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Sueño imaginado 1932-01-05 — Orquesta Típica Los Provincianos con Carlos Lafuente. Dir. Ciriaco Ortiz

Cieto Minocchio Letra: Francisco Brancatti

C’est sym­pa de faire des rêves, mais par­fois le retour à la réal­ité est ter­ri­ble. C’est ce qui arrive au héros de cette mag­nifique valse, sans doute un peu trop rare dans les milon­gas. Ciri­a­co Ortiz, à la tête de l’orchestre Los Provin­cianos, l’a enreg­istrée, il y a exacte­ment 93 ans…

Sueño imag­i­na­do 1932-01-05 — Orques­ta Típi­ca Los Provin­cianos con Car­los Lafuente. Dir. Ciri­a­co Ortiz.

Dès le début on remar­que que le titre est conçu sous forme de ques­tions-répons­es. L’orchestre lance une ques­tion et un soliste donne la réponse.
Si les vio­lons avec Elvi­no Var­daro sont majori­taire­ment les solistes, les ban­donéons, dont celui de Ciri­a­co Ortiz et peut-être celui du jeune Aníbal Troi­lo ont égale­ment leurs répar­ties. Pour les danseurs, ces dia­logues sont très intéres­sants, car cela leur per­met de vari­er l’improvisation. La répéti­tiv­ité de la struc­ture per­met de pré­par­er une « réponse » au cas où les pre­miers dia­logues auraient été loupés dans l’improvisation.
Pour les danseurs moins avancés, les pre­miers temps de chaque mesure sont mar­qués par la con­tre­basse de Man­fre­do Lib­er­a­tore. C’est le Poum du Poum-Tchi-Tchi de la valse (Temps fort-Temps faible-Temps faible). On n’entend pas vrai­ment le piano, en revanche, on a l’impression qu’une caisse claire sonne les temps faibles.
C’est donc une valse facile pour les danseurs qui ont besoin d’un repère tem­porel bien mar­qué.
À 1:58, Car­los Lafuente chante le refrain. Sa voix peut un peu sur­pren­dre, mais, comme l’intervention est courte, cela ne devrait pas trop per­turber les danseurs. On remar­quera que l’orchestre fait la place au chanteur en l’accompagnant en sour­dine par un dis­cret Poum-Tchi-Tchi, ce qui per­met aux danseurs de garder le rythme.
On remar­quera la com­plex­ité modale de l’œuvre, avec de nom­breux change­ments de tonal­ité, ce qui peut par­fois don­ner une impres­sion de dis­so­nance si on reste sur l’élan de la tonal­ité précé­dente.

Il est dif­fi­cile d’authentifier les instru­men­tistes de l’orchestre, car les orchestres de la Vic­tor étaient à géométrie vari­able. Comme ces orchestres se lim­i­taient aux enreg­istrements, ils se con­stru­i­saient à chaque ses­sion avec des musi­ciens de pre­mier plan, disponibles.
On con­sid­ère générale­ment que les prin­ci­paux musi­ciens de Los Provin­cianos dirigés par Ciri­a­co Ortiz étaient :
Ciri­a­co Ortiz, Aníbal Troi­lo, Hora­cio Golli­no (ban­donéon­istes)
Orlan­do Cara­bel­li (pianiste)
Elvi­no Var­daro, Manuel Núñez, Anto­nio Rossi (vio­lonistes)
Man­fre­do Lib­er­a­tore (con­tre­bassiste)

Un des orchestres de la Vic­tor

Cette pho­to générale­ment légendée comme étant de Los Provin­cianos, sans doute à cause de la présence de Ciri­a­co Ortiz. Cepen­dant, Mer­cedes Simone n’est pas inter­v­enue dans cet orchestre. Il me sem­ble donc qu’il faut plutôt con­sid­ér­er que c’est une com­po­si­tion mixte, notam­ment avec l’orchestre Típi­ca Vic­tor de Cara­bel­li dont Ciri­a­co Ortiz était égale­ment mem­bre. On notera la présence du jeune Aníbal Troi­lo. Sur la droite, le vio­loniste Ben­jamín Hol­ga­do Bar­rio qui est à l’origine de la pre­mière scis­sion de l’orchestre de D’Agostino. Il récla­mait 17 pesos, pour lui et les autres mem­bres de l’orchestre, au lieu des 15 pesos qui étaient octroyés pour les enreg­istrements, et D’Agostino a viré tout l’orchestre, Var­gas com­pris. Celui-ci est revenu un peu plus tard, mais la magie fut un peu brisée.
Je pro­pose pour cette pho­to, la date du 13 août 1931, car c’est celle qui per­met de réu­nir le plus de pro­tag­o­nistes. Mer­cedes Simone a enreg­istré ce jour Cir­co criol­lo avec la Tipi­ca Vic­tor (Cara­bel­li). Sur cette pho­to, il manque Cara­bel­li et, Lesende, qui n’a jamais enreg­istré avec la Vic­tor est plutôt un intrus. En effet, il enreg­is­trait à l’époque avec deux com­pag­nies con­cur­rentes de la Vic­tor, la Brunswick (avec la Orques­ta Típi­ca Brunswick) et avec la Colum­bia (avec l’orchestre de Anto­nio Bonave­na).
Hora­cio Golli­no est générale­ment indiqué comme ayant fait par­tie des pre­miers ban­donéon­istes de Los Provin­cianos. Il était né le 5 févri­er 1911, il aurait donc eu qua­si 20 ans, ce qui sem­ble cor­re­spon­dre à l’âge du troisième ban­donéon­iste de la pho­to.
José María Otero, qui est tou­jours très bien doc­u­men­té, indique que ce serait en fait Toto (Juan Miguel Rodríguez). Si on observe la pho­to suiv­ante, représen­tant l’orchestre de Troi­lo en 1941, il sem­blerait que l’on puisse valid­er l’hypothèse de Toto.

