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Gólgota, 1938-08-15 — Orquesta Rodolfo Biagi con Teófilo Ibáñez

Rodolfo Biagi Letra: Francisco Gorrindo

Rodol­fo Bia­gi, qui venait de se faire vir­er par D’Arienzo, car il com­mençait à lui pren­dre la vedette, enreg­istre le 15 août 1938, deux tan­gos excep­tion­nels. El incen­dio (l’incendie) et Gól­go­ta. Le pre­mier est instru­men­tal et met, comme il l’annonce, le feu. Gól­go­ta monte la ten­sion d’un cran. Il est comme une déc­la­ra­tion de guerre, une annonce fra­cas­sante dis­ant que, désor­mais, il fau­dra compter avec Bia­gi dans l’Univers du tan­go. L’ancien tan­go a été cru­ci­fié et, la force brute de cette inter­pré­ta­tion servie mer­veilleuse­ment par le pre­mier chanteur de Bia­gi, Teó­fi­lo Ibáñez, explose à nos oreilles.

Je vous invite donc à décou­vrir le phénomène Bia­gi dans son pre­mier enreg­istrement avec son orchestre. Il n’avait aupar­a­vant enreg­istré que du piano solo, de l’accompagnement de Gardel et, bien sûr, la par­tie de piano de l’orchestre de D’Arienzo.

Extrait musical

Gól­go­ta. Par­ti­tion pour piano et divers­es édi­tions en disque. Argen­tine, Uruguay. Le dernier disque évoque le procédé de Colum­bia, « Viva-tonal », une tech­nique d’enregistrement élec­trique de la sec­onde moitié des années 1920 et qui ver­ra la pro­duc­tion de toute une série de lecteurs de dis­ques 78 tours, de la machine portable au cab­i­net avec portes fer­mant à clef. Comme nous le ver­rons en fin d’article.
Gól­go­ta, 1938-08-15 — Orques­ta Rodol­fo Bia­gi con Teó­fi­lo Ibáñez.

Les pas lourds de la mon­tée au Gól­go­ta démar­rent le titre, puis, soudain, une des fameuses vir­gules musi­cales de Bia­gi au piano libère la ten­sion dans une phrase lega­to des cordes et ban­donéons. Puis, les pas pesants repren­nent et, une fois de plus, le piano libère une phrase lega­to. À 31 sec­on­des, Bia­gi libère un motif qu’il utilis­era beau­coup par la suite. Presque joyeux, a min­i­ma, joueur, ce pas­sage est suivi d’un autre pas­sage où domine le lega­to, même si la pul­sa­tion est tou­jours présente.
L’orchestre annonce ensuite l’arrivée de Ibáñez, qui va réalis­er la prouesse de don­ner la mélodie tout en scan­dant le rythme. On notera que, même si les dis­ques men­tion­nent un estri­bil­lo (refrain), Ibáñez chante pen­dant plus d’une minute (le titre dure 2 min­utes 36).
Pour un pre­mier enreg­istrement, c’est un coup de maître et l’orchestre con­tin­uera sur sa lancée jusqu’en 1956, où il passera à la mai­son de disque Colum­bia, puis Music Hall.
Mais cela fait longtemps que le souf­fle des pre­mières années s’était éteint et que Bia­gi était tombé dans un automa­tisme qui rend cet orchestre beau­coup moins intéres­sant.
Pour l’instant, intéres­sons-nous à Gól­go­ta, com­posé par Bia­gi et puis­sam­ment mis en paroles par l’auteur de Pacien­cia, Mala suerte, La bru­ja ou Ansiedad, Fran­cis­co (Froilán) Gor­rindo.
Un petit clin d’œil. À par­tir du départ de Bia­gi de l’orchestre de D’Arienzo, le pianiste Juan Poli­to repro­duira les orne­men­ta­tions de Bia­gi, ce qui fait qu’au même moment, les deux orchestres parais­saient très proches aux oreilles de ceux qui écoutaient d’une manière un peu dis­traite.

