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Pata ancha 1957-05-13 — Orquesta Osvaldo Pugliese

Mario Demarco

Pata ancha en lun­far­do sig­ni­fie courage, mais en espag­nol courant, cela peut aus­si sig­ni­fi­er gros pied. Pugliese fut un lut­teur. Il lut­ta avec acharne­ment pour défendre ses idées poli­tiques et paya le prix en effec­tu­ant de nom­breux séjours en prison. Pata ancha a été enreg­istré par Odéon, lors d’une de ses «absences». Sur le piano, un œil­let ou une rose rouge évo­quaient le maître absent.

Extrait musical et histoire de prisons

Pata ancha 1957-05-13 — Orques­ta Osval­do Pugliese.

San pugliese étant empris­on­né dans le cadre de la « operación car­de­nal ».
Les détenus après un séjour à la Pen­i­ten­cia­ria Nacional ont été trans­férés dans un bateau nom­mé « Paris ». C’est la rai­son pour laque­lle Agosti a appelé son arti­cle dans les Cuader­nos de Cul­tura (Cahiers de la Cul­ture) Med­ita­ciones des­de el “París” Médi­ta­tions depuis le Paris.
C’est le pianiste Osval­do Manzi qui le rem­plaça, comme ce fut le cas pour d’autres enreg­istrements comme La novia del sub­ur­bio enreg­istré le même jour que Pata ancha (1957–05-13), Yun­ta de oro et No me hablen de ella (1957–10-25), Cora­zone­an­do et Gente ami­ga (1958–01-02), La bor­dona et Qué pin­tu­ri­ta (1958–08-06). Il y a cer­taine­ment eu d’autres enreg­istrements dans ce cas, Pugliese ayant fait l’objet de nom­breux empris­on­nements ou inter­dic­tions de jouer.

Dans le jour­nal com­mu­niste « La Hora » du 18 décem­bre 1948, l’annonce de l’interdiction de trois artistes, Osval­do Pugliese, Atahul­pa Yupan­qui et Ken Hamil­ton. C’est neuf ans avant l’enregistrement de Pata ancha, sous Per­on, qui fera égale­ment empris­on­ner Pugliese à Devo­to en 1955. Cela explique les appari­tions en pointil­lé de Pugliese.

Il reste un petit mot à dire sur le com­pos­i­teur. Il s’agit de Mario Demar­co, celui qui a rem­placé Jorge Cal­dara au ban­donéon quand Cal­dara, sur la pres­sion de sa femme, a quit­té l’orchestre pour faire une virée au Japon. On peut com­pren­dre les inquié­tudes de sa femme vu les mul­ti­ples empris­on­nements du leader de l’orchestre…

Pata ancha

Hac­er pata ancha (faire le gros pied), c’est résis­ter brave­ment. Ce terme était util­isé en escrime créole, le com­bat au couteau des gau­chos argentins.

Com­bat au facón et à la dague de gau­chos. On remar­que le pon­cho qui ser­vait à se pro­téger. Le pon­cho est l’accessoire pri­mor­dial de tout gau­cho. Pho­to mise en scène par Frank G. Car­pen­ter (1855–1924). Pub­lic domain (Library of Con­gress).

Sarmien­to a fustigé cette cou­tume des gau­chos dans son Facun­do Quiroga, pour mar­quer l’absence de « civil­i­sa­tion » de cette pop­u­la­tion fière, mais plutôt mar­ginale, une cri­tique à peine déguisée à De Rosas.
On l’appelle par­fois, la esgri­ma criol­la (escrime créole). Elle s’est dévelop­pée durant la guerre d’indépendance argen­tine (1810).
Si vous voulez en savoir plus sur cette lutte qui est encore pra­tiquée, notam­ment dans les ban­des de délin­quants d’aujourd’hui, vous pou­vez con­sul­ter ce site…

Les facones, ces couteaux red­outa­bles qui peu­plent les paroles de tan­go, mais qui étaient plutôt les attrib­uts des gau­chos.

