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Pasional 1951-07-31 — Orquesta Osvaldo Pugliese con Alberto Morán

Jorge Caldara Letra : Mario Soto

Tous les danseurs n’apprécient pas ce type de musique de Pugliese et d’autres adorent. Ce qui est sûr est que Jorge Cal­dara a une fois de plus mon­tré ses tal­ents de com­pos­i­teur et que les paroles de Mario Soto sont d’une puis­sance extrême. Il fal­lait bien ça pour le titre ambitieux de ce tan­go, Pasion­al (pas­sion­né). Je vous présen­terai en fin d’anecdote qui a inspiré ce mer­veilleux texte d’amour.

Autour du piano de Pugliese que l’on recon­naît, au cen­tre, l’équipe de Pugliese.

De gauche à droite, Emilio Bal­car­cé (vio­loniste), Alber­to Morán (le chanteur de notre tan­go du jour), Mario Soto (locu­teur et l’auteur des paroles du tan­go du jour), Osval­do Pugliese (pianiste et « chef »), Osval­do Rug­giero (ban­donéon­iste), Oscar Her­rero (vio­loniste) et enfin Jorge Cal­dara (ban­donéon­iste et com­pos­i­teur du tan­go du jour).

Extrait musical

Pasion­al, Jorge Cal­dara Letra : Mario Soto.

À gauche, le disque de notre tan­go du jour. Au cen­tre la par­ti­tion éditée par Julio Korn, avec la dédi­cace au Doc­teur O. Nus­deo qui était chirurgien à l’hôpital Raw­son de Buenos Aires. À droite, la cou­ver­ture de la par­ti­tion avec Osval­do Pugliese, puis celle avec Ranko Fuji­sawa, la chanteuse japon­aise qui avait incité Jorge Cal­dara à aller au Japon.

Pasion­al 1951-07-31 — Orques­ta Osval­do Pugliese con Alber­to Morán.

Paroles

No sabrás… nun­ca sabrás
lo que es morir mil veces de ansiedad.
No podrás… nun­ca enten­der
lo que es amar y enlo­que­cer.
Tus labios que que­man… tus besos que embria­gan
y que tor­tu­ran mi razón.
Sed… que me hace arder
y que me enciende el pecho de pasión.

Estás clava­da en mí… te sien­to en el latir
abrasador de mis sienes.
Te adoro cuan­do estás… y te amo mucho más
cuan­do estás lejos de mí.

Así te quiero dulce vida de mi vida.
Así te sien­to… solo mía… siem­pre mía.

Ten­go miedo de perderte…
de pen­sar que no he de verte.
¿Por qué esa duda bru­tal?
¿Por qué me habré de san­grar
sí en cada beso te sien­to des­ma­yar?
Sin embar­go me ator­men­to
porque en la san­gre te lle­vo.
Y en cada instante… febril y amante
quiero tus labios besar.

¿Qué ten­drás en tu mirar
que cuan­do a mí tus ojos lev­an­tás
sien­to arder en mi inte­ri­or
una voraz lla­ma de amor?
Tus manos desa­tan… cari­cias que me atan
a tus encan­tos de mujer.
Sé que nun­ca más
podré arran­car del pecho este quer­er.

Te quiero siem­pre así… estás clava­da en mí
como una daga en la carne.
Y ardi­ente y pasion­al… tem­b­lan­do de ansiedad
quiero en tus bra­zos morir.