Paroles

Yo fui capaz de darme entero y es por eso
que me encuen­tro hecho peda­zos,
y me encuen­tro aban­donao.
Porque me di, sin ver a quién me daba,
y hoy ten­go como pre­mio
que estar arrodil­lao.
Arrodil­lao frente al altar de la men­ti­ra,
frente a tan­tas alcancías,
que se lla­man corazón;
y comul­gar en tan­ta hipocre­sía,
por el pan diario,
por un rincón.

Arrodil­lao, hay que vivir,
pa’ mere­cer algún favor;
que si de pie te ponés,
para gri­tar
tan­ta ruina y mal­dad.
Cru­ci­fi­cao, te vas a ver,
por la moral de los demás;
en este Gól­go­ta cru­el,
donde el más vil,
ése, la va de Juez.

No me han dejao
más que el con­sue­lo de mis noches,
de mis noches de bohemia,
mezclar sueños con alco­hol.
Ni quiero más, me bas­ta estando solo,
tenien­do por ami­go
un vaso de licor.
Que por lo menos con mon­edas he com­pra­do,
a quién no podrá ven­derme,
quién me prestará val­or
para cumplir en este cir­co diario,
con las pirue­tas
de tan­to clown.
Rodol­fo Bia­gi Letra: Fran­cis­co Gor­rindo

Ibáñez chante ce qui est en gras et Omar, seule­ment ce qui est en bleu.

Pala­cios chante tout et reprend le refrain qui est en bleu pour ter­min­er.

Traduction libre

J’ai été capa­ble de me don­ner entière­ment, et c’est pour ça que je me retrou­ve en morceaux, et je me retrou­ve aban­don­né.
Parce que je me suis don­né, sans voir à qui je me don­nais, et aujour­d’hui j’ai comme récom­pense d’être à genoux.
Je m’age­nouille devant l’au­tel du men­songe, devant tant de tire­lires, qu’on appelle cœur ; et de com­mu­nier dans tant d’hypocrisie, pour le pain quo­ti­di­en, pour un coin.

Je m’age­nouille, il faut vivre, pour mérit­er quelque faveur ; que si vous vous lev­ez, pour crier tant de ruine et de méchanceté.
Cru­ci­fié, tu te ver­ras, par la morale des autres ; dans ce cru­el Gol­go­tha, où le plus vil, celui-là, ce fait juge.

Ils ne m’ont lais­sé que la con­so­la­tion de mes nuits, de mes nuits bohèmes, mêlant rêves et alcool.
Je ne veux rien d’autre, ça me suf­fit d’être seul, en ayant un verre d’al­cool pour ami.
Que pour le moins, avec des pièces (de mon­naie), j’ai acheté à qui ne pour­ra pas me ven­dre, à qui me prêtera le courage d’atteindre dans ce cirque quo­ti­di­en, avec les pirou­ettes de tant de clowns.

Autres versions

Gól­go­ta, 1938-08-15 — Orques­ta Rodol­fo Bia­gi con Teó­fi­lo Ibáñez. C’est notre tan­go du jour.
Gól­go­ta, 1938-10-14 — Orques­ta Fran­cis­co Lomu­to con Jorge Omar.