Les facones sont des couteaux red­outa­bles. S’ils sont évo­qués dans les tan­gos à pro­pos de per­son­nages un peu fan­farons, ils étaient util­isés par les gau­chos dans des com­bats au sang, voire par­fois à mort.
Les facones du tan­go étaient plus sou­vent des couteaux courts, plus faciles à dis­simuler et un adage argentin dit, « ne sors pas le couteau si tu ne comptes pas l’utiliser ».
Pugliese à sa façon a fait preuve d’un grand courage pour défendre ses idées. Il est resté ferme et a fait la pata ancha et que ce soit Osval­do Manzi qui effectue le solo de piano à 1 : 20 n’est pas très impor­tant dans un orchestre où chaque musi­cien était un mem­bre à parts égales. Con­traire­ment à d’autres orchestres dont le chef était un tyran, dans l’orchestre de Pugliese, il s’agissait d’une ges­tion col­lec­tive, d’une com­mu­nauté, ce qui explique la fidél­ité de plu­part de ses musi­ciens qui étaient d’ailleurs payés en fonc­tion de leurs inter­ven­tions, sur les mêmes bases que Pugliese lui-même, ce qui aurait été impens­able pour Canaro…
Si Demar­co et Cal­dara ont quit­té l’orchestre, c’était dans les deux cas en rai­son de leurs femmes ; crain­tive pour l’avenir de son mari à cause des idées de Pugliese pour Cal­dara et pour rai­son de mal­adie dans le cas de Demar­co, sa femme était malade et il a donc décidé de ne pas faire la tournée en Russie avec l’orchestre.

Autres versions

Pata ancha 1957-05-13 — Orques­ta Osval­do Pugliese.

C’est notre tan­go du jour. La yum­ba est par­ti­c­ulière­ment forte dans cette inter­pré­ta­tion. Peut-être que les musi­ciens souhaitaient évo­quer leur leader absent. On sait par ailleurs que quand Pugliese était « empêché » au dernier moment, en plus de la rose ou de l’œillet sur le piano, les musi­ciens mar­quaient forte­ment le rythme au pied pour que la yum­ba habite la représen­ta­tion.
Je me force un peu pour vous pro­pos­er d’autres ver­sions, faute d’une ver­sion avec Pugliese au piano.

Pata ancha 1997 — Col­or tan­go de Rober­to Álvarez.

Cet enreg­istrement a été effec­tué au « Estu­dio 24 » de Buenos Aires. Rober­to Álvarez à la mort de Pugliese a repris la suite du maître. D’aucuns lui reprochent d’avoir util­isé les arrange­ments de Pugliese pour son orchestre, Col­or tan­go. En fait, de nom­breux orchestres ont fait de même à la dis­pari­tion de leur leader, comme los Solis­tas de D’Arienzo, le Quin­te­to Pir­in­cho (Canaro) ou le Con­junc­to Don Rodol­fo. Écou­tons donc le résul­tat, sans arrière-pen­sée.

Pata ancha 2000 — Orques­ta Escuela de Tan­go Dir. Emilio Bal­carce.

Une ver­sion aux accents de Pugliese.

Et pour ter­min­er, Pata ancha par Tan­go Bar­do a écouter, voire à acheter sur Band­Camp
https://tangobardo.bandcamp.com/track/pata-ancha
Une ver­sion moins proche de Pugliese.

La rose sur le clavier du piano quand San Osval­do ne pou­vait pas venir (inter­dic­tion ou prison).

La bordona 1958-05-06 — Orquesta Aníbal Troilo

Emilio Balcarce

Le bour­don est une corde ou une hanche qui donne tou­jours la même note. C’est très courant sur les instru­ments tra­di­tion­nels comme la vielle à roue ou les corne­mus­es. Emilio Bal­carce a voulu don­ner un air «cham­pêtre à cette com­po­si­tion et a donc pro­posé un bour­don, bien sûr, beau­coup plus sophis­tiqué, mais qui a don­né sa couleur à la musique. Le vio­lon­celle démarre la musique sur sa corde basse, qui se nomme bor­dona. Le titre du tan­go nous l’annonçait.

Sig­nalons que bor­dona a d’autres accep­tions. C’est la corde grave, voire les trois cordes les plus graves de la gui­tare. C’est aus­si la fille cadette d’une famille…

Extrait musical

La bor­dona 1958-05-06 — Orques­ta Aníbal Troi­lo.

Le vio­lon­celle lance la mélodie sur ses cordes graves. Ce ron­ron­nement car­ac­téris­tique se retrou­vera à plusieurs repris­es dans l’œuvre. C’est cette phrase mélodique dans les graves qui a inspiré son nom.

