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Fantasma 1939-12-28 — Orquesta Roberto Firpo con Alberto Diale

Mario Maurano Letra: José Roberto De Prisco

En Ital­ie, il y a une dizaine d’années, il y a eu un intérêt mar­qué pour notre tan­go du jour, Fan­tas­ma (fan­tôme) par Rober­to Fir­po. Comme vous allez l’entendre, cette œuvre mérite en effet l’écoute par son orig­i­nal­ité. Mais atten­tion, il y a fan­tôme et fan­tôme et un fan­tôme peut en cacher un autre.

Extrait musical

Fan­tas­ma 1939-12-28 — Orques­ta Rober­to Fir­po con Alber­to Diale.

Dès les pre­mières notes, mal­gré le mode mineur employé, on note l’énergie dans la musique.
On peut donc s’imaginer que l’on par­le d’un fan­tôme au sens de per­son­ne van­i­teuse et pré­somptueuse, d’un fan­faron.
Écoutez donc le début avec cette idée. La par­tie A est tonique, en stac­ca­to. J’imagine tout à fait un fan­faron gam­bad­er dans les rues de Buenos Aires. À 28″ com­mence la par­tie B qui dévoile régulière­ment un mode majeur, le fan­faron épanoui sem­ble se réjouir, prof­iter de sa suff­i­sance.
Lorsque la par­tie A revient, elle est jouée en lega­to mais tou­jours avec le rythme pres­sant et bien mar­qué qui pousse à danser de façon tonique. On notera la vir­tu­osité de Juan Cam­bareri, le mage du ban­donéon qui réalise un solo épous­tou­flant.

Les musi­ciens du cuar­te­to “Los de Antes” de Rober­to Fir­po. De gauche à droite, Juan Cam­bareri (ban­donéon), Fer­nan­do Por­cel­li (con­tre­basse), Rober­to Fir­po (piano) et José Fer­nán­dez (vio­lon).

Le ténor, Alber­to Diale, inter­vient à 1:25 pour une inter­ven­tion de moins de 30 sec­on­des, ce qui n’est pas gênant, car il me sem­ble qu’il n’apporte pas une plus-val­ue extra­or­di­naire à l’interprétation. Cepen­dant, comme il énonce les paroles écrites par José Rober­to De Prisco, on est bien obligé de com­pren­dre que l’on ne par­le plus d’un fan­faron, même si la dernière par­tie avec ses envolées ven­teuses peut faire penser à une bau­druche qui se dégon­fle.
Avec le sens des paroles, on peut imag­in­er que ce sont les fan­tômes que l’on chas­se avec son allé­gresse, allé­gresse exprimée par les pas­sages en mode majeur qui s’intercalent entre les pas­sages en mode mineur.
Je suis sûr que vous imag­inez les fan­tômes qui volè­tent dans tous les sens à l’écoute de la dernière par­tie. On se sou­vient que Fir­po a écrit plusieurs titres avec des sons réal­istes, comme El amanecer et ses oiseaux mer­veilleux, El rápi­do (le train rapi­de), Fue­gos arti­fi­ciales (feu d’artifice) ou La car­ca­ja­da (l’éclat de rire). Cette com­po­si­tion l’a donc cer­taine­ment intéressé pour la pos­si­bil­ité d’imiter les fan­tômes volants. N’oublions pas que les musi­ciens avant les années 30 inter­ve­naient beau­coup pour faire la musique dans les ciné­mas, les films étant muets, ils étaient vir­tu­os­es pour faire les bruitages.

Paroles de Fantasma de Mario Maurano et José Roberto De Prisco

Y si al verme, tú lo vieras,
Que te muerde la con­cien­cia,
No los temas.
Los fan­tas­mas de tu pena están en ti.

Yo soy vida, vida entera.
Que can­tan­do su ale­gría,
Va sigu­ien­do su camino,
De ven­turas. Que no dejan,
Que se acerquen los fan­tas­mas ter­ro­rosos de otro ayer.
Mario Mau­ra­no Letra: José Rober­to De Prisco

Traduction libre de Fantasma de Mario Maurano et José Roberto De Prisco

Et si, quand tu me vois, tu le voy­ais qui te mord la con­science, ne les crains pas, les fan­tômes de ton cha­grin sont en toi.
Je suis une vie, une vie entière.
Que chan­tant sa joie, il pour­suit son chemin d’aven­tures. Qu’ils ne lais­sent pas s’approcher les fan­tômes ter­ri­fi­ants d’un autre hier.

Mario Maurano et José Roberto De Prisco

Quelques mots sur les auteurs, qui sont peu, voire très peu con­nus.

Mario Maurano (1905 à Rio de Janeiro, Brésil ‑1974)

Mario Mau­ra­no était pianiste, arrangeur, directeur d’orchestre et com­pos­i­teur.

Il sem­ble abon­né aux fan­tômes, car il a écrit la musique du film Fan­tas­mas en Buenos Aires dirigé par Enrique San­tos Dis­cépo­lo et qui est sor­ti le 8 juil­let 1942. Peut-être qu’on lui a con­fié la com­po­si­tion de la musique du film à cause de notre tan­go du jour.
Cepen­dant, l’histoire n’a rien à voir avec le tan­go et la musique du film, non plus. La présence de Dis­cépo­lo, n’implique pas for­cé­ment que ce soit un film de tan­go… Vous pou­vez voir le film ici… https://youtu.be/xtFdlXh4Vpc

L’af­fiche du film Fan­tas­mas en Buenos Aires, dirigé par Enrique Dis­ce­po­lo et qui est sor­ti en 1942. Zul­li Moreno est l’héroïne et pré­ten­due fan­tôme. Pepa Arias, la vic­time d’une arnaque.

Par­mi ses com­po­si­tions, en plus de la musique de ce film, on peut citer :

  • • Can­ción de navi­dad (Chan­son) (Mario Mau­ra­no Letra: Luis César Amadori)
  • • Cua­tro cam­panadas (Mario Mau­ra­no Letra: Lito Bayardo — Manuel Juan Gar­cía Fer­rari)
  • • El embru­jo de tu vio­lín (Mario Mau­ra­no Letra: Arman­do Tagi­ni — Arman­do José María Tagi­ni)
  • • Fan­tas­ma (Mario Mau­ra­no Letra: José Rober­to De Prisco)
  • • Por la señal de la cruz (Mario Mau­ra­no; Pedro Vesci­na Letra:Antonio Pom­ponio)
  • • Rien­do (Alfre­do Maler­ba; Mario Mau­ra­no; Rodol­fo Sci­ammarel­la, musique et paroles)
  • • Un amor (Mario Mau­ra­no; Alfre­do Anto­nio Maler­ba Letra: Luis Rubis­tein)
  • • Una vez en la vida (Valse) (Ricar­do Maler­ba; Mario Mau­ra­no Letra: Home­ro Manzi (Home­ro Nicolás Manzione Prestera)

José Roberto De Prisco

Je n’ai pas grand-chose à dire de l’auteur des paroles, si ce n’est qu’il a écrit les paroles ou com­posé la musique de quelques titres en plus de Fan­tas­ma.

  • • Che, no hay dere­cho (Arturo César Senez Letra: José de Prisco) – Enreg­istré par Fir­po.
  • • Desamor (Alber­to Gam­bi­no y Jose De Prisco)
  • • Fan­tas­ma (Mario Mau­ra­no Letra: José Rober­to De Prisco)
  • • Negri­to (Milon­ga) (Alber­to Soifer Letra: José De Prisco)
  • • Vac­ilación (Anto­nio Moli­na, José Rober­to De Prisco Letra: Rafael Iri­arte)
Deux cou­ver­tures de par­ti­tion d’œu­vres de José De Prisco.

Autres versions

Notre tan­go du jour sem­ble orphe­lin en ce qui con­cerne les enreg­istrements, mais il y a un autre fan­tôme qui rôde, com­posé par Enrique Delfi­no (Enrique Pedro Delfi­no — Delfy) avec des paroles de Cátu­lo Castil­lo (Ovidio Cátu­lo González Castil­lo).

Fan­tas­ma 1939-12-28 — Orques­ta Rober­to Fir­po con Alber­to Diale. C’est notre tan­go du jour.

Intéres­sons-nous main­tenant au fan­tôme de Delfy et Cátu­lo Castil­lo.

Paroles de Fantasma de Cátulo Castillo

Regre­sa tu fan­tas­ma cada noche,
Tus ojos son los mis­mos y tu voz,
Tu voz que va rodan­do entre sus goznes
La vie­ja can­ti­nela del adiós.
Qué pál­i­da y qué triste resuci­ta
Vesti­da de recuer­dos, tu can­ción,
Se afer­ra a esta tris­teza con que gri­tas
Lla­man­do, en la dis­tan­cia, al corazón.

Fan­tas­ma… de mi vida ya vacía
Por la gris melan­colía…
Fan­tas­ma… de tu ausen­cia, sin reme­dio
En la copa de mis­te­rio…
Fan­tas­ma… de tu voz que es una som­bra
Regre­san­do sin cesar,
¡Cada noche, cada hora!
Tan­ta sed abrasado­ra…
A esta sed abrasado­ra… de olvi­dar.

Ya no tienes las pupi­las boni­tas
Se apa­garon como una oración,
Tus manos, tam­bién ya mar­chi­tas
No guardaron mi can­ción.
Som­bras que acom­pañan tu reproche
Me nublan, para siem­pre, el corazón…
Olvi­dos que se encien­den en la noche
Agotan en alco­hol, mi deses­peración.

Enrique Delfi­no (Enrique Pedro Delfi­no — Delfy) avec des paroles de Cátu­lo Castil­lo – (Ovidio Cátu­lo González Castil­lo)

Traduction libre de la version de Cátulo Castillo

Ton fan­tôme revient chaque nuit, tes yeux sont les mêmes et ta voix, ta voix qui roule entre ses gonds (Les goznes sont les charnières, gonds… mais aus­si des propo­si­tions énon­cées sans jus­ti­fi­ca­tion, ce qui sem­ble être l’acception à con­sid­ér­er ici), le vieux refrain d’au revoir.
Que de pâleur et tristesse ton chant ressus­cite, vêtu de sou­venirs, s’ac­crochant à cette tristesse avec laque­lle tu cries, appelant au loin, le cœur.
Fan­tôme… de ma vie déjà vide par une mélan­col­ie grise…
Fan­tôme… de ton absence, dés­espéré dans la coupe du mys­tère…
Fan­tôme… de ta voix, qui est une ombre qui revient sans cesse,
chaque soir, chaque heure !
Tant de soif brûlante…
À cette soif brûlante… d’oublier.
Déjà, tu n’as plus les pupilles jolies, elles se sont éteintes comme une prière.
Tes mains, égale­ment déjà desséchées, n’ont pas gardé ma chan­son.
Les ombres qui accom­pa­g­nent ton reproche embru­ment pour tou­jours le cœur…
Les oub­lis qui s’al­lu­ment dans la nuit s’épuisent dans l’al­cool, mon dés­espoir.

Ce thème de Delfy et Cátu­lo Castil­lo a été enreg­istré plusieurs fois et notam­ment dans les ver­sions suiv­antes.

Fan­tas­ma 1944-10-24 — Orques­ta Miguel Caló con Raúl Iri­arte.

L’interprétation sem­ble en phase avec les paroles. Si c’est cohérent d’un point de vue styl­is­tique, le résul­tat me sem­ble moins adap­té au bal que notre tan­go du jour.

Fan­tas­ma 1944-12-28 — Orques­ta Osval­do Frese­do con Oscar Ser­pa.

Oscar Ser­pa n’est pas un chanteur pour la danse et il le con­firme dans cet enreg­istrement.

Fan­tas­ma 2013 — Orques­ta Típi­ca Sans Souci con Wal­ter Chi­no Labor­de.

L’orchestre Sans Souci s’est don­né comme mis­sion de per­pétuer le style de Miguel Calo. Ce n’est donc pas un hasard si vous trou­vez un air de famille entre les deux enreg­istrements.

Arthur le fan­tôme par Cezard

Gil a rayas 1953-08-10 — Orquesta Ángel D’Agostino

Juan Carlos Guyot Letra: Rafael Herraiz

Le 1er jan­vi­er 2018, à la milon­ga Dere­cho Viejo à Gri­cel (Buenos Aires), un danseur âgé est venu me deman­der de pass­er Gil a rayas. Cela cor­re­spondait à un sou­venir. Je lui ai demandé s’il avait une ver­sion de préférence, il me répon­dit que non. Comme je suis un DJ qui aime faire plaisir, j’ai cher­ché un moment favor­able. Ce n’était pas si évi­dent pour moi, car je ne passe pas de D’Agostino instru­men­tal. Je vous dirai la ver­sion choisie et expli­querai son inté­gra­tion dans la tan­da en fin d’article.

Un gil ?

Un gil est un idiot, quelqu’un facile à bern­er. Ici, il est à rayures. N’ayant pas le sup­port des paroles (prob­a­ble­ment per­dues), il est dif­fi­cile d’imaginer le sens de l’expression com­plète, l’idiot à rayures. Peut-être cela fait référence à son style ves­ti­men­taire, les rayures ajoutant, ou pas à son imbé­cil­lité. On notera qu’un Gil a cuadros, (Gil à car­reaux) est encore plus bête que le Gil sim­ple.

Gilles, Antoine Wat­teau 1719c.

Même si ce gil, Gilles, n’a pas de rayures, il représente assez bien l’idée du per­son­nage un peu niais ou pour le moins naïf.
En fait, ce tableau que l’on a longtemps appelé Gilles est désor­mais appelé Pier­rot, mais cela ne change pas l’histoire, Pier­rot étant le naïf de la Com­me­dia del­l’Arte. Le tableau ayant été recadré, il manque la par­tie gauche, la par­tie som­bre du tableau où se trou­ve l’homme sur l’âne (le doc­teur ignare) pou­vait révéler à l’origine d’autres per­son­nages inquié­tants…
L’homme en rouge est le Cap­i­taine, le mil­i­taire fan­faron. Les per­son­nages en cos­tume clairs sont « les amoureux ». Le buste sur la droite qui évoque le pro­fil du doc­teur, en symétrie, a un regard inquié­tant. Les dif­férents élé­ments sem­blent donc vouloir se jouer du can­dide Pier­rot, Gilles, gil. Je vous pro­pose d’écouter notre tan­go du jour en regar­dant ce tableau. Vous y décou­vrirez peut-être la même his­toire.

Extrait musical

Gil a rayas 1953-08-10 — Orques­ta Ángel D’Agosti­no.

Le titre a été enreg­istré (inscrit dans les reg­istres) à la SADAIC le 20 mai 1958 sous la référence #40535 | ISWC T0370436660. Les auteurs sont men­tion­nés pour cette seule œuvre et ils restent assez mys­térieux. D’où vien­nent ces giles ? Par­don, ces auteurs ? Je ne vous don­nerai pas la réponse, mais je suis intéressé si vous l’avez…

Autres versions

Tout d’abord, je tiens à saluer mes regret­tés amis Daniel Resk et Juan Lenci­na pour la con­fi­ance de m’avoir con­fié à de nom­breuses repris­es la musi­cal­i­sa­tion de la milon­ga Dere­cho Viejo.
Je reviens donc à ce 1er jan­vi­er 2018 dans le beau Salón Gri­cel (je crois qu’à cette époque c’était encore l’ancien décor). Un danseur est donc venu me deman­der Gil a rayas. Voici les 5 choix qui s’offraient à moi et pourquoi j’ai choisi la ver­sion que j’ai dif­fusée.

Gil a rayas 1922 — Enrique Delfi­no (solo de piano).

Je la men­tionne ici, car c’est un élé­ment his­torique, mais un enreg­istrement acous­tique ne se dif­fuse pas en milon­ga et de plus, c’est une ver­sion au piano. Cet enreg­istrement nous per­met toute­fois d’entendre Delfy dans une de ses nom­breuses facettes, celle du pianiste.