On remar­quera tout de suite que le rythme est moins puis­sant et que le piano est plus dis­cret, inté­gré à l’orchestre. On remar­quera aus­si le mag­nifique pas­sage à la clar­inette à par­tir de 1 minute. Dif­fi­cile de dire si c’est Carme­lo Aguila (grand clar­inetiste de Jazz qui était dans l’orchestre de Lomu­to, au moins épisodique­ment depuis 1926 ou Pri­mo Staderi arrivée vers 1936 dans l’orchestre, mais sans que cela signe le départ de Carme­lo. En 1938, les deux musi­ciens étaient référencés dans l’orchestre, alors Carme­lo ou Pri­mo ? Mys­tère et boule de gomme.
Bien que cette ver­sion soit plus courte de 10 sec­on­des que celle de Bia­gi, Jorge Omar n’intervient qu’à 1:27 et il ne chantera que 30 sec­on­des, la moitié de Ibáñez…
Sa voix est plus ronde et chaude, moins nasale que celle de Ibáñez. C’est un bary­ton et ce que perd le titre en inci­sion, il le gagne en chaleur et cela rend cette ver­sion égale­ment attachante. À par­ti de 2 min­utes, la, ou plutôt les clar­inettes revi­en­nent. On notera la fin assez par­ti­c­ulière, avec cette mon­tée chro­ma­tique par­ti­c­ulière­ment stac­ca­to et fréné­tique.

Gól­go­ta 1938-11 — Héc­tor Pala­cios con gui­tar­ras.

L’année 1938 se ter­mine par l’enregistrement par Pala­cios du thème. La gui­tare ne fait pas le poids face aux orchestres précé­dents, mais le résul­tat est loin d’être inin­téres­sant. Bien sûr, pas ques­tion de danser sur cette ver­sion, mais c’est agréable, très agréable à écouter.

Gól­go­ta 1963 — Héc­tor Mau­ré acom­paña­do por el Orques­ta Lito Escar­so.

La belle voix de Mau­ré sert par­faite­ment le titre, accom­pa­g­né avec légèreté par l’orchestre de Lito Escar­so. Héc­tor Mau­ré chante toutes les paroles et reprend la fin du refrain. Bien sûr, il s’agit d’une ver­sion d’écoute, à com­par­er avec celle enreg­istrée 25 ans plus tôt par Pala­cios.

Gól­go­ta 1970 — Hugo Duval acom­paña­do por el Trio Yum­ba.

Dif­fi­cile de ne pas retrou­ver l’inspiration de Bia­gi dans le Trio Yum­ba, c’est logique dans la mesure où ils con­tin­u­ent le style du maître. On les trou­ve d’ailleurs par­fois sous le nom de Biag­gi (avec deux G). Hugo Duval, qui chan­tait égale­ment avec Bia­gi, con­tin­ue avec le trio, ce qui ren­force l’illusion. Il chante la même par­tie que Mau­ré sept ans plus tôt.
Cepen­dant, on notera une énergie moin­dre, surtout si on com­pare à la ver­sion de 1938, mais il ne faut pas oubli­er qu’un trio ne peut pas son­ner comme une Típi­ca… Pour finir, ce n’est pas génial à écouter et pas plus intéres­sant pour la danse.

Gól­go­ta 2021 — Tan­go Bar­do C Osval­do Pere­do.

Je vous pro­pose de ter­min­er ce tour du Gól­go­ta par une ver­sion assez récente (2021), enreg­istrée par Tan­go Bar­do avec la voix de Osval­do Pere­do.

C’est à voir aus­si en vidéo… https://youtu.be/nBJcNYFUtPU.

Les lecteurs Viva Tonal de Columbia

Je ne vais pas me lancer dans l’histoire de ces tourne-dis­ques, car je n’y con­nais pas grand-chose. En revanche, il me sem­ble intéres­sant de rap­pel­er qu’il y a eu toute une diver­sité de gramo­phones et que la ten­dance dès les années 20 a été de les inclure dans des meubles devant s’intégrer dans les intérieurs art déco de l’époque, mais égale­ment de les ren­dre porta­bles pour ani­mer la vie à l’extérieur.

Je vous présent ici, une machine de chaque type. Un mod­èle cab­i­net, un mod­èle por­tatif et un mod­èle portable.