De gauche à droite, en bas : David Díaz, Toto (Juan Miguel Rodríguez), Ani­bal Troi­lo, Eduar­do Mari­no et Hugo Bar­alis. À l’arrière : Pedro Sapoc­hnik, Orlan­do Goñi, Fran­cis­co Fiorenti­no, Kicho Díaz et Astor Piaz­zol­la (qui fit le forc­ing auprès de Troi­lo pour rem­plac­er Toto qui était malade). Hugo Bar­alis a appuyé sa can­di­da­ture…

Cepen­dant, selon Toto Tan­go qui est égale­ment une source de haute qual­ité, Toto serait né en 1919. Il aurait donc eu 12 ans si ma data­tion de la pho­to est bonne, ce qui sem­ble tout de même un peu jeune et ne cor­re­spond pas à l’image. Si on regarde l’âge prob­a­ble des dif­férents musi­ciens de la pre­mière pho­to, la date de 1931 est fort plau­si­ble ; Troi­lo fait vrai­ment jeune (il est né en 1914 et aurait donc 17 ans), sur la sec­onde, il a 27 ans, il sem­ble dif­fi­cile de con­sid­ér­er qu’il y a beau­coup moins de 10 ans entre les pho­tos.
Je pro­pose donc d’identifier Hora­cio Golli­no sur cette pho­to, ce qui nous per­me­t­tra d’avoir enfin un vis­age à met­tre sur ce musi­cien de grande qual­ité, qui ter­mi­na sa vie en don­nant des cours de musique sans pou­voir pra­ti­quer le ban­donéon à cause de la paralysie d’un de ses bras.

Paroles

Que sueño aquel tan hon­do y cru­el
Me vi en la glo­ria de tu pecho amante
Y a al instante todo se acabo
Fue mi Sueño imag­i­na­do
Nada más que un sop­lo de plac­er
Que se fumó y una ilusión hecha can­ción que se apagó
Cieto Minoc­chio Letra: Fran­cis­co Bran­cat­ti

Traduction libre

Quel rêve si pro­fond et cru­el.
Je me suis vu dans la gloire de ta poitrine aimante et, instan­ta­né­ment, tout fut ter­miné.
C’é­tait mon rêve imag­iné,
rien de plus qu’un souf­fle de plaisir
qui par­tit en fumée et une illu­sion faite chan­son qui s’éteignait.

Autres versions…

Il n’y a pas d’autre ver­sion enreg­istrée de cette valse, même si le titre a inspiré de nom­breux auteurs de tous types de musique. Je vous pro­pose donc de ter­min­er en réé­coutant cette valse.

Sueño imag­i­na­do 1932-01-05 — Orques­ta Típi­ca Los Provin­cianos con Car­los Lafuente. Dir. Ciri­a­co Ortiz. C’est notre valse du jour.

À bien­tôt, les amis. Faîtes de beaux rêves qui se réalis­eront.

Samaritana 1932-07-27 — Orquesta Típica Los Provincianos Dir. Ciriaco Ortiz con Alberto Gómez

Luis Rubistein (Musique et paroles)

À Buenos Aires, la majorité des milon­gas con­tin­u­ent de faire des tan­das de 4 titres pour les tan­gos, et pour quelques-unes, y com­pris pour les valses, mais unique­ment si tous les danseurs dansent, ce qui est générale­ment le cas. Notre tan­go du jour est donc, vous l’avez dev­iné, une valse, sans doute trop peu con­nue, Samar­i­tana. Elle a été enreg­istrée il y a 92 ans.

