Zorro gris 1946-03-22 — Orquesta Enrique Rodríguez

Rafael Tuegols Letra Francisco García Jiménez

Cette ver­sion de Zor­ro gris a été enreg­istrée le 22 mars 1946 par Enrique Rodriguez, il y a exacte­ment 78 ans. Sa musique attrayante cache une his­toire qui com­porte deux tragédies. Menons l’enquête.

Zorro en espagnol, c’est le renard.

Zor­ro gris, c’est donc le renard gris. Le tan­go enreg­istré par Rodriguez est une ver­sion instru­men­tale. La musique est plutôt allè­gre, il est donc facile d’imaginer un petit renard qui gam­bade. La musique explore des direc­tions opposées. Les instru­ments qui se répon­dent per­me­t­tent d’imaginer un renard fure­tant, d’un côté à l’autre.

En lunfardo, un renard…

En lun­far­do, le renard peut désign­er les manières de cer­tains, mais ce sont aus­si les agents de la cir­cu­la­tion, dénom­més ain­si à cause de la couleur grise de leur tenue.

Extrait musical

Voyons si l’écoute du tan­go du jour nous aide à en savoir plus.

Zor­ro gris 1946-03-22 — Orques­ta Enrique Rodríguez. C’est notre tan­go du jour.

Rodriguez fait une ver­sion équili­brée débar­rassée de la pesan­teur du canyengue, même si la ver­sion est rel­a­tive­ment lente, les dif­férents instru­ments s’entremêlent sans nuire à la ligne mélodique, c’est à mon avis une des ver­sions les plus intéres­santes, bien qu’elle soit rarement pro­posée en milon­ga par les col­lègues.

Les paroles

Avec les paroles, tout s’éclaire et prob­a­ble­ment que vos hypothès­es vont être con­tred­ites.
Cepen­dant, la musique a été écrite avant 1920 et les paroles en 1921, il se peut donc qu’une fois de plus, elles aient été plaquées sans véri­ta­ble cohérence. Fran­cis­co Gar­cía Jiménez n’a écrit les paroles que de trois des com­po­si­tions de Rafael Tue­gols, Zor­ro gris (1920–21), Lo que fuiste (1923) et Príncipe (1924). Ce n’est donc pas une asso­ci­a­tion régulière, Rafael Tue­gols ayant com­posé au moins 55 tan­gos dont on dis­pose d’un enreg­istrement (sans doute beau­coup plus).

Cuan­tas noches fatídi­cas de vicio
tus ilu­siones dul­ces de mujer,
como las rosas de una loca orgía
les desho­jaste en el cabaret.
Y tras la farsa del amor men­ti­do
al ale­jarte del Armenonville,
era el inten­so frío de tu alma
lo que abri­ga­bas con tu zor­ro gris.

Al fin­gir car­ca­jadas de gozo
ante el oro fugaz del cham­pán,
reprimías aden­tro del pecho
un deseo tenaz de llo­rar.
Y al pen­sar, entre un beso y un tan­go,
en tu humilde pasa­do feliz,
ocultabas las lágri­mas san­tas
en los pliegues de tu zor­ro gris.

Por eso toda tu angus­tiosa his­to­ria
en esa pren­da grav­i­tan­do está.
Ella guardó tus lágri­mas sagradas,
ella abrigó tu frío espir­i­tu­al.
Y cuan­do llegue en un cer­cano día
a tus dolores el ansi­a­do fin,
todo el secre­to de tu vida triste
se quedará den­tro del zor­ro gris.

Rafael Tue­gols Letra : Fran­cis­co Gar­cía Jiménez

Gardel change deux fois, au début et à la fin, le cou­plet en gras.

Traduction libre et explications

Com­bi­en de nuits fatidiques de vices, tes douces illu­sions de femme, comme les ros­es d’une folle orgie, les as-tu effeuil­lées au cabaret.

Et après la farce de l’amour menteur en t’éloignant de l’Armenonville, c’était le froid intense de ton âme que tu abri­tais avec ton renard gris.

En feignant des éclats de rire de joie devant l’or fugi­tif du cham­pagne, tu as réprimé dans ta poitrine un désir tenace de pleur­er. Et quand tu pen­sais, entre un bais­er et un tan­go, à ton hum­ble passé heureux, tu cachais les saintes larmes dans les replis de ton renard gris.

