Julio Carrasco
De floreo de Julio Carrasco est l’élément central d’une trilogie de trois tangos. Flor de tango (1945), De floreo (1950) et Mi lamento (1954). De floreo peut avoir différentes significations allant d’un bavardage inutile ou léger, par exemple, un piropo (compliment à une femme que l’on cherche à conquérir) à une danse parfaitement maîtrisée. Pour ma part, j’ai choisi une autre acception, celle du musicien épanoui qui domine son instrument. Il n’est qu’à écouter le solo de violon de Enrique Camerano pour se conforter dans cette idée.
Extrait musical

Les bandonéons lancent un rythme très marqué, lié par quelques glissandos des violons. Puis à 0 h 35 les violons prennent le dessus dans le staccato avec de légers motifs de piano de Pugliese.
Comme il est habituel à cette époque pour Pugliese, l’œuvre est construite par des touches successives en legato et staccato. Cette organisation semble indiquer aux danseurs quoi faire. Encore faut-il que les danseurs soient attentifs aux changements d’expression, car une écoute trop légère ferait manquer les transitions et danser à contrecourant. C’est ce qui peut rendre certains titres de Pugliese si passionnants, mais parfois difficiles à danser. Contrairement à ce qui est généralement exprimé, je ne pense pas que Pugliese soit à réserver aux excellents danseurs.
Certains y voient une musique romantique et tranquille, à danser avec une personne de cœur. D’autres se déchaînent dans des envolées incompréhensibles, pensant révolutionner l’art de la danse et laisser un public ébloui à la limite de l’évanouissement devant tant de génie.
Entre ces deux extrêmes, il y a les danseurs qui écoutent la musique et qui savent adapter leur danse aux évolutions de la musique, tout en respectant les autres danseurs.
Il n’y a donc pas besoin d’être un excellent danseur, seulement un excellent auditeur.
Bien sûr, ceux qui peuvent être les deux existent, mais dans un beau bal, avec des danseurs qui dansent en musique, il y a une vibration particulière sur la piste durant les tandas de Pugliese.
À 1:40 commence le passage que l’on ne peut pas louper et danser mal, le sublime solo de violon de Enrique Camerano qui se dilue ensuite dans les accords nerveux des bandonéons, puis des autres instruments.
Le thème du solo de violon ressurgit ensuite jusqu’au final et l’interprétation se termine par les deux accords traditionnels chez beaucoup d’orchestres, dont celui de Pugliese.

Autres versions
On retrouvera bien sûr des accents de Pugliese dans cette version de Color Tango. Son créateur, Roberto Álvarez, était l’un des arrangeurs de Pugliese (même si dans son orchestre, la plupart des musiciens étaient aussi arrangeurs). J’en profite pour rappeler qu’il y a eu deux et même trois orchestres Color Tango, tous héritiers de Pugliese. L’orchestre originel « Color Tango » créé par Roberto Álvarez (bandonéoniste de Pugliese), Amílcar Tolosa (violoniste de Pugliese) et Fernando Rodríguez (contrebassiste de Pugliese).
À la suite d’un désaccord, l’orchestre se scinda en deux parties égales et Roberto Álvarez et Amílcar Tolosa dirigèrent chacun un orchestre « Color Tango ». Comme les deux orchestres avaient les mêmes droits à porter ce nom, ce fut un peu compliqué, mais un accord a été trouvé et les deux orchestres ont coexisté avec le nom de leur directeur accolé. Color Tango de Roberto Álvarez et Color Tango de Amílcar Tolosa.
À ce sujet, une petite remarque. Les orchestres ne restent pas tous immuables et au fil du temps, des musiciens sont remplacés. Aujourd’hui, la situation est encore plus marquée. Les orchestres voyageant à travers le monde, ils ont souvent recours à des musiciens différents suivant les lieux de la tournée ou suivant les engagements déjà pris avec un autre orchestre par un instrumentiste. La séparation de l’orchestre avec le même nom n’est donc pas si surprenante, mais c’est bien que le nom les différencie, même si la plupart des éditions restent vagues sur le sujet. Un Color Tango peut en cacher un autre.
Voici une version en vidéo par Martin Klett & Ensemble.
La trilogie de Julio Carrasco
Comme indiqué ci-dessus, De floreo fait partie d’une trilogie composée par Julio Carrasco.
Voici les trois titres à l’écoute. Je pense qu’il est intéressant de noter l’évolution et les similitudes sur la décennie de cette trilogie.
La musique est sans doute un peu trop déstructurée pour les danseurs d’aujourd’hui. L’alternance des légatos et staccatos, par exemple, peut surprendre. On est dans l’héritage de De Caro, cet orchestre qu’admirait Pugliese. Cela rend donc l’œuvre plus difficile à danser pour les danseurs contemporains qui sont moins habitués à l’improvisation, car dansant sur des enregistrements connus par cœur.
À l’âge d’or, les danseurs découvraient « en direct » les nouveautés et ils devaient donc être plus attentifs à la musique.
En résumé, je ne passerai ce titre en milonga qu’avec des danseurs bien familiarisés avec cette façon de danser, d’autant plus que le mode mineur adopté peut donner une pincée de tristesse qui pourrait s’ajouter aux hésitations provoquées par les surprises (richesses) de la musique et faire que le moment ne soit pas aussi agréable que possible.