Jorge Cal­dara Letra: Mario Soto

Traduction libre

Tu ne sauras pas… Tu ne sauras jamais ce que c’est que de mourir mille fois d’anx­iété.
Tu ne pour­ras pas… jamais, com­pren­dre ce que c’est que d’aimer et de devenir fou.
Tes lèvres qui brû­lent… tes bais­ers qui enivrent et qui tor­turent ma rai­son.
Soif… qui me brûle et qui enflamme ma poitrine de pas­sion.
Tu es cloué en moi… Je te sens dans le bat­te­ment brûlant de mes tem­pes.
Je t’adore quand tu es là… Et je t’aime telle­ment plus quand tu es loin de moi.
Alors je t’aime, douce vie de ma vie.
Ain­si je te sens… seule­ment mienne… tou­jours mienne.
J’ai peur de te per­dre…
de penser que je ne te ver­rai pas.
Pourquoi ce doute bru­tal ?
Pourquoi devrais-je saign­er si dans chaque bais­er je te sens défail­lir ?
Cepen­dant, je me tour­mente parce que je te porte dans mon sang.
Et à chaque instant… fiévreux et aimant, je veux embrass­er tes lèvres.
Qu’as-tu dans ton regard pour que, lorsque tu lèves les yeux sur moi, je sente brûler en moi une flamme vorace d’amour ?
Tes mains délient… caress­es qui me lient à tes charmes de femme.
Je sais que jamais plus je pour­rai arracher cet amour de ma poitrine.
Je t’aime tou­jours ain­si… Tu es fichée en moi comme un poignard dans la chair.
Et ardent et pas­sion­né… trem­blant d’an­goisse, je veux dans tes bras, mourir.

Autres versions

Ce titre a eu un immense suc­cès et dès sa créa­tion en 1951, de nom­breux orchestres l’ont mis à leur réper­toire. En voici quelques exem­ples.

Des dis­ques de Pasion­al, de Calo, Pugliese 1951, De Ange­lis, Pugliese 52, Cal­dara 1966 en faux 45 tours (petite taille, mais 33 tours) et une réédi­tion du même enreg­istrement chez Music Hall, en disque LP 33 tours, où Pasion­al est le pre­mier titre de la face A.
Pasion­al 1951-05-23 — Orques­ta Miguel Caló con Juan Car­los Fab­ri.

Le plus ancien enreg­istrement. Il nous fait décou­vrir un Caló moins courant, tout d’abord par le chanteur, Juan Car­los Fab­ri, mais aus­si par l’interprétation, une con­ces­sion mar­quée de Caló aux nou­velles ori­en­ta­tions du tan­go. Il fut sans doute sub­jugué par la com­po­si­tion de Cal­dara au point de sor­tir de sa zone de con­fort. Je me demande pourquoi il a enreg­istré avant Pugliese qui avait sous la main, l’auteur des paroles, le com­pos­i­teur et les musi­ciens. J’imagine qu’il devait encore être en prison. Le prob­lème de vivre entre deux con­ti­nents est que j’ai une par­tie de ma bib­lio­thèque des deux côtés et pas la par­tie qui con­cerne les déboires poli­tiques de Pugliese de ce côté…

Pasion­al 1951-07-31 — Orques­ta Osval­do Pugliese con Alber­to Morán. C’est notre tan­go du jour.

Les deux auteurs, Jorge Cal­dara et Mario Soto sont de l’équipe de Pugliese. Cal­dara est ban­donéon­iste, com­pos­i­teur et arrangeur et Mario Soto est présen­ta­teur. En effet, les orchestres de l’époque se fai­saient présen­ter au pub­lic. On entend cela dans quelques enreg­istrements où cette présen­ta­tion a été con­servée. Je ne fais pas par­tie des DJ qui met­tent volon­tiers ce type de tan­go, mais si je sais qu’il y a des fans dans le salon de danse, je peux le pro­pos­er.

Pasion­al 1951-10-08 — Mario Demar­co y su Orques­ta Típi­ca con Raúl Quiroz.

Une ver­sion pour écouter au salon, de la mai­son, pas de bal. Mario Demar­co fut l’un des ban­donéon­istes de Pugliese au départ de Jorge Cal­dara. Il faut not­er qu’il a enreg­istré ce titre qua­tre ans avant d’intégrer l’orchestre de Pugliese. Il était proche de son col­lègue, Cal­dara.

Pasion­al 1951-11-03 – Orques­ta Alfre­do De Ange­lis con Oscar Lar­ro­ca.