Ceux qui me con­nais­sent savent que je ne suis pas avare de valses et que je n’hésite jamais à faire des propo­si­tions un peu plus rares, l’avantage des valses est que la majorité reste dansante grâce à la struc­ture par­ti­c­ulière à trois temps avec le pre­mier temps accen­tué (POUM – tchi — tchi). Il est donc plus facile de pren­dre des risques avec les valses que les tan­gos et encore plus que les milon­gas, qui ont le rythme le plus dif­fi­cile à pro­pos­er en milon­ga.

Los Provincianos

Ciri­a­co Ortiz Direc­tion et ban­donéon, Aníbal Troi­lo et Hora­cio Golli­no (ban­donéons), Orlan­do Cara­bel­li (piano), Elvi­no Var­daro et Manuel Núñez (vio­lons), Man­fre­do Lib­er­a­tore (con­tre­basse) et Alber­to Gómez (dit Nico) au chant sont les artistes qui ont mis en musique et enreg­istré cette valse.

Orques­ta Los Provin­cianos. Vous aurez recon­nu le jeune Aníbal Troi­lo et son ban­donéon qui l’accompagnera durant toute sa car­rière…

On trou­ve par­fois cet enreg­istrement sous le nom d’orchestre OTV – Orches­tra Típi­ca Víc­tor. Ce n’est pas vrai­ment faux, car il s’agit effec­tive­ment d’un orchestre créé par la mai­son de disque Víc­tor et qui était des­tiné à enreg­istr­er des dis­ques.
Le pre­mier orchestre, celui qui était dirigé par Cara­bel­li avec le nom de OTV, mais par la suite, la com­pag­nie Víc­tor déci­da de mul­ti­pli­er les orchestres et pour s’y retrou­ver, elle leur don­na des nos dif­férents…

  • La Orques­ta Típi­ca Los Provin­cianos, dirigée par Ciri­a­co Ortiz et qui a enreg­istré notre valse du jour et qui est en fait la con­tin­u­a­tion de l’orchestre de Cara­bel­li, d’où le fait qu’on le nomme par­fois tout sim­ple­ment Típi­ca Víc­tor, comme le pre­mier orchestre et comme on le fera pour les suiv­ants…
  • La Orques­ta Víc­tor Pop­u­lar,
  • La Orques­ta Radio Víc­tor Argenti­na, dirigée par Mario Mau­ra­no
  • La Orques­ta Argenti­na Víc­tor
  • La Orques­ta Víc­tor Inter­na­cional
  • El Cuar­te­to Víc­tor com­posé de Cayetano Puglisi et Anto­nio Rossi (vio­lons), Ciri­a­co Ortiz et Fran­cis­co Pracáni­co (ban­donéons)
  • El Trío Víc­tor com­posé de Elvi­no Var­daro (vio­lon) et de Oscar Alemán et Gastón Bueno Lobo (gui­tares).

Même si cet orchestre n’était pas des­tiné à jouer en pub­lic, les habitués du Cabaret Casano­va qui était situé en la rue Maipu, juste en face du Salón Marabú (où a débuté Troi­lo avec son orchestre, juste en tra­ver­sant la rue…) et qui existe, lui, tou­jours, ont pu enten­dre l’orchestre sur scène.

Extrait musical

Samar­i­tana 1932-07-27 – Orques­ta Típi­ca Los Provin­cianos con Alber­to Gómez.

Les vio­lons dessi­nent les pre­mières notes sur une base stac­ca­to du reste de l’orchestre et notam­ment des ban­donéons et de la con­tre­basse qui mar­que fer­me­ment les pre­miers temps. Puis s’exprime le sub­lime vio­lon soliste. Les ban­donéons repren­nent la voix avec à 35 sec­on­des un curieux (mais génial) glis­san­do. À 1:12, Alber­to Gómez lance le chant, tou­jours en mode mineur, mais ce n’est pas éton­nant vu les paroles. Sa voix décon­trac­tée enlève la tragédie des paroles, il ter­mine en voix de tête. Il reste ensuite une minute à l’orchestre pour faire oubli­er le triste des paroles, ce qu’il fait par­faite­ment, notam­ment avec la vari­a­tion finale exé­cutée prin­ci­pale­ment par les ban­donéons en dou­ble croche.

Les orchestres Víc­tor sont des­tinés aux dis­ques, mais aux dis­ques pour danseurs et ce n’est donc pas un hasard si les valses de ces orchestres com­por­tent une telle pro­por­tion de mer­veilles.

Paroles

N’ayant pas trou­vé la par­ti­tion, ni les paroles, il s’agit ici unique­ment de ce que chante Alber­to Gómez.

El dolor, cruzó mi corazón
Gol­pe­an­do fuerte,
Dejan­do en su ruti­na
Frío de muerte,
Que me asesina
Sin com­pasión.