On notera toutefois la beauté de la musique avec le beau solo de violon à 1:30 et la variation virtuose des bandonéons en final.
Pour rester dans la dansabilité. On remarquera que la présence d’un rythme bien marqué au début inspire la confiance des danseurs. Les phrases musicales sont plus claires et les transitions de danse plus faciles à prévoir. Certains motifs peuvent susciter de belles improvisations ou a minima des fioritures élégantes, permettant ainsi de danser de floreo…
Et le solo de violon devrait faire fondre les danseurs à coup sûr et donc participer au succès de la danse.
Mi lamento démarre avec une rythmique appuyée qui sécurise les danseurs, mais, par la suite, on retrouve des éléments d’insécurité, comme avec Flor de tango dont il partage la tonalité de Fa # mineur. Certains passages comme à 1:35, sans doute un peu trop calmes, peuvent enlever un peu d’énergie aux danseurs. Cela n’empêche pas de le passer, mais il convient de bien juger de l’atmosphère du bal pour le passer à bon escient en étant prêt à relancer la machine si l’on sent que les danseurs ne suivent pas cette proposition.
Comme dans les deux œuvres précédentes, on retrouve le solo de violon à 1:50. Après tout Julio Carrasco et il est donc logique qu’il mette en valeur son instrument. Là encore, c’est Enrique Camerano qui interprète en sa qualité de premier violon le solo qui sera évoqué jusqu’à la fin, comme pour De floreo et contrairement à Flor de tango, où il est effacé par les bandonéons à la fin.
La réputation de Julio Carrasco aurait pu lui ouvrir la carrière de premier violon dans l’orchestre de Pugliese, mais celui-ci a décliné l’invitation lors du départ de l’orchestre de Enrique Camerano.
Cette évolution va donc d’une musique très decaréenne (de De Caro) a une musique au rythme plus appuyé, plus facile à danser. Les solos de violons sont tous les trois intéressants, mais celui de De floreo a sans doute ma préférence et comme il est sur le titre le plus dansable des trois, je passerai De floreo en priorité.
Et s’il fallait faire une tanda avec De floreo
Je propose cet exercice qui consiste à faire une tanda de Pugliese un peu moins consensuelle. Dans une milonga courte, je ne m’y risquerai sans doute pas et je resterai avec la vingtaine de titres validés par les danseurs. Mais admettons que je sois en présence de danseurs curieux, n’ayant pas peur de se mettre en « danger ».
Dans cette tanda, je ne passerai probablement pas deux des titres de la trilogie, sauf si je vois que l’accueil est très bon et seulement pour des tandas de quatre titres et pas de trois comme cela se fait de plus en plus (difficile de passer un de ces titres en premier et en dernier, il en faut donc a minima un avant et un après).
Pour donner un peu de variété à la tanda en gardant un esprit un peu decaréen, je pourrais proposer.
Une composition de De Caro, assez connue et qui peut donc rassurer en premier thème.
2) De floreo en deuxième, car pas suffisamment connu pour bien faire lever les danseurs. Ce titre servira d’aiguillage. Si je vois qu’il est parfaitement adopté, je pourrai envisager de passer Mi lamento en 3e titre. Si je sens que c’est passable, sans plus, je reviendrais à un peu plus facile avec, par exemple :
Pas trop difficile à danser et avec un beau solo de violon pour rester dans l’esprit de De floreo.
Avec des passages très « yumba ». Ce titre très connu, plus facile à danser, pourrait terminer la tanda.
Si je vois qu’il faut raccrocher les wagons, je pourrais passer à Canaro à Paris en troisième titre de la tanda, qui est plus rassurant pour les danseurs et qui comporte de magnifiques solos de bandonéon et de violoncelle.
Le 4e titre pourra être un titre « phare de Pugliese », même si cela nuit un peu à l’harmonie de la tanda. Sinon, La Cachila pourra faire l’affaire.
Si je vois que Boedo ne passe pas très bien (tous les danseurs ne sont pas sur la piste), j’activerai l’aiguillage plus tôt et je basculerai vers les grands standards, en ne passant donc pas De floreo et autres.
Passer une tanda de Pugliese avec des titres peu connus donne des sueurs froides au DJ. Pour cette raison, il est indispensable, lorsque l’on ne connaît pas le public, d’être prêt à tout changer à la volée et c’est un bon exemple de l’impossibilité de faire des playlists à l’avance, sauf si on est DJ résident et que l’on passe la musique toutes les semaines dans le même lieu, car, dans ce cas, on apprivoise les danseurs en formant leur goût. C’est d’ailleurs une responsabilité du DJ résident, car à routiner les danseurs sur un style de musique, on risque de les éloigner de la communauté tanguera. Par exemple, dans certaines milongas, le DJ résident met beaucoup de tango alternatif ou des titres peu typiques. Les danseurs s’y habituent et ont ensuite du mal à aller dans des milongas « normales ». Ouvrir les oreilles et les horizons, c’est bien, mais il ne faut pas oublier le cœur du tango.
À bientôt les amis !