Oscar Lar­ro­ca est sans doute un excel­lent choix pour des paroles aus­si roman­tiques. Si De Ange­lis évite la guimauve qui pour­rait pro­duire ce titre, on peut penser qu’il est tombé dans l’excès inverse en étant un peu trop tonique pour le thème. Cela facilit­era le tra­vail des danseurs, on ne va boud­er.

Pasion­al 1952-11-24 – Orques­ta Osval­do Pugliese con Alber­to Morán.
Pasion­al 1952 – Orques­ta Típi­ca Tokio con Ranko Fuji­sawa.

On retrou­ve Pugliese et Morán, je vous laisse mesur­er l’évolution entre les deux inter­pré­ta­tions. Jorge Cal­dara est tou­jours dans l’orchestre, mais Mario Soto était par­ti Il n’est pas éton­nant de trou­ver ce titre au réper­toire de Ranko Fuji­sawa et de l’orchestre dirigé par son mari. En effet, Ranko est celle qui a insisté très forte­ment et avec con­stance pour que Jorge Cal­dara aille au Japon. Elle appré­ci­ait beau­coup ce jeune ban­donéon­iste et com­pos­i­teur.

Pasion­al 1954-11 – Tucho Pavón con acomp. de Car­los Gar­cía.

Avec ce titre, il est dif­fi­cile de dire ce qui est de danse et pour l’écoute, là, c’est clair, ce n’est pas pour la danse. Enfin, je crois (humour ; -)

Pasion­al 1954 – Ranko Fuji­sawa con gui­tar­ras.

Ce sec­ond enreg­istrement par Ranko prou­ve qu’elle était vrai­ment intéressée par les qual­ités musi­cales de Cal­dara.

Pasion­al 1955-11-08 – Alber­to Morán con acomp. de Orques­ta dir. Arman­do Cupo.

Troisième enreg­istrement du thème par Morán.

Pasion­al 1956-06-13 – Aida Denis.

Aida Denis donne du sen­ti­ment. C’est intéres­sant à écouter.

Pasion­al 1964 – Orques­ta Jorge Cal­dara con Rodol­fo Lesi­ca.

Rodol­fo Lesi­ca nous pro­pose une ver­sion expres­sive, mais qui se com­bine bien avec l’orchestre du com­pos­i­teur, Jorge Cal­dara. Pas pour la danse, mais il est intéres­sant de voir com­ment Cal­dara met en œuvre sa créa­tion.

Pasion­al 1980c – Jorge Fal­cón acomp. de Orques­ta.

Une propo­si­tion plus légère, après celle de Cal­dara, on vire presque à la var­iété.

Pasion­al 2010 – Fran­cis Andreu.

Cette ver­sion sim­ple, accom­pa­g­née à la gui­tare pro­posée par l’Uruguayenne Fran­cis Andreu, est une belle réal­i­sa­tion.

Pasion­al 2010c – Caio Rodriguez acomp. Ane­ta Pajek (ban­donéon) et Javier Tucat Moreno (piano).

Les musi­ciens du Ham­burg Tan­go Quin­tet se met­tent au ser­vice de la voix de Caio Rodriguez. Une pro­duc­tion atyp­ique, tirant vers la musique clas­sique, mais c’est égale­ment une évo­lu­tion du tan­go à pren­dre en compte.

Pasion­al 2014-10-27 — Marce­lo Boc­canera.

Une ver­sion assez poé­tique, pas prévue pour la danse, mais qui s’écoute avec plaisir.

Pasion­al 2024-01-14 — Sil­via Lujan.

Un enreg­istrement tout récent qui mon­tre que l’œuvre con­tin­ue de sus­citer de l’intérêt.