Un mag­nifique Cab­i­net, Colum­bia Viva Tonal 612. On remar­que le meu­ble élé­gant (enfin, dans le goût de l’époque), la maniv­elle et le mécan­isme d’entraînement à ressort et enfin l’aiguille (ici, pointant en l’air sur les deux pho­tos). Le pavil­lon est caché dans la par­tie inférieure, der­rière la toile.
Deux pub­lic­ités Colum­bia. À gauche, un cab­i­net est mis en avant, mais un mod­èle portable et d’autres cab­i­nets sont présen­tés. Au cen­tre, un mod­èle por­tatif, posé sur une table et à droite, une pochette de disque.
Deux mod­èles de lecteurs porta­bles en valise. À gauche, un mod­èle 163 restau­ré par Giakke & Mikke et à droite, une pub­lic­ité pour le mod­èle 118.

Ces objets sont mag­nifiques, mais je vous assure, même si cer­tains affir­ment le con­traire, que la qual­ité sonore n’est pas à la hau­teur des procédés actuels…

À bien­tôt, les amis.

El bulín de la calle Ayacucho 1941-06-17 — Orquesta Aníbal Troilo con Francisco Fiorentino

José Servidio ; Luis Servidio Letra: Celedonio Esteban Flores

El bulín de la calle Ayacu­cho a été écrit en 1923 par deux amis d’enfance pour décrire leur vie de bohème, un style de vie courant chez les artistes et musi­ciens. En France, on a eu Chien-Cail­lou, sobri­quet don­né à Rodolphe Bres­din par ses amis et dont Champfleury s’inspira pour sa nou­velle, « Chien-cail­lou ». Nous avons vu hier le triste des­tin de Alfre­do Gob­bi, les his­toires de bulines, sont légion dans l’imaginaire tanguero. Intéres­sons-nous donc à celui de la rue Ayacu­cho…

Extrait musical

Par­ti­tion de El bulín de la calle Ayacu­cho.
El bulín de la calle Ayacu­cho 1941-06-17 — Orques­ta Aníbal Troi­lo con Fran­cis­co Fiorenti­no.

Même si on ne com­prend rien aux paroles, ce qui ne sera pas votre cas après avoir lu cette anec­dote, on ne peut qu’admirer ce chef‑d’œuvre dont la qual­ité tient avant tout à la sim­plic­ité, la flu­id­ité, l’harmonie entre la voix et la musique.
Le rythme est soutenu, la musique avance avec déci­sion, aucun danseur ne peut résis­ter à envahir la piste. Quand après une minute, Fiorenti­no com­mence à chanter, la magie aug­mente encore, les cordes et ban­donéons con­tin­u­ent de mar­quer la cadence, sans flanch­er et la voix de Fiore lie le tout avant de laiss­er la parole au piano et on se sur­prend à être sur­pris par l’arrivée de la fin, tant on aimerait que cela dure un peu plus longtemps.

Paroles

El bulín de la calle ayacu­cho,
Que en mis tiem­pos de rana alquil­a­ba,
El bulín que la bar­ra bus­ca­ba
Pa caer por la noche a tim­bear,
El bulín donde tan­tos mucha­chos,
En su racha de vida fulera,
Encon­traron mar­ro­co y catr­era
Rechi­fla­do, parece llo­rar.

El primus no me fal­la­ba
Con su car­ga de aguar­di­ente
Y habi­en­do agua caliente
El mate era allí señor.
No falta­ba la gui­tar­ra
Bien encor­da­da y lus­trosa
Ni el bacán de voz gan­gosa
Con berretín de can­tor.

El bulín de la calle Ayacu­cho
Ha queda­do mis­ton­go y fulero:
Ya no se oye el can­tor milonguero,
Engrupi­do, su musa entonar.
Y en el primus no bulle la pava
Que a la bar­ra con­tenta reunía
Y el bacán de la rante ale­gría
Está seco de tan­to llo­rar.

Cada cosa era un recuer­do
Que la vida me amar­ga­ba :
Por eso me la pasa­ba
Fulero, rante y tristón.

Los mucha­chos se cor­taron
Al verme tan afligi­do
Y yo me quedé en el nido
Empol­lan­do mi aflic­ción.