Gil a rayas 1927-10-28 — Orques­ta Fran­cis­co Lomu­to.

Je ne l’ai pas envis­agé une sec­onde, il est très rare de pass­er la vieille garde à Buenos Aires. Ce n’est pas vilain, mais pas au goût des danseurs portègnes.
Il restait donc trois ver­sions, toutes par D’Agostino et toutes les trois instru­men­tales. S’il y a un nom d’auteur, Rafael Her­raiz, il n’y a apparem­ment pas de ver­sion chan­tée enreg­istrée.
Voici les trois ver­sions de D’Agostino :

Gil a rayas 1942-08-11 — Orques­ta Ángel D’Agosti­no.

Cette ver­sion est assez clas­sique et elle a l’avantage d’être au cœur de l’activité de D’Agostino et donc de pou­voir être incor­porée facile­ment dans une tan­da.

Gil a rayas 1953-08-10 — Orques­ta Ángel D’Agosti­no. C’est notre ver­sion du jour.

Elle présente l’intérêt d’être à peu près com­pat­i­ble avec Café Dominguez, le gros tube du D’Agostino tardif qui est aus­si instru­men­tal. Mais on se retrou­ve dans le même cas que pour Café Dominguez, dif­fi­cile de con­stituer une tan­da har­monieuse.

Gil a rayas 1962-05-06 — Orques­ta Ángel D’Agosti­no.

l’esprit pour être dif­fusée. Elle est trop plan-plan et inerte pour que j’envisage de la pro­pos­er.
Vous trou­verez sans doute une ver­sion datée de 1963-05-06, mais c’est la même que celle de 1962 (même matrice et même numéro de disque), c’est donc une coquille de l’éditeur.
Il restait donc deux titres pos­si­bles ; la ver­sion de 42 et celle de 53.

Que choisir ? Le dilemme du DJ

Le DJ est là pour faire plaisir aux danseurs. Il doit donc sans cesse estimer ce dont « ils ont besoin, envie ». Là, il y avait une com­mande. Comme D’Agostino est générale­ment plutôt calme, il peut bien con­venir après une tan­da de milon­ga. C’est l’option que j’ai choisie.
J’avoue avoir beau­coup hésité entre deux pos­si­bil­ités.

  1. Jouer le plus sûr avec la ver­sion de 1953, précédée ou suiv­ie de Café Dominguez et deux tan­gos chan­tés par Var­gas de la décen­nie antérieure. C’est un peu mon­strueux d’un point de vue de l’harmonie de la tan­da, mais sans trop de risque, car chaque titre indi­vidu­elle­ment sera accep­té par les danseurs.
  2. Met­tre la meilleure ver­sion pour la danse à Buenos Aires, celles de 1942 et la com­pléter par trois titres de la même époque.

C’est l’option 2 que j’ai choisie, car j’aime bien faire des tan­das har­monieuses. Ayant un doute sur l’accueil de Gil a rayas par les danseurs, j’avais prévu en cas de prob­lème trois titres avec Var­gas en con­tin­u­a­tion.
Cepen­dant, comme Gil a rayas a été bien accueil­li, j’ai con­tin­ué avec un autre instru­men­tal :

Gran muñe­ca 1943-12-05 — Orques­ta Ángel D’Agosti­no.

Gran muñe­ca 1943-12-05 — Orques­ta Ángel D’Agosti­no.

Là, il restait un choix à faire. Con­tin­uer en instru­men­tal, avec des titres peu con­nus ou bas­culer sur Var­gas.
Comme la piste était pleine, je suis resté sur de l’instrumental, non sans avoir le cœur bat­tant à 90…

De pura cepa 1943-12-05 — Orques­ta Ángel D’Agosti­no.

Au moins ce titre est en har­monie avec le précé­dent et a même été enreg­istré le même jour.
Là, il n’était plus vrai­ment ques­tion d’aller cas­er un Var­gas. La piste était pleine et les danseurs ne sem­blaient pas regarder dans ma direc­tion avec des poignards dans les yeux. J’ai donc mis un qua­trième instru­men­tal… La musique tran­quille sem­blait leur con­venir. D’ailleurs à Buenos Aires, il me sem­ble que la musique est plus calme qu’en Europe. Je pense qu’on y recherche plus la sub­til­ité que l’énergie.

De corte criol­lo 1945-05-21 — Orques­ta Ángel D’Agosti­no.

Pourquoi ce titre qui est un peu dif­férent des autres. Le piano y est assez présent, rap­pelez-vous, il dia­loguait beau­coup dans la ver­sion de Gil a rayas de 1942, le pre­mier titre de la tan­da. Cer­tains pas­sages sont un peu plus toniques, notam­ment ceux où le piano est au pre­mier plan, d’autres sont presque joueurs. Ce titre con­vient donc assez bien pour des cou­ples qui ont eu trois autres titres pour s’apprivoiser. De plus, il présente une vari­a­tion finale au ban­donéon qui per­met de ter­min­er la tan­da d’une façon rel­a­tive­ment tonique.
La tan­da étant une tan­da calme après les milon­gas, cette propo­si­tion pou­vait bien pass­er dans ce cadre et ce fut le cas. Peut-être qu’en Europe je ne l’aurai pas pro­posée, mais en Europe, per­son­ne ne m’aurait demandé Gil a rayas
Je crois que c’est la seule tan­da instru­men­tale de D’Agostino que j’ai passée dans ma car­rière alors que je passe qua­si sys­té­ma­tique­ment une tan­da chan­tée, notam­ment par Var­gas, ou au pire une tan­da mixte, notam­ment quand il y a Café Dominguez (qui est instru­men­tal) en début de tan­da et que je pour­su­is avec Var­gas.

Voilà, les amis, à demain !

Gil a rayas. Rowan Atkin­son (Mis­ter Bean) pour­rait jouer le rôle d’un gil, non ?

Viviré con tu recuerdo 1942-08-04 — Ada Falcón con acomp. de Roberto Garza

Francisco Canaro Letra: Ivo Pelay

Notre tan­go du jour est une chan­son sur un rythme de valse. Ce n’est donc pas un enreg­istrement pour la danse, mais l’histoire qui la sous-tend vaut d’être con­tée. C’est une his­toire d’amour et ici, c’est la réponse de la bergère au berg­er.
Mais ras­surez-vous, il y a aus­si de belles ver­sions de danse au pro­gramme…

Fran­cis­co Canaro et Ada Fal­cón

Extrait musical

Viviré con tu recuer­do 1942-08-04 — Ada Fal­cón con acomp. de Rober­to Garza.

Paroles

Recor­daré de tu pasión la inmen­si­dad.
Recor­daré la ima­gen fiel que me adoró.
Evo­caré de tu mirar la suavi­dad
y soñaré que aquel ayer no se ale­jó.

Recor­daré la noche azul en que te vi
en el jardín pri­mav­er­al de la ilusión.
Recor­daré que hoy, al par­tir, me estremecí
cuan­do miré las rosas de mi amor tem­b­lan­do en tu bal­cón.

El recuer­do de tus ojos,
tus son­risas y tus besos,
han de ser en mi camino
bril­lan­tísi­mo ful­gor.
Si me ale­jan de tu lado
viviré con tu recuer­do.
Viviré acari­cian­do tu nom­bre
entre vagos rumores y ensueños.
Viviré de las horas pasadas
mi sub­lime nov­ela de amor.

Recor­daré de tu quer­er la inmen­si­dad,
recor­daré de tu besar la ensoñación,
y al evo­car de tu reír la clar­i­dad
me cubrirá un velo gris de desazón.

Recor­daré que suave luz te ilu­minó
cuan­do besé, ebrio de amor, tu boca en flor.
Recor­daré el madri­gal que te brindó
mi inspiración, al ver tu her­mosa faz teñi­da de rubor.
Fran­cis­co Canaro Letra: Ivo Pelay

Traduction libre

Je me sou­viendrai de l’im­men­sité de ta pas­sion.
Je me sou­viendrai de l’im­age fidèle qui m’ado­rait.
J’évo­querai de ton regard la douceur et je rêverai que cet hier n’a pas dis­paru.
Je me sou­viendrai de la nuit bleue quand je t’ai vu dans le jardin print­anier de l’il­lu­sion.
Je me sou­viendrai qu’au­jour­d’hui, en par­tant, j’ai fris­son­né en regar­dant les ros­es de mon amour trem­bler sur ton bal­con.
Le sou­venir de tes yeux, tes sourires et tes bais­ers doivent être un éclat des plus bril­lants sur mon chemin.
S’ils m’emportent loin de toi, je vivrai avec ton sou­venir.
Je vivrai en cares­sant ton nom au milieu de vagues rumeurs et de rêves.
Je vivrai des heures passées, mon sub­lime roman d’amour.
Je me sou­viendrai de l’im­men­sité de ton amour, je me sou­viendrai du rêve de ton bais­er, et quand j’évo­querai la clarté de ton rire, il me cou­vri­ra d’un voile gris de malaise.
Je me sou­viendrai de la douce lumière qui t’il­lu­mi­nait quand j’embrassais, ivre d’amour, ta bouche en fleurs.
Je me sou­viendrai du madri­gal que t’a don­né mon inspi­ra­tion, quand j’ai vu ton beau vis­age tein­té de rougisse­ment.

Une histoire

Main­tenant que vous avez pris con­nais­sance des paroles, vous com­pren­drez pourquoi cette valse n’est pas aus­si entraî­nante que d’autres. On peut se deman­der ce qui se passe, si l’être aimé est mourant ou mort, si la sépa­ra­tion est défini­tive par la volon­té de l’un des deux.
Pour répon­dre à cela, il con­vient d’entrer dans la vie de Fran­cis­co Canaro et Ada Fal­cón.
Aída Elsa Ada Fal­cone avait deux demi-sœurs, elles aus­si chanteuses, Aman­da, et Adhel­ma.

Aman­da, Adhel­ma et Ada Fal­cón. Elles ont au moins en com­mun de lever le regard…

Amanda Falcón (1901–1998)

Aman­da qui n’a pas enreg­istré a eu un début de car­rière intéres­sant, faisant notam­ment par­tie de la Com­pañía Argenti­na de Grandes Espec­tácu­los de Ivo Pelay (l’auteur des paroles de notre valse du jour). Elle a joué égale­ment avec Gardel, même si l’accueil de la cri­tique ne fut pas à la hau­teur de ses espérances. Sa car­rière sem­ble s’être arrêtée en 1934 et on la retrou­ve à Hol­ly­wood, mais apparem­ment sans événe­ment majeur dans sa vie artis­tique.

Adhelma Falcón (1902–1987),

Je vous pro­pose de décou­vrir Adhel­ma avec l’un de ses enreg­istrements :

Cor­tan­do camino 1930 — Adhel­ma Fal­cón con gui­tar­ras

Adhel­ma prou­ve par cet enreg­istrement qu’elle avait une voix qui pou­vait rivalis­er avec celle de sa demi-sœur. Elle était en plus com­positrice et auteure, de quoi lui assur­er la gloire, mais cela a été pour la petite Ada, la plus jeune des trois. Elle a arrêté sa car­rière en 1946, peu après Ada.
En 1989 Ada a accusé son aînée de s’être fait pass­er pour elle dans des tournées et de sign­er des auto­graphes en son nom. Cinquante ans après les faits sup­posés, on peut s’étonner de cette révéla­tion.
Cela con­firme toute­fois la qual­ité de chanteuse d’Adhel­ma et sa beauté. En 1934, elle a devancé Ada dans un con­cours organ­isé par la revue Sin­tonía. Le but de ce con­cours était d’élire la plus belle Miss Radio (ce qui peut sem­bler éton­nant vu qu’à la radio on ne voit pas les vis­ages… La gag­nante fut Lib­er­tad Lamar­que, mais Adhel­ma a obtenu beau­coup plus de voix (votes) que Ada.
Peut-être que ces points expliquent la brouille entre les deux femmes, mais une autre his­toire court selon laque­lle Canaro aurait été infidèle à Ada avec Adhel­ma

Ada Falcón

Ada est née elle-même d’une infidél­ité de sa mère avec un estanciero de Junín… Elle est donc la demi-sœur de Aman­da et Adhel­ma.
Elle a suivi le chemin des deux aînées, mais sem­ble-t-il avec plus de suc­cès. Cela tient peut-être dans le fait que Ada a ren­con­tré Canaro. Et c’est cette ren­con­tre qui mar­quera la vie des deux.

Ada y Francisco

La romance entre Canaro et Ada est bien con­nue. Ada qui a com­mencé à tra­vailler très jeune et après un pas­sage dans l’orchestre de Frese­do et le trio de Delfi­no avec qui elle a enreg­istré jusqu’au 20 juil­let 1929 et 4 jours plus tard, elle enreg­is­trait avec Canaro.
La majorité des titres sont men­tion­nés comme étant de Ada Fal­cón accom­pa­g­née par Fran­cis­co Canaro. Elle était la vedette. Par ailleurs, beau­coup des titres qu’elle a chan­tés ont été com­posés par Canaro avec des thèmes pou­vant coïn­cider avec leur his­toire d’amour. Le plus célèbre et le pre­mier est Yo no sé qué me han hecho tus ojos.

Yo no sé qué me han hecho tus ojos 1930-09-17 — Ada Fal­cón con acomp. de Fran­cis­co Canaro.

Paroles et musiques de Fran­cis­co Canaro. Une déc­la­ra­tion d’amour à Ada.
Cette his­toire eu comme fin le refus de Canaro de divorcer de La France­sa, son épouse. Dans ses mémoires, Canaro le con­te de façon un peu dif­férente, Ada aurait répon­du à un appel de Dieu, pas tout à fait sincère le Fran­cis­co.
La réal­ité sem­ble plus prosaïque. Les avo­cats de Canaro auraient affir­mé qu’il aurait dû don­ner la moitié de ses biens à sa femme en cas de divorce, ce à quoi, étant né pau­vre, il s’est refusé.
Le refus fut sans doute très mal pris par Ada qui avait son car­ac­tère, mais le point final fut soit l’histoire avec sa demi-sœur Adhel­ma con­tée ci-dessus, soit le fait que La France­sa soit venue dans la loge et sur­prenant Ada sur les genoux de Fran­cis­co aurait men­acé de les tuer avec le pis­to­let qu’elle avait apporté.
Quoi qu’il en soit, cela a mis fin à leur rela­tion pro­fes­sion­nelle, mais leur amour est resté en fil­igrane. Ain­si, leur dernière séance d’enregistrement a eu lieu le 28 sep­tem­bre 1938 et les deux derniers thèmes ont été Nada más et No mien­tas, (Plus jamais et Ne mens pas).
Qua­tre ans plus tard, Fran­cis­co Canaro enreg­istre la valse Viviré con tu recuer­do avec Eduar­do Adrián.
Au bout de qua­tre mois, Ada don­nera sa réponse en enreg­is­trant pour la dernière fois de sa vie, la même valse, Viviré con tu recuer­do (Je vivrai avec ton sou­venir) et Corazón enca­de­na­do (cœur enchaîné), un autre thème com­posé par Canaro et qui peut être con­sid­éré comme une autre preuve de l’amour d’Ada pour Fran­cis­co. Ce dernier enreg­istrement est un adieu, un adieu à Canaro, mais aus­si à la vie sécu­laire, puisqu’elle se reti­ra dans un cou­vent.
Pour clore cette his­toire, je vous pro­pose la fin du doc­u­men­taire sur Ada Fal­cón, de Lore­na Muñoz et Ser­gio WolfYo no sé qué me han hecho tus ojos” (Argenti­na — 2003).

