Peut-on éviter que meure le tango ?

Peut-on éviter que meure le tango ?

Le paradoxe du tango à Buenos Aires ; héritage mondial et abandon local

Le point de départ de mon article est une publication de Christian Martinez, qui est un organisateur de tango contemporain. Le paradoxe du tango à Buenos Aires ; héritage mondial et abandon local.

Je ne propose pas une lecture ou une analyse détaillée de cet article. Je l’utilise juste comme prétexte pour donner quelques pistes pour que ne meure pas notre tango.

Faut-il évoluer pour être un patrimoine de l’humanité ?

Christian Martínez regrette que la politique culturelle argentine n’appuie pas la création dans le domaine du tango. Il parle d’absence de financement et on ne peut que le suivre quand on constate qu’avec le gouvernement actuel, tout ce qui est culturel ne va plus être subventionné. Rappelons tout de même que certaines milongas sont aidées par la Ville de Buenos Aires, notamment pour financer des prestations d’orchestres.

Il émet la thèse que les financements permettent de soutenir la création artistique, indispensable à la survie du tango, tout du moins, de son tango, un tango contemporain et en recherche d’un autre souffle.

Dans son article, il prend l’exemple du chamamé, une musique et une danse centrées sur la province de Corrientes et que les Européens dansent en milonga… Il rappelle que le chamamé vient de sortir du champ du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco, pour n’être pas suffisamment novateur, pas assez varié.

Qui a fait même un très court séjour dans la Province de Corrientes aura entendu du chamamé à longueur de journée. Le fait qu’il ne soit pas devenu un élément pour touriste et au contraire, qu’il remplisse l’âme des Correntinos devrait, à mon avis, renforcer son titre de patrimoine.

Cela est inquiétant pour le tango, car, si ce critère prédomine, ce sera une accélération de la dénaturation de ce patrimoine, la recherche d’originalité et de nouveauté au détriment de la nature profonde du tango.

Ce titre serait alors plutôt une pierre tombale, tout comme le sont en France les appellations contrôlées de fromages où on oblige à industrialiser les procédés de fabrication pour uniformiser le goût d’un producteur à l’autre. C’est le principe de Mac Donald ; un hamburger doit avoir le même goût à New York, Paris, Rome ou Tokyo. Le chamamé et bientôt le tango doivent se fondre dans cette culture de masse mondiale pour être reconnus comme patrimoine culturel.

Éléments sur la situation du tango à Buenos Aires et ailleurs

Pour parler d’argent, À Buenos Aires, chaque musicien d’un orchestre de tango est payé autour de 50 000 pesos (moins de 50 €/$) par prestation, tout comme le DJ, mais ce dernier assure plus d’heures…

Pour les danseurs, le problème est surtout l’inflation qui fait que les prix explosent. Les milongas coûtent désormais entre 5 000 et 10 000 pesos plus 3 000 pesos pour une boisson, quasi obligatoire, ce qui rejoint les prix européens. Malheureusement, les revenus mensuels, notamment chez les retraités qui sont une part importante des milongueros portègnes, tournent autour de 600 000 pesos, voire la moitié dans bien des cas.
Le résultat est que les Portègnes ne dansent plus qu’une ou deux fois par semaine là où ils dansaient tous les jours.

Les organisateurs cherchent à boucher les trous en attirant les touristes, tandas de trois, orchestres qui n’étaient pas joués auparavant comme Sassone. Ces manœuvres éloignent encore plus les milongueros. Les étrangers en viennent à danser entre eux ou avec des taxis dancers (sans le savoir dans la plupart des cas, car il y a 2 à 10 % de taxis dancers payés par les organisateurs). Rappelons que leur « paye » peut être l’entrée gratuite et une boisson. Comme l’évoquent les paroles écrites par Carlos Lucero pour Bailarín de contraseña interprété par Ángel D’Agostino et Ángel Vargas, on trouve des expédients pour pouvoir danser…

Curieusement, les entrées gratuites ou à prix réduit pour les habitués (lire les Autochtones) sont décriées par les touristes comme étant de la discrimination. Mais c’est pourtant une mesure qui peut sauver les milongas en y conservant quelques véritables danseurs portègnes et éviter que les milongas soient toutes des Disneylands où des touristes viennent voir bouger en savourant un café, une coupe de « champagne » et des médialunas, des simulacres de tango pratiqués par des débutants et des touristes.

Le tango de danse est un art populaire, qui a ses sources dans l’âme du peuple. Il a été forgé essentiellement en Argentine. Les intellectuels qui théorisent ce divertissement le rendent souvent insipide.

