El flete 1936-04-03 — Orquesta Juan D’Arienzo

Vicente Gre­co Letra : Pas­cual Contursi/Juan Sarcino/Jerónimo Gra­di­to (trois ver­sions des paroles)

Le tan­go du jour, el Flete a été enreg­istré il y a exacte­ment 88 ans par Juan d’Arienzo. Je vous pro­pose d’en voir un peu plus de ce tan­go qui est des pre­miers à avoir béné­fi­cié de la col­lab­o­ra­tion avec Rodol­fo Bia­gi.

Ceux qui par­courent les rues de Buenos Aires ont sans doute été sur­pris par l’abondance de ces camions antédilu­viens et por­teurs de charges par­fois extrav­a­gantes.

Des camions de  Fletes  dans une rue de Buenos Aires

Sur leurs flancs, l’indication « Fletes ». Ce sont des véhicules des­tinés aux livraisons. Si vous avez un canapé à vous faire livr­er, ou tout un démé­nage­ment, vous fer­ez sans doute appel à un de ces ser­vices de fletes.
El flete, c’est donc la charge, la livrai­son, le trans­port, le col­is Le mot « flete » vient du français « Fret ». On pense aux mer­veilleuses toiles et splen­dides émaux sur métal de Quin­quela Mar­tin où on voit les por­teurs pli­er sous le poids des paque­ts qu’ils char­gent et déchar­gent des bateaux dans le port de la Boca.

Quin­quela Mar­tin Moti­vo de puer­to Émail sur fer 1946 088x098 m Au cen­tre on voit la tra­ver­sée dune passerelle La musique mévoque la marche de ces hommes

Si vous allez à la Boca le quarti­er qui doit tant à Ben­i­to Quin­quela Mar­tin, n’oubliez pas de voir son joy­au, le musée mai­son de ce pein­tre.

Ceux qui n’ont pas l’occasion de venir à Buenos Aires pour­ront avoir une idée de ce musée en regar­dant cette vidéo.

Anec­dote : Víc­tor Fer­nán­dez, directeur du Musée Ben­i­to Quin­quela Martín est égale­ment DJ de tan­go, ce qui lim­ite ma cul­pa­bil­ité dans mon excur­sion dans ce superbe musée.

Là, où on revient à notre tango du jour, El Flete

Le tan­go du jour est instru­men­tal, on pour­rait donc penser que l’on évoque le trans­port, le tra­vail dif­fi­cile de ceux qui l’effectuent, les véhicules lour­de­ment chargés.
D’ailleurs, la musique encour­age à cette inter­pré­ta­tion. Quelques pas rapi­des et un pas plus pesant, comme un homme qui porterait une lourde charge en descen­dant du bateau et qui ferait de temps à autre une pause. Cette inter­pré­ta­tion est pour moi ren­for­cée par l’enregistrement par Fir­po, surtout celui du 16 févri­er 1916.
C’est un enreg­istrement acous­tique, donc, avec les lim­ites que cela implique. Dans cet enreg­istrement, je retrou­ve les pas alternés com­pat­i­ble avec le tra­vail d’un flete, mais si on se sou­vent que Fir­po aimait les tan­gos descrip­tifs (où la musique évoque les élé­ments réels), cela ren­force l’hypothèse que le tan­go est en lien avec cette activ­ité. Vous pour­rez l’écouter à la fin de cet arti­cle.

Je te donne ma parole

Ou plutôt, mes paroles. En effet, pas moins de trois ver­sions des paroles exis­tent pour ce tan­go, bien que celui-ci soit qua­si­ment tou­jours enreg­istré sans le chant. Il con­vient donc de les inter­roger et cela va don­ner des sur­pris­es par rap­port à notre inter­pré­ta­tion prim­i­tive.