Naissance d’un chef‑d’œuvre

Jorge Cal­dara et Mario Soto tra­vail­laient pour l’orchestre de Pugliese. Jorge Cal­dara comme ban­donéon­iste, arrangeur et com­pos­i­teur (voir mon anec­dote sur Patéti­co où je dévoile un peu son rôle de moteur d’innovation dans l’orchestre de Pugliese) et Mario Soto comme présen­ta­teur et même un peu plus si on le croit quand il dit qu’il fai­sait égale­ment le pro­gramme de l’orchestre.
Dans l’édition du 9 jan­vi­er 1994 du jour­nal HOY (aujourd’hui) de La Pla­ta (Cap­i­tale de la Province de Buenos Aires, située au sud-est de la cap­i­tale fédérale) Mario Soto racon­te dans une inter­view au jour­nal­iste Acquaforte com­ment est né Pasion­al.
« J’ai été inspiré pour com­pos­er (c’est en fait une co-créa­tion avec Cal­dara) ce tan­go par deux sœurs petites et laides qui assis­taient à tous les bals de Pugliese dans la zone sud, dans les clubs de Quilmes, Sarandí et Domíni­co. Elles étaient timides, insignifi­antes et “repas­saient” (plan­char, c’est repass­er, mais pour les danseuses, c’est faire ban­quette, ne pas être invitées) toute la nuit.
J’ai ressen­ti quelque chose comme de la com­pas­sion et j’ai recréé silen­cieuse­ment la chan­son, basée sur ces deux petites souris trans­for­mées en une ter­ri­ble « wamp ».

Oscar Blot­ta. Illus­tra­tion de l’his­toire de Pasion­al.

Dans cette illus­tra­tion, on recon­naît Mario Soto, appuyé au lam­padaire, le ban­donéon­iste lunaire, c’est bien sûr Jorge Cal­dara et les deux sœurs timides sont seules sur leur chaise. On notera l’emprunt que j’ai fait à Oscar Blot­ta pour l’illustration de cou­ver­ture de cette anec­dote.

Chers amis, je vous souhaite de ne pas planch­er (faire ban­quette), lors de votre prochaine milon­ga et je vous dis, à demain !

Patético 1948-04-06 — Orquesta Osvaldo Pugliese

Jorge Caldara

Pour bien com­pren­dre pourquoi cette ver­sion de Patéti­co inter­prétée par Osval­do Pugliese est géniale, il faut la com­par­er aux deux autres enreg­istrements con­tem­po­rains, par Ani­bal Troi­lo et Juan Deam­brog­gio « Bachicha »… Mais surtout, il faut nous intéress­er à son com­pos­i­teur, Jorge Cal­dara, un génie mort trop jeune. Pugliese a enreg­istré Patéti­co il y a jour pour jour 76 ans.

Extrait musical

Patéti­co 1948-04-06 — Orques­ta Osval­do Pugliese

Je vous laisse écouter cette mer­veilleuse ver­sion, sans com­men­taire. Vous les trou­verez cepen­dant ci-dessous, en com­para­i­son avec deux autres ver­sions con­tem­po­raines.

Autres versions

Il me sem­ble intéres­sant de com­par­er les trois ver­sions enreg­istrées à quelques mois d’intervalle. Je com­mence par le tan­go du jour, celle de Pugliese, puis une ver­sion de Bachicha mal datée, mais prob­a­ble­ment légère­ment postérieure à celle de Pugliese dans la mesure où Jorge Cal­adara était ban­donéon­iste dans l’orchestre d’Osvaldo à ce moment.
La troisième ver­sion est celle de Troi­lo, enreg­istrée presque un an après celle de Pugliese.

Je vous invite à remar­quer comme la ver­sion de Pugliese est dif­férente dès les pre­mières sec­on­des.

Patéti­co 1948-04-06 — Orques­ta Osval­do Pugliese
Patéti­co 1948 — Orques­ta Juan Deam­brog­gio « Bachicha »
Patéti­co 1949-03-30 — Orques­ta Aníbal Troi­lo

Intéres­sons-nous main­tenant à la vision d’ensemble des trois inter­pré­ta­tions.