20 sec­on­des d’é­mo­tion quand le jour­nal­iste demande à Ada Fal­cón qui fut son grand amour et qu’elle répon­dit en pleu­rant, je ne me sou­viens pas. Allí se le pre­gun­tó quién había sido su gran amor”, “No recuer­do”.

Autres versions

Il n’y a que trois enreg­istrements val­ables de ce thème et les trois impliquent au moins un des pro­tag­o­nistes de la chan­son.
J’ai d’autres ver­sions, mais elles sont suff­isam­ment moches pour que je ne vous les pro­pose pas. Je ne voulais pas gâch­er cette his­toire d’amour avec des ver­sions moyennes.

Viviré con tu recuer­do 1942-04-24 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro con Eduar­do Adrián.

C’est le pre­mier enreg­istrement du thème de Canaro par Canaro. C’est claire­ment un mes­sage adressé à Ada avec l’aide de son com­plice, Ivo Pelay, qui était égale­ment un proche des sœurs Fal­cón.

Viviré con tu recuer­do 1942-08-04 — Ada Fal­cón con acomp. de Rober­to Garza.

Viviré con tu recuer­do 1942-08-04 — Ada Fal­cón con acomp. de Rober­to Garza. La réponse de la bergère, Ada, au berg­er Fran­cis­co.
Rober­to Garza (José Gar­cía López), le ban­donéon­iste qui accom­pa­gne avec ses musi­ciens Ada Fal­cón n’est pas un chef habituel. Il a réal­isé entre 1941, quelques enreg­istrements en accom­pa­g­ne­ment de Mer­cedes Simone et enreg­istré deux titres avec Igna­cio Corsi­ni. Le dou­ble enreg­istrement du 4 août 1942 est donc motivé par le besoin d’Ada de répon­dre à Fran­cis­co. Ce sont ses adieux à Canaro et au monde.

Viviré con tu recuer­do 1954-11-17 — Quin­te­to Pir­in­cho dir. Fran­cis­co Canaro.

Viviré con tu recuer­do 1954-11-17 — Quin­te­to Pir­in­cho dir. Fran­cis­co Canaro. Douze ans plus tard, Canaro, à la tête de son Quin­te­to Pir­in­cho enreg­istre une ver­sion instru­men­tale, comme un écho, comme pour dire à Ada, je pense tou­jours à toi.

À propos des « éditeurs » de disques

J’ai une col­lec­tion musi­cale plutôt riche (plus de 100 000 titres, pas seule­ment de tan­go), mais je fais de la veille, notam­ment pour décou­vrir des ver­sions par de nou­veaux orchestres. J’ai donc jeté un œil à Spo­ti­fy, un ser­vice de musique grand pub­lic, d’une grande médi­ocrité, car il ne véri­fie pas les élé­ments qu’ils pub­lient. Curieuse­ment beau­coup de DJ de tan­go l’utilisent, par­fois même en direct…
Je ne par­le pas de la qual­ité sonore pro­posée par la plate­forme, elle est tech­nique­ment suff­isante pour pass­er de la musique de tan­go anci­enne, mais de la qual­ité des ver­sions qu’ils dif­fusent, s’approvisionnant auprès d’éditeurs peu scrupuleux, voire cra­puleux. Ces derniers pro­posent des ver­sions très mal numérisées et sou­vent hor­ri­ble­ment retouchées, voire tron­quées.

Presque toutes les men­tions sont fauss­es. Une seule est com­plète et juste.

Voici une copie d’écran de Spo­ti­fy. Le seul enreg­istrement cor­recte­ment indiqué est notre tan­go du jour. Les autres sont soit incom­plets (men­tion de l’orchestre sans le chanteur, men­tion du chanteur sans l’orchestre), soit car­ré­ment faux, comme une ver­sion de Mer­cedes Simone qui est en fait celle de Ada Fal­cón passée un peu plus vite. 90 % d’erreur, ce n’est pas très hon­or­able.
Non seule­ment c’est une preuve de médi­ocrité, mais en plus, c’est ne rien com­pren­dre à l’histoire. Indi­quer que Ada Fal­cón a enreg­istré avec Canaro en 1942, c’est mécon­naître l’histoire et ne pas regarder les éti­quettes des dis­ques.
Les édi­teurs se con­tentent de piquer des musiques dans leur fonds, sans se souci­er de la qual­ité, de l’exactitude de ce qu’ils pub­lient. Ils pren­nent n’importe quel CD, réal­isé d’après n’importe quel disque vinyle ayant mas­sacré le disque 78 tours d’origine, en rajoutant une couche de destruc­tion avec le Remas­ter­i­za­do”.
C’est tout sim­ple­ment scan­daleux. Quand je pense que les édi­teurs de musique se goin­frent sur le dos des organ­isa­teurs d’événements en ayant détourné la rai­son d’être de la SACEM, ce qui est un comble quand on pense que Canaro était un des précurseurs des droits d’auteurs en Argen­tine avec la créa­tion de la SADAIC.

Fran­cis­co Canaro et Ada Fal­cón

Voilà, on se quitte avec la pho­to de nos deux amoureux trag­iques.

À demain, les amis !

Buenos Aires es una papa 1928-07-18 — Orquesta Francisco Canaro con Charlo

Enrique Pedro Delfino (Delfy) Letra : Juan Fernando Camillo Darthés

Nous avons vu dans beau­coup de tan­gos que le lun­far­do, l’argot de Buenos Aires était très appré­cié des paroliers qui ne pre­naient pas tous les pré­cau­tions de Juan Bautista Abad Reyes qui a écrit que « Le risque est de penser en faubourien et de con­cevoir les œuvres en lun­far­do ». Notre tan­go du jour est à des­ti­na­tion des néo­phytes et plus par­ti­c­ulière­ment des Français qui béné­fi­cient d’un dic­tio­n­naire chan­té par une Française qui s’est instal­lée à Buenos Aires et qui trou­ve cela épatant !

Extrait musical

Buenos Aires es una papa (Buenos Aires c’est épatant) 1928-07-18 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro con Char­lo.
Buenos Aires es una papa (Buenos Aires, c’est épatant) — Enrique Pedro Delfi­no (Delfy) Letra : Juan Fer­nan­do Camil­lo Darthés.

L’illustration de cou­ver­ture est de Roger de Valério. Le disque Odeon porte le numéro 4474. Ce tan­go est la face A. La face B est Tal­is­mán (1928–04-25), tan­go instru­men­tal. On notera le nom de Marthe Berthy qui inau­gur­era cette œuvre à Paris, puis à Buenos Aires.

Paroles

Paroles de cet enregistrement

Ce tan­go de Delfy (Enrique Pedro Delfi­no) a des paroles éton­nantes, car elles ont été écrites en français par un Argentin, Juan Fer­nan­do Camil­lo Darthés. Notre ver­sion du jour, chan­tée par Char­lo ne vous pro­posera pas l’intégralité des paroles et même ne vous en don­nera que des bribes. Nous ver­rons après les paroles « offi­cielles », mais voici la retran­scrip­tion des paroles de notre tan­go du jour.

Des­de el pasa­do no encon­tró
Ici l’amour c’est l’mete­jón
Des­de el pasar “et bien voila”
À la can­ción de can­tar

Ver­sión de Char­lo

Oui, vous avez bien lu/entendu. C’est un texte mélangeant le français et l’espagnol.

Paroles originales (en français)

Quand je me suis embar­quée pour l’Argentine,
j’étais pour mes par­ents la p’tite Titine.
Main­tenant, voici, c’est drôle, j’ne com­prends pas !
Tout le monde ici m’appelle « La Porotá ».
Pour dire par­ler, main­tenant je dis « chamuyo » ;
au lieu de dire un franc, je dis « un grul­lo ».
À mon fiancé je l’appelle « un gran bacán ».
Oh, Buenos Aires, messieurs, c’est épatant !

C’est épatant
comme nous changeons.
Ici l’amour
c’est l’metejón.
C’est épatant
et bien, voilà,
en Argen­tine
on dit comme ça.

J’ai appris cette langue à peine dans une semaine
et ils m’ont changé, c’est triste, tout de même.
Pour dire le lit je dis « la catr­era »,
pour dire sor­tir il faut dire « espi­antá ».
Le pain a table je l’appelle « mar­ro­co » ;
quand j’ai mal à la tête, « me duele el coco ».
Je dis « la gui­ta » au lieu de dire l’argent…
Oh, Buenos Aires, messieurs, c’est épatant !

Enrique Pedro Delfi­no (Delfy) Letra: Juan Fer­nan­do Camil­lo Darthés

Paroles en espagnol

Cuan­do me embar­qué hacia la Argenti­na
Yo era, para mis padres, la pequeña Titine.
Aho­ra vea ust­ed, es gra­cioso, no entien­do nada:
Todo el mun­do aquí me lla­ma: “la Porotá”.
Para decir hablar, aho­ra digo “chamuyo”,
En lugar de decir un fran­co, digo “un grul­lo”,
A mi novio lo llamo “un gran bacán” …
¡Oh, Buenos Aires, señores, es asom­broso!

Es asom­broso
Cómo cam­bi­amos,
Aquí el amor
Es el mete­jón.
Es asom­broso
Y sin embar­go,
En Argenti­na
Se dice así.

Aprendí esta lengua en ape­nas una sem­ana
Y ellos sin embar­go, me cam­biaron, es triste,
Para decir la cama, digo “la catr­erá”,
Para decir salir, hay que decir “espi­antá”,
Al pan sobre la mesa lo lla­man “mar­ro­co”,
Cuan­do ten­go dolor de cabeza, “me duele el coco”.
Digo “la gui­ta” en lugar de decir el dinero…
¡Oh, Buenos Aires, señores, es asom­broso!

Enrique Pedro Delfi­no (Delfy) Letra: Juan Fer­nan­do Camil­lo Darthés

Traduction libre et indications

Bon, ceux qui lisent cette anec­dote et français ou en espag­nol ne vont pas com­pren­dre, puisque j’ai don­né ci-dessus les ver­sions en français (orig­i­nal) et en espag­nol. Ce texte est donc des­tiné à ceux qui lisent dans une autre de ces langues. La dif­fi­culté est que le texte en français donne à la fois les paroles en français et en espag­nol. Vous risquez de voir donc deux fois le même mot ou des trucs étranges, je vous en demande par­don par avance.

Voyons tout d’abord le titre qui est à la fois en espag­nol et en français. « Buenos Aires es una papa / Buenos Aires, c’est épatant”. Le terme épatant, très “français”, même si un peu vieil­li n’est pas la tra­duc­tion lit­térale. En effet, la papa, c’est la pomme de terre, à ne pas con­fon­dre avec papá qui est le père en lan­gage enfan­tin. Cepen­dant, même si pour l’illustration de cou­ver­ture j’ai choisi de vous présen­ter une pomme de terre, il faut pren­dre papa dans un autre sens. En effet, papa veut aus­si dire que c’est facile. C’est donc facile pour elle de s’adapter à l’Argentine, ce qui n’est pas for­cé­ment l’avis de toutes les grisettes qui ont vécu de ter­ri­bles his­toires lors de leur arrivée en Argen­tine.

Quand je me suis embar­quée pour l’Argentine,
j’étais pour mes par­ents la p’tite Titine (Titine peut être le gen­tilé du prénom Chris­tine, mais aus­si un surnom sans rela­tion directe avec le prénom d’origine).
Main­tenant, voici, c’est drôle, j’ne com­prends pas !
Tout le monde ici m’appelle « La Porotá » (un surnom).
Pour dire par­ler, main­tenant je dis « chamuyo » ;
au lieu de dire un franc, je dis « un grul­lo » (de Man­grul­lo, un bil­let d’un peso).
À mon fiancé je l’appelle « un gran bacán ».
Oh, Buenos Aires, messieurs, c’est épatant !

C’est épatant
comme nous changeons.
Ici l’amour
c’est l’metejón.
C’est épatant
et bien, voilà,
en Argen­tine
on dit comme ça.

J’ai appris cette langue à peine dans une semaine
et ils m’ont changé, c’est triste, tout de même.
Pour dire le lit je dis « la catr­era »,
pour dire sor­tir il faut dire « espi­antá ».
Le pain à table je l’appelle « mar­ro­co » ;
quand j’ai mal à la tête, « me duele el coco ».
Je dis « la gui­ta » au lieu de dire l’argent…
Oh, Buenos Aires, messieurs, c’est épatant !

Fin du cours de lun­far­do…

On voit donc les emprunts faits par Char­lo dans sa ver­sion qui est une ampu­ta­tion très sévère du texte d’origine…

Autres versions

Je n’ai pas d’autres ver­sions à pro­pos­er.
Dans le cat­a­logue Odéon de 1929, on trou­ve un enreg­istrement par Delfy (l’auteur de la musique), mais je n’ai pas réus­si à trou­ver ce disque.

Sous la référence de disque 7000 B, Delfy a enreg­istré un disque avec Odeón de “Buenos Aires c’est epatant” (sic).

Quand le tango va de Paris à Buenos Aires

Notre tan­go du jour a été inau­guré à Paris par Marthe Berthy dans le spec­ta­cle « Paris aux nues », une des revues du Moulin Rouge qui fit une tournée en Amérique du Sud en 1928.
Durant cette tournée, avant d’être présen­tée à Buenos Aires, le 15 juil­let 1928 au Teatro Ópera, la revue a été présen­tée à Rio de Janeiro. Le jour­nal de Rio de Janeiro, Cor­reio da Man­hã du 6 mai 1928 nous présente l’équipe du Moulin Rouge.
On y apprend que la troupe com­posée de 90 per­son­nes arrivées à bord du Lute­cia. Un repas a été offert aux artistes, par­mi lesquels on trou­ve :
Jacques Charles, créa­teur de plus de 110 revues, dont « Ça c’est Paris ! » (immor­tal­isé par Mist­inguett), « Ça c’est Mont­martre », « Paris aux nues » dont est tiré notre tan­go du jour « Oh ! Paris ! Mon Paris ! »…

Le Moulin Rouge — Simon Girard (Aimé Simon-Girard), Marthe Berthy, Mar­ta Albaicín (Pepi­ta Gar­cía Escud­ero), mem­bres prin­ci­paux de la troupe du Moulin rouge durant la tournée en Amérique du Sud.

Simon Girard, acteur de ciné­ma (Aimé Simon-Girard a joué dans Le vert galant 1924, Fan­fan-la-Tulipe 1925 et Les trois mous­que­taires 1932), Mar­ta Albaicín (Pepi­ta Gar­cía Escud­ero), danseuse de fla­men­co d’origine espag­nole, Marthe Berthy, chanteuse (et danseuse, même si ce n’est pas pré­cisé dans l’article) ayant rem­placé Mist­inguett au Moulin Rouge, Baldri­ni, chanteur déjà inter­venu à Buenos Aires et beau­coup d’autres.

L’in­tran­sigeant 1927-04-03 – La revue Ça c’est Paris avec Mist­inguett et Marthe Berthy.
Le jour­nal de Rio de Janeiro, Cor­reio da Man­hã du 6 mai 1928 annonçant que le spec­ta­cle va être joué à Rio de Janeiro et à Buenos Aires.

Dans le même jour­nal, dans l’édition du 15 juin 1928, on trou­ve la pub­lic­ité pour le spec­ta­cle qui aura lieu le 10 juil­let 1928 (cinq jours avant la représen­ta­tion de Buenos Aires) au Pala­cio The­atro de Rio de Janeiro.

Le jour­nal de Rio de Janeiro, Cor­reio da Man­hã du 15 juin 1928 avec la pub­lic­ité pour le spec­ta­cle du Moulin Rouge au Pala­cio The­atro. À gauche, l’annonce com­plète, à droite, l’annonce découpée pour la ren­dre plus lis­i­ble.

