’est ain­si mon­tée de façon anar­chique est exacte­ment ce qu’on appelle un bidonville. Mais ici, il s’agit d’un quarti­er, bar­rio de latas boîtes de con­serve, bidons…

Une masure con­sti­tuée de bidons d’huile et de pét­role lam­pant du quarti­er de las latas

Arrê­tons-nous un instant sur cette pho­togra­phie. On recon­naît bien la forme des bidons par­al­lélépipédiques qui ser­vaient à con­tenir l’huile et le pét­role lam­pant. On sait qu’ils étaient rem­plis de terre par l’auteur de l’ouvrage William Jacob Hol­land (1848–1932) rela­tant l’expédition sci­en­tifique envoyée par le Carnegie Muse­um. L’ouvrage a été pub­lié en 1913, preuve qu’il restait des élé­ments de ce type de con­struc­tion à l’époque. En fait, il y en a tou­jours de nos jours.
Voici un extrait du livre par­lant de ce loge­ment.

La page 164 et un inter­calaire (situé entre les pages 164 et 165) avec des pho­togra­phies. On notera le con­traste entre le Teatro Colón et la masure faite de bidons d’huile et de pét­role lam­pant.

To the River Plate and back (page 162)

The Argen­tines are a plea­sure-lov­ing peo­ple, as is attest­ed by the num­ber of places of amuse­ment which are to be found. The Colon The­ater is the largest opera-house in South Amer­i­ca and in fact in the world, sur­pass­ing in size and in the splen­dor of its inte­ri­or dec­o­ra­tion the great Opera-house in Paris. To it come most of the great oper­at­ic artists of the day, and to suc­ceed upon the stage in Buenos Aires is a pass­port to suc­cess in Madrid, Lon­don, and New York.

In con­trast with the Colon The­atre may be put a hut which was found in the sub­urbs made out of old oil-cans, res­cued from a dump­ing-place close at hand. The cans had been filled with earth and then piled up one upon the oth­er to form four low walls. The edi­fice was then cov­ered over with old roof­ing-tin, which like­wise had been picked up upon the dump. The struc­ture formed the sleep­ing apart­ment of an immi­grant labor­er, whose resource­ful­ness exceed­ed his resources. His kitchen had the sky for a roof; his pantry con­sist­ed of a cou­ple of pails cov­ered with pieces of board. Who can pre­dict the future of this new cit­i­zen?

William Jacob Hol­land; To the Riv­er Plate and back. The nar­ra­tive of a sci­en­tif­ic mis­sion to South Amer­i­ca, with obser­va­tions upon things seen and sug­gest­ed. Page 162.

Traduction de l’extrait du livre de William Jacob Holland

Les Argentins sont un peu­ple qui aime les plaisirs, comme l’atteste le nom­bre de lieux de diver­tisse­ment qu’on y trou­ve. Le théâtre Colon est le plus grand opéra d’Amérique du Sud et même du monde, sur­pas­sant par la taille et la splen­deur de sa déco­ra­tion intérieure le grand opéra de Paris. C’est là que vien­nent la plu­part des grands artistes lyriques de l’époque, et réus­sir sur la scène de Buenos Aires est un passe­port pour le suc­cès à Madrid, à Lon­dres et à New York.

En con­traste avec le théâtre de Colon, on peut met­tre une cabane qui a été trou­vée dans les faubourgs, faite de vieux bidons d’huile, sauvés d’une décharge à prox­im­ité. Les boîtes avaient été rem­plies de terre puis empilées les unes sur les autres pour for­mer qua­tre murets. L’édifice fut alors recou­vert de vieilles plaques de tôle de toi­ture, qui avaient égale­ment été ramassées sur la décharge. La struc­ture for­mait l’appartement de som­meil d’un tra­vailleur immi­gré, dont l’ingéniosité dépas­sait les ressources. Sa cui­sine avait le ciel pour toi ; son garde-manger se com­po­sait de deux seaux recou­verts de morceaux de planche. Qui peut prédire l’avenir de ce nou­veau citoyen ?

William Jacob Hol­land ; Vers le Rio de la Pla­ta et retour. Le réc­it d’une mis­sion sci­en­tifique en Amérique du Sud, avec des obser­va­tions sur les choses vues et sug­gérées.

