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La puñalada 1937-04-27 — Orquesta Juan D’Arienzo

Pintín Castellanos (Horacio Antonio Castellanos Alves) Letra: Celedonio Esteban Flores.

Pin­tín Castel­lanos a écrit plusieurs milon­gas comme ; A puño limpio, El potro, El tem­blor, La endi­a­bla­da ou Meta fier­ro et quelques milon­gas can­dombe, comme Bronce, Can­dombe ori­en­tal ou Can­dombe rio­platense. Vous aurez recon­nu de nom­breux suc­cès. Notre milon­ga du jour, La puñal­a­da est sans doute la plus célèbre. Lais­sez-moi planter le décor.

Gardez le rythme…

Le cas de la puñal­a­da est un peu dif­férent, sans être une excep­tion. En effet, la puñal­a­da a été écrite comme un tan­go milon­ga par Pin­tín Castel­lanos en 1933. Le tan­go milon­ga, men­tion que l’on trou­ve sur les par­ti­tions de l’époque, indique un tan­go de danse, éventuelle­ment un peu joueur, type canyengue.
Dans la ver­sion du jour, on est plutôt sur un rythme de milon­ga lente. Les par­ti­tions de l’époque par­lent de Milon­ga tanguea­da.
Ce type de trans­for­ma­tion est assez courant. De nom­breux titres anciens ont été rejoués de façon plus rapi­de et syn­copée.
Sur cette trans­for­ma­tion, il y a deux ver­sions.
Selon la pre­mière, Fir­po aurait apporté la par­ti­tion à Feli­ciano Brunel­li en 1933 et celui-ci l’aurait adap­tée en milon­ga.
Selon l’autre ver­sion, lors d’une presta­tion à Mon­te­v­idéo, D’Arienzo a promis à Pin­tín Castel­lanos de jouer le tan­go qu’il lui a con­fié, mais Rodol­fo Bia­gi, le pianiste et Domin­go Moro, un des ban­donéon­istes de D’Arienzo, chargés de faire les arrange­ments pour l’orchestre sug­gérèrent de mod­erniser le tan­go en le trans­for­mant dans un rythme plus soutenu et surtout en ajoutant les syn­copes qui lui ont don­né un car­ac­tère de milon­ga. La descente de gamme au piano et la mon­tée, auraient été rajoutées par D’Arienzo, ce qui aurait fait dire à celui-ci que la Puñal­a­da était un peu de lui.
Dif­fi­cile de choisir entre ces deux ver­sions. Je vous pro­pose d’y revenir lors de l’écoute des dif­férentes ver­sions.

Extrait musical

La par­ti­tion est dédi­cacée ain­si :
«Dedi­co esta milon­ga tanguea­da a la queri­da muchacha­da ami­ga que for­ma el Juven­tus del Club Ban­co de la Repúbli­ca O. (ori­en­tale, l’Urugay est la “Province de l’Est”) del Uruguay y La Pelusa del Club Ban­co de la Repúbli­ca Argenti­na, como tam­bién a su gran creador é inter­prete Juan D’Arien­zo. – Pintin

La puñal­a­da 1937-04-27 — Orques­ta Juan D’Arienzo. En milon­ga lente (milon­ga tanguea­da).

Remar­quez la grande descente au début de la portée, puis la remon­tée et en bout de pre­mière ligne, le gros accord (Ploum!) avec un point d’orgue qui indique qu’on peut le faire dur­er le temps souhaité… Le ploum serait de D’Arienzo, la descente et la mon­tée de Bia­gi et Moro, mais rien n’est moins sûr.
On notera la dédi­cace qui prou­ve en tous cas que Pitin n’était pas fâché avec D’Arienzo pour avoir changé le car­ac­tère de sa com­po­si­tion. Il lui recon­naît même le car­ac­tère de créa­teur, alors que c’est lui, Pitin, qui a inau­guré le morceau en 1933…

Les paroles

Men­tían los que saben
que un male­vo
muy de agal­las
y de fama
bien sen­ta­da
por el bar­rio
de Paler­mo
cayó un día
tacone­an­do
pre­po­tente
a un bai­lon­go
donde había
pun­tos bravos
pa’l facón.

Lo empezaron a mirar
con un aire sobrador
pero el mozo, sin chis­tar,
a una puer­ta se arrimó.

Los dejó sobrar.
Los dejó decir.
Y pa’ no pelear
tuvo que sufrir.