La par­tie verte représente le vol­ume de la musique.
La par­tie à dom­i­nante rouge représente la hau­teur du son. En bas (en jaune), ce sont les bass­es et en haut, les aigus.
On se rend compte à l’oreille et à l’œil que la ver­sion de Pugliese est un peu plus sourde (moins d’aigus que celle de Troi­lo. Celle de Bachicha a des aigus, mais ce sont prin­ci­pale­ment les bruits du disque…
Cela étant dit, il con­vient de remar­quer la struc­ture très dif­férente des trois morceaux. Celui de Pugliese présente des par­ties for­tis­si­mo et des par­ties piano. Vous remar­querez par exem­ple la par­tie où est le curseur (ligne rouge ver­ti­cale et fine) qui cor­re­spond à une par­tie pianis­si­mo (bas niveau sonore).
Dans la ver­sion de Troi­lo, les alter­nances de for­tis­si­mi et piani sont plus fréquentes et moins mar­quées.
La ver­sion de Bachicha est plus homogène. On peut imag­in­er que la musique sera un peu moins expres­sive que dans les deux autres ver­sions.
Sur les bass­es (par­tie inférieure en jaune), Pugliese les mar­que notam­ment avec ses cordes (con­tre­basse, par exem­ple).
Troi­lo les réalise avec les cordes, mais aus­si avec le piano. Les instru­ments per­cu­tant en même temps.
1 : 05 Pugliese ne met pas le long trait de vio­lon qui était si orig­i­nal au début. Au con­traire, c’est presque silen­cieux, ce qui crée un manque, un appel, une inter­ro­ga­tion chez l’auditeur. Pour le danseur qui n’avait pas pu danser le pre­mier, car tout au début, c’est une frus­tra­tion pos­si­ble. Il s’attendait à faire un truc « super » sur ce motif…Puisqu’on par­le de cette par­tie, Bachicha, que ce soit au début ou au milieu (1 : 08) rem­plit le vide par un motif ascen­dant au piano. Ce n’est pas une inven­tion de sa part, il est écrit ans la par­ti­tion de Cal­dara. Pugliese a pour sa part, décidé de le sup­primer totale­ment (lui qui est pour­tant pianiste).Quant à Troi­lo, il pro­pose au con­traire un motif de piano descen­dant et une petite fior­i­t­ure au piano pour com­penser, mais seule­ment dans la par­tie du milieu, vers 1 : 15.
Je vous laisse écouter les dif­férences.
Pour véri­fi­er que vous suiv­ez bien le moment sur l’audiogramme, voici un petit jeu. Écoutez le morceau en suiv­ant de gauche à droite la zone verte. Si vous arrivez à vous repér­er pour être en phase avec les vari­a­tions de vol­ume, c’est très bien. A min­i­ma, essayez de ter­min­er votre lec­ture visuelle en même temps que la musique.

Pour ter­min­er cette courte étude des inter­pré­ta­tions, allons à la fin du morceau. Écoutez la fin de Bachicha. Il déroule tran­quille­ment la par­ti­tion, sans créer d’effet de sur­prise. Les deux accords fin­aux (dom­i­nante et tonique) sont joués avec qua­si­ment le même vol­ume. Un véri­ta­ble « tsoin tsoin » final. J’ai une anec­dote à ce sujet, mais je vous la con­terai une autre fois. Main­tenant, bon, OK. J’étais habitué à dire « tsoin tsoin » à la fin des morceaux. Ce tsoin-tsoin était cou­vert par les applaud­isse­ments. Cepen­dant, un jour, nous avons inter­prété un choral de Bach durant une messe. Le prob­lème est que dans ce type d’endroit, les gens n’applaudissent pas et que mon tsoin-tsoin a réson­né dans toute l’église. Vais-je dire que j’ai encore honte, tant d’années après. Peut-être, mais en tous cas, cela a exac­er­bé ma sen­si­bil­ité sur les fins de morceaux et les orchestres de tan­go sont un régal pour cela, cha­cun cher­chant à don­ner sa sig­na­ture.
Revenons à nos mou­tons, ou plutôt à Troi­lo et Pugliese afin d’écouter leurs sig­na­tures.
Troi­lo reprend le motif du départ (qui n’est pas dans la par­ti­tion orig­i­nale) et ter­mine avec un glis­san­do énorme du piano pour lancer finale­ment les deux accords fin­aux, dom­i­nante for­tis­si­mo et le dernier plus faible. C’est une fin superbe, il faut en con­venir.
La fin pro­posée par Pugliese. Le rap­pel du motif ini­tial est presque absent, si ce n’est quelques « coups » de vol­ume de tous les instru­ments avec une fin qui s’estompe, comme un rêve qui se ter­mine. Le pathé­tique devenu insignifi­ant après s’être tant gon­flé dis­paraît d’une pich­enette et retombe sur l’accord final comme une bau­druche dégon­flée.