On notera le titre des dif­férentes revues présen­tées, Paris à la dia­ble, Paris aux étoiles, Paris au feu, Paris aux nues (celle qui nous intéresse aujourd’hui) et Adieu Paris.
Dans ce spec­ta­cle, il y avait donc divers­es pièces musi­cales qui étaient égale­ment un pré­texte pour présen­ter ce qui a fait le suc­cès du Moulin Rouge. Dans « Mont­martre aux nues » une des 110 revues crées par Jacques-Charles, on trou­vera par exem­ple un tan­go-fox-trot Lola de Valence, Fleur du mal avec des paroles de Jacques-Charles et Ch. L. Poth­ier et une musique de René Merci­er.
Les revues parisi­ennes qui fai­saient fureur dans le monde entier et notam­ment en Amérique du Nord et du Sud s’alimentaient donc égale­ment des musiques et dans­es des pays d’exportation. Même si on a du mal à l’imaginer aujourd’hui, le Monde du tan­go et du spec­ta­cle était pour le moins tri­an­gu­laire, entre les Amériques et l’Europe et notam­ment Paris dans le cas du tan­go et des revues du type Moulin Rouge.
En corti­na, je vous pro­pose un French Can­can, une musique qui date de la péri­ode précé­dant celle que nous venons d’évoquer (1890 au lieu de 1928) mais qui a tou­jours du suc­cès dans les milon­gas en corti­na

Bande-annonce de French Can­can (29/04/1955) réal­isé par Jean Renoir en 1954–55.

À demain, les amis !

En tus ojos de cielo 1944-07-10 — Orquesta Miguel Caló con Raúl Berón

Osmar Maderna (Osmar Héctor Maderna) Letra: Luis Rubistein

Curieuse­ment, Osmar Mader­na ne sem­ble pas avoir enreg­istré ce titre qu’il a com­posé. Pour­tant, dans la ver­sion de Caló, on recon­naît bien son orches­tra­tion. Si on creuse un peu la ques­tion, on se rend compte qu’il l’a enreg­istré, comme pianiste de Miguel Caló et entouré des musi­ciens excep­tion­nels de cet orchestre. Il était dif­fi­cile de faire mieux pour met­tre en musique un de plus beaux poèmes d’amour du tan­go.

Les musiciens de Miguel Caló

Piano : Osmar Mader­na. Son style déli­cat et sim­ple cadre par­faite­ment avec la mer­veilleuse déc­la­ra­tion d’amour que con­stitue ce tan­go. Le bon homme à la bonne place, d’autant plus qu’il est l’auteur de la musique…
Ban­donéons : Domin­go Fed­eri­co, Arman­do Pon­tier, José Cam­bareri (le mage du ban­donéon et sa vir­tu­osité épous­tou­flante) et Felipe Ric­cia­r­di.
Vio­lons : Enrique Franci­ni, Aquiles Aguilar, Ari­ol Ghe­saghi et Angel Bodas.
Con­tre­basse : Ariel Ped­ern­era, dont nous avons enten­du la ver­sion mutilée de 9 de Julio hier…

Extrait musical

En tus ojos de cielo 1944-07-10 — Orques­ta Miguel Caló con Raúl Berón
Disque Odeon 8390 Face A San souci — Par­ti­tion de En tus ojos de cielo — Face B En tus ojos de cielo.

Face A du disque San souci

Comme il n’y a pas d’autres enreg­istrements de notre tan­go du jour, je vous pro­pose la face A du disque où a été gravé En tus ojos de cielo. Il s’agit de San souci de Enrique Delfi­no. Ce titre a été enreg­istré trois jours plus tôt, le ven­dre­di 7 juil­let 1944.

Sans souci 1944-07-07 — Orques­ta Miguel Caló (Enrique Delfi­no).

Pour ceux qui aiment faire des tan­das mixtes, il est envis­age­able de pass­er les deux faces du disque dans la même tan­da. En effet, dans une milon­ga courte (5 heures), on passe rarement deux tan­das de Calo. Pour éviter d’avoir à choisir entre instru­men­tal et chan­té, on peut com­mencer par deux titres chan­tés, puis ter­min­er par deux titres instru­men­taux. Les titres instru­men­taux sont sou­vent un peu plus toniques ce qui jus­ti­fie de les plac­er à la fin. Par ailleurs, ils sont aus­si un peu plus intéres­sants pour la danse avec cer­tains orchestres, car l’orchestre est plus libre, n’é­tant pas au ser­vice du chanteur. Bien sûr, ce n’est pas une règle et chaque asso­ci­a­tion doit se faire en fonc­tion du moment et des danseurs. On peut même envis­ager une tan­da instru­men­tale tonique qui ter­mine de façon plus roman­tique, par exem­ple en fin de milon­ga.

Paroles

Je trou­ve que c’est un mag­nifique poème d’amour. Luis Rubis­tein a fait ici une œuvre splen­dide.

Como una piedra tira­da en el camino,
era mi vida, sin ter­nuras y sin fe,
pero una noche Dios te tra­jo a mi des­ti­no
y entonces con tu embru­jo me des­perté…
Eras un sueño de estrel­las y luceros,
eras un ángel con per­fume celes­tial.
Aho­ra sólo soy feliz porque te quiero
y en tus ojos olvidé mi viejo mal…

En tus ojos de cielo,
sueño un mun­do mejor.
En tus ojos de cielo
que son mi desvelo,
mi pena y mi amor.
En tus ojos de cielo,
azu­la­da can­ción,
ten­go mi alma per­di­da,
pupi­las dormi­das
en mi corazón…

Vos dijiste que, al fin, la vida es bue­na
cuan­do un car­iño nos embru­ja el corazón,
con tu ter­nu­ra, luz de som­bra para mi pena,
mi som­bra ya no es som­bra porque es can­ción…
Sólo me res­ta decir ¡ben­di­ta seas!,
alma de mi alma, esper­an­za y real­i­dad.
Ya nun­ca ha de arran­car­me de tus bra­zos,
porque en ellos hay amor, luz y ver­dad…

Osmar Mader­na (Osmar Héc­tor Mader­na) Letra: Luis Rubis­tein

Traduction libre

Comme une pierre jetée sur le chemin était ma vie, sans ten­dresse et sans foi, mais une nuit Dieu t’a con­duite à mon des­tin et depuis avec ton sor­tilège je me suis réveil­lé…
Tu étais un rêve d’é­toiles et d’astres (lucero peut par­ler de Vénus et des astres plus bril­lants que la moyenne), tu étais un ange au par­fum céleste.
Main­tenant seule­ment, je suis heureux parce que je t’aime et que dans tes yeux j’ai oublié mon ancien mal…
Dans tes yeux de ciel, je rêve d’un monde meilleur.
Dans tes yeux de ciel, qui sont mes insom­nies, ma peine et mon amour.
Dans tes yeux de ciel, une chan­son bleue, j’ai mon âme per­due, des pupilles endormies dans mon cœur…
Tu as dit que, finale­ment, la vie est bonne quand l’af­fec­tion envoûte nos cœurs, avec ta ten­dresse, lumière d’om­bre pour mon cha­grin, mon ombre désor­mais n’est plus une ombre, car c’est une chan­son…
Il ne me reste plus qu’à dire « que tu sois bénie ! », âme de mon âme, espérance et réal­ité.
Main­tenant, rien ne m’ar­rachera jamais de tes bras, parce qu’en eux il y a l’amour, la lumière et la vérité…

Dans ses yeux

Les yeux bleus

Les yeux des femmes sont un sujet de choix pour les tan­gos. Ici, ils sont le par­adis pour l’homme qui s’y abîme.
On retrou­ve le même thème chez Fran­cis­co Bohi­gas dans El cielo en tus ojos

El cielo en tus ojos
yo vi ama­da mía,
y des­de ese día
en tu amor con­fié,
el cielo en tus ojos
me habló de ale­grías,
me habló de ter­nuras
me dió valen­tías,
el cielo en tus ojos
rehi­zo mi ser.

Fran­cis­co Bohi­gas, El cielo en tus ojos
El cielo en tus ojos 1941-10-03 — Orques­ta Car­los Di Sar­li con Rober­to Rufi­no.

Le ciel dans tes yeux, je l’ai vu ma bien-aimée, et à par­tir de ce jour-là j’ai fait con­fi­ance en ton amour, le ciel dans tes yeux m’a par­lé de joie, il m’a par­lé de ten­dresse, il m’a don­né du courage, le ciel dans tes yeux a refait mon être.

Pour d’autres, comme Home­ro Expósi­to, les yeux fussent-il couleur de ciel, ne suff­isent pas à le retenir auprès de la femme :

Eran sus ojos de cielo
el ancla más lin­da
que ata­ba mis sueños;
era mi amor, pero un día
se fue de mis cosas
y entró a ser recuer­do.

Qué me van a hablar de amorHome­ro Expósi­to
Qué me van a hablar de amor 1946-07-11 — Orques­ta Aníbal Troi­lo con Flo­re­al Ruiz

Ses yeux de ciel étaient l’ancre la plus belle qui liait mes rêves ; elle était mon amour, mais un jour, elle s’en fut de mes affaires et est dev­enue un sou­venir.

Les autres couleurs d’yeux et en particulier les noirs

Je n’ai évo­qué que très briève­ment, les yeux bleus, couleur apportée par les colons européens, notam­ment Ital­iens, Français et d’Europe de l’Est, mais il y a des textes sur toutes les couleurs, même si les yeux noirs sont sans doute majori­taires…

  • Tus ojos de tri­go (blé) dans Tu casa ya no está de Vir­gilio et son frère Home­ro Expósi­to, valse enreg­istrée par Osval­do Pugliese avec Rober­to Chanel en 1944.
  • Ojos verdes (tan­go par Juan Canaro) et vals par Hum­ber­to Canaro Letra: Alfre­do Defilpo (superbe dans son inter­pré­ta­tion par Fran­cis­co Canaro et Fran­cis­co Amor, ain­si qu’une autre valse par Manuel López, Quiroga Miquel Letra: Sal­vador Fed­eri­co Valverde; Rafael de León; Arias de Saave­dra.
  • Tus ojos de azú­car que­ma­da (sucre brûlé) de Pedac­i­to de Cielo de Home­ro Expósi­to, valse enreg­istrée par divers orchestres dont Troi­lo avec Fiorenti­no en 1942.
    Et la longue liste des yeux noirs, rien que dans le titre…
  • Dos ojos negros de Raúl Joaquín de los Hoyos Letra: Diego Arzeno
    Ojos negros d’après un air russe repris par Vicente Gre­co et des paroles de José Aro­las (frère aîné de Eduar­do) et d’autres de Pedro Numa Cór­do­ba, mais aus­si par Rosi­ta Mon­temar (musique et paroles)
  • Ojos negros que fasci­nan de Manuel Sali­na Letra: Florián Rey.
  • Mucha­chi­ta de ojos negro de Tito Insausti
  • Por unos ojos negros de José Dames Letra: Hora­cio San­guinet­ti.
  • Tus ojos negros (valse) de Osval­do Adri­ani (paroli­er incon­nu)
  • Yo ven­do unos ojos negros de Pablo Ara Luce­na très con­nu dans l’interprétation de Mer­cedes Simone con Juan Car­los Cam­bon y Su Orques­ta mais qui est tiré d’une tona­da chile­na (chan­son chili­enne) dont une belle ver­sion a été enreg­istrée par Moreyra — Canale y su Con­jun­to Criol­lo avec des arrange­ments de Félix Vil­la.

Et un petit coup d’œil aux origines du tango

Ces his­toires d’yeux m’ont fait penser à l’œil noir de Car­men, la reine de la habanera de Georges Bizet (Un œil noir te regarde…).
Mais non, je ne me suis pas per­du loin du tan­go. Bizet a écrit Car­men pour flat­ter la femme de Napoléon III d’origine espag­nole (Euge­nia de Mon­ti­jo, Guz­man). Dans son opéra, il y a une célèbre habanera (Près des rem­parts de Séville), rythme qui est fréquent dans les anciens tan­gos, les milon­gas et la musique de Piaz­zol­la, car ne l’oublions pas, le pre­mier tan­go est d’origine espag­nole.

Georges Bizet — Car­men : ” L’amour est un oiseau rebelle” sur un rythme de habanera. 2010 — Eli­na Garan­ca — Met­ro­pol­i­tan Opera de New York Direc­tion, Yan­nick Nézet-Séguin.

Le tan­go est en effet né dans les théâtres et pas dans les bor­dels et son inspi­ra­tion est andalouse.
La zarzuela (sorte d’opéra du sud de l’Espagne mêlant chant, jeu d’acteur et danse) com­por­tait dif­férents rythmes dont la séguedille (que l’on retrou­ve dans Car­men dans Près des rem­parts de Séville) et la habanera. Les musi­ciens, qu’ils soient français ou espag­nols, con­nais­saient donc ces musiques.
En 1857 pour le spec­ta­cle (une sorte de zarzuela) El gau­cho de Buenos Aires O todos rabi­an por casarse de Estanis­lao del Cam­po, San­ti­a­go Ramos, un musi­cien espag­nol a écrit Tomá mate, che. Nous n’avons évidem­ment pas d’enregistrement de l’époque, mais il y en a deux de 1951 qui repren­nent la musique avec des adap­ta­tions et un titre légère­ment dif­férent. Je vous les pro­pose :

Tomá mate, tomá mate 1951-05-18 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro con Alber­to Are­nas.
Tomá mate, tomá mate 1951-10-15 — Loren­zo Bar­bero y su orques­ta de la argen­tinidad con Rodol­fo Flo­rio y Car­los del Monte.

Évidem­ment, presque un siè­cle après l’écriture, il est cer­tain que les arrange­ments de Canaro ont mod­i­fié la com­po­si­tion orig­i­nale, mais je suis con­tent de vous avoir présen­té le tan­go au berceau.

D’autres can­di­dats comme Bar­to­lo tenía una flu­ta, dont on n’a, sem­ble-t-il, pas de trace, mais qui est évo­qué dans un cer­tain nom­bre de titres comme Bar­to­lo toca la flau­ta (ranchera) Che Bar­to­lo (tan­go) ou La flau­ta de Bar­to­lo (milon­ga) l’ont suivi.
Je cit­erai égale­ment El que­co (bor­del en lun­far­do d’o­rig­ine quechua) de la pianiste andalouse Heloise de Sil­va et dont le titre orig­inel était Kico (diminu­tif de Fran­cis­co. Le clar­inet­tiste Lino Galeano l’a adap­té à l’air du temps en changeant Kico pour Que­co, avec des paroles vul­gaires. Le titre orig­inel invi­tait Kico à danser, le nou­veau texte est bien moins élé­gant, l’invitation n’est pas à danser. On arrive donc au bor­del, mais on est en 1874. Quoi qu’il en soit, Que­co a obtenu du suc­cès et fut l’un des tout pre­miers tan­gos à être large­ment dif­fusé et qui con­firme les orig­ines andalous­es du tan­go.
Je n’oublie pas l’origine « can­dom­béenne », on repar­lera un jour de El Negro Schico­ba com­posé en 1866 par José María Palazue­los et inter­prété pour la pre­mière fois par Ger­mán Mack­ay avec ses paroles le 24 mai 1867.

À suiv­re.

À demain, les amis !

El bajel 1948-06-24 — Orquesta Osmar Maderna

Francisco De Caro; Julio De Caro

Le bateau à voiles, el bajel et ses com­pagnons plus tardifs à char­bon, ont été les instru­ments de la décou­verte des Amériques par les Européens. Notre tan­go du jour lui rend hom­mage. C’est un tan­go plutôt rare, écrit par deux des frères De Caro. Si les deux sont nés à Buenos Aires, leurs par­ents José De Caro et Mar­i­ana Ric­cia­r­di sont nés en Ital­ie et donc venus en bateau. Mais peut-être ne savez-vous pas qu’on vous mène en bateau quand on vous vante les qual­ités de com­pos­i­teur et de nova­teur de Julio De Caro. Nous allons lever le voile et hiss­er les voiles pour nous lancer à a décou­verte de notre tan­go du jour.

