La viruta 1970-04-09 — Orquesta Florindo Sassone

Vicente Greco Letra : Ernesto Temes (Julián Porteño)

On reste avec Vicente Gre­co comme com­pos­i­teur et Julián Porteño pour les paroles. Ce sont eux qui nous avaient don­né Rodríguez Peña hier. La Viru­ta avec une majus­cule c’est une célèbre milon­ga de Buenos Aires. Mais le terme de viru­ta est déli­cieuse­ment poly­sémique. Nous allons voir cela à par­tir de cette ver­sion fort sur­prenante délivrée par Sas­sone, il y a seule­ment 54 ans et 58 ans après l’écriture du titre.

Viruta, tu es qui, tu es quoi ?

En bon espag­nol, une viru­ta, c’est un copeau de bois ou de métal. Faire un tan­go sur ce sujet, cela sem­ble un peu léger.
On se sou­vient cepen­dant que dans Arra­balera 1950-10-03 par le Quin­te­to Pir­in­cho, Canaro inter­vient à deux repris­es. La pre­mière fois, il lance : « Sácale viru­ta al piso, has­ta romper los zap­atos ». Enlève le copeau au planch­er, jusqu’à bris­er les chaus­sures. Il est à not­er que les paroles sont nor­male­ment « has­ta romper los taman­gos », taman­gos est un syn­onyme de zap­atos (avec par­fois une accep­tion de vieilles chaus­sures, mais pas for­cé­ment et cer­taine­ment pas dans ce cas). Enlever le copeau du bois, c’est danser avec énergie, éventuelle­ment bien. C’était par­ti­c­ulière­ment adap­té au style canyengue.
D’autres textes font référence à la viru­ta dans ce sens, comme un texte de Cadicamo, Vil­la Urquiza, chan­té par Adri­ana Varela accom­pa­g­née par Nés­tor Mar­coni « Se va por un com­pro­miso, Don Ben­i­to Avel­lane­da, pero “Fini­to” se que­da pa’ sacar viru­ta al piso… » (dernier cou­plet).
Mais revenons à Arra­balera de Canaro (atten­tion, pas la ver­sion de Tita Merel­lo qui a été com­posée par Sebastián Piana et Cátu­lo Castil­lo, dont le seul point com­mun est d’avoir été joué par Canaro qui accom­pa­gne Tita Merel­lo. Vous suiv­ez tou­jours ? Bra­vo ! On par­le beau­coup moins de cette sec­onde phrase dite par Canaro dans cette milon­ga.

Détail de la par­ti­tion de Arra­balera de Fran­cis­co Canaro et Rosendo Men­dizá­ba Le pas­sage  chan­té  par Canaro La pre­mière ligne est dite vers le milieu de la milon­ga et la sec­onde lors de la reprise vers la fin de la milon­ga

Cette fin est un peu coquine, ou pas : « Sácale, el hilo a esa chaucha, si es que tienes bue­nas uñas ». En effet, si les paroles peu­vent paraître bénignes, puisqu’il s’agirait de retir­er le fil des hari­cots à con­di­tion d’avoir de bons ongles. Mais ce serait oubli­er les dou­bles sens chers au lun­far­do. La chaucha est aus­si le pénis et Canaro prononce hilo (le fil) un peu comme virú, sans doute pour rap­pel­er viru­ta.

Arra­balera 1950-10-03 — Quin­te­to Pir­in­cho dir. Fran­cis­co Canaro con refrán por Fran­cis­co Canaro

Une viru­ta, cela peut aus­si être un petit truc sans impor­tance, un homme insignifi­ant, voire un rouleau de bil­lets que l’on peut sor­tir de sa chaucha (hari­cot, mais ici le porte­feuille). Je vous avais annon­cé plein de sens pos­si­ble. Le compte est bon.
Alors, voici la musique annon­cée :

Extrait musical

La viru­ta 1970-04-09 — Orques­ta Florindo Sas­sone

Le moins que l’on puisse dire que la musique est un peu grandil­o­quente, ou plutôt, qu’elle est un mélange de pas­sages épiques et d’autres, plus anec­do­tiques.

Cela pour­rait don­ner de la var­iété et donc être intéres­sant pour la danse, mais il y a de petits prob­lèmes. Le pre­mier est que les change­ments d’ambiance sont un peu dif­fi­ciles à devin­er si on ne con­naît pas déjà le titre et l’autre est que mal­gré cette var­iété, on a une impres­sion de monot­o­nie.