Et un autre paragraphe sur les femmes à Buenos Aires, toujours dans le même ouvrage

La demi-réclu­sion du beau sexe, qui est val­able en Espagne, pré­vaut dans tous les pays d’Amérique du Sud, qui ont hérité de l’Espagne leurs cou­tumes et leurs tra­di­tions. Les dames appa­rais­sent dans les rues plus ou moins étroite­ment voilées, très rarement sans escorte, et jamais sans escorte après le couch­er du soleil. Pour une femme, paraître seule dans les rues, ou voy­ager sans escorte, c’est tôt ou tard s’exposer à l’embarras. Le mélange libre mais respectueux des sex­es qui se pro­duit dans les ter­res nordiques est incon­nu ici. Les vête­ments de deuil sem­blent être très affec­tés par les femmes des pays d’Amérique latine. Je dis à l’une de mes con­nais­sances, alors que nous étions assis et regar­dions la foule des pas­sants sur l’une des artères bondées : «Il doit y avoir une mor­tal­ité effroy­able dans cette ville, à en juger par le nom­bre de per­son­nes en grand deuil. Il sourit et répon­dit : « Les femmes regar­dent les vête­ments noirs avec faveur comme déclen­chant leurs charmes, et se pré­cip­i­tent dans le deuil au moin­dre pré­texte. La ville est raisonnable­ment saine. Ne vous y trompez pas. »

On est vrai­ment loin de l’atmosphère que respirent les tan­gos du début du vingtième siè­cle. L’auteur, d’ailleurs, ne s’intéresse pas du tout à cette pra­tique et ne men­tionne pas le tan­go dans les 387 pages de l’ouvrage…

Extrait musical

Bon, il est temps de par­ler musique. Bien sûr, on n’a pas l’enregistrement de la presta­tion de Tita Merel­lo le pre­mier juin 1929. En revanche, on a un enreg­istrement bien pus tardif puisqu’il est de 1964. C’est donc lui qui servi­ra de tan­go du jour.
L’autre avan­tage de choisir cette ver­sion est que l’on a les paroles com­plètes.

Del bar­rio de las latas 1964 Tita Merel­lo con acomp. de Car­los Figari y su con­jun­to.

Bon, c’est un tan­go à écouter, je passe tout de suite aux paroles qui sont plus au cœur de notre anec­dote du jour.

Paroles

Del bar­rio de las latas
se vino pa’ Cor­ri­entes
con un par de alpar­gatas
y pilchas inde­centes.
La suerte tan mis­ton­ga
un tiem­po lo trató,
has­ta que al fin, un día,
Bel­trán se aco­modó.

Y hoy lo vemos por las calles
de Cor­ri­entes y Esmer­al­da,
estriban­do unas polainas
que dan mucho dique al pan­talón.
No se acuer­da que en Boe­do
arregla­ba cancha’e bochas,
ni de aque­l­la vie­ja chocha,
por él, que mil veces lo ayudó.

Y allá, de tarde en tarde,
hacien­do comen­tar­ios,
las vie­jas, con los chismes
revuel­ven todo el bar­rio.
Y dicen en voz baja,
al ver­lo un gran señor:
“¿Tal vez algún des­cui­do
que el mozo aprovechó?”

Pero yo que sé la his­to­ria
de la vida del mucha­cho,
que del bar­rio de los tachos
llegó por su pin­ta has­ta el salón,
ase­guro que fue un lance
que que­bró su mala racha,
una vie­ja muy ricacha
con quien el mucha­cho se casó.

Raúl Joaquín de los Hoyos Metra: Emilio Augus­to Oscar Frese­do

Traduction libre et indications

Depuis le bidonville, il s’en vint par Cor­ri­entes avec une paire d’espadrilles et des vête­ments indé­cents.
La chance si pin­gre un cer­tain temps l’a bal­lot­té, jusqu’à ce qu’un jour, Bel­tran s’installe.
Et aujourd’hui, nous le voyons dans Cor­ri­entes et Esmer­al­da, por­tant des guêtres qui don­nent beau­coup d’allure au pan­talon.
Il ne se sou­vient pas qu’à Boe­do, il réparait le ter­rain de boules ni de cette vieille rado­teuse, selon lui, qui mille fois l’a aidé.
Et là, de temps à autre, faisant des com­men­taires, les vieilles femmes, avec leurs com­mérages, remuent tout le quarti­er.
Et elles dis­ent à voix basse en le voy­ant en grand mon­sieur :
« Peut-être quelque nég­li­gence dont le beau gosse a prof­ité ? »
Mais moi qui con­nais l’histoire de la vie du garçon qui est venu du quarti­er des poubelles et qui par son allure parvint jusqu’au salon, je vous assure que c’est un coup de chance qui a brisé sa mau­vaise série, une vieille femme très riche avec qui le garçon s’est mar­ié.