Les paroles originales de Contursi (1914)

Pas­cual Con­tur­si a écrit des paroles pour El Flete. Ce sont sans doute les paroles orig­i­nales, celle d’une époque où le tan­go n’avait pas encore trou­vé ses let­tres de noblesse en France, Pays où Con­tur­si ter­min­era sa car­rière.
Dans les paroles de Con­tur­si, un peu con­fus­es, car très chargées de sous-enten­dus et de lun­far­do, on com­prend que le cli­mat de crainte qu’inspiraient cer­tains mal­frats n’encourageait pas les com­padrons à faire les fiers quand ils les croi­saient. Ils dégon­flaient la poitrine et fai­saient pro­fil bas pour éviter de paraître celui qui a le plus d’oseille (flouze, argent), car celui-ci, ils l’envoyaient dans l’autre monde

Le dan flete pa’ la otra población.

Les paroles renouvelées, de Gradito

En lun­far­do, El Flete désigne un cheval léger de monte, bril­lant et léger. Rien à voir avec les chevaux devant tir­er les lourds char­i­ots des fletes de l’époque.
Dans une des rares ver­sions chan­tées dont on a l’enregistrement, Ernesto Fama chante le refrain des paroles de Gerón­i­mo Gra­di­to qui par­lent d’un cheval de course, autre leit­mo­tiv du tan­go.
Le cheval de couleur noisette, vain­queur de la course, per­met d’attirer l’attention d’une jeune paysanne sur son lad, ce qui le rend amoureux.

Il existe égale­ment des paroles écrites par Juan Sar­ci­no et qui font égale­ment référence à un cheval, mais à ma con­nais­sance, nous n’avons pas d’enregistrement de cette ver­sion et je ne les pos­sède pas. Si vous avez une ver­sion enreg­istrée et les paroles, je suis pre­neur.

Extrait musical

El flete 1936-04-03 — Orques­ta Juan D’Arienzo.

C’est notre tan­go du jour. Il est le fruit de la col­lab­o­ra­tion rel­a­tive­ment nou­velle de D’Arienzo avec son pianiste et arrangeur génial, Rod­oflo Bia­gi. Cette ver­sion hérite du dynamisme de D’Arienzo et des facéties au piano de Bia­gi qui répon­dent aux cordes. C’est un morceau superbe et assuré­ment un de plus plaisants à danser dans les milon­gas de Buenos Aires, grâce à ces jeux de répons­es entre les instru­ments. À not­er que les pre­mières réédi­tions sur CD, toutes tirées d’une même édi­tion effec­tuée dans les années 50 sur disque vinyle com­por­taient un défaut (saute du disque). Aujourd’hui, la plu­part des ver­sions qui cir­cu­lent sont cor­rigées.

Les paroles

Je pro­pose ici les paroles par ordre chronologique. D’abord celles de Con­tur­si, puis celles de Gra­di­to. Elles nous con­tent deux his­toires très dif­férentes, ce qui témoigne de la poly­sémie du mot Flete en espag­nol argentin, mais aus­si de l’évolution du tan­go qui des mau­vais quartiers est passé dans la société plus aisée, où il était plus facile de par­ler d’un lad amoureux et de son cheval que de dan­gereux assas­sins rodant pour dépouiller les frimeurs.

Version de 1916 — Música : Vicente Greco — Letra : Pascual Contursi

Se acabaron los pesa­dos,
patoteros y men­taos
de cora­je y decisión.
Se acabaron los mal­os
de taleros y de palos,
far­iñeras y facón.
Se acabaron los de faca
y todos la van de ara­ca
cuan­do lle­ga la ocasión.
Porque al de más copete
lo catan y le dan flete
pa’ la otra población.

Esos taitas que tenían
la mujer de pre­po­ten­cia,
la van de pura decen­cia
y no ganan pa’l bul­lón.
Nadie se hace el pata ancha
ni su pecho ensan­cha
de puro com­padrón,
porque al de más copete
lo catan y le dan flete
pa’ la otra población.