Ce week-end, j’ai ani­mé une milon­ga organ­isée par un cap­i­taine de bateau. Je lui dédie cette anec­dote. Michel, c’est pour toi et pour Del­phine, que vous puissiez voguer, comme les pio­nniers à la ren­con­tre des mer­veilles que recè­lent la mer et les ter­res loin­taines au com­pas y al com­pás de un tan­go.

Sex­te­to de Julio De Caro vers 1927.

Au pre­mier plan à gauche, Émilio de Caro au vio­lon, Arman­do Blas­co, ban­donéon, Vin­cent Scia­r­ret­ta, Con­tre­basse, Fran­cis­co De Caro, piano; Julio De Caro, vio­lin à Cor­net et Pedro Lau­renz au ban­donéon. Emilio est le plus jeune et Fran­cis­co le plus âgé des trois frères présents dans le sex­te­to. Julio avec son vio­lon à cor­net domine l’orchestre

Extrait musical

Par­ti­tion de El bajel signée Fran­cis­co et Julio De Caro… Notez qu’il est désigné par le terme “Tan­go de Salon” et qu’il est dédi­cacé à Pedro Maf­fia et Luis Con­sen­za.
El bajel 1948-06-24 — Orques­ta Osmar Mader­na.

Ce n’est assuré­ment pas un tan­go de danse. Il est d’ailleurs annon­cé comme tan­go de salon. Con­traire­ment aux tan­gos de danse où la struc­ture est claire, par exem­ple du type A+B, ou A+A+B ou autre, ici, on est devant un déploiement musi­cal comme on en trou­ve en musique clas­sique. Pour des danseurs, il manque le repère de la pre­mière annonce du thème, puis celle de la reprise. Ici, le développe­ment est con­tinu et donc il est impos­si­ble de devin­er ce qui va suiv­re, sauf à con­naître déjà l’œuvre.
C’est une des car­ac­téris­tiques qui per­met de mon­tr­er que la part de Fran­cis­co et bien plus grande que celle de son petit frère dans l’affaire, ce dernier étant plus tra­di­tion­nel, comme nous le ver­rons ci-dessous, par exem­ple dans le tan­go 1937 qui est de con­cep­tion « nor­male ». Entrée musi­cale, chanteur qui reprend le thème avec le refrain…

Autres versions

El bajel 1948-06-24 — Orques­ta Osmar Mader­na. C’est notre tan­go du jour.
El bajel Hora­cio Sal­gán au piano. C’est un enreg­istrement de la radio, la qual­ité est médiocre et de plus, le pub­lic était enrhumé.
El bajel — Hora­cio Sal­gán (piano) et Ubal­do De Lío (gui­tare). Une ver­sion de bonne qual­ité sonore avec en plus la gui­tare de Ubal­do De Lío.
El bajel 2013 — Orques­ta Típi­ca Sans Souci.

L’orchestre Sans Souci sort de sa zone de con­fort qui est de jouer dans le style de Miguel Caló. Le résul­tat fait que c’est le seul tan­go de notre sélec­tion qui soit à peu près dans­able. On notera en fin de musique, le petit chapelet de notes qui est la sig­na­ture de Miguel Caló, mais que l’on avait égale­ment dans l’enregistrement de Mader­na…

El bajel 2007 — Trio Peter Brein­er, Boris Lenko y Stano Palúch.

Une ver­sion tirant forte­ment du côté de la musique clas­sique. Mais c’est une ten­dance de beau­coup de musi­ciens que de tir­er vers le clas­sique qu’ils trou­vent par­fois plus intéres­sant à jouer que les arrange­ments plus som­maires du tan­go de bal.

Julio ou Francisco ?

Si le prénom de Julio a été retenu dans les his­toires de tan­go, c’est qu’il était, comme Canaro, un entre­pre­neur, un homme d’affaires qui savait faire marcher sa bou­tique et se met­tre en avant. Son frère Fran­cis­co, aîné d’un an, n’avait pas ce tal­ent et est resté toute sa vie au sec­ond plan, mal­gré ses qual­ités excep­tion­nelles de pianiste et com­pos­i­teur. Il a fail­li créer un sex­te­to avec Clausi, mais le pro­jet n’a pas abouti, juste­ment, par manque de capac­ité entre­pre­neuri­ale. Nous évo­querons en fin d’article un autre sex­te­to dont il est à l’origine, sans lui avoir don­né son prénom.
En tan­go comme ailleurs, ce n’est pas tout que de bien faire, encore faut-il le faire savoir. C’est dom­mage, mais ceux qui tirent les mar­rons du feu ne sont pas tou­jours ceux qui les man­gent.
Julio, était donc un homme avec un car­ac­tère plutôt fort et il savait men­er sa bar­que, ou son bajel dans le cas présent. Il a su utilis­er les tal­ents de son grand frère pour faire marcher sa bou­tique.
Fran­cis­co est mort pau­vre et Pedro Lau­renz qui, comme Fran­cis­co a beau­coup don­né à Julio, a aus­si con­nu une fin économique­ment dif­fi­cile.
Julio a signé ou cosigné des titres avec Maf­fia, Fran­cis­co (son frère) et Lau­renz, sans tou­jours faire la part des par­tic­i­pa­tions respec­tives, qui pou­vaient être nulles dans cer­tains cas, mal­gré son nom en vedette.
Par exem­ple ; El arranque, Boe­do ou Tier­ra queri­da sont signés par Julio Caro alors qu’ils sont de Pedro Lau­renz qui n’est même pas men­tion­né.

Sex­te­to De Caro — Julio de Caro (vio­loniste et directeur d’orchestre, Emilio De Caro (vio­loniste), Pedro Maf­fia (ban­donéon­iste), Leopol­do Thomp­son (con­tre­bassiste), Fran­cis­co De Caro (pianiste), Pedro Lau­renz (ban­donéon­iste).

Sur cette image tirée de la cou­ver­ture d’une par­ti­tion de La revan­cha de Pedro Lau­renz on trou­ve l’équipe de com­pos­i­teurs asso­ciée à Julio De Caro :

  • Emilio De Caro, le petit frère qui a com­posé une dizaine de titres joués par l’orchestre de Julio.
  • Fran­cis­co De Caro, le grand frère qui est prob­a­ble­ment le com­pos­i­teur prin­ci­pal de l’orchestre de Julio, que ce soit sous son nom, en col­lab­o­ra­tion de Julio ou comme com­pos­i­teur « caché ».
  • Pedro Maf­fia, qui « don­na » quelques titres à Julio quand il tra­vail­lait pour le sex­te­to
  • Pedro Lau­renz, qui fut égale­ment un four­nisseur de titres pour l’orchestre.
  • Je pour­rais rajouter Ruper­to Leopol­do Thomp­son (le con­tre­bassiste) qui a don­né Cati­ta enreg­istré par l’orchestre de Julio de Caro en 1932. Con­traire­ment aux com­po­si­tions des frères de Julio, de Maf­fia et de Lau­renz, c’est un tan­go tra­di­tion­nel, pas du tout nova­teur.

Quelques indices proposés à l’écoute

Avancer que Julio De Caro n’est pas for­cé­ment la tête pen­sante de l’évolution decari­enne, mérite tout de même quelques preuves. Je vous pro­pose de le faire en musique. Voici quelques titres inter­prétés, quand ils exis­tent, par l’orchestre de Julio de Caro pour ne pas fauss­er la com­para­i­son… Vous en recon­naîtrez cer­tains qui ont eu des ver­sions pres­tigieuses, notam­ment par Pugliese.

Tangos écrits par Julio de Caro seul :

Viña del mar 1936-12-13 – Orques­ta Julio De Caro con Pedro Lau­ga.

Après l’annonce, le thème qui sera repris ensuite par le chanteur, Pedro Lau­ga. Une com­po­si­tion clas­sique de tan­go.

1937 (Mil nove­cien­tos trein­ta y siete) 1938-01-10 — Orques­ta Julio de Caro con Luis Díaz.

Le tan­go est encore com­posé de façon très tra­di­tion­nelle, sans les inno­va­tions que son frère apporte, comme dans Flo­res negras que vous pour­rez enten­dre ci-dessous.

Ja, ja, ja 1951-06-01 — Orques­ta Julio De Caro con Orlan­do Ver­ri. Des rires que l’on retrou­vera dans Mala jun­ta.

Je vous laisse méditer sur l’intérêt de ces enreg­istrements.

Atten­tion, pour ces titres, comme pour les suiv­ants, il ne s’agit pas de musique de danse. Ce n’est donc pas l’aune de la dans­abil­ité qu’il faut les appréci­er, mais plutôt sur leur apport à l’évolution du genre musi­cal, ce qui per­met de voir que l’apport de Julio dans ce sens n’est peut-être pas aus­si impor­tant que ce qu’il est con­venu de con­sid­ér­er.

Tangos cosignés avec Francisco De Caro (en réalité écrits par Francisco)

Mala pin­ta (Mala estam­pa) 1928-08-27 — Orques­ta Julio De Caro.

Si on con­sid­ère que c’est un enreg­istrement de 1928, on mesure bien la moder­nité de cette com­po­si­tion. Pugliese l’enregistrera en 1944.

La mazor­ca 1931-01-07 — Orques­ta Julio De Caro
El bajel 1948-06-24 — Orques­ta Osmar Mader­na. C’est notre tan­go du jour,

Tangos écrits seulement par Francisco De Caro

Sueño azul 1926-11-29 — Orques­ta Julio De Caro.

On pensera à la mag­nifique ver­sion de Osval­do Frese­do (celle de 1961, bien sûr, pas celle de 1937 écrite par Tibor Bar­czy (T. Bare­si) avec des paroles de Tibor Bar­czy et Rober­to Zer­ril­lo et qu’a si mer­veilleuse­ment inter­prété Rober­to Ray.
La ver­sion de 1961 n’est pas pour la danse, c’est plutôt une œuvre “sym­phonique” et qui s’in­scrit dans la lignée de Fran­cis­co De Caro, objet de mon arti­cle. Mer­ci à Fred, TDJ, qui m’incite à don­ner cette pré­ci­sion que j’au­rais dû faire, d’au­tant plus que l’u­nivers de De Caro est sou­vent moins con­nu, voire méprisé par les danseurs.

Flo­res negras 1927-09-13 — Orques­ta Julio De Caro.

S’il fal­lait une seule preuve du tal­ent de Fran­cis­co, je con­vo­querai à la barre ce titre. On peut enten­dre com­ment com­mence le titre, avec ces élans des cordes que l’on retrou­vera chez Pugliese bien plus tard, tout comme les sols de pianos de Fran­cis­co seront ressus­cités par Pugliese en son temps. La con­tre­basse de Thomp­son mar­que le com­pas, mais avec des éclipses, tout comme le fera Pugliese dans ces alter­nances de pas­sages ryth­mées et d’autres glis­sés. Si vous faites atten­tion, vous pour­rez dis­tinguer la dif­férence entre le vio­lon d’Emilio et celui de son grand frère Julio qui utilise encore le cor­net de l’époque acous­tique.
Cette dif­férence de sonorité per­met d’attribuer avec cer­ti­tude les traits plus vir­tu­os­es à Emilio. Même si on n’est pas vrai­ment dans la danse, ce titre pour­ra curieuse­ment plaire aux ama­teurs des tan­gos de Pugliese des années 50, ce qui démon­tre l’avancée de Fran­cis­co par rap­port à ses con­tem­po­rains.
Par rap­port à notre tan­go du jour, il reste un peu de la struc­ture tra­di­tion­nelle, mais avec de telles vari­a­tions que cela rendrait la tâche des danseurs très com­pliquée s’ils leur pre­naient l’envie de le danser en impro­vi­sa­tion.
Cette mag­nifique mélodie fait par­tie de la bande-son du film La puta y la bal­lena (2004). De Ange­lis, et Frese­do en ont des ver­sions intéres­santes et fort dif­férentes. Celle de De Ange­lis est même tout à fait dansante.

Je rajoute un enreg­istrement de qual­ité très moyenne, mais qui est un excel­lent témoignage de l’admiration d’Osval­do Pugliese pour Fran­cis­co De Caro.

Flo­res negras — Osval­do Pugliese (solo de piano).

Encore une ver­sion enreg­istrée à la radio et avec un pub­lic enrhumé.

Loca bohemia 1928-09-14 — Orques­ta Julio De Caro
Un poe­ma 1930-01-08 Sex­te­to Julio De Caro.

Si on com­pare avec une com­po­si­tion de Julio, même plus tar­dive, comme Viña del mar (1936), on voit bien qui est le nova­teur des deux.

Tangos cosignés par Francisco De Caro et Pedro Laurenz

Esque­las 1932-04-07 — Orques­ta Julio De Caro con Luis Díaz

Tangos écrits par Pedro Laurenz et signés Julio De Caro

Tier­ra queri­da 1927-09-12 — Orques­ta Julio De Caro
Boe­do 1928-11-16 — Orques­ta Julio De Caro
Boe­do, une com­po­si­tion de Pedro Lau­renz, signée Julio de Caro et inter­prété par son orchestre en novem­bre 1928.

Sur les dis­ques, c’est le nom de l’orchestre qui prime. S’il c’é­taiSur les dis­ques, c’est le nom de l’orchestre qui prime. S’il c’était appelé Her­manos De Caro ou tout sim­ple­ment De Caro, peut-être que la con­tri­bu­tion majeure de Fran­cis­co De Caro serait plus con­nue aujourd’hui. Sur le disque, seul le nom de Julio De Caro appa­raît pour la com­po­si­tion, alors que c’est une œuvre de Pedro Lau­renz. On com­prend qu’à un moment ce dernier ait égale­ment quit­té l’orchestre.

El arranque 1934-01-04 — Orques­ta Julio De Caro

Tan­go cosigné avec Pedro Lau­renz (avec apports de Lau­renz majori­taires, voire totaux)

Orgul­lo criol­lo 1928-09-17 — Orques­ta Julio De Caro
Mala jun­ta 1927-09-13 — Orques­ta Julio De Caro

Tangos cosignés avec Pedro Maffia (en réalité écrits par Maffia)

Chi­clana 1936-12-15 — Quin­te­to Los Vir­tu­osos.

Quin­te­to Los Vir­tu­osos (Fran­cis­co De Caro (piano), Pedro Maf­fia et Ciri­a­co Ortiz (ban­donéon), Julio De Caro et Elvi­no Var­daro (vio­lon)

Tiny 1945-12-18 Orques­ta Osval­do Pugliese.

Pas de ver­sion enreg­istrée par Julio de Caro.

Tangos co-écrits avec Maffia et Laurenz mais signés par Julio de Caro

Buen ami­go 1925-05-12 — Orques­ta Julio De Caro.

On pensera aux ver­sions de Troi­lo ou Pugliese pour se ren­dre compte de la moder­nité de la com­po­si­tion de Maf­fia et Lau­renz. L’enregistrement acous­tique rend toute­fois dif­fi­cile l’appréciation de la sub­til­ité de la com­po­si­tion.

Pho­tographiés en 1927, de gauche à droite : Fran­cis­co De Caro, Man­lio Fran­cia, Julio De Caro et Pedro Lau­renz.

Le vio­loniste Man­lio Fran­cia com­posa deux tan­gos qui furent joués par l’orchestre de Julio De Car­ro, Fan­tasias (1929) et Pasion­ar­ia (1927).

Mais alors, pourquoi on parle de Julio et pas de Francisco ?