Reste à parler du rôle du DJ (et des organisateurs). Le partage entre faire du vulgaire pour attirer les masses et faire de la qualité pour conserver les danseurs qui s’intéressent à la musique n’est pas si facile, du moins en apparence.

En effet, on se rend rapidement compte que les bons tangos de danse de l’âge d’or sont suffisants pour donner du plaisir aux danseurs étrangers et qu’ils n’ont pas besoin de retrouver les titres médiocres (ou mal agencés) qu’ils peuvent avoir chez eux. Sinon, pourquoi faire plusieurs milliers de kilomètres pour retrouver la même bouillie qu’à la maison ?

Il est donc essentiel que le DJ et l’organisateur fassent fonctionner un bon patrimoine. Cela n’exclut pas les orchestres contemporains, même si la majorité d’entre eux sont des clones des orchestres de l’âge d’or. Un bon orchestre en vivo fait venir du monde, de même qu’un bon DJ remplit les milongas portègnes.

Les milongas qui sont remplies au forceps (accords avec des voyagistes, par exemple), sont à moyen terme condamnées. Les danseurs ne trouvent pas de table libre et la piste est encombrée par des touristes, sac à main en bandoulière, qui gesticulent comme des déments. Les bons danseurs ne viennent plus ou alors ne s’intéressent qu’aux belles étrangères qui peuvent leur apporter un espoir d’émigration. Du coup, les danseuses portègnes ne viennent plus et seule la perfusion des entrées des touristes permet de faire fonctionner ce mécanisme à vide.

Le raisonnement pourrait être le même pour les milongas hors de Buenos Aires, mais peut-être avec la raison supplémentaire que pour certains organisateurs, le but unique est de gagner de l’argent. Cela n’est pas un mal en soi, c’est un métier comme un autre. En revanche, cela devient néfaste quand la volonté de lucre en vient à diminuer la qualité de l’événement en offrant des prestations médiocres, voire franchement nulles.

Parfois, c’est une question de choix. On dépense beaucoup pour un orchestre de 10 musiciens et on met des DJ locaux avec des playlists médiocres pour occuper la majorité des créneaux de danse. Si l’orchestre est exceptionnel, cela peut passer, mais souvent, les économies se font aussi sur l’orchestre et là, c’est au DJ de sauver l’événement. S’il ne peut pas le faire, cela fait d’autres danseurs qui vont s’éloigner de cet événement, puis, à force de retrouver le problème, même en se déplaçant parfois très loin, c’est le tango qu’ils abandonnent.

Pour éviter cela, il reste (ou restait ?), Buenos Aires. Il est donc important que la communauté portègne prenne en charge son héritage et le valorise et arrête de sombrer dans des concessions au tourisme pour redevenir un générateur, un régénérateur du tango à l’échelle mondiale.

Il y a ici d’immenses professionnels et c’est désolant de voir comme ils peuvent être noyés dans une médiocrité croissante qui tend à devenir la norme.

Le tango se mérite. Il demande beaucoup d’efforts pour le comprendre, l’aimer, le servir, l’adorer. Je crois qu’il faudrait donc veiller à soutenir la flamme de ceux qui veulent découvrir cet univers. Malheureusement, on leur propose surtout des douches froides, des événements tristes, compassés, aseptisés, ennuyeux et par-dessus tout prétentieux, comme ces grands festivals financés par une collectivité complaisante et qui peuvent survivre par ce moyen, même sans jamais avoir en priorité le plaisir des danseurs.

Heureusement, il y a des événements qui redonnent du bonheur et de l’envie et, bien sûr, plusieurs milongas portègnes, même si les proportions baissent.

Alors, tous ensemble, dans ce monde désespérant sur bien trop de plans, essayons de nous forger un petit paradis de tango.

Que les danseurs apprennent à écouter la musique pour ne plus se contenter de bruits médiocres, proposés dans n’importe quel ordre ou toujours dans la même organisation, celle de la playlist récupérée.

Que les DJ apprennent à étudier la piste de danse, à marquer de l’empathie pour les danseurs et qu’ils enrichissent leurs connaissances pour sauvegarder l’héritage, mais en le gardant vivant.

Il serait bien aussi que tous les professeurs enseignent le tango comme une danse sociale, appuyée sur une musique dédiée et dans le respect de l’harmonie du bal.

Enfin, le sommet serait que les organisateurs veillent au confort des danseurs avec, notamment de bons intervenants, une sonorisation de qualité, un plancher satisfaisant et un accueil chaleureux, voire amical, pour que chaque danseur se sente comme membre de la grande famille du tango.

Nous avons du boulot, mais le tango le mérite…

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