Ver­sion de 1916 — Músi­ca : Vicente Gre­co — Letra : Pas­cual Con­tur­si

Ici, on décrit un monde assez noir avec des hommes armés (taleros, palos, far­iñeras, facón). En fait, il s’agit de se moquer des com­padri­tos qui jouent les durs et qui n’en mènent pas large, il retrou­vent une atti­tude décente, ne gon­flent plus la poitrine, car ici, celui qui a le plus de pépètes (argent)„ ils le goû­tent (tâtent pour trou­ver ses richess­es) et lui don­nent une expédi­tion (Flete) dans l’autre monde (ils le tuent).
Cette ver­sion des paroles peut égale­ment être com­pat­i­ble avec la musique, les alter­nances de la musique pou­vant être les mou­ve­ments respec­tifs des assas­sins et de la vic­time.

Version de 1930 — Música : Vicente Greco — Letra : Gerónimo Gradito

On peut imag­in­er que ces paroles vio­lentes ont incité Fama à adopter des paroles plus légères à une époque où le tan­go était en train d’entrer dans la bonne société.

Pare­jero; zaino escarceador,
por tu pin­ta y col­or
y por tu san­gre sos
todo un flete de mi flor…
¡Porque es tu corazón
difí­cil de empar­dar !
En las can­chas no tenés rival,
y en una ocasión
que has de recor­dar
ganaste a un pan­garé
y, al jinetearte, así
decía para mí:

¡Zaino,
mi viejo ami­go,
de pun­ta a pun­ta, ganale!
¡Flete,
todo he juga­do,
y en vos está mi esper­an­za!
¡Zaino!
¡Solo en la can­cha !
¡Cor­re­lo al galope,
que atrás lo dejás !
¡Flete,
zaino de mi alma,
tuya es la car­rera
que en ley la ganás !

Y al lle­gar vos tri­un­fador
el pueblo te aplaudió,
y una paisani­ta
flo­res te tira­ba
que después se acer­có
y tu cabeza palmeó.
Y ella, des­de entonces,
¡es mi úni­co quer­er!…

Pare­jero; zaino escarceador,
por tu pin­ta y col­or
y por tu san­gre sos
todo un flete de mi flor…
¡Porque es tu corazón
difí­cil de empar­dar !
En los pueb­los no tenés rival
como yo pa’el amor,
y al cor­rerla los dos
siem­pre ten­emos que ser:
¡Yo todo un buen varón
y un bra­vo flete vos !

Ver­sion de 1930 — Músi­ca : Vicente Gre­co — Letra : Gerón­i­mo Gra­di­to

Ici, il s’agit d’un lad qui tombe amoureux d’une jeune paysanne qui a envoyé des fleurs au cheval dont il s’occupe et qui lui a caressé la tête. Cepen­dant, le lad ne peut pas s’empêcher de faire le fan­faron, dis­ant qu’il n’a pas de rival pour l’amour, tout comme « Châ­taigne », son cheval, n’a pas de rival dans la course. Je suis un bon homme et toi un brave flete.

À mon avis, qui en vaut sans doute un autre, sans être une référence, ces paroles ne con­vi­en­nent pas totale­ment à la musique. On a du mal à y voir la fièvre de la course, l’exaltation du vain­queur et l’amour nais­sant. Je pense que c’est juste le fait que El Flete peut aus­si bien con­sid­ér­er l’expédition que le cheval de course qui est à l’origine de cette fusion.

Comme j’aime bien faire des hypothès­es, je me dis que le cheval de course est en fait l’héritier du cheval qui pas­sait les mes­sages et qui était donc rapi­de. C’est un peu ce que sous-entend ce tan­go, Zaino est le mes­sager de l’amour.

Quelques versions

À titre de com­para­i­son, quelques ver­sions de ce tan­go qui n’est vrai­ment célèbre que sous la baguette de Juan d’Arienzo.

Les ver­sions de Rober­to Fir­po. Il y a plusieurs ver­sions, instru­men­tales et au piano. Je vous pro­pose ma préférée, celle de 1916.

El Flete 1916-02-16 — Rober­to Fir­po.

Mal­gré les lim­ites de l’enregistrement acous­tique, la musique est agréable à écouter. Cela nous per­met de rap­pel­er qu’à cette époque, Fir­po était un chef d’orchestre de tout pre­mier plan.