Les paroles

Même s’il n’existe a pri­ori pas de ver­sion avec les paroles chan­tées, il y a bien des paroles écrites en 1912 par Julian Porteño.

Con la pun­ta del zap­a­to,
bai­lan­do así,
tu nom­bre, pren­da,
quiero escribir
sobre el encer­a­do
de este salón,
al com­pás del tan­go.
Ni el tiem­po lo va a bor­rar,
pues ha de quedar graba­do
fiel en mi corazón,
porque la pasión
que se ani­da en el
es noble como tu varón.

Seguime en el vaivén
del tan­go embria­gador,
viru­ta de plac­er,
can­ción de nue­stro amor.
Seguime en el tanguear,
vibran­do de ilusión,
tu cuer­po unido al mío,
corazón a corazón.

Vicente Gre­co Letra: Julian Porteño

Traduction libre et indications

Avec la pointe de ma chaus­sure, dansant ain­si, ton nom, femme (pren­da, c’est le vête­ment, mais en lun­far­do, c’est aus­si la femme), j’ai envie d’écrire sur l’enfermement de ce salon, au rythme du tan­go.
Même le temps ne l’effacera pas, car il faut qu’il reste fidèle­ment gravé dans mon cœur, parce que la pas­sion, celle qui se niche en lui est noble, comme ton homme.
Suis-moi dans le bal­ance­ment du tan­go enivrant,
Un éclat de plaisir, chan­son de notre amour.
Suis-moi dans le tan­go, vibrant d’illusion.
Ton corps uni au mien, cœur à cœur.

Grâce à ce texte « oublié », on a la sig­ni­fi­ca­tion du nom du tan­go. Il s’agit d’un éclat de plaisir, mais rien n’interdisait aux audi­teurs de l’époque de penser à la viru­ta à enlever du planch­er en dansant comme un Dieu… ou à la viru­ta (rouleau de bil­lets) qu’il fau­dra sor­tir de la chaucha pour pay­er ses petits plaisirs.

La milonga, la Viruta

Il y a à Buenos Aires, une milon­ga assez dif­férente, La Viru­ta. Elle a plusieurs par­tic­u­lar­ités par rap­port aux autres milon­gas de Buenos Aires.

  • On y danse dans la pénom­bre. Cela ne dépay­sera pas cer­tains européens qui pensent que le tan­go se danse dans l’obscurité, ce qui est tout le con­traire pour la majorité des portègnes qui souhait­ent voir les danseurs et surtout pou­voir faire la mira­da dans de bonnes con­di­tions, la mira­da est presque impos­si­ble à faire à la Viru­ta.
  • Elle est gra­tu­ite après deux heures du matin, ce qui per­met à de nom­breux jeunes de venir occu­per la piste sans se ruin­er. Il est toute­fois à not­er que ces jeunes dansent sur la même musique que leurs grands-par­ents et que s’ils dansent de façon vir­tu­ose, ils respectent les lignes de danse et l’espace des voisins, notam­ment en effec­tu­ant leurs fig­ures dans un cylin­dre qui se déplace autour de la piste avec régu­lar­ité et pas dans des mou­ve­ments brown­iens.
  • Il y a des médi­alu­nas (vien­nois­eries en forme de crois­sant) à la fin de la nuit.

C’est un des hauts lieux du folklore. Cela peut paraître surprenant vu le public plus jeune, mais toutes les milongas, ou presque proposent des intermèdes de folklore.

On la trou­ve à Arme­nia 1366, au siège de l’association cul­turelle arméni­enne.

Un OVNI pour par­ler de la milon­ga La Viru­ta de Buenos Aires.

Otra noche en la Viru­ta 2007 — Otros Aires (Miguel Di Géno­va, Omar Mas­sa ; Diego Ramos Letra : Miguel Di Géno­va).

Comme quoi, il n’y a pas que Sas­sone qui sait faire des musiques ennuyeuses, mais là vous avez en prime une vidéo kitch. La milon­ga « la Viru­ta » de Buenos Aires mérit­erait un hom­mage plus sym­pa­thique…

Autres versions

Ce titre a don­né lieu à d’innombrables ver­sions. Je vous en pro­pose quelques-unes par ordre antéchronologique de la ver­sion de Sas­sone à la plus anci­enne en stock.

