Salvador Grupillo
Avec ses grandes cascades musicales qui se terminent dans des écrasements impressionnants, Tigre viejo (le vieux tigre) attire l’attention. C’est devenu un incontournable des milongas tant à Buenos Aires qu’en Europe dans la version d’Osvaldo Fresedo enregistrée en 1934.
Fresedo, « El Pibe de la Paternal » (le gamin de la Paternal, un quartier du nord-ouest de la ville de Buenos Aires) est clairement un chef d’orchestre de la vieille garde. Il a commencé à enregistrer en 1922 et une très grande partie de sa musique instrumentale, jusqu’à 1934, est marquée par les accents du canyengue avec un rythme marqué que Fresedo allège cependant, notamment avec de jolis traits de violon, voire de bandonéon, son instrument. Tigre viejo est un titre charnière qui marque une transition entre cette époque ancienne et une plus mélodique, celle qu’il déploiera progressivement avec les chanteurs Roberto Ray et plus encore Ricardo Ruiz. On considère Fresedo comme un chef d’orchestre raffiné convenant bien aux auditeurs de la bonne société.
Extrait musical

On remarque dès le début de Tigre viejo la puissance du rythme, bien appuyé, mais à partir de 19 secondes surgit un élément perturbateur, une spirale vibrante des violons qui semble tomber pour s’aplatir dans un lourd accord de piano. Fresedo sera friand de cet effet qu’il emploiera jusqu’à la fin de sa carrière, comme dans Pimienta de 1962.
Les violons et les bandonéons sont chantants et le piano leur donne la réponse. Les violons alternent les pizzicati et le jeu legato, parfois, en se subdivisant pour faire cohabiter les deux styles.
Les grandes vagues des violons et des bandonéons donnent un caractère nostalgique et on se prend à penser à un vieux tigre, triste de sentir les forces s’en aller, mais avec suffisamment de vigueur pour vivre les traits énergiques proposés par Fresedo.

Autres versions
Même si elle est de très loin la plus célèbre, la version enregistrée de Fresedo n’est pas la plus ancienne. L’année précédente, Elvino Vardaro, le merveilleux violoniste, avait enregistré une version plutôt surprenante.
Elvino Vardaro et Hugo Baralis (violonistes), Jorge Argentino Fernández et Aníbal Troilo (bandonéonistes, Pedro Caracciolo (Contrebassiste) et José Pascual (Pianiste). Cette version dans l’esprit de De Caro, presque étrange, aura bien du mal à satisfaire les danseurs, notamment car elle est remplie de surprises rendant l’improvisation impossible. Au côté des deux excellents violonistes, on notera la qualité des musiciens au service de cette version et notamment la présence d’Anibal Troilo, âgé de 19 ans lors de cet enregistrement.
Une version parfaitement dansable et sans doute bienvenue après l’expérience proposée par Vardaro.
La version de Enrique Francini et Armando Pontier a sans doute plus de points communs avec l’interprétation de Vardaro.
Comme l’indique le nom de l’orchestre, Pizarro a fait une partie très importante de sa carrière en France, où il est arrivé en 1920 et y où il est mort en 1982. Bien sûr, il a fait de nombreux voyages et sa présence en France n’a pas été continue.
Dans sa période tardive, D’Arienzo propose une version peu facile à danser, ce qui est plutôt rare chez lui. On considérera sans doute cette version comme une curiosité, plus que comme une perle à proposer en milonga.
Hyperion est dans l’ensemble un orchestre de danse. Il propose cette version qui évoque celle de Fresedo. Cependant, si cela est sans doute un peu dansable, il n’y a probablement aucune raison de proposer cette version en milonga.
Attention, je parle du point de vue du DJ, pas de celui du Directeur artistique. En effet, un orchestre peut se permettre des musiques un peu moins consensuelles, il y a l’effet orchestre qui modifie l’écoute des danseurs. C’est un peu comme quand on passe des disques noirs, les danseurs réagissent différemment, même si le son est rigoureusement identique (copie numérique de bonne qualité du disque 78 tours, par exemple).
Cet autre orchestre contemporain s’inspire de Fresedo en apportant une note énergique qui peut tout à fait convenir aux danseurs actuels. Disons que, si l’on souhaite changer de la version de Fresedo, on peut considérer cet enregistrement. https://tangobardo.bandcamp.com/track/tigre-viejo
Une version dans l’esprit de Fresedo et qui se révèle dansable, même s’il lui manque sans doute un peu de l’âme qu’avait su donner Fresedo.
Comme ils l’annoncent, cette interprétation s’inspire de celle de Enrique Francini et Armando Pontier et elle rejoint la grande lignée des versions destinées exclusivement à l’écoute.
Tigre viejo 2023 – Estación Buenos Aires Quartet.
C’est toujours sympa de voir les musiciens. Voici donc une vidéo de 2023. Attention, il manque la fin. Vous devrez donc acquérir la piste si vous souhaitez l’entendre en entier. https://www.halidonmusic.com/it/tango-from-origins-to-piazzolla-album-8104.html
Même si on peut envisager de la proposer en milonga, je trouve qu’il ne justifie pas de déclasser Fresedo, qui reste, pour ma part, le seul à avoir satisfait les danseurs.
D’autres vieux tigres
Le titre a été utilisé pour diverses œuvres. Pour votre amusement, en voici quatre exemples :
Grupillo et les tigres
Je n’ai pas d’explication sur l’origine de ce titre. Le tigre était, par exemple le bandonéoniste Eduardo Arolas. Ce dernier a connu une fin tragique, alcoolique et tuberculeux à Paris, de quoi faire un thème pour un tango. D’ailleurs, le tango de Nicolás Guastavino Aragay portant le même titre et enregistré par Carabelli avec l’orchestre de la Victor est de 1926, deux ans après la mort d’Arolas, ce qui est un bon délai pour un enregistrement en hommage.
Un tigre, cela peut être aussi, en lunfardo, une personne souffrant de variole avec le visage grêlé, une personne cruelle et sanguinaire, ou au contraire, quelqu’un d’habile, mais l’un n’empêche cependant pas l’autre. C’est aussi, dans l’argot des prisons, celui qui nettoie les excréments…
Grupillo, quant à lui, est né dans les Pouilles et est donc un de ces si nombreux Italiens d’origine modeste pour ne pas dire pauvre qui ont peuplé l’Argentine.
Ma chasse au tigre
En 2009, j’ai parlé pour la première fois avec Dany Borelli, un des plus grands DJ de Buenos Aires. C’était justement à propos de ce tango. C’était à El Arranque, cette belle milonga de l’après-midi, si chaleureuse, qui est aujourd’hui remplacée par un club de sport…

Une vidéo souvenir du Salon La Argentina où avait lieu la milonga El Arranque.


Voilà, les amis. Je termine ici, après cette petite séquence « nostalgie ». À bientôt !