Cotor­ri­to mis­ton­go, tira­do
En el fon­do de aquel con­ven­til­lo,
Sin alfom­bras, sin lujo y sin bril­lo,
¡Cuán­tos días felices pasé,
Al calor del quer­er de una piba
Que fue mía, mimosa y sin­cer­al…
¡Y una noche de invier­no, fulera,
Has­ta el cielo de un vue­lo se fue!

José Ser­vidio ; Luis Ser­vidio Letra : Cele­do­nio Este­ban Flo­res

Fiorenti­no avec Troi­lo chante ce qui est en gras.
Fiorenti­no avec Bas­so chante ce qui est en bleu.
Rodol­fo Lesi­ca chante ce qui est en gras, plus le dernier cou­plet sur lequel il ter­mine.

Traduction libre et indications

Huile sur toile non signée. Une pava (sorte de bouil­loire) sur un réchauf­feur à alcool, Primus. Sur le plateau un mate (en cale­basse) et une bom­bil­la (paille ser­vant à aspir­er la bois­son). Dans l’assiette, la yer­ba (les feuilles broyées ser­vant à pré­par­er le mate). Tout le néces­saire pour le mate, en somme. En Argen­tine et pays voisins, le mate est aus­si une céré­monie ami­cale. Le mate passe de main en main, un seul pour toute l’assemblée.

La piaule (dans un con­ven­til­lo, habi­tat pop­u­laire, c’est une pièce où vivait, s’entassait, une famille. Cette pièce don­nait directe­ment sur un couloir qui lui don­nait du jour, le bulín n’ayant en général pas d’autre ouver­ture que la porte don­nant sur le couloir) de la rue Ayacu­cho, que je louais à l’époque (pour être pré­cis, son loge­ment était prêté par l’éditeur Jules Korn, pas loué…) où j’étais dans la dèche (rana, a plusieurs sens, astu­cieux, je pense que là il faut com­pren­dre les temps heureux de la démerde, pau­vre mais heureux), le bulín dans lequel la bande cher­chait à se réfugi­er (tomber, au sens de point de chute, abri) la nuit pour jouer (tim­bear, c’est jouer de l’argent en principe), le bulín où tant de mecs, dans leur ligne de vie (racha = suc­ces­sions de faits, bons ou mau­vais) quel­conque, trou­vaient mar­ro­co (pain) et litière. (chi­fla­do = cinglé, rechi­fla­do, plus que cinglé. Il faut com­pren­dre que le bulín était un lieu de folie), sem­ble pleur­er.
Le primus (réchauf­feur à alcool, voir illus­tra­tion ci-dessus) ne me fai­sait pas défaut avec sa pro­vi­sion d’alcool (aguar­di­ente est plutôt une eau-de-vie, mais je pense qu’ici on par­le du com­bustible du petit réchaud) fai­sait de l’eau chaude, le mate était roi là-bas (on dirait plutôt, ici, mais là-bas souligne que c’est loin dans le passé. J’ai traduit señor par roi, pour les Argentins pau­vres, le maté est par­fois la seule nour­ri­t­ure d’un repas. D’ailleurs, aujourd’hui avec la crise, beau­coup d’Argentins revi­en­nent à ce régime, encour­agé par le gou­verne­ment qui dit qu’un seul repars par jour suf­fit. Les plus pau­vres se fond du mate coci­do, le mate des enfants, car en infu­sion, cela demande moins de yer­ba, d’herbe à mate).
La gui­tare ne fai­sait pas défaut, bien accordée et lus­trée, ni l’important (bacán, il s’agit de l’auteur des paroles, Cele qui se tourne en déri­sion) à la voix à la voix nasil­larde avec la voca­tion de chanteur. (Berretín, nous l’avons vu est le loisir).
Le bulín de la rue Ayacu­cho est resté mis­érable et quel­conque :
Le chanteur milonguero pré­ten­tieux ne s’entend plus taquin­er sa muse en chan­tant.
Et sur le primus, la pava ne chauffe plus, elle qui réu­nis­sait la bande joyeuse et le bacán à la bohème (rante de ator­rante, clochard) allè­gre est sec de tant pleur­er.
Chaque chose était un sou­venir que la vie me rendait amer :
C’est pourquoi j’ai passé un bon moment, errant (quel­conque, clochard…) et triste.
Les copains se tirèrent quand ils me virent si affligé et je suis resté dans le nid à rumin­er mon afflic­tion.
Petite piaule mis­érable (cotor­ri­to est un syn­onyme de bulín), retirée au fond de ce con­ven­til­lo, sans tapis, sans luxe et sans éclat.
Com­bi­en de jours heureux j’ai passés, dans la chaleur de l’amour d’une fille qui était mienne, câline et sincère…
Et une nuit d’hiver, quel­conque, jusqu’au ciel d’un vol, s’en fut !