Mi can­tar se ahoga con mi voz
Que es una pena,
Y nada me con­suela
De haber per­di­do,
Lo que he queri­do
Con tan­to amor.

Luis Rubis­tein (Musique et paroles)

Traduction libre des paroles

La douleur a transper­cé mon cœur, frap­pant fort, lais­sant dans sa rou­tine, le froid de la mort qui me tue sans com­pas­sion.
Mon chant s’est noyé avec ma voix, qui est un cha­grin, et rien ne me con­sole d’avoir per­du ce que j’ai aimé avec tant d’amour.

Qui est la samaritana ?

Je pose la ques­tion, mais je n’ai pas de réponse.
Le sens le plus com­mun fait référence à la femme de la Bible, la femme au puits.
Par exten­sion, le terme désigne une per­son­ne qui se dévoue pour les autres.
Mais ce n’est pas tout, la samar­i­taine est une pécher­esse, car elle a eu cinq « maris » sans être mar­iée. Cette direc­tion nous rap­pelle que les pros­ti­tuées héri­tent par­fois de cette appel­la­tion, comme le rap­pelle la très belle chan­son du chanteur espag­nol José Luis Perales, Samar­i­tanas del amor.

Samar­i­tanas del amor — José Luis Perales avec sous-titre et tra­duc­tion pos­si­ble…

Comme cette valse est orphe­line et les paroles incom­plètes, on ne peut rester qu’à des sup­po­si­tions. Mais est-ce si grave si on peut se plonger dans l’ivresse de cette valse ?
On notera que quelques années après l’écriture de cette valse (1938), un « Nos­tradamus argentin » a qual­i­fié l’Argen­tine de Samar­i­tana del Mun­do, l’Argen­tine accueil­lant les peu­ples meur­tris.

Solari Par­ravici­ni — Dibu­jos pro­feti­cos

Je ne me pronon­cerai pas sur la valid­ité des prophéties de Solari Par­ravici­ni, mais le fait que Luis Rubis­tein était sen­si­ble au pro­jet sion­iste peut l’avoir influ­encé. Je me garderai de faire tout rap­proche­ment avec l’actualité argen­tine, en lais­sant les coïn­ci­dences non analysées.

Tristesse et joie du tango

Pour moi, le tan­go est une pen­sée joyeuse qui se danse. Si vous écoutez la valse du jour sans faire atten­tion aux paroles, vous ne décou­vrirez pas la tragédie sous-jacente, vous vous lais­serez envelop­per par le rythme implaca­ble de la valse en ne pen­sant à rien d’autre.
Dis­cépo­lo qui a écrit le con­traire de ce que je pense est mort à 50 ans dans une pro­fonde dépres­sion. Un homme mal­heureux au point de se laiss­er mourir de faim est-il un bon témoin pour par­ler du plaisir du tan­go qui a ani­mé, pen­dant plusieurs décen­nies, des mil­liers de danseurs ? Je n’en suis pas sûr. L’auteur de Vachaché, Yira yira ou Cam­bal­ache avait un regard plutôt noir et dés­abusé sur le monde. Nicolás Oli­vari assura que Dis­cépo­lo était la cheville ouvrière de l’hu­mour de Buenos Aires, grais­sée par l’an­goisse. (Oli­vari écrivait El per­no, c’est le boulon, mais aus­si la par­tie qui main­tient la tige dans une charnière. J’ai choisi de traduire par la cheville ouvrière qui est la pièce la plus impor­tante des char­rettes avec roues avant ori­enta­bles. Notons qu’en lun­far­do, el per­no est aus­si le mem­bre vir­il).
Les paroles de Luis Rubis­tein pour­raient paraître de la même veine, mais elles par­lent d’une douleur intime, presque théâ­tral­isée, celle que ressent l’amoureux qui a per­du son objet d’amour, elles ne man­i­fes­tent pas néces­saire­ment un rejet de la société. Par ailleurs, Luis Rubis­tein est à la fois l’auteur de la musique et des paroles, aus­si, il pou­vait par­faite­ment établir l’équilibre entre l’émotion et la tristesse des paroles et l’enthousiasme de la musique.
En Europe, on s’interdit cer­tains tan­gos, car les paroles par­lent de sujets tristes (Juan Porteño, La nove­na), ici, à Buenos Aires, ils sont passés et bien que tout monde puisse en com­pren­dre les paroles, per­son­ne n’y fait atten­tion et tout le monde est sur la piste. C’est peut-être éton­nant quand on entend les danseurs chanter les paroles d’autres titres qu’ils con­nais­sent par cœur. En revanche, je ne passerai pas des titres vul­gaires comme Si soy así (inter­prété par Rodríguez avec Her­rera).
Ceci pour dire que le tan­go de danse se fait à par­tir de la musique et que si la musique donne envie de danser, c’est un tan­go pour la milon­ga, sauf à de très rares excep­tions. On aura remar­qué que même lorsque les paroles fai­saient référence à une his­toire triste, les tan­gos de danse n’en repren­nent que l’estribillo (refrain), voire un ou deux cou­plets en plus, mais que générale­ment, les par­ties les plus sin­istres ne sont pas chan­tées.
Le tan­go triste est le tan­go à écouter, car il dif­fuse la total­ité de l’histoire et que cette his­toire peut effec­tive­ment être très triste. La voix du chanteur étant mise en avant, l’auditeur ne dis­pose pas de l’amortissement de la musique et est con­fron­té à la dureté du texte.
On peut se deman­der pourquoi le tan­go exprime sou­vent des pen­sées tristes. Quand on sait que c’est le pays du Monde où il y a le plus de psys par habi­tant et que Buenos Aires est la ville qui a le plus de théâtres, il me sem­ble facile d’y voir un début d’explication.
La nos­tal­gie de l’émigré, immi­gré, sou­vent issu de pop­u­la­tions défa­vorisées d’Europe, voire d’Afrique, tout cela peut don­ner une cer­taine propen­sion à la tristesse, mais ce sont des gens qui ont su domin­er leurs dif­fi­cultés. Ils pen­saient arriv­er dans un espace vierge à con­quérir pour se lancer dans une nou­velle vie, mais con­traire­ment à ce qui s’est passé dans d’autres pays, l’Argentine était déjà entière­ment pri­vatisée, aux mains de quelques grandes familles et les con­quérants espérant s’établir en vivant de leurs ter­res ont été réduits à devoir tra­vailler pour les pro­prié­taires ou à s’entasser dans les villes, ou plutôt La ville, pour servir de main‑d’œuvre à l’industrie.
Ils ont quit­té une mis­ère pour en trou­ver une autre, loin de leurs racines. Il y avait sans doute de quoi avoir des ten­dances mélan­col­iques. Alors, la danse ne pou­vait pas être autre chose qu’un exu­toire, un sas de décom­pres­sion, ce qui explique les excès des pre­miers temps et la cir­con­scrip­tion à des lieux inter­lopes et pop­u­laires du tan­go. C’est quand la bonne société a jugé bon de s’acoquiner, que l’intellectualisation a façon­né une autre cul­ture.