Pero la pebe­ta
más boni­ta,
la que esta­ba
más meti­da
en el alma
de los tauras,
esa noche
con la vista
lo incita­ba
a que saliera
a dar­les dique
y a jugarse
en un tan­go
su car­tel.

Se cruzó
un gran ren­cor y otro ren­cor
a la luz
de un faroli­to a querosén
y un puñal
que parte en dos un corazón
porque así
lo quiso aque­l­la cru­el mujer.

Cuen­tan los que vieron
que los gua­pos
cule­brearon
con sus cuer­pos
y bus­caron
afanosos
el des­cui­do
del con­trario
y en un claro
de la guardia
hundió el mozo
de Paler­mo
has­ta el man­go
su facón.

Pin­tín Castel­lanos (Hora­cio Anto­nio Castel­lanos Alves) Letra: Cele­do­nio Este­ban Flo­res.

Traduction libre

Ils men­tirent, ceux qui savent qu’un homme mau­vais avec beau­coup de courage et d’une renom­mée bien établie dans le quarti­er de Paler­mo est tombé un jour, talon­nant avec arro­gance à un bal où il y avait des Pun­tos Bravos (des gau­chos bagar­reurs. Voir le tan­go Pun­to Bra­vo de Canaro, sans paroles et le Pun­to Bra­vo d’Alberto Ben­i­to Cima dont les paroles d’Enrique Cil­lan Pare­des décrivent le per­son­nage. Il ne sem­ble pas avoir été enreg­istré).
Ils com­mencèrent à le regarder avec un air supérieur, mais le serveur, sans un mot, s’agrippa à une porte.
Ils com­mencèrent à le regarder avec un air supérieur, mais le serveur, sans un mot, s’agrippa à une porte.
Il les a lais­sé fan­faron­ner. Il les lais­sa dire.
Et pour ne pas se bat­tre, il a dû souf­frir.
Mais la plus jolie pépète, celle qui était la plus aimée dans l’âme des tauras (caïds), cette nuit-là, l’incita du regard à sor­tir et à leur rabat­tre le caquet et à met­tre en jeu leur (sa) répu­ta­tion dans un tan­go.
Une grande ran­cune et une autre ran­cune se croisèrent à la lumière d’un réver­bère à pét­role et un poignard qui partage un cœur en deux parce que cette femme cru­elle l’a voulu ain­si.
Ceux qui l’ont vu racon­tent que les gua­pos (hommes beaux) frémis­saient avec leurs corps et cher­chaient sournoise­ment l’inattention de l’adversaire, et dans une baisse de la garde, le serveur de Paler­mo plongea jusqu’à la garde, son couteau.

Les versions

La puñal­a­da 1937-04-27 — Orques­ta Juan D’Arienzo. En milon­ga lente (milon­ga tanguea­da). C’est le tan­go du jour.
La puñal­a­da 1937-06-12 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro. En tan­go milon­ga.

Canaro reste dans la tra­di­tion de l’ancien tan­go (qui par ailleurs béné­fi­ci­ait d’un regain de pop­u­lar­ité). Cette ver­sion est beau­coup plus lente et n’a rien d’une milon­ga. Elle est con­sid­érée comme étant fidèle à la ver­sion d’origine. Cela peut per­me­t­tre de douter, à mon avis, de l’hypothèse d’une trans­for­ma­tion en milon­ga par Fir­po et Brunel­li. Si la trans­for­ma­tion était un grand suc­cès, pourquoi Canaro aurait-il pris le risque d’enregistrer une ver­sion désuète ? Même en ten­ant compte de sa ten­dance à être sou­vent plus con­ser­va­teur et de sa volon­té de surfer sur la vague de regain pour les tan­gos anciens, il me sem­ble qu’il aurait a min­i­ma fait une milon­ga tanguea­da, du type de Milon­ga de mis amores, qui tout en con­ser­vant un rythme très lent fait usage de la syn­cope. Il reste l’hypothèse que Canaro souhaitait offrir à son com­pa­tri­ote une ver­sion témoin de l’écriture orig­i­nale.

La puñal­a­da 1937-12-02 — Alber­to Gómez con acomp. de orques­ta, en chan­son.