Jorge Caldara (17 septembre 1924 — 24 août 1967)

Le com­pos­i­teur du tan­go du jour est un jeune prodi­ge. Tout gosse, il voulait devenir pianiste, mais son père un tanguero un peu pin­gre rabat­tit ses ambi­tions au ban­donéon.
Cela ne découragea pas Jorge qui com­mença à jouer dans des orchestres à l’âge de 14 ans et à 15 ans, il créa son pro­pre orchestre, la Orques­ta Juve­nil Buenos Aires. (l’orchestre de jeunes de Buenos Aires) qui joua en alter­nance avec l’orchestre d’Ani­bal Troi­lo les mardis au Café Ger­mi­nal (Aveni­da Cor­ri­entes au 942, au côté du Café Nacional, aujourd’hui théâtre Nacional San­cor Seguros). C’était un lieu pres­tigieux, voisin du café Nacional avec qui il tra­vail­lait en dou­blette et en face des 36 Bil­lares. De toute façon, chaque mètre de l’avenue Cor­ri­entes dans ces envi­rons a des sou­venirs de tan­go. Donc, avoir son orchestre à 15 ans et jouer dans la cour des grands, cela prou­ve le tal­ent du bon­homme.
Évidem­ment, il a été remar­qué et Alber­to Pugliese l’a fait entr­er dans son orchestre comme bandéon­iste, jusqu’en 1944, date où il a dû effectuer son ser­vice mil­i­taire.
À la fin de son ser­vice, il intè­gre l’orchestre du petit frère d’Alberto, Osval­do Pugliese.
Cal­dara pren­dra une place impor­tante dans l’orchestre de Pugliese, toutes pro­por­tions gardées, comme Bia­gi avec D’Arienzo, grâce à son ban­donéon énergique qui mar­quait la cadence tout en dévelop­pant la mélodie. Cal­dara était sen­si­ble à un tan­go mod­erne, notam­ment à celui d’Eduar­do Rovi­ra et je pense que cela l’a influ­encé pour ses créa­tions à l’époque de Pugliese, celui-ci pour­tant nova­teur, n’a pris la dimen­sion de Rovi­ra que bien plus tard, notam­ment avec sa mag­nifique ver­sion de A Evaris­to Car­riego qu’il n’a enreg­istré qu’en 1969… Je pense même que Troi­lo auquel Cal­dara était égale­ment sen­si­ble avait de l’avance dans ce domaine par rap­port à Pugliese, notam­ment sur l’utilisation des chanteurs.
J’ai une théorie per­son­nelle sur la ques­tion, mais je pense que la Yum­ba doit un peu à la façon de jouer de Cal­dara, même si Pugliese affirme qu’il l’a choisi, car il pou­vait s’intégrer par­mi sa ligne de ban­donéon­istes déjà en place.