El tango tiene los pies en el fango y la cabeza en las nubes

Le tan­go a les pieds dans la boue et la tête dans les nuages, c’est ce qui fait sa grandeur et sa richesse.
Tout bon DJ con­naît les dif­férents degrés de la musique qui s’adresse aux sen­ti­ments, au cerveau, au corps et c’est en jouant sur les dif­férents car­ac­tères qu’il ani­me la milon­ga.
Le ludique de D’Arienzo, l’urbain de Troi­lo, l’intellectuel de Pugliese et le sen­ti­men­tal de Di Sar­li for­ment les qua­tre piliers qui ser­vent à con­stru­ire une milon­ga qui don­nera à toutes les sen­si­bil­ités de danseurs, de quoi être heureux. Évidem­ment, cette répar­ti­tion que l’on donne comme indi­ca­tion aux DJ débu­tants est très som­maire et demande à être nuancée.
Il n’est pas ques­tion d’équilibrer ces 4 piliers. Selon l’événement, les danseurs et le moment, on favoris­era plutôt l’un des piliers. On passera générale­ment plus de D’Arienzo que de Pugliese, les piliers n’ont pas tous la même taille.
Par ailleurs, met­tre dans une de ces qua­tre cas­es ces qua­tre orchestres, c’est oubli­er qu’ils ont évolué et ont nav­igué d’une case à l’autre selon les péri­odes. Il faut donc nuancer la déf­i­ni­tion des piliers et le dernier point est que d’autres orchestres ont exprimé ces qua­tre sen­si­bil­ités et qu’ils peu­vent très bien se sub­stituer aux orchestres canon­iques.
Maler­ba et Caló, peu­vent aller dans la case roman­tique, tout comme De Caro et cer­tains Troi­lo qui peu­vent se class­er dans la case intel­lectuelle. Rodriguez ira sans doute dans la case ludique et ain­si de suite.
C’est la rai­son pour laque­lle on alterne les gen­res. On ne passera générale­ment pas deux tan­das romantiques/ludiques/intellectuelles/urbaines à la suite. On passera d’un des qua­tre piliers à l’autre dans le but de ne pas laiss­er sur sa chaise un danseur avec deux tan­das qui sont de types qui ne lui par­lent pas. Com­bi­en de fois avez-vous ressen­ti de l’ennui en ayant l’impression que c’était « tout le temps pareil », notam­ment dans ces milon­gas où le DJ respecte un ordre chronologique, com­mençant par la vieille garde et ter­mi­nant par le tan­go « nue­vo » …
Je me sou­viens d’un danseur, dans une ville française qui fut autre­fois pio­nnière dans le tan­go (et qui n’est pas Paris), qui après une tan­da de Pugliese est venu me dire, ça va être le néotan­go main­tenant ? Ne com­prenant pas le sens de sa ques­tion, je lui ai demandé des pré­ci­sions et il m’a dit qu’ici, les DJ com­mençaient par Canaro et ter­mi­naient par du néotan­go et comme il était rel­a­tive­ment tôt dans la soirée, il s’inquiétait de devoir par­tir, car il ne s’intéressait pas à ce type de musique. Je l’ai ras­suré et il est resté, jusqu’à la fin.