Impens­able de danser cette ver­sion en milon­ga, voire de la danser tout court. Il y a des doutes sur l’orchestre, car sur le disque il est juste indiqué avec orchestre. Deux orchestres sont pro­posés, celui de la Vic­tor (il a chan­té pour l’orchestre de 1930 à 1935 et celui de Fir­po. Je pour­rai rajouter celui de Cara­bel­li, Gomez a beau­coup enreg­istré avec lui, que ce soit en tan­go ou avec son Jazz-Band et je pense donc que cet orchestre est plus prob­a­ble que celui de Fir­po pour lequel on ne con­naît pas d’autres enreg­istrements avec lui (à moins qu’ils soient tous anonymes, ce qui n’est pas dans l’habitude de Fir­po qui était un orchestre renom­mé). Gomez aura son pro­pre orchestre plus tard (enreg­istrements de 1947).

La puñal­a­da 1943-11-23 — Orques­ta Juan D’Arienzo. En milon­ga rapi­de. Le pli était pris.

Cet enreg­istrement a été dif­fusé en disque 78 tours avec la Cumpar­si­ta de 1943, 17 mil­lions de ce disque airaient été ven­dus. C’est encore un record aujourd’hui pour le tan­go. Le cou­plage avec la Cumpar­si­ta a sans doute fait beau­coup pour le suc­cès de cette milon­ga.

La puñal­a­da 1946-10-08 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro.

Si Canaro a pu ignor­er le suc­cès en milon­ga du titre, il ne le fait pas après l’immense suc­cès de D’Arienzo et donne sa ver­sion en milon­ga du titre.

La puñal­a­da 1950-12-19 — Orques­ta Osval­do Frese­do.

Une belle ver­sion joueuse par Frese­do, sans doute trop mécon­nue.

La puñal­a­da 1951-09-12 — Orques­ta Juan D’Arienzo.

Du D’Arienzo 50, sans sur­prise, qui pour­rait éventuelle­ment être rem­placée par celles, con­tem­po­raines, de Frese­do ou Canaro…

La puñal­a­da 1951-11-29 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro.

À couteaux tirés avec D’Arienzo, Canaro, relance quelques semaines après D’Arienzo… Une ver­sion tonique et euphorique, qui sera agréable­ment dan­sée par tous les danseurs.

Il existe énor­mé­ment d’autres ver­sions de La puñal­a­da. J’espère que ce petit texte vous aura don­né envie de vous y plonger au cœur… (Humour noir).

Sacale punta 1938-03-09 (Milonga tangueada) — Orquesta Edgardo Donato con Horacio Lagos y Randona (Armando Julio Piovani)

Osvaldo Donato Letra Sandalio Gómez

Cette milon­ga du jour a été enreg­istrée le 9 mars 1939, il y a 85 ans. Elle a été enreg­istrée par Dona­to et est tou­jours un suc­cès dans les milon­gas. Cepen­dant, son titre prête à inter­pré­ta­tions et je choi­sis ce pré­texte pour vous faire entr­er dans le monde du tan­go du début du 20e siè­cle.

Edgar­do Dona­to inter­prète ici une milon­ga écrite par son frère, pianiste, Osval­do. Deux chanteurs inter­vi­en­nent, Hora­cio Lagos et Ran­dona (Arman­do Julio Pio­vani). Ils ne chantent que deux cou­plets, comme il est d’usage pour le tan­go de danse.

Le disque

Sacale pun­ta est la face B et la valse Que sera ?, la face A du disque Vic­tor 38397.

Sur l’étiquette on trou­ve plusieurs men­tions. Le nom de l’orchestre, Edgar­do Dona­to y sus Mucha­chos et le nom d’un des chanteurs de l’estribillo, Hora­cio Lagos. Ran­dona n’est pas men­tion­né.
On trou­ve le nom des auteurs et com­pos­i­teurs. L’auteur des paroles est en pre­mier. Pour la valse, il n’y a qu’un nom, car Pepe Guízar est l’auteur de la musique et des paroles. Vous pour­rez écouter cette valse en fin d’article.
Sur le disque, on peut remar­quer sur l’étiquette l’encadré suiv­ant…

Exé­cu­tion publique et radio-trans­mis­sion réservées à RCA Vic­tor Argenti­na INC. Ce disque n’est donc pas autorisé pour être joué en milon­ga 😉

Extrait musical

Sacale pun­ta 1938-03-09 — Orques­ta Edgar­do Dona­to con Hora­cio Lagos y Ran­dona (Arman­do Julio Pio­vani)

Les paroles

Sacale pun­ta a esta milon­ga
Que ya empezó.
Sen­tí que esos fueyes que rezon­gan
De corazón.
Y las pebe­tas se han venido
De « true Vuit­ton ». (De tru­co y flor)
El tan­go requiebra la vida (El tan­go es rey que da la vida)
Y en su nota despar­ra­ma,
Su amor.