Osval­do recon­nut égale­ment ses tal­ents de com­pos­i­teurs, car il lui doit plusieurs de ses suc­cès comme Patéti­co 1948, notre tan­go du jour, Pas­toral 1950, Pasion­al 1951 (avec Alber­to Morán) et Por pecado­ra 1952 (avec Alber­to Morán).
Le jeune Jorge Cal­adra vouait une dévo­tion à son nou­veau chef d’orchestre et lui dédi­cac­era un tan­go Pugliese­an­do, qui est une mer­veille et que je vous pro­pose d’écouter tout de suite :

Puglieseando

Pugliese­an­do 1958-08-13 — Jorge Cal­dara

Le début rap­pelle Ríe, paya­so de Vir­gilio Car­mona, notam­ment la ver­sion de D’Arienzo avec Bus­tos de 1959 qui pos­sède un tem­po proche, a con­trario de celle de 1940 (avec Car­los Casares) qui a un tem­po beau­coup plus rapi­de. Jorge con­nais­sait ce titre, car il l’a enreg­istré.
0 : 17 La Yum­ba chère à Pugliese appa­raît.
0 : 50 remar­quez son ban­donéon sen­si­ble et expres­sif qui lui per­met de mar­quer le con­traste avec les pas­sages plus énergiques. Cal­dara était ban­donéon­iste.
Comme chez l’objet de son hom­mage, les par­ties avec un tem­po mar­qué alter­nent avec les par­ties glis­sées et suaves, notam­ment dess­inées par les vio­lons, le piano et les ban­donéons plus stac­catos con­trastent, jusqu’à ce que à…
2 : 30 les répons­es se fassent de plus en plus rap­prochés, les change­ments de tonal­ité, font grimper la ten­sion qui s’apaise dans une coda plus lente et un gros accord sur la dom­i­nante, suivi par un léger rebond sur la tonique, dans un style com­plète­ment pugliesien.

Pasional

Si je vous dis que c’est aus­si Jorge Cal­dara qui a com­posé Pasion­al, un des plus gros suc­cès de Pugliese, vous avez pris la dimen­sion de ce musi­cien. Voici sa ver­sion enreg­istrée avec l’immense chanteur Rodol­fo Lesi­ca sur des paroles de Mario Soto.

Pasion­al 1964 — Jorge Cal­dara — Rodol­fo Lesi­ca, sa com­po­si­tion qu’a ren­du célèbre Osval­do Pugliese, mais ici par son com­pos­i­teur et chan­tée par le grand Lesi­ca.

Il a donc com­mencé très jeune, mais il est mort après moins de 30 ans de car­rière et surtout, ses pre­miers enreg­istrements comme chef d’orchestre ne datent que de la fin des années 50, péri­ode où le rock’n’roll et autres fan­taisies avaient pris le pas sur le tan­go.

Principales compositions de Jorge Caldara

Ses tangos instrumentaux

  • Bam­ba, dédi­cacé à sa fille,
  • Con T de Troi­lo,
  • Cuan­do habla el ban­doneón, en col­lab­o­ra­tion avec Luis Sta­zo,
  • Mi ban­doneón y yo (Crec­i­mos jun­tos),
  • Papili­no, dédi­cacé à son fils,
  • Pas­toral,
  • Patéti­co,
  • Patri­ar­ca,
  • Pugliese­an­do,
  • Sen­ti­do en col­lab­o­ra­tion avec Daniel Lomu­to,
  • Tan­go 05, dédi­cacé à la Fuerza Aérea Argenti­na (armée de l’air argen­tine)

Ses tangos chantés

  • Pasion­al, avec des paroles de Mario Soto
  • Por pecado­ra, avec des paroles de Mario Soto
  • Mucha­chi­ta de bar­rio, avec des paroles de Mario Soto
  • Pro­fun­da­mente, avec des paroles de Mario Soto
  • Pater­nal, avec des paroles de Nor­ber­to Samon­ta
  • No ves que nos quer­e­mos, avec des paroles de Abel Aznar
  • Estés donde estés, avec des paroles de Martínez
  • Gor­rión de bar­rio, son pre­mier tan­go (il était lui-même très jeune et donc comme un petit moineau de quarti­er).
  • Solo Dios vos y yo, dédi­cacé à son épouse, avec des paroles de Rodol­fo Aiel­lo