Autres versions

Del bar­rio de las latas 1926 — Car­los Gardel con acomp. de Guiller­mo Bar­bi­eri, José Ricar­do (gui­tar­ras).

Le plus ancien enreg­istrement, du tout début de l’enregistrement élec­trique.

Del bar­rio de las latas 1926-11-16 — Sex­te­to Osval­do Frese­do.

Une ver­sion bien piéti­nante pour les ama­teurs du genre. Pas vilain, mais un peu monot­o­ne et peu prop­ice à l’improvisation. Son frère n’a pas encore écrit les paroles.

Del bar­rio de las latas 1926-11-21 — Orques­ta Juan Maglio Pacho.

Pour les mêmes. Cela fait du bien quand ça s’arrête 😉

Del bar­rio de las latas 1927-01-19 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro.

Les piétineurs, je vous gâte. Cette ver­sion a en plus un con­tre­point très sym­pa. On pour­rait se laiss­er ten­ter, dis­ons que c’est la pre­mière ver­sion que l’on pour­rait envis­ager en milon­ga.

Del bar­rio de las latas 1954-04-21 — Orques­ta Car­los Di Sar­li con Mario Pomar.

On fait un bond dans le temps, 27 ans plus tard, Di Sar­li enreg­istre avec Pomar la pre­mière ver­sion géniale à danser, pour une tan­da roman­tique, mais pas sopori­fique.

Del bar­rio de las latas 1964 Tita Merel­lo con acomp. de Car­los Figari y su con­jun­to. C’est notre tan­go du jour.

Pas pour la danse, mais comme déjà évo­qué, il nous rap­pelle que c’est Tita qui a inau­guré le titre, 35 ans plus tôt.

Del bar­rio de las latas 1968-06-05 — Cuar­te­to Aníbal Troi­lo.

Pour ter­min­er notre par­cours musi­cal dans le bidonville. Je vous pro­pose cette superbe ver­sion par le cuar­te­to de Aníbal Troi­lo.
La rel­a­tive dis­cré­tion des trois autres musi­ciens per­met d’apprécier toute la sci­ence de Troi­lo avec son ban­donéon. Il s’agit d’un cuar­te­to nou­veau pour l’occasion et qui dans cette com­po­si­tion ne sera act­if qu’en 1968. Il était com­posé de :
Aníbal Troi­lo (ban­donéon), Osval­do Berlingieri (piano), Ubal­do De Lío (gui­tare) et Rafael Del Bag­no (con­tre­basse).

La cuna del tango – Le berceau du tango

Le titre de l’article du jour par­le de berceau du tan­go, mais on n’a rien vu de tel pour l’instant. Je ne vais pas vous bercer d’illusions et voici donc pourquoi ce quarti­er de bidons serait le berceau du tan­go.

Où se trouvait ce quartier

Nous avons déjà évo­qué l’importance du Sud de Buenos Aires pour le tan­go. Avec Sur, bien sûr, mais aus­si avec En lo de Lau­ra (en fin d’ar­ti­cle).

À cause de la peste de 1871, les plus rich­es qui vivaient dans cette zone se sont expa­triés dans le Nord et les pau­vres ont con­tin­ué de s’amasser dans le sud de Buenos Aires, autour des points d’arrivée des bateaux.
La même année, Sarmien­to con­fir­ma que la zone était la décharge d’ordures de Buenos Aires. Le vol­ume des immondices accu­mulées à cet endroit était de l’ordre de 600 000m3. Une épais­seur de 2 mètres sur une sur­face de 3km². On com­prend que les pau­vres se fab­riquent des abris avec les matéri­aux récupérés dans cette décharge.

El tren de la basura (le train des ordures)

Le train des ordures. El tren de la basura qui appor­tait les ordures à prox­im­ité du bar­rio de las latas.

Pour ali­menter cette immense décharge, un train a été mis en place pour y trans­porter les ordures. Il par­tait de Once de sep­tiem­bre (la gare) et allait jusqu’à la Que­ma lieu où on brûlait les ordures (Que­mar en espag­nol est brûler).
L’année dernière, les habi­tants du quarti­er où pas­sait ce train ont réal­isé la  fresque qui retrace l’histoire de ce train.