Tan­go lin­do de arra­bal
Que yo,
No lo he vis­to des­ma­yar
¡ Tri­un­fó!.
Tan­go lin­do que al can­tar
Vol­có,
Su fe, su amor
Varón tenés que ser.

Nada hay que hac­er cuan­do rezon­gan
El ban­doneón
Ore­ja a ore­ja las pare­jas
Bailan al son,
De un tan­go lleno de recuer­dos
Que no cayó.
Si des­de los tiem­pos de Lau­ra
Se ha sen­ti­do primera agua
y bril­ló.

Osval­do Dona­to Letra San­dalio Gómez. Seuls les deux pre­miers cou­plets sont chan­tés dans cette ver­sion.

Pourquoi un crayon à la milonga ?

Les paroles de cette chan­son par­lent donc de la milon­ga, du point de vue de l’homme qui se pré­pare à danser joue con­tre joue (oreille con­tre oreille) avec des jeunes femmes.
« Saca pun­ta » se dit pour tailler les crayons, faire sor­tir, la pointe, la mine. Cela se dit couram­ment dans les écoles.

Sacale pun­ta. J’ai représen­té le cray­on bien tail­lé sur cette image, mais ce n’est qu’une petite par­tie de l’énigme.

Ici, San­dalio a écrit « Sacale pun­ta a esta milon­ga », sors-lui la pointe à cette milon­ga…
Pour ceux qui pour­raient s’interroger, sur l’intérêt d’apporter un cray­on à la milon­ga. Une petite inves­ti­ga­tion qui je l’espère ne sera pas trop déce­vante :

Les autres textes de Sandalio Gómez

Si on cherche une piste dans les autres textes écrits par San­dalio Gómez on trou­ve :
Deux tan­gos : « Cum­br­era » et « El mun­do está loco ». Le pre­mier est un hom­mage à Car­los Gardel et le sec­ond s’inscrit dans la tra­di­tion de « Cam­bal­ache » ou de « Al mun­do le fal­ta un tornil­lo », ces tan­gos qui par­lent de la dégénéres­cence du Monde.
Deux milon­gas : « De pun­ta a pun­ta » et « Mis pier­nas » qui est une milon­ga qui incite à se repos­er, car les paroles com­men­cent ain­si : « Sen­tate, cuer­po sen­tate, que las pier­nas no te dan más » assois-toi corps, car les jambes n’en peu­vent plus.
Un paso doble : « Embru­jo » par­le d’un « envoute­ment » amoureux.
Du grand clas­sique et si ce n’était ce « Sacale pun­ta », les paroles ne prêteraient pas à inter­pré­ta­tion. On n’est pas en présence de textes de Vil­lol­do qu’il a sou­vent fal­lu remanier pour respecter les bonnes mœurs.

D’autres musiques utilisant « Sacale punta »

Il y a d’autres musiques qui utilisent l’expression « Sacale pun­ta ». Par exem­ple, la milon­ga écrite par José Bas­so : « Sacale pun­ta al lápiz » 1955-09-16 écrite par José Bas­so, mais qui n’a pas de paroles.

Sacale pun­ta al lápiz 1955-09-16 — José Bas­so (Musique José Bas­so)

Si on reste en Argen­tine, on trou­ve plus récem­ment l’expression dans des textes de cumbias. Les cumbias ont sou­vent des textes scabreux, c’est le cas de celle qui s’appelle comme la milon­ga de Bas­so et qui est inter­prétée par Neni y su ban­da. Mon blog se voulant de haute tenue, je ne vous don­nerai pas les paroles, mais sachez que le pos­sesseur du lápiz (cray­on) se vante de pou­voir en faire quelque chose au lit.
Le groupe cubain Vie­ja Tro­va San­ti­a­guera chante égale­ment « Sacale pun­ta al lápiz ». Ce son est avec des paroles rel­a­tive­ment explicites, la muñe­qua (poupée) faisant référence au même cray­on que la cumbia sus­men­tion­née.

Sácale la pun­ta al lápiz — Vie­ja Tro­va San­ti­a­guera

Le chanteur por­tor­i­cain de Sal­sa, Adal­ber­to San­ti­a­go, chante dans une sal­sa du même titre, « Sacale pun­ta ». Il s’agit dans ce cas de faire les comptes avec sa com­pagne qui l’a trompée. Comme la liste des reproches est longue, elle doit pré­par­er la mine de son cray­on pour pou­voir tout not­er. On est donc ici, dans la lignée sco­laire, du cray­on dont on doit affuter la mine.