La censure

Cette his­toire de jeunes fauchés qui fai­saient de la musique dans une cham­bre en buvant du mate n’eut pas l’heur de plaire aux mil­i­taires qui avaient pris le pou­voir en 1943. De nom­breux tan­gos, comme nous l’avons déjà vu (ple­garia) ont été inter­dits, ou mod­i­fiés pour avoir des paroles plus respecta­bles. Ce fut le cas de celui-ci. Voici les paroles mod­i­fiées :

La version des paroles après censure

Mi cuar­ti­to feliz y coque­to
Que en la calle Ayacu­cho alquil­a­ba
mi cuar­ti­to feliz que alber­ga­ba
un romance sin­cero de amor
Mi cuar­ti­to feliz donde siem­pre
una mano cor­dial me tendía
y una lin­da cari­ta ponía
con bon­dad su son­risa mejor…

Ver­sion accep­tée par la cen­sure de la dic­tature mil­i­taire de 1943

Traduction de la version après censure

Ma petite cham­bre joyeuse et coquette que je louais dans la rue Ayacu­cho.
Ma petite cham­bre heureuse qui hébergeait une romance amoureuse sincère.
Ma petite cham­bre heureuse où tou­jours une main cor­diale se tendait.
Et un joli petit vis­age posait avec gen­til­lesse son meilleur sourire…
Il doit être dif­fi­cile de faire plus cucu. Les mil­i­taires sont de grands roman­tiques…

Les admin­is­tra­teurs de la SADAIC ont demandé une entre­vue au général Perón, nou­veau prési­dent pour faire tomber cette ridicule cen­sure sur les paroles de tan­go. Le 25 mars 1949, ce dernier qui dis­ait ne pas être au courant de cette cen­sure a don­né droit à leur requête. Les tan­gos pou­vaient désor­mais retrou­ver les paroles qu’ils souhaitaient.

El bulín de la calle Ayacu­cho 1925-12-27 — Car­los Gardel con acomp. de José Ricar­do. Cette pre­mière ver­sion a été enreg­istrée à Barcelone (Espagne).
El bulín de la calle Ayacu­cho 1926 — Car­los Gardel con acomp. de Guiller­mo Bar­bi­eri, José Ricar­do. Cette ver­sion a été enreg­istrée à Buenos Aires.
El bulín de la calle Ayacu­cho 1941-06-17 — Orques­ta Aníbal Troi­lo con Fran­cis­co Fiorenti­no. C’est notre tan­go du jour.
El bulín de la calle Ayacu­cho 1949-04-07 — Orques­ta José Bas­so con Fran­cis­co Fiorenti­no.

La presta­tion de l’orchestre est très dif­férente de celle de Troi­lo, sans doute un peu grandil­o­quente. On sent que Bas­so a voulu se mesur­er à Troi­lo, mais je trou­ve que ce qu’il a ajouté n’apporte rien au thème. Fiorenti­no chante tou­jours superbe­ment, cepen­dant l’orchestre se marie moins bien avec le chant. Il se met en retrait, ce qui met en avant la voix, il n’y a pas la même har­monie. FIorenti­no chante plus dans cette ver­sion.