La viru­ta 1970-04-09 — Orques­ta Florindo Sas­sone. C’est le tan­go du jour.
La viru­ta 1967-07-04 — Orques­ta Héc­tor Varela. Une ver­sion énergique et boum boum, qui rap­pelle la ver­sion con­tem­po­raine de l’année d’avant par D’Arienzo.
La viru­ta 1966-07-25 — Orques­ta Juan D’Arienzo. Énergique, mais D’Arienzo ne fai­sait pas grand-chose d’autres dans les années 60…
La viru­ta 1957-09-27 — Orques­ta Osval­do Frese­do. Je vous vois venir, vous allez penser que Frese­do a copié sur Sas­sone et Varela. Eh bien, non, regardez la date, c’est enreg­istré dix ans plus tôt. Ceux qui pensent que Frese­do, c’est unique­ment la vieille garde se trompent.
La viru­ta 1952-12-12 — Orques­ta Car­los Di Sar­li. Même Di Sar­li met beau­coup d’énergie dans cette ver­sion. Une assez jolie ver­sion, même si les enreg­istrements de 18 952 ne sont pas les meilleurs sur le plan tech­nique.
La viru­ta 1948-07-22 — Orques­ta Rodol­fo Bia­gi. Une superbe ver­sion avec un Bia­gi qui fait des vagues au piano. Sans doute une des plus belles ver­sions. À com­par­er à celle qu’il a enreg­istrée douze ans plus tôt avec D’Arienzo.
La viru­ta 1947-05-16 — Orques­ta Alfre­do Gob­bi. L’orchestre d’Alfredo Gob­bi n’est pas très appré­cié des danseurs, mais cette ver­sion de La viru­ta ne démérite pas.
La viru­ta 1943-08-05 — Orques­ta Car­los Di Sar­li, tou­jours en remon­tant le temps, on retrou­ve un Di Sar­li au com­pas mar­qué de façon plus sèche. Il n’a pas encore le « zoom » qui fait entr­er de façon pro­gres­sive les attaques de ses vio­lons.
La viru­ta 1938-12-13 — Quin­te­to Don Pan­cho dir. Fran­cis­co Canaro. Une ver­sion plus calme, plutôt joli. Légère par la taille de l’orchestre (quin­tette). En plus cette ver­sion est très joueuse. Elle devrait donc plaire à beau­coup de danseurs, mal­gré son air un peu ancien, mais plutôt reposant après les gros pavés que nous venons d’entendre.
La viru­ta 1936-12-30 — Orques­ta Juan D’Arienzo. On retrou­ve Bia­gi, cette fois sous la coupe de D’Arienzo. Le piano est bien plus timide que dans l’enregistrement de 1948, mais il y a quelques petites fior­i­t­ures « à la Bia­gi » qui per­me­t­tront aux danseurs qui con­nais­sent bien le titre, de les mar­quer.
La viru­ta 1933-11-09 — Miguel Orlan­do et son Orchestre du Bag­dad. Une ver­sion avec des « fusées de feu d’artifice » (comme dans fue­gos arti­fi­ciales). Le com­pas est tou­jours présent, mais sait se faire dis­cret pour laiss­er la parole aux instru­ments solistes. Les attaques des vio­lons évo­quent celles de D’Arienzo. Le résul­tat est un peu répéti­tif, mais ce titre pour­ra plaire aux ama­teurs de ver­sions peu con­nues et lim­ite canyengue.
En France, il a notam­ment joué à Paris, juste­ment au Bag­dad (168, rue du Faubourg Saint-Hon­oré, Paris 8°). Son petit neveu, Mario Orlan­do est DJ de tan­go à Buenos Aires.
La viru­ta 1928-07-02 — Orques­ta Luis Petru­cel­li. Une ver­sion qui devient tout de même un peu anci­enne, mais il y a des sons des vio­lons qui méri­tent d’être enten­dus.
La viru­ta 1913 — Cuar­te­to Juan Maglio « Pacho ». Et on ter­mine par l’arrière-grand-mère de toutes ces ver­sions. Un rythme soutenu et de jolies notes de flûtes. Peut-être un peu monot­o­ne, les dif­férentes repris­es sont com­pa­ra­bles, même si un petit change­ment appa­raît sur les dernières mesures.

Voilà, nous sommes arrivés au terme du voy­age.

Rien ne vous empêche main­tenant de faire des sauts dans le temps pour retrou­ver votre ver­sion préférée.

La viru­ta

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