Sácale pun­ta 1982-12-31 — Adal­ber­to San­ti­a­go

Dans l’esprit du cray­on pour écrire, on pour­rait penser au car­net de bal pour inscrire les parte­naires avec qui nous allons danser. Je n’y crois pas dans ce cas. Tout au plus le car­net et le cray­on seront pour not­er les coor­don­nées de la belle…

Et donc, pourquoi « Sacale punta » ?

Comme vous l’imaginez, les pistes précé­dentes ne me sat­is­font pas. Je vais vous don­ner ma ver­sion, ou plutôt mes ver­sions, mais qui se rejoignent. Pour cela, inter­ro­geons le lun­far­do, l’argot portègne.
En lun­far­do se dit : « de pun­ta en blan­co » qui sig­ni­fie élé­gant. Il est donc logique de penser que le nar­ra­teur souhaite sor­tir ses meilleurs vête­ments pour aller à la milon­ga.
Tou­jours en lun­far­do, « hac­er pun­ta » est aller de l’avant. On peut donc imag­in­er qu’il faut aller de l’avant pour aller à la milon­ga.
Con­tin­uons avec le lun­far­do : La pun­ta est aus­si un couteau, une arme blanche. Quand on con­naît la répu­ta­tion des com­padri­tos, on se dit qu’ils peu­vent être prêts à sor­tir le couteau à la moin­dre occa­sion à la milon­ga.
Pour résumer, il se pré­pare avec ses beaux habits, éventuelle­ment avec un couteau dans la poche pour les coups durs. Il est donc prêt pour aller à la milon­ga qui a déjà com­mencé, pour danser joue con­tre joue et dis­cuter ce qui se doit avec ceux qui se met­tent en tra­vers de sa route. On ne peut pas tout à fait exclure un dou­ble sens à la Vil­lol­do, surtout si on se réfère au fait que cette milon­ga se réfère au début du XXe siè­cle, époque où les paroles étaient beau­coup plus « libres ».

Lo de Laura

En effet, le dernier cou­plet, qui n’est pas chan­té ici, par­le du temps de Lau­ra. Il s’agit de la casa de Lau­ra (Lau­renti­na Mon­ser­rat). Elle était située en Paraguay 2512. Cette milon­ga était de bonne fréquen­ta­tion au début du vingtième siè­cle.

Lo de Lau­ra (Lau­renti­na Mon­ser­rat). Cette « mai­son » était située en Paraguay 2512. C’est main­tenant une mai­son de retraite…

Les danseurs pou­vaient danser avec les « femmes » de la mai­son moyen­nant le paiement de quelques pesos. Je ne con­nais pas le prix pour cette mai­son, mais dans une mai­son com­pa­ra­ble, Lo de Maria (La Vas­ca), le prix était de 3 pesos de l’heure. Le mari de la pro­prié­taire, « El Ingles » (Car­los Kern) veil­lait à ce que les pro­tégées soient respec­tées. On est tou­jours à l’époque du tan­go de prostibu­lo, mais avec classe.
Il indique que dès l’époque de Lau­ra, il était de Primer agua c’est-à-dire qu’il était déjà très bon. Un peu comme dans la milon­ga « En lo de Lau­ra » (musique d’Antonio Poli­to et paroles d’Enrique Cadí­camo). En effet, dans cette milon­ga, Cadí­camo a écrit : « Milon­ga provo­cado­ra que me dio car­tel de tau­ra… », Milon­ga provo­cante qui me don­na le titre de cham­pi­on (en fait, plutôt dans le sens de cador, caïd, com­padri­to, courageux, qui se mon­tre…).

En lo de Lau­ra 1943-03-12 — Orques­ta Ángel D’Agosti­no con Ángel Var­gas — Anto­nio Poli­to Letra Enrique Cadí­camo (Domin­go Enrique Cadí­camo)

Pour vous don­ner une idée de l’ambiance de Lo de Lau­ra, vous pou­vez regarder cet extrait du film argentin « La Par­da Flo­ra » de León Klimovsky et qui est sor­ti le 11 juil­let 1952. C’est bien sûr une recon­sti­tu­tion, avec les lim­ites que ce genre impose.