Pein­ture murale du train des ordures, calle Oruro (elle est représen­tée à gauche avec le petit train qui va pass­er sur le pont rouge).
His­toire du train de la basura qui a com­mencé à fonc­tion­ner le 30 mai 1873.
La mon­tagne d’or­dures. Dans la pein­ture murale, des élé­ments réels ont été insérés. Il y a le nom des deux pein­tres et de ceux qui ont don­né des “ordures” pour l’œu­vre.

ET le berceau du tango ?

Ah oui, je m’égare. Dans la zone de la décharge, il y avait donc de l’espace qui n’était pas con­voité par les rich­es, à cause bien sûr des odeurs et des fumées. Même le pas­sage du train était une nui­sance. S’est rassem­blée dans ces lieux la foule inter­lope qui sera le ter­reau pré­sumé du tan­go.
Il faut rajouter dans le coin les abat­toirs, des abat­toirs qui feraient frémir aujourd’hui, tant l’hygiène y était ignorée.

Los Cor­rales Viejos (situé à Par­que Patri­cios),  les abat­toirs et le lieu de la dernière bataille, le 22 juin 1880, des guer­res civiles argen­tines. Elle a vu la vic­toire des forces nationales et donc la défaite des rebelles de la province de Buenos Aires.

Extrait de La Pishuca (anonyme)

Anoche en lo de Tran­queli
Bailé con la Bolado­ra
Y esta­ba la par­da Flo­ra
Que en cuan­to me vio estriló,
Que una vez en los Cor­rales
En un cafetín que esta­ba,
Le tuve que dar la bia­ba
Porque se me rever­só.

Anonyme

Traduction de la La Pishuca

Hier soir à lo de Tran­queli, j’ai dan­sé avec la Bolado­ra. Il y avait la Par­da Flo­ra (Uruguayenne mulâtresse ayant tra­vail­lé à Lo de Lau­ra et danseuse réputée). Quand elle m’a vu, elle s’est mise en colère, car aux Cor­rales dans un café où elle était, j’avais dû lui don­ner une bran­lée, car j’étais retourné.

Il y a donc une per­méa­bil­ité entre les deux mon­des.

Sur l’origine du tan­go, nous avons d’autres sources qui se rap­por­tent à cette zone. Par exem­ple ce poème de Fran­cis­co Gar­cía Jiménez (qui a par ailleurs don­né les paroles de nom­breux tan­gos) :

Poème de Francisco García Jiménez (en lunfardo)

La cosa jué por el sur,
y acon­te­ció n’el ochen­ta
ayá en los Cor­rales Viejos,
por la caye de la Are­na.

Sal­ga el sol, sal­ga la luna,
sal­ga la estreya may­or.
La cita es en La Blan­quia­da;
naide falte a la riu­nión…

Los hom­bres den­traron serios
y cayao el mujerío:
siem­pre se yega a un bai­lon­go
como al cruce del des­ti­no.

Tocaron tres musi­cantes
hacien­do pun­t’al fes­te­jo:
con flau­ta, gui­tar­ra y arpa,
un rubio, un par­do y un negro.

Salieron los bailar­ines
por valse, mazur­ca y pol­ca;
y entre medio, una pare­ja
sal­ió bai­lan­do otra cosa.

El era un güen cuchiyero,
pero de genio pru­dente.
Eya una chi­na pin­tona,
mejo­ran­do lo pre­sente.

Eya se llam­a­ba Flo­ra
y él se apel­l­id­a­ba Tre­jo:
con cortes y con que­bradas
lo firma­ban en el sue­lo.

No lo hacían de com­padres
¡y com­padrea­ban sin güelta!
Al final bail­a­ban solos
pa’­con­tener a la rue­da.

Bailaron una mes­tu­ra
que no era pa’­matur­ran­gos,
de habanera con can­dombe,
de milon­ga con fan­dan­go.

Jué un domin­go, en los Cor­rales
cuan­do inven­taron el tan­go.

Fran­cis­co Gar­cía Jiménez

Traduction libre du poème de Francisco García Jiménez

Cela s’est passé vers le sud, et cela s’est passé dans les années qua­tre-vingt dans les Cor­rales viejos, le long de la Calle de la Are­na (la rue de sable, en Argen­tine, beau­coup de villes ont encore de nos jours des rues en sable ou en terre. En 1880, la zone, l’actuel Par­que Patri­cios, était rurale).
Que le soleil se lève, que la lune se lève, que l’étoile majeure se lève.
Le ren­dez-vous est à La Blan­quia­da ; per­son­ne ne manque la réu­nion…

La Blan­quia­da (Blan­quea­da, était une pulpería (mag­a­sin d’al­i­men­ta­tion, café, lieu de diver­tisse­ments). On y jouais aux boules (comme évo­qué dans notre tan­go du jour), mais on y dan­sait aus­si, comme le con­te cette his­toire.