J’ai évo­qué la per­son­nal­ité forte de Julio. En fait, l’orchestre ini­tial a été for­mé par Fran­cis­co qui a demandé à ses deux frères de se join­dre à son sex­te­to, en décem­bre 1923. Le suc­cès aidant, l’orchestre a obtenu dif­férents con­trats per­me­t­tant à l’orchestre de grossir, notam­ment pour le car­naval (oui, encore le car­naval) jusqu’à devenir une com­po­si­tion mon­strueuse d’une ving­taine de musi­ciens. Ceci explique que le sex­te­to est générale­ment appelé orques­ta típi­ca, même si ce terme est générale­ment réservé aux com­po­si­tions ayant plus d’instrumentistes (ban­donéon­istes et vio­lonistes).
Au départ, cet orchestre mon­té par Fran­cis­co n’ayant pas de nom, il s’annonçait juste « sous la direc­tion de Julio De Caro. Mais un jour, dans une pub­lic­ité du club Vogue ou se pro­dui­sait l’orchestre, l’orchestre était annon­cé comme l’orchestre « Julio De Caro. Cela n’a pas plut à Maf­fia et Petru­cel­li qui décidèrent alors d’abandonner l’orchestre ne sup­por­t­ant plus le car­ac­tère, fort, de Julio et sa volon­té de domin­er.
Ceux qui con­nais­sent les Dal­tons penseront sans doute à la per­son­nal­ité de Joe Dal­ton pour la com­par­er à celle de Julio De Caro.

Joe, c’est assuré­ment Julio. Fran­cis­co était-il Averell ?

Plus tard, Gabriel Clausi et Pedro Lau­renz quit­teront l’orchestre à cause du car­ac­tère de Julio. Ces derniers ont gardé des attach­es avec Fran­cis­co et lorsque Osval­do Pugliese s’est chargé de faire pass­er à la postérité l’héritage des frères De Caro, c’est à Fran­cis­co qu’il se référait.
Donc, ce qui était clair à l’époque, est un peu tombé dans l’oubli, notam­ment à cause des dis­ques qui por­tent unique­ment le nom de Julio De Caro, puisque tous les orchestres étaient à son nom, ce dernier ayant tou­jours refusé le partage, Maf­fia-De Caro ou De Caro-Lau­renz, même pas en rêve pour lui.

Orchestre De Caro sur un bateau ?

Cette pho­to est en général éti­quetée comme étant l’orchestre de Julio De Caro en route pour l’Europe en mars 1931. Cepen­dant on recon­naît Thomp­son, mort en août 1925.
La pho­to est donc à dater entre 1924 et cette date si c’est l’orchestre De Caro.
Je pro­pose de plac­er cette pho­to sur un bateau se ren­dant en Uruguay ou qui en revient. Julio de Caro avait, à divers­es repris­es, tra­vail­lé en Uruguay, avec Eduar­do Aro­las, Enrique Delfi­no et Minot­to Di Cic­co (dans l’orchestre duquel Fran­cis­co était pianiste).
Comme Thom­son était avec Juan Car­los Cobián en 1923 et aupar­a­vant avec Osval­do Frese­do, cela con­firme que cette pho­to est au plus tôt de décem­bre 1923.
Lorsque Fran­cis­co du mon­ter son orchestre (qui prit le prénom de son frère), il fit appel out­re à ses frères, Emilio et Julio, à Thomp­son, Luis Petru­cel­li (ban­donéon) puis Pedro Láurenz en sep­tem­bre 1924 Pedro Maf­fia (ban­donéon) rem­placé en 1926 par Arman­do Blas­co et Alfre­do Cit­ro (vio­lon). Il y a peu de pho­tos des artistes en 1924 et les por­traits que j’ai trou­vés ne per­me­t­tent pas de garan­tir les noms des autres per­son­nes présentes.
Quoi qu’il en soit, je ter­mine cette anec­dote avec une pho­to prise sur un bateau, même si ce n’est prob­a­ble­ment pas un bajel…

Primero de mayo (premier mai)

En Argen­tine, le pre­mier mai est férié. Tous les mag­a­sins sont fer­més et seuls quelques ser­vices jugés essen­tiels fonc­tion­nent. Tout au plus quelques bars ouvrent dans la soirée. Les maisons de dis­ques fer­mant aus­si, il ne sem­ble pas y avoir de tan­gos enreg­istrés pour le jour des tra­vailleurs et tra­vailleuses (Día Inter­na­cional del tra­ba­jador y la tra­ba­jado­ra comme on dit en Argen­tine). Mais il y a des choses à dire sur le sujet…

Haragán

Enrique Pedro Delfino Letra: Manuel Romero, Luis Bayón Herrera

Extrait musical

Haragán, par­ti­tion pour piano. Superbe illus­tra­tion de cou­ver­ture par San­dro

Il y a de très nom­breuses ver­sions de Haragán et bien sûr, aucune n’est du pre­mier mai. J’en ai donc choisi une, mais vous avez bea­coup d’autres à écouter après la présen­ta­tion des paroles. J’ai choisi celle de Rafael Canaro car elle est sym­pa et qu’on l’en­tend moins que son fran­gin, Fran­cis­co qui a aus­si don­né sa ver­sion du thème, une ver­sion que j’aime bien car elle est amu­sante. Mais le thème de Haragán est amu­sant, comme en témoigne l’il­lus­tra­tion de la par­ti­tion…

Haragán 1929 – Orques­ta Rafael Canaro con Car­los Dante

Paroles de Haragán

Sofia Bozán a été la pre­mière à chanter Haragán. C’était en 1928, au théâtre Sarmien­to. Mal­heureuse­ment, il ne sem­ble pas y avoir d’enregistrements de cette presta­tion.

¡La pucha que sos reo y ene­mi­go de yugar­la!
La esque­na se te frunce si tenés que labu­rar­la…
Del orre batal­lón vos sos el capitán;
vos creés que naciste pa’ ser un sultán.
Te gus­ta med­i­tar­la pan­za arri­ba, en la catr­era
y oír las cam­panadas del reló de Bal­van­era.
¡Salí de tu letar­go! ¡Ganate tu pan!
Si no, yo te largo… ¡Sos muy haragán!

Haragán,
sí encon­trás al inven­tor
del laburo, lo fajás…
Haragán, si seguís en ese tren
yo te amuro, Cachafaz
Grandulón,
pro­totipo de ator­rante
robus­to, gran bacán;
des­pertá, si dormi­do estás,
peda­zo de haragán.

El día del caso­rio dijo el tipo ‘e la sotana:
«El coso debe siem­pre man­ten­er a su fulana».
Y vos inter­pretás las cosas al revés:
¡que yo te man­ten­ga es lo que querés!
Al cam­po a cachar giles que el amor no da pa’ tan­to.
A ver si te entreveras porque yo ya no te aguan­to…
Si en tren de cara rota pen­sás con­tin­uar,
“Primero de Mayo” te van a lla­mar.

Enrique Pedro Delfi­no Letra: Manuel Romero, Luis Bayón Her­rera

Traduction libre de Haragán

Putain ! (c’est en fait une excla­ma­tion de sur­prise, de dégoût, pas la désig­na­tion d’une pute au sens strict) tu es con­damné et enne­mi du tra­vail ! (yugar ou yugar­la – tra­vail)
Ton dos se tord s’il te faut tra­vailler…
Du batail­lon des con­damnés (orre est reo en ver­lan), tu es le cap­i­taine ;
Tu crois être né pour être un sul­tan.
Tu aimes méditer le ven­tre à l’air, sur le lit (catr­era = lit en lun­far­do)
et enten­dre les cloches de l’horloge de Bal­van­era.
Sors de ta léthargie ! Gagne ton pain !
Sinon, je te jette dehors… Tu es trop paresseux !

Paresseux,
Si tu crois­es l’inventeur du tra­vail, tu le roue de coups…
Paresseux, si tu con­tin­ues ain­si (dans ce train), je t’abandonne (amuro en lun­far­do a dif­férentes sig­ni­fi­ca­tions, dont celle de quit­ter pour un autre), Cachafaz (il ne s’agit pas bien sûr de El Cachafaz, mais du terme lun­far­do qui sig­ni­fie paresseux, coquin, voy­ou, sans ver­gogne et autres choses peu aimables).
Grand gail­lard,
Pro­to­type de l’oisif (attorante) robuste, grand prof­i­teur (un bacan, est un indi­vidu qui jouit de la vie. En général un bacan a de l’argent, il entre­tient une cour­tisane, mais là, il n’en a que les façons, pas le porte­feuille) ;
Réveille-toi, si tu es endor­mi gros tas (peda­zo est un amon­celle­ment) fainéant.

Le jour du mariage, le type en soutane a dit :
« Le mec doit tou­jours entretenir sa moitié. »
Et tu inter­prètes les choses à l’envers :
Que je t’entretienne, c’est ce que tu veux !
À la cam­pagne pour attrap­er des idiots pour l’amour ne donne pas pour si cher.
Voyons si tu vas t’emmêler les pinceaux (là, ce serait plutôt se remuer qu’emmêler) parce que là, je ne te sup­porte plus…
Si tu prévois de con­tin­uer sur un train en panne
« Primero de Mayo », ils vont te nom­mer (en lun­far­do, un primero de mayo est un fainéant qui fait de chaque jour un 1er mai, jour férié).

Autres versions

Haragán 1928-08-31 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro con Char­lo.

Cette ver­sion fait un peu musique de dessin ani­mé. Char­lo chante un paresseux qui sem­ble con­tent de l’être.

Haragán 1928-08-31 — Orques­ta Fran­cis­co Lomu­to.

Le même jour que Canaro, Lomu­to pro­duit une ver­sion instru­men­tale. Comme sou­vent, cette ver­sion peut faire penser à Canaro, mais elle est un peu moins imag­i­na­tive. La con­cor­dance de date fait qu’il est amu­sant de com­par­er les deux ver­sions.

Haragán 1928 — Enrique Delfi­no (piano y can­to) y Manuel Para­da (gui­tar­ra).

Une ver­sion par l’auteur de la musique au piano, je vous en présen­terai deux autres…

Haragán 1928-09-11 — Azu­ce­na Maizani con acomp. de Dúo Enrique Delfi­no (piano) y Manuel Para­da (gui­tare).

Les mêmes musi­ciens, avec le ren­fort d’Azucena…

Haragán 1928-09-25 — Orques­ta Osval­do Frese­do.

C’est une ver­sion instru­men­tale, mais on entend bien la « fatigue » du paresseux.

1928-09-28 – Orques­ta Juan Maglio Pacho (ver­sion instru­men­tale).
Haragán 1928-09-28 — Orques­ta Juan Maglio Pacho — Disco-Nacional-Odeon-No.7591-A-Matriz-e-3264
Haragán 1929-06-21 — Car­los Gardel con acomp. de Guiller­mo Bar­bi­eri, José María Aguilar (gui­tar­ras)
Haragán 1929 – Igna­cio Corsi­ni acomp. de gui­tares. L’autre Gardel…
Haragán 1929 – Orques­ta Rafael Canaro con Car­los Dante
Haragán 1929 — Enrique Delfi­no (piano) y Anto­nio Rodio (vio­lin).

Une ver­sion instru­men­tale très sym­pa. Dom­mage que le son ne soit pas de bonne qual­ité…

Haragán 1929 — Ali­na de Sil­va (acomp. accordéon et piano). Un enreg­istrement français de chez Pathé)
Haragán 1929 — Ali­na de Sil­va (acomp. accordéon et piano). Un enreg­istrement français de chez Pathé).

Pas d’enregistrement notable du titre dans les années 30, il faut atten­dre 1947 et… Astor Piaz­zol­la, pour le retrou­ver sur un disque.

Haragán 1947-04-15 – Astor Piaz­zol­la y su Orques­ta Típi­ca con Aldo Cam­poamor
Haragán 1955-12-14 — Enrique Mora y su Cuar­te­to Típi­co con Elsa Moreno.

Une ver­sion tonique, une chan­son mais qua­si­ment dans­able. Un résul­tat dans la lignée de cam­bal­ache ou des enreg­istrements de Tita Merel­lo (qui a d’ailleurs enreg­istré aus­si cam­bal­ache…).

Haragán 1958-07-29 — Diana Durán con acomp. de Oscar Savi­no.

Une ver­sion chan­tée par une femme énergique. Notre Haragán n’a qu’à bien se tenir.

Haragán 2013 — Stel­la Milano.

Une des plus récentes ver­sions de ce thème qui est tou­jours d’actualité…

Autres musiques

D’autres musiques pour­raient con­venir pour un pre­mier mai, par exem­ple :

Al pie de la San­ta Cruz 1933-09-18 — Car­los Gardel con acomp. de Guiller­mo Bar­bi­eri, Domin­go Riverol, Domin­go Julio Vivas, Hora­cio Pet­torossi.

Ce tan­go a été inter­dit, car il par­le de grève…

Tra­ba­jar, nun­ca 1930-06-11 — Tita Merel­lo con orques­ta (Juan Car­los Bazán Letra : Enrique Car­rera Sote­lo).

Un tan­go humoris­tique qui pour­rait être la réponse du Haragán a sa femme, sous forme de bonnes réso­lu­tions pour l’année nou­velle et qui se ter­mine par, « j’accepte tout en ton nom, mais le tra­vail, ça, non ! » L’argot util­isé dans ce tan­go est sim­i­laire à celui de Haragán.

Seguí mi con­se­jo 1929-06-21 — Car­los Gardel con acomp. de Guiller­mo Bar­bi­eri, José María Aguilar (Sal­vador Meri­co Letra: Eduar­do Sal­vador Trongé).

Encore un tan­go qui donne de bons con­seils pour ne rien faire… Un véri­ta­ble manuel du haragán.

Seguí mi con­se­jo 1947-01-29 — Orques­ta Enrique Rodríguez con Ricar­do Her­rera.

Une ver­sion dans­able de ce titre. Sans doute à pass­er un pre­mier mai, ou pour se moquer d’un danseur un peu paresseux…

1° de mayo — Osval­do Jiménez y Luis Gar­cía Mon­tero (Tan­go).

Oui, oui, j’ai bien trou­vé un tan­go qui por­tait la date du jour. Osval­do Jiménez à la gui­tare et au chant a mis en musique le poème 1° de mayo de Luis Gar­cía Mon­tero… Bon, ce n’est pas le tan­go du siè­cle, mais ça mon­tre que le tan­go est tou­jours en phase de créa­tion et que l’association entre les poètes et les musi­ciens fonc­tionne tou­jours.

1° de mayo — Osval­do Jiménez y Luis Gar­cía Mon­tero (Tan­go).
La pho­to de cou­ver­ture est un mur­al intérieur, peint à l’huile, de 4,5x6m de Ricar­do Carpani appelé 1ero de Mayo. Il se trou­ve au Sindi­ca­to de Obreros del Vesti­do, rue Tucumán au 737. Il a été réal­isé en 1963 et pas en 1964 comme le dis­ent presque toutes les sources. J’ai rajouté la sig­na­ture (Carpani).

Si vous souhaitez en savoir plus sur cet artiste : http://www.relats.org/documentos/TAC.Muralismo.Soneira.60y70.pdf

Haragán — Primero de mayo (premier mai)

Enrique Pedro Delfino Letra: Manuel Romero, Luis Bayón Herrera

En Argen­tine, le pre­mier mai est férié. Tous les mag­a­sins sont fer­més et seuls quelques ser­vices jugés essen­tiels fonc­tion­nent. Tout au plus quelques bars ouvrent dans la soirée. Les maisons de dis­ques fer­mant aus­si, il ne sem­ble pas y avoir de tan­gos enreg­istrés pour le jour des tra­vailleurs et tra­vailleuses (Día Inter­na­cional del tra­ba­jador y la tra­ba­jado­ra comme on dit en Argen­tine). Mais il y a des choses à dire sur le sujet…

Faute d’enregistrement un pre­mier mai, j’ai cher­ché des tan­gos qui par­lent du pre­mier mai et de ces ques­tions.
Le plus con­nu est bien sûr Haragán. C’est donc lui qui va faire office de tan­go du jour… Ce tan­go ne par­le pas pré­cisé­ment du pre­mier mai, mais le type fainéant qui se fait dis­put­er par sa femme est ce qu’on appelle en Argen­tine un Primero de Mayo (un pre­mier mai), à cause de son allergie au tra­vail.