Une par­ti­tion avec tous les pupitres.

La pre­mière page de la par­ti­tion (au cen­tre) mon­tre que seuls le vio­lon­celle et le piano entrent en scène. La page de droite mon­tre un pas­sage ultérieur où tous les instru­ments sont mobil­isés, puis le début du solo de ban­donéon. Par­ti­tion pro­posée par le site https://tangosinfin.org.ar/.

Autres versions

La bor­dona 1958-05-06 — Orques­ta Aníbal Troi­lo. C’est notre tan­go du jour.
La bor­dona 1958-08-06 — Orques­ta Osval­do Pugliese.

Pugliese com­mence avec un piano, son piano plus présent. Le ron­ron­nement grave est moins présent. L’atmosphère est dif­férente, moins chaude.

La bor­dona 1962-01-09 — Orques­ta Aníbal Troi­lo.

Moins de 4 ans plus tard, Troi­lo pro­pose une ver­sion très dif­férente. La nou­velle entrée en matière est per­cu­tante avec un arpège au piano. Comme chez Pugliese, le ron­ron­nement est un peu masqué et le piano a pris de l’ampleur. L’ensemble reste cohérent avec une bonne dis­tri­b­u­tion des vari­a­tions. Ce n’est pas à met­tre entre les pattes de tous les danseurs, mais il y a des élé­ments de sup­ports à l’improvisation qui peu­vent intéress­er cer­tains. Ce me sem­ble cepen­dant la lim­ite max­i­male pour une propo­si­tion de danse et je ne m’y aven­tur­erai qu’avec un pub­lic par­ti­c­ulière­ment gour­mand de ce type d’interprétations.

La bor­dona 1963-04-25 — Orques­ta Aníbal Troi­lo.

Un an plus tard, cette nou­velle ver­sion met en avant les capac­ités de l’enregistrement stéréo (vous ne pou­vez pas l’entendre dans les anec­dotes à cause de la taille admis­si­ble des fichiers sur le site, ces derniers sont en basse déf­i­ni­tion et en mono… Cherchez donc le titre dans votre dis­cothèque pour en appréci­er les effets spa­ti­aux. Cette ver­sion est plus mélodique, prob­a­ble­ment moins dansante, même si ce titre n’est pas un titre totale­ment des­tiné à la danse, quelle que soit la ver­sion. On notera que l’in­tro­duc­tion en arpège de la ver­sion de 1962 ajoute les accords de l’orchestre aux arpèges du piano.

La bor­dona 1993 — Sex­te­to Tan­go.

Ce sex­te­to issu de l’orchestre de Pugliese pro­pose une ver­sion intéres­sante avec de jolis pizzi­cati au début e tune intro inspirée de celles de Troi­lo 62/63, mais dif­férente. On s’éloigne encore un peu plus du tan­go de danse. Elle manque peut-être un peu d’allant et elle me sem­ble un peu décousue, les par­ties ne s’enchaînent pas de façon aus­si har­monieuse que dans d’autres ver­sions.

La bor­dona 1996 — Orques­ta Col­or Tan­go.

Cette ver­sion démarre avec une intro­duc­tion très som­bre, presque inquié­tante. J’aime beau­coup. La suite est peut-être un peu moins réussie. Elle ne démérite pas, mais elle n’est pas à la hau­teur de l’introduction. Le par­ti pris de tem­po assez lent et les sur­pris­es éloignent pour moi totale­ment cette ver­sion du champ de la danse. Sa fin plus tonique avec sa courte cita­tion de habanera est intéres­sante.

La bor­dona 2000-09 — Orques­ta El Arranque.

El Arranque intro­duit la gui­tare, instru­ment légitime dans la mesure où ses cordes graves sont des bor­donas… Cette ver­sion est plus légère que les précé­dentes et doit pou­voir sus­citer l’intérêt, même si pour la danse, je pense qu’il est plus raisonnable de rester chez Troi­lo.
Et pour ter­min­er, une ver­sion à la gui­tare.
Ani­bal Arias — La Bor­dona. On voit dans la vidéo les trois cordes graves (celles du dessus) que l’on appelle bor­donas sur une gui­tare. Une ver­sion pour gui­tare est donc tout à fait légitime, même si elle n’a pas l’ampleur de celles avec les grands orchestres.