Sur ce, je vous dis à demain, les amis…

Temo 1940-05-10 — Orquesta Típica Victor con Mario Pomar (Mario Celestino Corrales)

Aguariguay (Mario Luis Rafaelli) Letra: Atilio Gálvez (Atilio Manuel Perasso)

Temo (j’ai peur), est une valse mer­veilleuse qui depuis une quin­zaine d’années fait par­tie des valses les plus passées en milon­ga. Lorsque les pre­mières notes reten­tis­sent, les danseurs se ruent sur la piste.

Une équipe de choc

Cer­tains danseurs pensent que l’orchestre Típi­ca Vic­tor est un orchestre comme un autre. Il s’agit en fait d’un orchestre des­tiné aux enreg­istrements. Il ne se pro­dui­sait pas sur scène.
Son autre par­tic­u­lar­ité est qu’il a changé de chef au cours du temps. Le pre­mier Cara­bel­li n’est plus dans l’orchestre au moment de l’enregistrement de Temo. C’est le ban­donéon­iste Fed­eri­co Scor­ti­cati qui dirige l’orchestre à ce moment. Cet excel­lent ban­donéon­iste, encore un enfant prodi­ge a joué pour les plus grands orchestres et mal­gré sa dis­cré­tion, la com­pag­nie Vic­tor lui con­fia la direc­tion de l’orchestre, de 1935 à 1941. Il était mod­este, mais excel­lent.
La Vic­tor savait choisir ses musi­ciens, voici la liste de ceux qui tra­vail­laient pour l’orchestre au moment de l’enregistrement de notre valse du jour :
Fed­eri­co Scor­ti­cati (direc­tion et ban­donéon) Eduar­do Del Piano (ban­donéon), Hora­cio Golli­no (ban­donéon), Domin­go Triguero (ban­donéon), Héc­tor Stam­poni (piano), Elvi­no Var­daro (vio­lon), Víc­tor Felice (vio­lon), Víc­tor Braña (vio­lon), Abra­ham Gosis (vio­lon), Emilio González (vio­lon), Hum­ber­to Di Tata (con­tre­basse) et au chant, Mario Pomar. Que l’on sem­ble plus désor­mais appel­er par son nom réel, Cor­rales, je ne con­nais pas la rai­son de cette mode.

Extrait musical

Temo 1940-05-10 — Orques­ta Típi­ca Vic­tor con Mario Pomar. Je vous laisse écouter cette mer­veille. On en repar­lera plus bas…

Paroles

Porque tus ojos me huyen
Aca­so no me amas ya…
Dime que lo haces tan sólo
Por ver si te quiero más…
Dilo, no ves que mi alma
Espera escuchar tu voz…
Entre can­ciones de besos
Me dices: “Te quiero, mi vida…”

Temo que ya no me quieras
Que ya no me quieras más…
Y es cru­el tor­tu­ra el pen­sar
Que no me amas, que a otro amás…
Dime que es fiel tu car­iño
Dime que es mío, muy mío,
Que sólo me huyen tus ojos
Por verme sufrir.

Aguar­iguay (Mario Luis Rafael­li) Letra: Atilio Gálvez (Atilio Manuel Peras­so)

Traduction libre

Pourquoi tes yeux me fuient-ils ? Peut-être que tu ne m’aimes plus ?
Dis-moi que tu le fais juste pour voir si je t’aime encore plus…
Dis-le, ne vois-tu pas que mon âme attend d’entendre ta voix, entre deux chan­sons de bais­ers me dire : « Je t’aime, ma vie… »
 J’ai peur que tu ne m’aimes pas, que désor­mais tu ne m’aimes plus et c’est une cru­elle tor­ture de penser que tu ne m’aimes pas, que tu aimes un autre…
Dites-moi que ton affec­tion est fidèle, dis-moi que tu es mienne, bien mienne, que tes yeux se détour­nent seule­ment, car ils me voient souf­frir.