Extrait musical

Haragán, par­ti­tion pour piano. Superbe illus­tra­tion de cou­ver­ture par San­dro

Il y a de très nom­breuses ver­sions de Haragán et bien sûr, aucune n’est du pre­mier mai. J’en ai donc choisi une, mais vous avez beau­coup d’autres à écouter après la présen­ta­tion des paroles. J’ai choisi celle de Rafael Canaro car elle est sym­pa et qu’on l’en­tend moins que son fran­gin, Fran­cis­co qui a aus­si don­né sa ver­sion du thème, une ver­sion que j’aime bien car elle est amu­sante. Mais le thème de Haragán est amu­sant, comme en témoigne l’il­lus­tra­tion de la par­ti­tion…

Haragán 1929 – Orques­ta Rafael Canaro con Car­los Dante

Paroles de Haragán

Sofia Bozán a été la pre­mière à chanter Haragán. C’était en 1928, au théâtre Sarmien­to. Mal­heureuse­ment, il ne sem­ble pas y avoir d’enregistrements de cette presta­tion.

¡La pucha que sos reo y ene­mi­go de yugar­la!
La esque­na se te frunce si tenés que labu­rar­la…
Del orre batal­lón vos sos el capitán;
vos creés que naciste pa’ ser un sultán.
Te gus­ta med­i­tar­la pan­za arri­ba, en la catr­era
y oír las cam­panadas del reló de Bal­van­era.
¡Salí de tu letar­go! ¡Ganate tu pan!
Si no, yo te largo… ¡Sos muy haragán!

Haragán,
sí encon­trás al inven­tor
del laburo, lo fajás…
Haragán, si seguís en ese tren
yo te amuro, Cachafaz
Grandulón,
pro­totipo de ator­rante
robus­to, gran bacán;
des­pertá, si dormi­do estás,
peda­zo de haragán.

El día del caso­rio dijo el tipo ‘e la sotana:
«El coso debe siem­pre man­ten­er a su fulana».
Y vos inter­pretás las cosas al revés:
¡que yo te man­ten­ga es lo que querés!
Al cam­po a cachar giles que el amor no da pa’ tan­to.
A ver si te entreveras porque yo ya no te aguan­to…
Si en tren de cara rota pen­sás con­tin­uar,
“Primero de Mayo” te van a lla­mar.

Enrique Pedro Delfi­no Letra: Manuel Romero, Luis Bayón Her­rera

Traduction libre de Haragán

Putain ! (c’est en fait une excla­ma­tion de sur­prise, de dégoût, pas la désig­na­tion d’une pute au sens strict) tu es con­damné et enne­mi du tra­vail ! (yugar ou yugar­la – tra­vail)
Ton dos se tord s’il te faut tra­vailler…
Du batail­lon des con­damnés (orre est reo en ver­lan), tu es le cap­i­taine ;
Tu crois être né pour être un sul­tan.
Tu aimes méditer le ven­tre à l’air, sur le lit (catr­era = lit en lun­far­do)
et enten­dre les cloches de l’horloge de Bal­van­era.
Sors de ta léthargie ! Gagne ton pain !
Sinon, je te jette dehors… Tu es trop paresseux !

Paresseux,
Si tu crois­es l’inventeur du tra­vail, tu le roues de coups…
Paresseux, si tu con­tin­ues ain­si (dans ce train), je t’abandonne (amuro en lun­far­do a dif­férentes sig­ni­fi­ca­tions, dont celle de quit­ter pour un autre), Cachafaz (il ne s’agit pas bien sûr de El Cachafaz, mais du terme lun­far­do qui sig­ni­fie paresseux, coquin, voy­ou, sans ver­gogne et autres choses peu aimables).
Grand gail­lard,
Pro­to­type de l’oisif (attorante) robuste, grand prof­i­teur (un bacan, est un indi­vidu qui jouit de la vie. En général un bacan a de l’argent, il entre­tient une cour­tisane, mais là, il n’en a que les façons, pas le porte­feuille) ;
Réveille-toi, si tu es endor­mi gros tas (peda­zo est un amon­celle­ment) fainéant.

Le jour du mariage, le type en soutane a dit :
« Le mec doit tou­jours entretenir sa moitié. »
Et tu inter­prètes les choses à l’envers :
Que je t’entretienne, c’est ce que tu veux !
À la cam­pagne pour attrap­er des idiots pour l’amour ne donne pas pour si cher.
Voyons si tu vas t’emmêler les pinceaux (là, ce serait plutôt se remuer qu’emmêler) parce que là, je ne te sup­porte plus…
Si tu prévois de con­tin­uer sur un train en panne
« Primero de Mayo », ils vont te nom­mer (en lun­far­do, un primero de mayo est un fainéant qui fait de chaque jour un 1er mai, jour férié).

Autres versions

Haragán 1928-08-31 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro con Char­lo.

Cette ver­sion fait un peu musique de dessin ani­mé. Char­lo chante un paresseux qui sem­ble con­tent de l’être.

Haragán 1928-08-31 — Orques­ta Fran­cis­co Lomu­to.

Le même jour que Canaro, Lomu­to pro­duit une ver­sion instru­men­tale. Comme sou­vent, cette ver­sion peut faire penser à Canaro, mais elle est un peu moins imag­i­na­tive. La con­cor­dance de date fait qu’il est amu­sant de com­par­er les deux ver­sions.

Haragán 1928 — Enrique Delfi­no (piano y can­to) y Manuel Para­da (gui­tar­ra).

Une ver­sion par l’auteur de la musique au piano, je vous en présen­terai deux autres…

Haragán 1928-09-11 — Azu­ce­na Maizani con acomp. de Dúo Enrique Delfi­no (piano) y Manuel Para­da (gui­tare).

Les mêmes musi­ciens, avec le ren­fort d’Azucena…

Haragán 1928-09-25 — Orques­ta Osval­do Frese­do.

C’est une ver­sion instru­men­tale, mais on entend bien la « fatigue » du paresseux.

1928-09-28 – Orques­ta Juan Maglio Pacho (ver­sion instru­men­tale).
Haragán 1928-09-28 — Orques­ta Juan Maglio Pacho — Disco-Nacional-Odeon-No.7591-A-Matriz-e-3264
Haragán 1929-06-21 — Car­los Gardel con acomp. de Guiller­mo Bar­bi­eri, José María Aguilar (gui­tar­ras)
Haragán 1929 – Igna­cio Corsi­ni acomp. de gui­tares. L’autre Gardel…
Haragán 1929 – Orques­ta Rafael Canaro con Car­los Dante
Haragán 1929 — Enrique Delfi­no (piano) y Anto­nio Rodio (vio­lin).

Une ver­sion instru­men­tale très sym­pa. Dom­mage que le son ne soit pas de bonne qual­ité…

Haragán 1929 — Ali­na de Sil­va (acomp. accordéon et piano). Un enreg­istrement français de chez Pathé)
Haragán 1929 — Ali­na de Sil­va (acomp. accordéon et piano). Un enreg­istrement français de chez Pathé).

Pas d’enregistrement notable du titre dans les années 30, il faut atten­dre 1947 et… Astor Piaz­zol­la, pour le retrou­ver sur un disque.

Haragán 1947-04-15 – Astor Piaz­zol­la y su Orques­ta Típi­ca con Aldo Cam­poamor
Haragán 1955-12-14 — Enrique Mora y su Cuar­te­to Típi­co con Elsa Moreno.

Une ver­sion tonique, une chan­son mais qua­si­ment dans­able. Un résul­tat dans la lignée de cam­bal­ache ou des enreg­istrements de Tita Merel­lo (qui a d’ailleurs enreg­istré aus­si cam­bal­ache…).

Haragán 1958-07-29 — Diana Durán con acomp. de Oscar Savi­no.

Une ver­sion chan­tée par une femme énergique. Notre Haragán n’a qu’à bien se tenir.

Haragán 2013 — Stel­la Milano.

Une des plus récentes ver­sions de ce thème qui est tou­jours d’actualité…

Autres musiques

D’autres musiques pour­raient con­venir pour un pre­mier mai, par exem­ple :

Al pie de la San­ta Cruz 1933-09-18 — Car­los Gardel con acomp. de Guiller­mo Bar­bi­eri, Domin­go Riverol, Domin­go Julio Vivas, Hora­cio Pet­torossi.

Ce tan­go a été inter­dit, car il par­le de grève…

Tra­ba­jar, nun­ca 1930-06-11 — Tita Merel­lo con orques­ta (Juan Car­los Bazán Letra : Enrique Car­rera Sote­lo).

Un tan­go humoris­tique qui pour­rait être la réponse du Haragán a sa femme, sous forme de bonnes réso­lu­tions pour l’année nou­velle et qui se ter­mine par, « j’accepte tout en ton nom, mais le tra­vail, ça, non ! » L’argot util­isé dans ce tan­go est sim­i­laire à celui de Haragán.

Seguí mi con­se­jo 1929-06-21 — Car­los Gardel con acomp. de Guiller­mo Bar­bi­eri, José María Aguilar (Sal­vador Meri­co Letra: Eduar­do Sal­vador Trongé).

Encore un tan­go qui donne de bons con­seils pour ne rien faire… Un véri­ta­ble manuel du haragán.

Seguí mi con­se­jo 1947-01-29 — Orques­ta Enrique Rodríguez con Ricar­do Her­rera.

Une ver­sion dans­able de ce titre. Sans doute à pass­er un pre­mier mai, ou pour se moquer d’un danseur un peu paresseux…

1° de mayo — Osval­do Jiménez y Luis Gar­cía Mon­tero (Tan­go).

Oui, oui, j’ai bien trou­vé un tan­go qui por­tait la date du jour. Osval­do Jiménez à la gui­tare et au chant a mis en musique le poème 1° de mayo de Luis Gar­cía Mon­tero… Bon, ce n’est pas le tan­go du siè­cle, mais ça mon­tre que le tan­go est tou­jours en phase de créa­tion et que l’association entre les poètes et les musi­ciens fonc­tionne tou­jours.

1° de mayo — Osval­do Jiménez y Luis Gar­cía Mon­tero (Tan­go).
La pho­to de cou­ver­ture est un mur­al intérieur, peint à l’huile, de 4,5x6m de Ricar­do Carpani appelé 1ero de Mayo. Il se trou­ve au Sindi­ca­to de Obreros del Vesti­do, rue Tucumán au 737. Il a été réal­isé en 1963 et pas en 1964 comme le dis­ent presque toutes les sources. J’ai rajouté la sig­na­ture (Carpani).

Si vous souhaitez en savoir plus sur cet artiste : http://www.relats.org/documentos/TAC.Muralismo.Soneira.60y70.pdf

Ventanita florida 1932-04-21 — Orquesta Francisco Canaro con Agustín Irusta

Enrique Pedro Delfino (Delfy) Letra: Luis César Amadori

Après le sujet lourd et triste d’hier, un sujet plus léger. La petite fenêtre fleurie. Léger, au moins pour nous, mais pour le mal­heureux ou la mal­heureuse qui dit sa peine, c’est sans doute moins agréable. Aujourd’hui, ce mal­heureux est Agustín Irus­ta qui marche sous la baguette de Fran­cis­co Canaro. C’était il y a 92 années.

Extrait musical

Ven­tani­ta flori­da 1932-04-21 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro con Agustín Irus­ta.

Irus­ta ne chante que le refrain, comme il est de cou­tume pour les tan­gos de danse. Mais nous allons voir qu’il y a une autre rai­son à cela après avoir étudié les paroles… On est dans du Canaro typ­ique de cette péri­ode, un tan­go qui se dégage douce­ment du canyengue. Un tan­go bien marché avec de petites cachot­ter­ies musi­cales qui évi­tent la monot­o­nie.

Les paroles

Fue una noche clara
que alum­bra­ba tan sólo el lucero.
Jun­to a mi humilde ven­tana
‘te juro’ – decía – ‘mi amor es eter­no’
Yo le di mi vida
y entre dul­ces prome­sas se fue.
Sola y con­movi­da
a la reja mi amor le con­fié.

Ven­tani­ta flori­da
de mi vie­ja tapera,
en tu reja pren­di­da está
mi tími­da ilusión.
Al abrirte con­tem­p­lo
un jardín de esper­an­za,
ven­tani­ta, y te cier­ro al fin
can­tan­do por mi amor.

Pero fue men­ti­ra
su prome­sa de amor duradero.
Des­de que vino el invier­no
una noche tras otra yo en vano lo espero.
Ya ni la esper­an­za
va quedan­do de ver­lo volver.
¡Tan­to que lo quise!
¿Para qué me engañó, para qué?

Ven­tani­ta flori­da
de mi vie­ja tapera,
en tu reja mar­chi­ta está
la flor de su traición.
Al abrirte, la noche
has­ta el alma me hiela,
ven­tani­ta, y te cier­ro al fin
llo­ran­do por mi amor.

Enrique Pedro Delfi­no (Delfy) Letra: Luis César Amadori

Traduction libre et indications

C’était une nuit claire qu’illuminait seule­ment la lucarne (plusieurs pos­si­bil­ités pour « lucero ». Vénus, lucarne, par­tie du volet par laque­lle peut entr­er la lumière. Bref, ce n’est pas très clair, au pro­pre, comme au fig­uré).
Ensem­ble à mon hum­ble fenêtre : « Je te jure, dis­ait-il, mon amour est éter­nel. »
Et je lui ai don­né ma vie et au milieu des douces promess­es, il est par­ti.
Seule et inquiète à la grille (prob­a­ble­ment les bar­reaux de la fenêtre, ou une grille de pro­tec­tion qui peut s’ouvrir) je lui ai con­fié mon amour.

Petite fenêtre fleurie de ma vieille bicoque, en ta grille est accrochée ma timide illu­sion.
Quand je t’ouvre, je con­tem­ple un jardin d’espérance, petite fenêtre, et je te ferme enfin en chan­tant pour mon amour.

Mais ce fut un men­songe sa promesse d’amour durable.
Depuis que l’hiver est venu nuit après nuit, je l’ai atten­due en vain.
Là, il n’y a plus d’espoir de le voir revenir.
Je l’ai tant désiré !
Pourquoi m’a‑t-il trompé, pour quoi ?

Petite fenêtre fleurie de ma vieille bicoque, dans ta grille flétrie est la fleur de sa trahi­son.
Quand je t’ouvre, la nuit me gèle jusqu’à l’âme, petite fenêtre, et je te ferme enfin pleu­rant pour mon amour.

Autres versions

Je devrais plac­er en pre­mier une ver­sion avec Lib­er­tad Lamar­que qui a lancé le titre au théâtre Maipo, mais mal­heureuse­ment, il ne sem­ble pas y avoir d’enregistrement. Elle devait chanter toutes les paroles et en tant que femme, c’était bien adap­té. À ce sujet, il me sem­ble oppor­tun de nar­rer une anec­dote. La musique de Enrique Delfi­no reçut un accueil plutôt froid des musi­ciens de l’orchestre chargés de la jouer. Les paroliers du théâtre ne voulurent pas se charg­er des paroles. C’est alors que Luis César Amadori s’est pro­posé de les écrire. Lib­er­tad Lamar­que les chan­ta, prob­a­ble­ment, comme à son habi­tude, de façon remar­quable et le titre devint un grand suc­cès.

La cou­ver­ture de la par­ti­tion de Ven­tani­ta flori­da rap­pel­lant que c’est un suc­cès de Lib­er­tad Lamar­que. Un sec­ond titre dAmadori, Se viene la Maro­ma (instru­men­tal) est égale­ment inclus. Canaro l’enregistra 8 jours après Ven­tani­ta Flori­da avec Irus­ta.