C’est pourquoi toute ton his­toire angois­sante gravite autour de ce vête­ment. Il a gardé tes larmes sacrées, il a abrité ton froid spir­ituel. Et quand vien­dra, un jour prochain, la fin désirée de tes douleurs, tout le secret de ta triste vie restera au cœur du renard gris.

Le Renard gris dArgentine Lycalopex griseus est un petit canidé dAmérique du Sud Le voici en man­teau et quand ce nest pas un man­teau

Je vous avais annon­cé deux tragédies dans ce tan­go, la pre­mière est pour les renards gris qui ter­mi­nent en man­teaux, mais il en reste une sec­onde, que je vais pré­cis­er au sujet de l’Armenonville qui est cité dans les paroles.

L’Armenonville

Si on regarde Wikipé­dia et la plu­part des sites de tan­go, l’Armenonville est décrit comme un restau­rant chic. La réal­ité était un peu dif­férente, d’autant plus que beau­coup d’auteurs con­fondent les deux Armenonville qui se sont suc­cédés. J’en par­lerai sans doute plus en détail le 6 décem­bre, à l’occasion de l’anniversaire de l’enregistrement du tan­go Armenonville par son auteur, Juan Félix Maglio « Pacho » avec des paroles de José Fer­nán­dez.

LArmenonville 1 celui qui fut détru­it en 1925 et qui était donc celui évo­qué dans Zor­ro gris et dans le tan­go du même nom dont la cou­ver­ture de la par­ti­tion représente lentrée de létablissement qui avait un parc

À l’époque sévis­saient la traite des blanch­es, de façon un peu arti­sanale comme le racon­tent cer­tains tan­gos comme Madame Ivonne, mais aus­si de façon plus organ­isée, notam­ment avec deux grandes fil­ières, la Varso­via (qui fut nom­mée par la suite Zwi Migdal) et le réseau mar­seil­lais. La pop­u­la­tion de Buenos Aires et de ses envi­rons était alors rel­a­tive­ment équili­brée pour les autochtones, mais déséquili­brée pour les étrangers fraîche­ment immi­grés. Jusqu’à la fin des années 1930 où l’équilibre s’est à peu près fait, il y a eu jusqu’à qua­tre fois plus d’hommes que de femmes. Je reviendrai sans doute plus en détail sur cette ques­tion, car ce déséquili­bre est une des sources du tan­go.
Pour revenir à l’Armenonville, son nom et sa struc­ture sont inspirés du bâti­ment du même nom situé dans le Bois de Boulogne à Paris, bien qu’on le décrive par­fois comme un chalet de style anglais. Il sera détru­it en 1925 et un autre étab­lisse­ment du même nom (qui chang­era de nom pour Les Ambas­sadeurs, autre référence à la France) s’ouvrira avec des pro­por­tions bien plus grandes, nous en repar­lerons au sujet du tan­go qui l’a pris pour titre.
Pour ceux qui pour­raient s’étonner qu’un étab­lisse­ment de Buenos Aires prenne un nom français, je rap­pellerai que la France à la fin du XIXe siè­cle était le troisième pays en nom­bre d’immigrés, un peu der­rière l’Espagne et l’Italie. Ce n’est que vers 1914 que l’immigration française a cessé d’être impor­tante, même si son influ­ence est restée notable jusqu’en 1939 et bien au-delà dans le domaine du tan­go.

Le zorro gris, la seconde tragédie promise

L’Armenonville était un étab­lisse­ment de luxe, mais il avait des activ­ités sec­ondaires pour cette clien­tèle hup­pée. La pos­sesseuse du man­teau en Renard gris masquait sa tristesse dans les plis de son vête­ment. Sa détresse s’exprimait lorsqu’elle quit­tait l’établissement. Si elle avait été une cliente for­tunée allant danser et boire du cham­pagne, on n’en aurait sans doute pas fait un tan­go. Elle était donc hon­teuse de ce qu’elle devait faire, c’est la sec­onde tragédie que partage avec elle son man­teau de renard.

Autres versions

Zor­ro gris a don­né lieu à d’innombrables ver­sions. Je vous en pro­pose ici quelques-unes.

Zor­ro gris 1920 — Orques­ta Rober­to Fir­po.

Un enreg­istrement acous­tique et de faible qual­ité sonore, mais le témoignage le plus ancien de ce tan­go.

Zor­ro gris 1921 — Car­los Gardel accom­pa­g­né à la gui­tare par Guiller­mo Bar­bi­eri et José Ricar­do.