Jorge Caldara et ses orchestres

On a vu qu’il a fondé son pre­mier orchestre à quinze ans avant d’intégrer dif­férents grands orchestres dont pour finir celui d’Osvaldo Pugliese, mais son par­cours ne s’arrête pas là, il reprend à plusieurs mil­liers de kilo­mètres de Buenos Aires, au
Jorge Cal­dara a en effet passé un an au Japon. La fameuse chanteuse Ranko Fuji­sawa l’ayant enten­du jouer dans l’orchestre d’Osval­do Pugliese à Buenos Aires, l’a invité à venir créer son pro­pre orchestre au Japon.
Fidèle à son directeur, il n’a pas relevé l’invitation, mais un peu plus tard, Ranko est rev­enue à la charge et Jorge déci­da de quit­ter l’orchestre d’Osvaldo à la fin de 1954 et a démé­nagé avec sa famille.
Il y est resté un an et y a gravé ses pre­miers dis­ques avec un orchestre com­posé avec des musi­ciens japon­ais qu’il avait recrutés, mais aus­si avec ceux de la Típi­ca Tokio dirigée par le mari de Ranko…
Il fut donc l’un des tout pre­miers, après Juan Canaro, à faire le saut vers le Japon. J’y vois encore une preuve de la qual­ité de cet artiste.
Par­mi les titres gravés au Japon, je vous pro­pose Recuer­do de Buenos Aires enreg­istré en 1955 et chan­té par… vous aurez dev­iné, Ranko Fuji­sawa.

Recuer­do de Buenos Aires 1955 — orques­ta de Jorge Cal­dara con Ranko Fuji­sawa

De retour à Buenos Aires, il monte un orchestre.

Par­mi les titres enreg­istrés avec cet orchestre, je vous pro­pose main­tenant deux curiosités, mais le plus intéres­sant sera pour la fin de cet arti­cle…

La Pena de James Dean 1958-11-13 — Jorge Cal­dara Con Miguel Mar­ti­no. Une chan­son com­posée par Enrique Juan Munné avec des paroles de Lina Fer­ro de Bahr) par­lant de James Dean, cet acteur mort en 1955 à l’âge de 24 ans dans un acci­dent de voiture.
La fulana (milon­ga) 1957-07-29 — Jorge Cal­dara Con Car­los Mon­tal­vo avec des paroles et la musique de Alber­to Mas­tra et Luis Rafael Caru­so.

En par­al­lèle, Jorge joue dans un cuar­te­to. Cette dimen­sion d’orchestre s’adapte mieux à cette époque où le tan­go est en perte de vitesse.

La tabla­da 1960-01-29 Estrel­las de Buenos Aires

Un exem­ple de ce que donne ce cuar­te­to nom­mé Las estrel­las de Buenos Aires (les Étoiles de Buenos Aires). Dans ce titre, on entend bien séparé­ment les qua­tre instru­ments. Vous pou­vez donc repér­er par ordre d’apparition : le ban­donéon de Jorge, le piano d’Armando Cupo et le vio­lon d’Hugo Bar­alis puis la con­tre­basse de Kicho Díaz. Vous remar­querez que la ver­sion pro­posée par ce cuar­te­to est bien orig­i­nale et qu’elle valait le coup de lire jusqu’ici.

Et une dernière surprise, un de ses derniers enregistrements

Mais ce n’est pas fini, je reviens à l’orchestre avec qui il a con­tin­ué d’enregistrer dans les années 60 avec un titre incroy­able. C’est une des com­po­si­tions les plus célèbres d’Osvaldo Pugliese, ici dans une ver­sion fort éton­nante que nous pro­pose Jorge Cal­dara et son orchestre.

La Yum­ba 1964 — Jorge Cal­dara — La Yum­ba 1964 — Jorge Cal­dara.

On voit bien que c’est Cal­dara qui pous­sait Pugliese, plutôt que l’inverse, non ?

On ne peut que regret­ter que ce tal­entueux musi­cien soit mort jeune, sa car­rière com­mencée à 14 ans n’a pas duré 30 ans (26 ans). Les trois/quatre dernières années de sa vie furent per­dues à cause du can­cer qui l’emporta. Ses enreg­istrements de 1964 sont les derniers.