Ven­tani­ta flori­da 1932-04-21 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro con Agustín Irus­ta. C’est le tan­go du jour.

Ce dia­ble de Canaro, tou­jours à l’affût d’un bon titre l’a enreg­istré dans la foulée, mais avec un homme. C’est notre tan­go du jour. Il con­ve­nait donc, soit de chang­er les paroles, soit, ce qui fut l’option choisie, de ne chanter qu’une par­tie asex­uée, le refrain. Nous ver­rons plus loin cepen­dant que cette « néces­sité » n’est pas une loi.

Ven­tani­ta flori­da 1932-05-04 — Ada Fal­cón con acomp. de Fran­cis­co Canaro.

Une superbe et émou­vante ver­sion, chan­tée avec âme. La musique et le chant sont comme relancés à chaque phrase, un peu comme dans une ranchera dans un rythme presque ter­naire, bien loin de la ver­sion marchée d’Irusta. C’est bien sûr une ver­sion chan­son, mais un, jour de folie, avec des danseurs par­ti­c­ulière­ment tolérants, je pour­rai la pro­pos­er à la danse. Cette ver­sion en tous, car mérite les oreilles et même si les danseurs s’arrêtent de danser pour l’écouter, ce sera un bon moment.

Trois autres à écouter, chan­tées par des hommes qui curieuse­ment chantent les paroles au féminin.

Ven­tani­ta flori­da 1932-07-20 — Igna­cio Corsi­ni con gui­tar­ras de Pagés-Pesoa-Maciel.

Deux mois plus tard, Corsi­ni enreg­istre sa ver­sion. Là, pas ques­tion de danser.

Ven­tani­ta flori­da 1955-11-24 — Ángel Var­gas y su Orques­ta dirigi­da por Edelmiro “Toto” D’A­mario.

Un tan­go chan­son, mais avec assez de tonic­ité. Var­gas n’a pas trop viré dans le sen­ti­men­tal­isme. Cela n’en fait pas une ver­sion de danse. Pour cela, je reste avec les ver­sions de Canaro.

Ven­tani­ta flori­da 1989 — Rober­to Goyeneche con acomp. de Nés­tor Mar­coni y su con­jun­to. Une ver­sion assez douce, peut-être trop. Un fond sonore pour une soirée au restau­rant ?

Le tango, est-il un truc de pleurnichards et de cocus ?

Le tan­go du jour est claire­ment sen­ti­men­tal. Un peu pleureur, mais pas vrai­ment de cocu dans la mesure où c’est une femme qui a été aban­don­née par un homme qui l’a abusée par des promess­es.
Ce n’est peut-être pas la bonne occa­sion de par­ler du sujet, mais je vais tout de même don­ner quelques indi­ca­tions.
Si Dis­cépo­lo a dit que le tan­go est une pen­sée triste qui se danse, c’est qu’il avait une vision un peu pes­simiste de la vie, comme il l’a exprimé dans cam­bal­ache. Ses préoc­cu­pa­tions étaient exis­ten­tial­istes et il se devait de par­ler de vécu et de ressen­ti.
Mais n’est-ce pas le cas de tant d’autres domaines ? L’art, la poésie, la lit­téra­ture, quand ils ne sont pas à la gloire d’un com­man­di­taire, par­lent d’amour, de hauts faits (celui des com­padri­tos dans le cas du tan­go et sou­vent avec beau­coup de moquerie et de déri­sion), de reli­gion (comme Ple­garia).
Même la chan­son pop­u­laire dans le monde entier par­le de tout et de rien et notam­ment des déboires et des joies de la vie. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour le tan­go ?
Nous avons vu hier, Ple­garia, nous voyons aujourd’hui, par notre petite fenêtre, une his­toire d’abandon, voire de trahi­son, d’autres, comme Ten­go mil novias de Cadicamo, des fan­faron­nades empreintes d’humour.
Le peu­ple argentin n’a pas eu la vie facile et cela l’a sans doute incité à trou­ver un refuge dans l’art. Il y a une quan­tité de lecteurs incroy­able, tout autant de musi­ciens et de pein­tres. L’art est partout dans la rue. Buenos Aires est la ville du Monde qui compte le plus de théâtre.
Cet art est aus­si pop­u­laire, c’est celui des gens de la rue et pas seule­ment un grand art sub­ven­tion­né et intel­lectuel. Les gens dansent, chantent et il est donc nor­mal qu’ils con­fient à la musique et à la chan­son l’expression de leurs peines comme de leurs joies.
Le tan­go n’est que le reflet de la vie et il faut être par­ti­c­ulière­ment aveu­gle et sourd pour ne voir dans le tan­go que des his­toires lar­moy­antes de cocus. Je pense que cette approche est causée par une approche pure­ment lit­téraire des textes et à une focal­i­sa­tion sur des tan­gos chan­son des­tinés à l’écoute.
En effet, même avec des paroles tristes, un tan­go peut être plaisant, agréable, voire joyeux à danser. J’ai déjà pris l’exemple de la valse « A Mag­a­l­di », qui peut rem­plir de bon­heur le danseur qui se plonge dans la musique avec sa parte­naire (ou la danseuse avec son parte­naire, bien sûr). Même s’ils com­pren­nent les paroles, la valse est comme une cathar­sis à une éventuelle tristesse, aux petits et grands mal­heurs de la vie.
Les Portègnes ne vont pas danser pour se couper les veines. Ils ont le sourire, parta­gent. Il y a des musiques tristes, mais ce n’est pas une général­ité dans l’univers du tan­go. Si on s’attache à la musique, on se rend compte que la grande majorité est plutôt allè­gre.
Si on essaye de faire la bal­ance entre les deux, je pense que l’on con­stat­era que le tan­go de danse est à dom­i­nante gaie et que le tan­go chan­son, qui a pris le dessus dans les années 50 est peut-être à dom­i­nante triste.
Les chanteurs de refrain de l’âge d’or ne chan­taient qu’une petite par­tie des paroles, ce qui don­nait l’occasion à la musique de dis­penser sa joie, mal­gré une éventuelle tristesse des paroles. A con­trario, les ver­sions entières pour l’écoute sont sou­vent lar­moy­antes, comme en témoigne l’exemple de cette anec­dote.
Il est donc impor­tant pour le DJ de pro­pos­er les tan­gos de danse et pas ces tan­gos lugubres qui plombent l’ambiance. Les danseurs vien­nent pass­er un bon moment et si quelques-uns pensent que le tan­go doit être triste, qu’ils gar­dent le bal­ai là où ils se le sont enfon­cé.
Le tan­go est une pen­sée joyeuse qui peut se danser !

Felicia 1966-03-11 – Orquesta Florindo Sassone

Enrique Saborido Letra Carlos Mauricio Pacheco

Feli­cia est un tan­go abon­dam­ment enreg­istré. La ver­sion d’aujourd’hui est un peu plus rare en milon­ga, car la sonorité par­ti­c­ulière de Sas­sone n’est pas recher­chée par tous les danseurs. Il a réal­isé cet enreg­istrement le 11 mars 1966, il y a 58 ans.

Florindo Sas­sone (12 jan­vi­er 1912 — 31 jan­vi­er 1982) était vio­loniste. Il a com­mencé à mon­ter son orchestre dans les années 1930.
Le suc­cès a été par­ti­c­ulière­ment long à venir, mais il a pro­gres­sive­ment créé son pro­pre style en s’inspirant de Frese­do et Di Sar­li. D’ailleurs, comme nous l’avons vu avant-hier avec Pimien­ta de Frese­do, les cor­re­spon­dances musi­cales sont nettes au point que l’on peut con­fon­dre dans cer­tains pas­sages Frese­do et Sas­sone dans les années 60. À Di Sar­li, il a emprun­té des élé­ments de sa la ligne mélodique et du dia­logue entre le piano et le chant des vio­lons.
Il gère son orchestre par bloc, sans met­tre en valeur un instru­ment par­ti­c­uli­er avec des solos.
Pour­tant, il a des musi­ciens de grand tal­ent dans son orchestre :

  • Piano : Osval­do Reque­na (puis Nor­ber­to Ramos)
  • Ban­donéons : Pas­tor Cores, Car­los Pazo, Jesús Mén­dez et Daniel Lomu­to (puis Orlan­do Calaut­ti et Oscar Car­bone avec le pre­mier ban­donéon Pas­to Cores)
  • Vio­lons : Rober­to Guisa­do, Clau­dio González, Car­los Arnaiz, Domin­go Man­cu­so, Juan Scafi­no et José Ama­tri­ali (Eduar­do Mataruc­co, Enrique Mario Franci­ni, José Ama­tri­ain, José Vot­ti, Mario Abramovich et Romano Di Pao­la autour de Car­los Arnaiz, Clau­dio González et Domin­go Man­cu­so).
  • Con­tre­basse : Enrique Mar­che­to (puis Mario Mon­teleone et Vic­tor Osval­do Mon­teleone)

Autre élé­ment de son orig­i­nal­ité, ses ponc­tu­a­tions qui ter­mi­nent une bonne part de ses phras­es musi­cales et des instru­ments plus rares en tan­go comme :

  • La harpe : Etelv­ina Cinic­ci
  • Le vibra­phone et les per­cus­sions : Sal­vador Molé

Écoutez le style très par­ti­c­uli­er de Sas­sone avec ce très court extrait de La can­ción de los pescadores de per­las (ver­sion de 1974).

Les dix pre­mières sec­on­des de la can­ción de los pescadores de per­las 1974. Remar­quez la harpe et le vibra­phone.

Extrait musical

Feli­cia 1966-03-11 — Orques­ta Florindo Sas­sone.

Les paroles

Il s’agit ici d’un tan­go instru­men­tal. Feli­cia peut être un prénom qui fait penser à la joie (feliz en espag­nol, félic­ité en français). Cepen­dant, Car­los Mauri­cio Pacheco a créé des paroles pour ce tan­go et elles sont loin de respir­er l’allégresse. Il exprime la nos­tal­gie pour sa terre natale (l’Uruguay) en regar­dant la mer. Il peut s’agir du Rio de la Pla­ta qui est telle­ment large qu’il est dif­fi­cile de ne pas le pren­dre pour une mer quand on le voit depuis Buenos Aires.

Allá en la cas­ta aparta­da
donde can­tan las espumas
el mis­te­rio de las bru­mas
y los secre­tos del mar,
yo mira­ba los capri­chos
ondu­lantes de las olas
llo­ran­do mi pena a solas:
mi con­sue­lo era el mirar.

Des­de entonces en mi frente
como un insond­able enig­ma
lle­vo patente el estig­ma
de este infini­to pesar.
Des­de entonces en mis ojos
está la som­bra graba­da
de mi tarde des­o­la­da:
en mis ojos está el mar.

Ya no ten­dré nun­ca aque­l­los
tintes suaves de mi auro­ra
aunque quizás se ate­so­ra
toda su luz en mis ojos.
Ya nun­ca veré mis playas
ni aspi­raré de las lomas
los volup­tu­osos aro­mas
de mis flo­res uruguayas.

Enrique Sabori­do Letra Car­los Mauri­cio Pacheco

J’ai 65 ver­sions dif­férentes de ce titre et pas une n’est chan­tée. On se demande donc pourquoi il y a des paroles. C’est sans doute qu’elles ont été jugées un peu trop tristes et nos­tal­giques et pas en adéqua­tion avec la musique qui est plutôt entraî­nante dans la plu­part des ver­sions.

Le vibraphone et la harpe dans le tango

Sas­sone a util­isé assez sys­té­ma­tique­ment la harpe et le vibra­phone dans ses enreg­istrements des années postérieures à 1960. C’est un peu sa sig­na­ture, mais il n’est pas le seul. Je vous invite à iden­ti­fi­er ces instru­ments dans les titres suiv­ants. Amis danseurs, imag­inez com­ment met­tre en valeur ces « dings » et « blo­ings ».

Vida mía 1934-07-11 — Tito Schipa con Orques­ta Osval­do Frese­do (Osval­do Frese­do Letra: Emilio Augus­to Oscar Frese­do).

Il peut s’agir d’un autre orchestre, mais on entend claire­ment le vibra­phone dans ce titre et pas dans la ver­sion de danse chan­tée par Rober­to Ray enreg­istrée moins d’un an avant, le 13 sep­tem­bre 1939. Je présente cette ver­sion pour illus­tr­er mon pro­pos, mais la voix criée de Schipa n’est pas des plus agréables, con­traire­ment à la ver­sion for­mi­da­ble de Ray.

Orques­ta Osval­do Frese­do. À gauche, on voit bien le vibra­phone. À droite, on voit bien la harpe. Le vibra­phone est caché à l’ar­rière.
El vals soñador 1942-04-29 — Orques­ta Miguel Caló con Raúl Berón (Arman­do Pon­tier Letra Oscar Rubens). On entend par exem­ple le vibra­phone à 6 et 22 sec­on­des.

Nina 1955 — Florindo Sas­sone (com­pos­i­teur Abra­ham).

Le vibra­phone puis la harpe débu­tent ce thème (Nina 1955 Florindo Sas­sone. Extrait de « 100 años de vibrá­fono y su desar­rol­lo en el Tan­go » de Ger­ar­do Ver­dun (vibra­phon­iste que je vous recom­mande si vous vous intéressez à cet instru­ment).

Nina 1971 — Florindo Sas­sone (com­pos­i­teur Abra­ham), le même thème enreg­istré en 1971.

Pour en savoir plus sur les instru­ments de musique du tan­go, vous pou­vez con­sul­ter l’excellent site : Milon­gaophe­lia. Il manque quelques instru­ments comme la scie musi­cale, l’orgue Ham­mond, les ondes Martenot et éventuelle­ment l’accordéon, mais leur panora­ma est déjà assez com­plet.
Comme danseur, vous pou­vez vous entraîn­er à les recon­naître et les choisir pour dynamiser votre impro­vi­sa­tion en pas­sant d’un instru­ment à l’autre au fur et à mesure de leurs jeux de réponse.
Voici Florindo Sas­sone en représen­ta­tion au Teatro Colón à Buenos Aires, le 21 juil­let 1972. Vous pour­rez enten­dre (dif­fi­cile­ment, car le son n’est pas génial) :

  • (00:00) Organ­i­to de la Tarde (Castil­lo Cátu­lo (Ovidio Cátu­lo Castil­lo González) Letra : José González Castil­lo (Juan de León). On retrou­ve l’inspiration de Di Sar­li dans cette inter­pré­ta­tion.
  • (02:26) Cham­pagne tan­go (Manuel Aróztegui Letra: Pas­cual Con­tur­si)
  • (05:45) La cumpar­si­ta (Ger­ar­do Matos Rodríguez Letra: Pas­cual Con­tur­si)
  • (08:53) Re Fa si (Enrique Delfi­no). On y entend bien la harpe et le vibra­phone.

Sur la vidéo on peut remar­quer la harpe, le vibra­phone, mais aus­si les tim­bales, pas si courantes dans un orchestre de tan­go.

Et pour en ter­min­er avec le tan­go du jour, un tan­go assez orig­i­nal, car il s’agit en fait d’un morceau de musique clas­sique française, de Georges Bizet (Les pêcheurs de per­les) qui a don­né lieu à dif­férentes ver­sions par Sas­sone, donc celle que je vous offre ici, enreg­istrée en 1974. Vous y enten­drez la harpe et le vibra­phone, nos héros du jour.

La can­ción de los pescadores de per­las 1974 — Orques­ta Florindo Sas­sone.

Nous sommes à présent au bord de la mer, partageant les pen­sées de Car­los Mauri­cio Pacheco, songeant à son pays natal.

Car­los Mauri­cio Pacheco, pen­sant à son Uruguay natal en regar­dant les vagues.

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