Autres versions

Le suc­cès de cette valse est lié unique­ment à la ver­sion de la Típi­ca Vic­tor. Donc, pas vrai­ment d’autres ver­sions à vous pro­pos­er. Sig­nalons toute­fois que l’orchestre Hypéri­on l’a à son réper­toire et la joue régulière­ment. Mal­heureuse­ment les ver­sions dis­ques ne sont pas géniales et il vaut mieux écouter l’orchestre en direct.
Je vous pro­pose donc un autre exer­ci­ce, une tan­da de valse de la Típi­ca Vic­tor

Une tanda de valses

Faire une tan­da de la Típi­ca Vic­tor n’est pas si facile. Il y a pour­tant près de 50 valses par cet orchestre, mais comme nous l’avons vu, cet orchestre a des styles très dif­férents selon les épo­ques et les directeurs qui se sont suc­cédé.
Le but de la Vic­tor était d’enregistrer les gros suc­cès de l’époque, pas de faire des tan­das homogènes. N’oublions pas qu’il ne s’agit pas d’un orchestre de bal, seule­ment d’un orchestre de dis­ques.

Construction d’une tanda avec Mario Pomar au chant

En général, on s’arrange pour plac­er dans une tan­da des titres du même orchestre. S’il y a un chanteur, on reste sou­vent avec le même chanteur, dans la même péri­ode et le même style.
Avec la Vic­tor, autour de la valse Temo, si on suit ce principe, on n’a que trois autres valses à pro­pos­er. Les voici par ordre chronologique avec Temo pour ter­min­er :

Vuelve otra vez 1939-05-08 — Orques­ta Típi­ca Vic­tor con Mario Pomar.

Ce titre démarre d’une façon assez rapi­de. Il a con­tre lui de ne pas être beau­coup joué. Pour un pre­mier titre, il y a donc le risque que ça ne se lève pas assez vite. Il a un autre point faible, lorsque Pomar com­mence à chanter, le rythme a un peu ralen­ti. L’ingénieur du son a de plus net­te­ment bais­sé le vol­ume de l’orchestre pour favoris­er la voix, ce qui peut faire per­dre le pas aux danseurs. N’oublions pas le con­seil de Adol­fo Pugliese, à son fils, Osval­do : « regarde les pieds des danseurs. S’ils per­dent la musique, c’est de ta faute ». Sur une tan­da de trois, je ne met­trais pas ce titre.

Noche de estrel­las 1939-10-04 — Orques­ta Típi­ca Vic­tor con Mario Pomar.

En revanche Noche de estrel­las est suff­isam­ment con­nu pour faire un pre­mier titre et même s’il n’est pas plus rapi­de que la précé­dente, ses jeux de vio­lons et ban­donéons la rende moins monot­o­ne. Pomar chante égale­ment de façon plus tonique. Sur une tan­da de trois, c’est un excel­lent pre­mier titre.

Ani­ta 1939-12-12 — Orques­ta Típi­ca Vic­tor con Mario Pomar.

Ani­ta a un rythme plus rapi­de. Elle est entraî­nante. Le style est cepen­dant dif­férent des deux pre­mières valses. Pour ma part, cela me gêne. En revanche, la fin est entraî­nante. Le change­ment de tonal­ité vers un son plus aigu donne l’impression d’accélération. La fin est donc très sat­is­faisante pour les danseurs.

Temo 1940-05-10 — Orques­ta Típi­ca Vic­tor con Mario Pomar.

On arrive à notre valse du jour, la vedette des enreg­istrements avec Pomar. Aucun prob­lème pour ter­min­er la tan­da, avec cette valse, car le titre est con­sen­suel. Cepen­dant, si on a passé avant Ani­ta, on peut trou­ver que la fin manque d’élan
Dans ce cas on pour­rait imag­in­er de pass­er Ani­ta en dernier. Mais c’est un peu comme ter­min­er un repas en reprenant du fro­mage après le dessert. C’est là que l’observation des danseurs est très impor­tante. En effet, selon le moment de la milon­ga, selon ce qu’on va met­tre ensuite, on ne fera pas le même choix. Il est sûr que les deux pre­miers titres iront au début d’une tan­da de qua­tre et que les deux derniers iront à la fin d’une tan­da de qua­tre. Si on fait une tan­da de trois, ce qui com­mence à devenir courant, notam­ment pour les valses, même à Buenos Aires. On pour­rait donc avoir :

Noche de Estrel­las — Ani­ta — Temo ou Noche de Estrel­las — Temo — Ani­ta.