Les hommes entrèrent grave­ment et le coureur de jupons se tut.
On arrive tou­jours à une danse comme si on était à la croisée des chemins du des­tin.
Trois musi­ciens ont joué au point cul­mi­nant de la fête avec flûte, gui­tare et harpe, un blond, un brun et un noir. (On pour­rait penser à Pagés-Pesoa-Maciel, Enrique Maciel étant noir (et était un grand ami du paroli­er Blomberg, grand et blond).
Les danseurs sont sor­tis pour la valse, la mazur­ka et la pol­ka ; et entre les deux, un cou­ple est sor­ti en dansant autre chose.
C’était un bon couteau (adroit avec le couteau), mais d’un tem­péra­ment pru­dent.
Elle était une femme fardée, amélio­rant le présent.
Elle s’appelait Flo­ra, (prob­a­ble­ment la Flo­ra Par­da dont nous avons par­lé dans En Lo de Lau­ra) et lui s’appelait Tre­jo (est-ce Neme­sio Tre­jo qui aurait été âgé de 20 ans ? Je ne le crois pas, mais ce n’est pas impos­si­ble, même s’il est plus con­nu comme paroli­er et payador que comme danseur) : avec des cortes et des fentes, ils le sig­naient dans le sol.
Ils ne l’ont pas fait en tant que cama­rades, et ils l’ont fait sans bon­té !
À la fin, ils dan­sèrent seuls pour con­tenir la ronde.
Ils dan­saient une mesure qui n’était pas pour de matur­ran­gos (mau­vais cav­a­liers), d’habanera avec can­dombe, de milon­ga avec fan­dan­go.
C’était un dimanche, dans les Cor­rales quand ils ont inven­té le tan­go.
Fran­cis­co Gar­cía Jiménez étant né en 1899, soit 17 ans après les faits, il ne peut pas en être un témoin direct.

Un autre texte sur la naissance du tango de Miguel Andrés Camino

Je cite donc à la barre, un autre auteur, plus âgé. Miguel Andrés Camino, né à Buenos Aires en 1877. Il aurait donc eu cinq ans, ce qui est un peu jeune, mais il peut avoir eu des infor­ma­tions par des par­ents témoins de la scène.

El tango par Miguel Andrés Camino

Nació en los Cor­rales Viejos,
allá por el año ochen­ta.
Hijo fue de una milon­ga
y un pesao del arra­bal.
Lo apadrinó la cor­ne­ta
del may­oral del tran­vía,
y los due­los a cuchil­lo
le ensañaron a bailar.
Así en el ocho
y en la sen­ta­da,
la media luna,
y el paso atrás
puso el refle­jo
de la embesti­da
y las cuerpeadas
del que la jue­ga
con su puñal.
Después requin­tó el cham­ber­go
usó mele­na enrula­da, pan­talones con tren­cil­la
y botines de charol.
Fondeó en los peringundines,
bode­gones y… posadas
y en el cuer­po de las chi­nas
sus vir­tudes enroscó.
En la cor­ri­da
y el aban­i­co.
el medio cor­to
y el paso atrás,
puso las cur­vas
de sus deseos
de mozo guapo
que por la hem­bra
se hace matar.
Tam­bién vagó por las calles
con un clav­el en la ore­ja;
Lució botín a lo mil­i­tar.
Se adueñó del con­ven­til­lo,
enga­tusó a las sirvien­tas
y por él no quedó jeta
que no aprendiera a chi­flar.
Y des­de entonces
se vio al male­vo
pre­so de hon­da
sen­su­al­i­dad
robar las cur­vas
de las caderas,
pechos y pier­nas
de las chiruzas
de la ciu­dad.
Y así que los vig­i­lantes
lo espi­antaron de la esquina,
se largó pa’ las Uropas,
de donde volvió señor.
Volvió lleno de gom­i­na,
usan­do tra­je de cola
y en las mur­gas y pianolas
has­ta los rulos perdió.
Y hoy que es un jaife
tristón y fla­co,
que al ir bai­lan­do
dur­mien­do va;
y su tran­quito
ya se ase­me­ja
al del matun­go
de algún Mateo
que va a largar.