Là encore la presta­tion souf­fre de la piètre qual­ité de l’enregistrement acous­tique, mais c’est le plus ancien enreg­istrement avec les paroles de Jiménez. Gardel chante deux fois le pre­mier cou­plet (en gras dans les paroles ci-dessus).

Zor­ro gris 1927-07-16 — Orques­ta Fran­cis­co Lomu­to.

Un enreg­istrement agréable, avec les appuis du canyengue atténués par une orches­tra­tion plus douce et des fior­i­t­ures. Il y a égale­ment des nuances et les répons­es entre instru­ments sont con­trastées.

Zor­ro gris 1938-04-21 — Quin­te­to Don Pan­cho dirigé par Fran­cis­co Canaro.

Ver­sion tonique, sans doute un peu répéti­tive, mais rien d’excessif pour un titre de la Vie­ja Guardia. Son esprit est très dif­férent de la ver­sion de 1927. À mon avis, ce n’est pas la ver­sion la plus agréable à danser, trop anec­do­tique, même si elle reste pass­able elle ne sera pas mon pre­mier choix si je dois pass­er ce titre.

Zor­ro gris 1941-07-28 — Orques­ta Fran­cis­co Lomu­to.

Une ver­sion enjouée avec un tem­po très rapi­de, sans doute un peu trop rapi­de, car cela brouille le dia­logue entre les instru­ments qui est un des élé­ments intéres­sants de la struc­ture de ce tan­go, mieux mis en valeur dans la ver­sion de 1927. Cer­tains pas­sages sont même franche­ment pré­cip­ités.

Zor­ro gris 1946-03-22 — Orques­ta Enrique Rodríguez.

C’est notre tan­go du jour. Rodriguez fait une ver­sion équili­brée débar­rassée de la pesan­teur du canyengue, même si la ver­sion est rel­a­tive­ment lente, les dif­férents instru­ments s’entremêlent sans nuire à la ligne mélodique, c’est à mon avis une des ver­sions les plus intéres­santes, bien qu’elle soit rarement pro­posée en milon­ga par les col­lègues.

Zor­ro gris 1952-07-01 — Orques­ta Alfre­do De Ange­lis con Oscar Lar­ro­ca..

J’adore la voix de Lar­ro­ca, mais le rythme un peu rapi­de me sem­ble moins agréable que d’autres inter­pré­ta­tions de ce chanteur.

Zor­ro gris 1954-04-28 — Orques­ta Dona­to Rac­ciat­ti con Car­los Roldán.

Ce titre a eu aus­si son suc­cès en Uruguay (Canaro est orig­ine d’Uruguay), mais avec Rac­ciat­ti, on est encore plus au cœur de l’Uruguay. Roldán pro­pose ici une des rares ver­sions chan­tées et elle est rel­a­tive­ment intéres­sante et rarement jouée.

Zor­ro gris 1957-01-31 — Quin­te­to Pir­in­cho dir. Fran­cis­co Canaro.

Une ver­sion bien dans l’esprit de ce quin­tette avec Luis Ric­car­di (à moins que ce soit Mar­i­ano Mores), le pianiste en forme et un solo de flûte de Juven­cio Físi­ca très sym­pa­thique.

Zor­ro gris 1973-12-14 — Orques­ta Juan D’Arienzo.

Un des derniers enreg­istrements de D’Arienzo, comme la plu­part de ceux de cette époque, très flat­teur pour le con­cert, mais sans doute un peu trop grandil­o­quent et anar­chique pour la danse de qual­ité. Cepen­dant, cet enreg­istrement pour­ra avoir son suc­cès dans cer­taines milon­gas.

Zor­ro gris 1985 — Miguel Vil­las­boas y su Orques­ta Típi­ca.

Encore un enreg­istrement uruguayen dans le style bien recon­naiss­able de Vil­las­boas, mais sans l’accentuation du style canyengue qui est sou­vent sa mar­que. Cet enreg­istrement nous pro­pose un tan­go assez joueur, même si on peut le trou­ver un peu répéti­tif.

Zor­ro gris 2009 — La Tuba Tan­go.

On revient canyengue du début, mais de façon légère et en retrou­vant les fan­taisies qui avaient fait le charme de la ver­sion de 1927 par Lomu­to. Cette ver­sion fait com­plète­ment les tragédies de ce tan­go et peut donc être la source de pen­sées joyeuses qui se dansent.

Zor­ro gris

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