Recon­sti­tu­tion de l’am­biance en Lo de Lau­ra. Extrait du film argentin « La Par­da Flo­ra » de León Klimovsky sor­ti le 11 juil­let 1952

Dans cette par­tie du film se joue “El Entr­erri­ano” d’Ansel­mo Rosendo Men­dizábal. En effet, une tra­di­tion veut que Men­dizábal ait écrit ce tan­go en Lo de Lau­ra. Il était en effet pianiste dans cet étab­lisse­ment et c’est donc fort pos­si­ble. Il inter­ve­nait aus­si à Lo de Maria la Vas­ca et cer­tains affir­ment que cet dans ce dernier étab­lisse­ment qu’il a inau­guré le tan­go.
Notons que les deux affir­ma­tions ne sont pas con­tra­dic­toires, mais je préfère lever le doute en prenant le témoignage de José Guidobono, témoin et acteur de la chose.
Il décrit cela dans une let­tre envoyée en 1934 à Héc­tor et Luis Bates et qui la pub­lièrent en 1936 dans « Las his­to­rias del tan­go: sus autores » :

“Existía una casa de baile que era cono­ci­da por “María la Vas­ca”. Allí se bail­a­ba todas y toda la noche, a tres pesos hora por per­sona. Encon­tra­ba en esos bailes a estu­di­antes, cuidadores y jock­eys y en gen­er­al, gente bien. El pianista ofi­cial era Rosendo y allí fue donde por primera vez se tocó “El entr­erri­ano”. […] así se bailó has­ta las 6 a.m. Al reti­rarnos lo saludé a Rosendo, de quien era ami­go, y lo felic­ité por su tan­go inédi­to y sin nom­bre, y me dijo: “se lo voy a dedicar a ust­ed, pón­gale nom­bre”. Le agradecí pero no acep­té, y debo decir la ver­dad, no lo acep­té porque eso me iba a costar por lo menos cien pesos, al ten­er que ret­ribuir la aten­ción. Pero le sug­erí la idea que se lo ded­i­case a Segovia, un mucha­cho que pasea­ba con nosotros, ami­go tam­bién de Rosendo y admi­rador; así fue; Segovia acep­tó el ofrec­imien­to de Rosendo. Y se le puso “El entr­erri­ano” porque Segovia era ori­un­do de Entre Ríos.”.

José Guidobono

Tra­duc­tion :

Il y avait une mai­son de danse con­nue sous le nom de « María la Vas­ca ». On y dan­sait toute la nuit pour trois pesos de l’heure et par per­son­ne. À ces bals, j’ai croisé des étu­di­ants, des médecins et des jock­eys [c’était une soirée spé­ciale du Z Club, club auquel Rosendo Men­dizábal a d’ailleurs dédié un tan­go (Z Club)] et en général, de bonnes per­son­nes.
Le pianiste offi­ciel était Rosendo et c’est là que « El entr­erri­ano » a été joué pour la pre­mière fois. […] c’est ain­si qu’on a dan­sé jusqu’à 6 heures du matin.
En par­tant, j’ai salué Rosendo, dont j’étais ami, et je l’ai félic­ité pour son tan­go inédit et sans nom, et il m’a dit : « Je vais te le dédi­cac­er, donne-lui un nom ». Je l’ai remer­cié, mais je n’ai pas accep­té, et je dois dire la vérité, je ne l’ai pas accep­té parce que cela allait me coûter au moins cent pesos, pour le remerci­er de l’attention. Mais j’ai sug­géré l’idée qu’il le dédi­cace à Segovia, un garçon qui mar­chait avec nous, égale­ment ami et admi­ra­teur de Rosendo ; C’est comme ça que ça s’est passé ; Segovia a accep­té l’offre de Rosendo. Et il l’a inti­t­ulé « El Entr­erri­ano » parce que Segovia était orig­i­naire d’Entre Ríos. […] Rosendo a ain­si gag­né cent man­gos (pesos en lun­far­do). »

La face A du disque Victor 38397

Sur la face A du même disque Vic­tor a gravé une valse. Elle a été enreg­istrée le même jour par Dona­to et Lagos, comme c’est sou­vent le cas.
Cette valse est sub­lime, je vous la pro­pose donc ici :

Qué será ? 1938-03-09 — Orques­ta Edgar­do Dona­to con Hora­cio Lagos — Pepe Guízar (MyL)

Ne pas con­fon­dre cette valse avec une au titre qui ne dif­fère que par deux let­tres…

Quién será ? 1941-10-13 — Orques­ta Edgar­do Dona­to con Hora­cio Lagos — Luis Rubis­tein (MyL)

Un clin d’œil pour les DJ

Felix Pich­er­na, un célèbre DJ de l’époque des cas­settes Philips, util­i­sait un cray­on pour rem­bobin­er ses cas­settes. Il devait donc sacar la pun­ta antes de la milon­ga.
J’en par­le dans mon arti­cle sur les tan­das.
Main­tenant, vous êtes prêts à danser à Lo de Lau­ra ou dans votre milon­ga favorite.