Je pencherai plutôt pour la sec­onde solu­tion, car la petite décep­tion d’avoir Ani­ta après Temo sera absorbée par la fin plus tonique, mais c’est le type de cas où je prends la déci­sion dans les 20 sec­on­des qui précè­dent l’avant-dernier titre…

Exploration d’autres tandas à partir de Temo

Il y a d’autres pos­si­bil­ités que de se can­ton­ner aux qua­tre valses de Pomar.

Prendre une ou des valses de la Típica Victor, instrumentales ou par un autre chanteur.

C’est sou­vent ce qu’on fait quand on veut faire une tan­da des grands hits. Dans ce cas, on va plac­er les valses les plus fameuses de cet orchestre, comme Sin rum­bo fijo (chan­tée par Ángel Var­gas).

Sin rum­bo fijo 1938-04-18 — Orques­ta Típi­ca Vic­tor con Ángel Var­gas.

La voix est moyen­nement com­pat­i­ble, mais la musique, si, et après tout, le chanteur ne chante qu’une toute petite par­tie, ce qui fait que les danseurs auront oublié la dif­férence de voix.
Atten­tion, cer­tains chanteurs ne vont pas du tout ensem­ble. Par exem­ple, Car­los Lafuente qui chante un mois avant Pomar la valse Ínti­ma risque d’être très gênant.

Ínti­ma 1940-04-11 — Orques­ta Típi­ca Vic­tor con Car­los Lafuente.

Toute­fois, on peut faire pire en prenant une valse d’un car­ac­tère totale­ment dif­férent, ici, tou­jours par Lafuente, Lamen­tos de mujer :

Lamen­tos de mujer 1933-05-24 — Orques­ta Típi­ca Vic­tor con Car­los Lafuente.

Dans ce cas extrême, les deux valses par Lafuente ne vont même pas ensem­ble. On notera que l’introduction très longue (40 sec­on­des) devra être coupée pour un pas­sage en cours de tan­da afin d’éviter que les danseurs, même les plus bavards, s’ennuient.
Si on ne veut pas pren­dre de risque de mélanger des voix incom­pat­i­bles, on peut mix­er avec de l’instrumental, par exem­ple en choi­sis­sant la valse Novia mía :

Novia mía 1938-01-07 — Orques­ta Típi­ca Vic­tor.

Pren­dre des titres célèbres pour faire une super tan­da est une excel­lente solu­tion. Son seul incon­vénient pour des milon­gas de très longue durée (8 heures ou plus comme j’en fais sou­vent), c’est que l’on grille toutes ses car­touch­es dans une tan­da. Si on veut faire une autre tan­da sem­blable quelques heures plus tard, on a moins de choix de morceaux phares. C’est aus­si le même prob­lème dans les événe­ments où se suc­cè­dent plusieurs DJ qui ne s’écoutent pas (ou qui tra­vail­lent avec des playlists immuables), on peut avoir deux fois de suite les mêmes morceaux. À Buenos Aires où les milon­gas durent sou­vent longtemps, il arrive qu’il y ait deux DJ. Lors de la pas­sa­tion de « pou­voir », on indique au col­lègue ce qu’on a passé pour qu’il évite les répéti­tions. Cela lui per­met aus­si de bouch­er les éventuels trous, les orchestres qui ne sont pas passés, par exem­ple. Pour ma part quand je passe après d’autres DJ, j’évite les répéti­tions et si j’anime tout un week-end (5 ou 6 milon­gas), je garde des tanga­zos (tan­gos très appré­ciés) pour chaque orchestre afin de pou­voir pro­pos­er une var­iété, sans épuis­er les titres incon­tourn­ables trop rapi­de­ment.

Prendre un titre par un autre orchestre

Pour les enreg­istrements anciens de la Típi­ca Vic­tor, avec Cara­bel­li, il est assez logique de mari­er les tan­das avec des titres de Cara­bel­li dirigeant son orchestre per­son­nel. Dans le cas de Scor­ti­cati, c’est impos­si­ble, il n’a pas enreg­istré avec ses pro­pres orchestres qui étaient par ailleurs tem­po­raires et plus de cir­con­stance que la volon­té de ce ban­donéon­iste d’avoir son orchestre. Cela se fait très peu en tan­go. En revanche, cela se pra­tique assez sou­vent en milon­ga et en valse. Cela peut être une bonne solu­tion. Encore faut-il que le DJ le fasse avec goût. Rien de plus frus­trant pour un danseur de s’élancer sur la piste avec un thème qui lui plaît et de se retrou­ver ensuite avec un titre qui ne l’inspire pas.
Voici une sug­ges­tion, un peu lim­ite, mais qui peut pass­er avec Temo, du moins à mon avis.

Con tus besos 1938-04-02 — Orques­ta Edgar­do Dona­to con Hora­cio Lagos.

Con tus besos pour­rait faire un bon début de tan­da.

Pourquoi tu as peur, mon gars ?