Miguel Andrés Camino

Traduction libre et indications sur le poème de Miguel Andrés Camino

Il est né dans les Cor­rales Viejos, dans les années qua­tre-vingt.
Il était le fils d’une milon­ga et d’un bagar­reur des faubourgs.
Il était par­rainé par le cor du con­duc­teur du tramway, et les duels au couteau lui apprirent à danser. Ain­si, dans le huit (ocho) et dans la sen­ta­da (fig­ure où la femme est assise sur les cuiss­es de l’homme, voir, par exem­ple Taquito mil­li­tar), la demi-lune et le pas en arrière, le reflet de l’as­saut et les atti­tudes de celui qui la joue avec son poignard.
Il por­tait des cheveux bouclés, des pan­talons tressés et des bot­tines en cuir verni.
Il a jeté l’an­cre dans les bor­dels, bars et… et dans le corps des femmes faciles, ses ver­tus s’en­roulaient.
Dans la cor­ri­da et l’éven­tail, le demi-corte et le pas en arrière, il a mis les courbes de ses désirs de beau jeune homme qui se fait tuer pour la femelle.
Il traî­nait aus­si dans les rues avec un œil­let à l’or­eille ; les bot­tines bril­lantes comme celles des mil­i­taires.
Il s’empara du con­ven­til­lo (habi­ta­tion col­lec­tive pour les pau­vres), luti­na les ser­vantes, et il n’y avait pas une tasse qu’il n’apprendrait pas à sif­fler (boire, jeu de mots lour­dingue et grav­eleux).
Et depuis lors, se vit pris­on­nier le mau­vais d’une pro­fonde sen­su­al­ité a été vu en train de vol­er les courbes des hanch­es, des seins et des jambes des chiruzas (femmes vul­gaires) de la ville.
Et dès que les gardes l’aperçurent du coin, il se ren­dit chez les Européens, d’où il revint, mon­sieur.
Il est revenu plein de gom­i­na, vêtu d’un queue-de-pie et dans les mur­gas et les pianolas, il a même per­du ses boucles.
Et aujour­d’hui, c’est un pré­somptueux, triste et mai­gre, qui va danser en dor­mant ; et son calme ressem­ble déjà à celui du matun­go  (cheval faible ou inutile) d’un Mateo (coche, taxi, à chevaux) qui va par­tir.

On com­prend dans ce poème dont on ne cite générale­ment que le début qu’il par­le du tan­go qui, né dans les faubourgs bagar­reurs, s’est abâ­tar­di en allant en Europe. Cela date donc le poème des années 1910–1920 et si le texte reflète une tra­di­tion, voire une légende, il ne peut être util­isé pour avoir une cer­ti­tude.

Nous sommes bien avancés. Nous avons donc plusieurs textes qui rela­tent des idées sem­blables, mais qui ne nous don­nent pas l’assurance que le berceau du tan­go est bien à Par­que Patri­cios, Cor­rales Viejos.

Faut-il en douter comme Borges qui avait des idées pour­tant très sem­blables à celles de Miguel Andrés Camino ? Peu importe. Cette légende, même si elle est fausse a ense­mencé le tan­go, par exem­ple El ciru­ja de De Ange­lis. On dirait plutôt aujourd’hui El car­toniero. Les car­tonieros sont des per­son­nages indis­so­cia­bles des grandes villes argen­tines. Avec leur char­rette à bras chargée de tout ce qu’ils ont trou­vé dans les poubelles, ils risquent leur vie au milieu de la cir­cu­la­tion trép­i­dante pour déplac­er leurs dérisoires tré­sors vers les lieux de recy­clage. Cette com­mu­nauté souf­fre beau­coup en ce moment, les restau­rants sol­idaires (soupes pop­u­laires) ne reçoivent plus d’aide de l’état et pire, ce dernier laisse se périmer des tonnes de nour­ri­t­ures achetées pour cet usage par le gou­verne­ment précé­dent.

Espérons que ces per­son­nages mis­éreux qu’on appelle par­fois les grenouilles (ranas), car dans le quarti­er des bidons, il y avait sou­vent des inon­da­tions et que les habi­tants fai­saient preuve d’imagination et de débrouil­lardise pour sur­vivre. Grenouille n’est donc pas péjo­ratif, c’est plutôt l’équivalent de rusé, astu­cieux. Le Bel­trán de notre tan­go du jour est une décès grenouilles qui s’est trans­for­mée en prince char­mant, au moins pour une vieille femme, très riche 😉

Je vous présente Bel­trán et sa femme. C’est beau l’amour.