Felix Pinch­er­na util­isant un cray­on pour rem­bobin­er sa cas­sette de corti­na. http://www.molo7photoagency.com/blog/felix-picherna-el-muzicalizador-de-buenos-aires/04–9/

Milonga sentimental 1933-02-09 (Canyengue — Milonga) — Orquesta Francisco Canaro con Ernesto Famá y Ángel Ramos

Sebastián Piana Letra : Homero Manzi (Homero Nicolás Manzione Prestera)

Otros se que­jan llo­ran­do, yo can­to por no llo­rar. Tu amor se secó de golpe, nun­ca dijiste por qué. Yo me con­sue­lo pen­san­do que fue traición de mujer.

À not­er que mal­gré son titre de “milon­ga” et que beau­coup de DJ pro­pose ce titre comme une milon­ga, il s’ag­it plutôt d’un rythme de canyengue ou pour le moins d’un rythme bâtard entre le tan­go et la milon­ga que des orchestres comme celui de Miguel Vil­las­boas adoreront utilis­er plus tard.
Canaro le décrivait comme un milon­gon, une de ses inven­tions ryth­miques qui n’ont pas eu de suc­cès.

Extrait musical

Milon­ga sen­ti­men­tal 1933-02-09 — Fran­cis­co Canaro con Ernesto Famá y Ángel Ramos

L’archive sonore présen­tée ici, l’est à titre d’ex­em­ple didac­tique. La qual­ité sonore est réduite à cause de la plate­forme de dif­fu­sion qui n’ac­cepte pas les fichiers que j’u­tilise en milon­ga et qui sont env­i­ron 50 fois plus gros et de bien meilleure qual­ité. Je pense toute­fois que cet extrait vous per­me­t­tra de décou­vrir le titre en atten­dant que vous le trou­viez dans une qual­ité audio­phile.

Paroles

Milon­ga pa’ recor­darte,
milon­ga sen­ti­men­tal.
Otros se que­jan llo­ran­do,
yo can­to por no llo­rar.
Tu amor se secó de golpe,
nun­ca dijiste por qué.
Yo me con­sue­lo pen­san­do
que fue traición de mujer.

Varón, pa’ quer­erte mucho,
varón, pa’ desearte el bien,
varón, pa’ olvi­dar agravios
porque ya te per­doné.
Tal vez no lo sepas nun­ca,
tal vez no lo puedas creer,
¡tal vez te provoque risa
verme tirao a tus pies!

Es fácil pegar un tajo
pa’ cobrar una traición,
o jugar en una daga
la suerte de una pasión.
Pero no es fácil cor­tarse
los tien­tos de un mete­jón,
cuan­do están bien amar­ra­dos
al palo del corazón.

Milon­ga que hizo tu ausen­cia.
Milon­ga de evo­cación.
Milon­ga para que nun­ca
la can­ten en tu bal­cón.
Pa’ que vuel­vas con la noche
y te vayas con el sol.
Pa’ decirte que sí a veces
o pa’ gri­tarte que no.

Sebastián Piana Letra : Home­ro Manzi (Home­ro Nicolás Manzione Prestera)

Traduction

Milon­ga pour me sou­venir de toi, milon­ga sen­ti­men­tale.
D’au­cuns se plaig­nent en pleu­rant, moi, je chante pour ne pas pleur­er.
Ton amour s’est soudaine­ment tari, tu n’as jamais dit pourquoi.
Je me con­sole en pen­sant que ce fut trahi­son de femme.

Varón (mec, homme, mâle), pour t’aimer beau­coup, Varón, pour te souhaiter le bien, Varón, pour oubli­er les griefs, parce que je t’ai déjà par­don­née.
Peut-être que tu ne le sauras jamais, peut-être que tu ne le pour­ras pas croire, peut-être que cela te fera rire de me voir jeté à tes pieds !

Il est facile de faire une entaille pour faire pay­er une trahi­son, ou de jouer avec un poignard la chance d’une pas­sion.
Mais il n’est pas facile de couper les liens d’un amour pas­sion­né, lorsqu’ils sont bien attachés au bâton du cœur
(tien­to, palo peu­vent se référ­er au mem­bre vir­il et tajo à son pen­dant féminin).