El flete 1928-03-07 Orques­ta Fran­cis­co Canaro

Un des pre­miers enreg­istrements élec­triques du thème. Une ver­sion encore empreinte du canyengue et prob­a­ble­ment bien adap­tée aux paroles som­bres de Con­tur­si. On retrou­vera Canaro 11 ans plus tard dans une ver­sión bien dif­férente.

El flete 1930-09-16 — Orques­ta Típi­ca Porteña dir. Adol­fo Cara­bel­li con Ernesto Famá.

C’est un bon Cara­bel­li et le plus ancien enreg­istrement en ma pos­ses­sion avec une par­tie chan­tée. Les paroles, comme nous l’avons vu ci-dessus sont celles de Gra­di­to. La musique est désor­mais inter­mé­di­aire entre le plan­plan du canyengue et les ver­sions futures plus dynamiques.

El flete 1936-04-03 — Orques­ta Juan D’Arienzo

C’est notre tan­go du jour. Le fruit de la col­lab­o­ra­tion rel­a­tive­ment nou­velle de D’Arienzo avec son pianiste et arrangeur génial, Rod­oflo Bia­gi. Cette ver­sion hérite du dynamisme de D’Arienzo et des facéties au piano de Bia­gi qui répon­dent aux cordes. C’est un morceau superbe et assuré­ment un de plus plaisants à danser dans les milon­gas de Buenos Aires, grâce à ces jeux de répons­es entre les instru­ments.
À not­er que les pre­mières réédi­tions sur CD, toutes tirées d’une même édi­tion effec­tuée dans les années 50 sur disque vinyle com­por­taient un défaut (saute du disque). Aujourd’hui, la plu­part des ver­sions qui cir­cu­lent sont cor­rigées.

El Flete 1939-03-30

El Flete 1939-03-30 — Quin­te­to Don Pan­cho dir. Fran­cis­co Canaro. On retrou­ve Canaro dans une ver­sion avec un de ses quin­tettes, le Don Pan­cho (Pan­cho est un surnom pour le prénom Fran­cis­co, mais aus­si quelqu’un qui fait l’andouille en lun­far­do…). Con­traire­ment à la ver­sion de 1928, cette ver­sion est bien plus allè­gre et d’une grande richesse musi­cale, notam­ment dans sa sec­onde par­tie. C’est un très beau Canaro, avec les inter­ven­tions mag­nifiques de la flûte de José Ranieri Vir­do (qui était aus­si trompet­tiste de Canaro, mais pas dans cet enreg­istrement).

Je ne cit­erai pas d’autres ver­sions, car elles n’apportent rien à notre pro­pos. Voir, pour ceux que ça intéresse,

  • Héc­tor Varela (1950 et 1952),
  • Dona­to Rac­ciat­ti y sus Tangueros del 900 (1959), où on retrou­ve la flûte, ici avec des gui­tares, mais le résul­tat est monot­o­ne.
  • Osval­do Frese­do (1966), dans son style « Varela »…
  • La Tubatan­go (2006), une ver­sion amu­sante, joueuse comme une milon­ga et avec le retour de la flûte farceuse.

Je vais ter­min­er cet arti­cle avec la Tubatan­go, mais dans une représen­ta­tion théâ­trale le 18 octo­bre 2010 au Paraguay.

La Tubatan­go, El flete, représen­ta­tion théâ­trale le 18 octo­bre 2010 au Paraguay

Vous remar­querez l’apparition d’un riche ivrogne qui se fera jeter de scène. La Tuba Tan­go s’est donc inspirée des paroles orig­i­nales de Con­tur­si, ce qui est logique, puisqu’ils ont adop­té un style canyengue.

Sur scène, ils expulsent l’ivrogne, ils le ne le tuent pas, mais je reste sur mes posi­tions…

Pho­tomon­tage dun jeune homme ayant fait le fier devant des malan­drins et qui risque de le pay­er très cher Mais que fai­sait il dans cette galère dans le port de la Boca  Dans le fond des détails de la toile Día lumi­noso de  Ben­i­to Quin­quela Martín

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