El bulín de la calle Ayacu­cho 1951-07-17 — Orques­ta Héc­tor Varela con Rodol­fo Lesi­ca.

Un grand chanteur, peut-être un peu trop roman­tique et lisse pour ce titre. Je pense qu’on a du mal à accrocher.

El bulín de la calle Ayacu­cho 1956 — Arman­do Pon­tier con Julio Sosa.

Une superbe ver­sion en vivo. Dom­mage que ce soit un enreg­istrement de piètre qual­ité, réal­isé lors des Car­navales de Huracán de 1956. Julio Sosa chante toutes les paroles (un peu en désor­dre).

El bulín de la calle Ayacu­cho 1961-09-08 — Jorge Vidal con acomp. de gui­tar­ras, cel­lo y con­tra­ba­jo.

Le vio­lon­celle qui débute et accom­pa­gne Vidal tout au long est l’autre vedette de ce titre. On souhait­erait presque avoir une ver­sion pure­ment instru­men­tale pour mieux l’écouter. On retrou­ve la tra­di­tion de Gardel, pour un tan­go à écouter, mais pas à danser.

Edmun­do Rivero l’a égale­ment inter­prété. En voici une ver­sion avec vidéo. La ver­sion disque est de 1967.

Edmun­do Rivero chante El bulín de la calle Ayacu­cho
El bulín de la calle Ayacu­cho 2018-02 — Tan­go Bar­do con Osval­do Pere­do.

Cette ver­sion a sans doute peu de chance de con­va­in­cre les danseurs. Il con­vient toute­fois d’encourager les orchestres con­tem­po­rains à faire revivre les grands titres.

El bulín de la calle Ayacucho

Ce con­ven­til­lo et la cham­bre étaient situés au 1443 de la rue Ayacu­cho.

Calle Ayacu­cho 1443. L’immeuble n’existe plus. On notera tout de même sur l’immeuble de droite, le beau bas-relief et à gauche, une autre mai­son anci­enne.

Comment José Servidio décrit la chambre de Cele, celle qui lui a inspiré, ce titre

En 1923 com­puse « El bulín de la calle Ayacu­cho ». Gardel lo grabó en ese mis­mo año. Yo vivía entonces en Aguirre 1061, donde aún vive mi famil­ia. Cele­do­nio me tra­jo al café A.B.C. la letra ya hecha. Era para la pri­mav­era de 1923.
Nosotros éramos ami­gos des­de la infan­cia, él vivía en la calle Velaz­co entre Mal­abia y Can­ning. Com­puse el tan­go en un par de días, en el ban­doneón. La primera frase me sal­ió ensegui­da. El bulín de la calle Ayacu­cho exis­tió real­mente. Qued­a­ba en Ayacu­cho 1443. El dueño del bulín era Julio Korn, que se lo prestó a Cele­do­nio Flo­res. 
Era una piecita en la que ni los ratones falta­ban. Con­cur­rentes infalta­bles a las reuniones de todos los viernes, eran Juan Fulgini­ti, el can­tor Mar­ti­no, el can­tor Pagani­ni (del dúo Pagani­ni-Cia­cia); Nun­zi­at­ta, tam­bién can­tor, del dúo Cicarel­li-Nun­zi­at­ta; el fla­co Sola, can­tor, gui­tar­rista y gar­gan­ta priv­i­le­gia­da para la caña; yo, en fin…
Cia­cia, que forma­ba dúo con Pagani­ni, era el que cocin­a­ba siem­pre un buen puchero. En el bulín, del bar­rio de Reco­le­ta, había una sartén y una moro­chi­ta.
Se toma­ba mate, se char­la­ba. Como le decía, has­ta algún ratón merode­a­ba por allí. Las reuniones en el bulín de la calle Ayacu­cho duraron más o menos has­ta fines de 1921. Cuan­do Cele se puso de novio ter­mi­naron. Ya han muer­to casi todos los que nos reuníamos allí.
El tan­go lo editó un mae­stro de escuela, de apel­li­do Lami, que puso edi­to­r­i­al en Paraguay al 4200. Después se fal­si­ficó la edi­ción. El bulín de la calle Ayacu­cho lo estrenó el dúo Torel­li-Man­dari­no, en el teatro Soleil. Canataro acom­paña­ba con su gui­tar­ra al dúo.