Milon­ga qui a fait ton absence.
Milon­ga d’évo­ca­tion.
Milon­ga pour que nul ne la chante jamais à ton bal­con.
Pour que tu revi­ennes avec la nuit et que tu partes avec le soleil.
Pour te dire oui par­fois ou pour te crier non.

Autres enregistrements

Je ne dresserai pas la liste des enreg­istrements de Milon­ga sen­ti­men­tale, il y a en a des dizaines. Cer­tains, comme la ver­sion de Canaro, sont proches du canyengue et d’autres sont de véri­ta­bles milon­gas.
Voici juste quelques per­les :

Milon­ga sen­ti­men­tal 1932-10-04 — Mer­cedes Simone con orques­ta.

Une belle ver­sion assez rapi­de par Mer­cedes Simone. Mal­gré la sim­plic­ité de l’accompagnement avec flute ban­donéon et gui­tare, cette ver­sion pour­rait être pro­posée en milon­ga pour « laver les oreilles » des danseurs qui ne se con­tenteraient pas de la ver­sion du jour.

Milon­ga sen­ti­men­tal 1932-12-12 (Milon­ga Tanguea­da) — Ada Fal­cón con acomp. de Fran­cis­co Canaro.

Après la ver­sion de Mer­cedes Simone, Ada Fal­cón, nous pro­pose une jolie ver­sion, plus canyengue, mais un peu molle pour la danse à mon goût, ce qui n’est pas éton­nant, car c’est une chan­son et pas un enreg­istrement de danse.

Milon­ga sen­ti­men­tal 1932-12-30 — Orques­ta Adol­fo Cara­bel­li con Car­los Lafuente.

Une ver­sion bien canyengue, mais qui peut chang­er de notre ver­sion du jour, même si la voix plus acide de Lafuente peut ne pas plaire à tous.

Milon­ga sen­ti­men­tal 1933-01-23 — Car­los Gardel accom­pa­g­né à la gui­tare par Guiller­mo Bar­bi­eri, Domin­go Riverol, Domin­go Julio Vivas et Hora­cio Pet­torossi.

Pas pour la danse, mais des pas­sages avec la voix de Gardel se retrou­vent dans cer­taines ver­sions de Otros Aires au vingt unième siè­cle…

Milon­ga sen­ti­men­tal 1933-01-25 — Alber­to Gómez y Augus­to “Tito” Vila con acomp. de gui­tar­ras.

C’est la pre­mière ver­sion enreg­istrée en duo. Même si on est dans le domaine de la chan­son, c’est presque dans­able et finale­ment assez agréable à écouter.

Milon­ga sen­ti­men­tal 1933-02-09 — Fran­cis­co Canaro con Ernesto Famá y Ángel Ramos. C’est notre titre du jour.
Milon­ga sen­ti­men­tal 1958-09-18 — Orques­ta Ful­vio Sala­man­ca con Arman­do Guer­ri­co y Mario Luna.

On doit recon­naître à Sala­man­ca d’avoir été un des pre­miers à pro­pos­er une ver­sion rapi­de. En plus le duo qui reprend le principe de notre enreg­istrement du jour par Canaro est plutôt sym­pa­thique. Cette ver­sion qui peut être atti­rante à la pre­mière écoute, n’est cepen­dant pas totale­ment sat­is­faisante pour la danse.

Milon­ga sen­ti­men­tal 1987C — Miguel Vil­las­boas y su Orques­ta Típi­ca.

Le style sautil­lant et allè­gre de Vil­las­boas est très typ­ique de cer­tains orchestres uruguayens. Ce n’est sans doute pas la meilleure ver­sion, mais ce n’est pas désagréable à écouter, voire à danser.

Les orchestres con­tem­po­rains jouent sys­té­ma­tique­ment ce titre et nous avons donc une pléthore d’enregistrements qui hési­tent entre les ver­sions en chan­son, les ver­sions en canyengue et celles en milon­ga. Je vous pro­pose juste pour le vingt-unième siè­cle une ver­sion très dif­férente…

Milon­ga sen­ti­men­tal 2005 — Otros Aires Con Car­los Gardel.

J’indique Car­los Gardel, mais bien sûr, c’est juste sa voix qui est citée dans cet enreg­istrement de Otros Aires, un orchestre qui a eu son heure de gloire en appor­tant un style éton­nant, mais qui n’a pas sût se renou­vel­er.

Voilà, À bien­tôt, les amis !

Yo can­to por no llo­rar / Je chante pour ne pas pleur­er.