José Gob­el­lo et Jorge Alber­to Bossio. Tan­gos, letras y letris­tas tomo 1. Pages 82 à 89.

Traduction libre du témoignage de José Servidio et indications.

En 1923, j’ai com­posé « El bulín de la calle Ayacu­cho ». Gardel l’a enreg­istré la même année. Je vivais à l’époque au 1061 de la rue Aguirre, où ma famille vit tou­jours. Cele­do­nio m’a apporté les paroles déjà écrites au café ABC. C’était pour le print­emps 1923.
Nous nous étions amis depuis l’enfance. Lui vivait rue Velaz­co entre Mal­abia et Can­ning (aujourd’hui Scal­ib­ri­ni Ortiz).
J’ai com­posé la musique en une paire de jours. Le bulín exis­tait réelle­ment dans la rue Ayacu­cho au 1443. Le pro­prié­taire en était Julio Korn (édi­teur de musique dont nous avons déjà par­lé au sujet des suc­cès de la radio en 1937), qui le prê­tait à Cele­do­nio Flo­res.
C’était une petite pièce dans laque­lle même les souris ne man­quaient pas.
Les par­tic­i­pants inévita­bles aux réu­nions tous les ven­dredis étaient Juan Fulgini­ti, le chanteur Mar­ti­no, le chanteur Pagani­ni (du duo Pagani­ni-Cia­cia) ; Nun­zi­at­ta, égale­ment chanteur (du duo Cicarel­li-Nun­zi­at­ta) ; le Fla­co Sola (fla­co = mai­gre), chanteur, gui­tariste et gosier priv­ilégié pour la cuite (caña, ivresse) ; Moi, enfin…
Cia­cia pré­parait tou­jours un ragoût. Dans le bulín, il y avait une poêle et une moro­chi­ta (mar­mite pat­inée).
On pre­nait le mate et on bavar­dait.
Comme je le dis­ais, même une souris rôdait dans les par­ages.
Les réu­nions dans le bulín de la rue Ayacu­cho ont duré plus ou moins jusqu’à la fin de 1921. Quand Cele (Cele­do­nio Este­ban Flo­res) s’est fiancé, ça s’est arrêté.
Presque tous ceux d’entre nous qui se sont ren­con­trés là-bas sont déjà morts.
Le tan­go a été édité par un maître d’école, nom­mé Lami, qui a créé une mai­son d’édition rue Paraguay au 4200. Plus tard, l’édition a été fal­si­fiée. Le bulín de la calle Ayacu­cho a été créé par le duo Torel­li-Man­dari­no, au Teatro Soleil. Canataro a accom­pa­g­né le duo avec sa gui­tare.
On notera que le nar­ra­teur est le com­pos­i­teur. Son frère, Luis, sem­ble avoir eu un rôle mineur dans cette com­po­si­tion. Ils avaient l’habitude de cosign­er, mais les par­tic­i­pa­tions étaient vari­ables selon les œuvres.

El bulín de la calle Ayacu­cho. J’avoue m’être inspiré de Van Gogh, mais il y a plusieurs dif­férences. Il n’y a pas de fenêtre, c’est un bulín, pas une cham­bre à Arles. Il y a une gui­tare et un pava sur le primus, prête pour le mate. Un petit change­ment dans les cadres pour per­son­nalis­er l’intérieur de la cham­brette de Cele dont on peut voir le por­trait dans le cadre en haut à droite.
Les calques util­isés pour créer cette image.