Osvaldo Novarro; Tito Luar (Raúl Fortunato) Letra: Mario Battistella
Pourquoi une femme noire tenant un bongo sur plan de surfeurs hawaïens ? Comme vous vous en doutez, j’ai une explication. Alors partons à la découverte de la Rumbita candombe, un curieux mariage qui a fêté ses noces de chêne et qui continue de faire bouger les danseurs d’aujourd’hui.
Extrait musical
La rumbita candombe 1942-12-29 – Orquesta Juan D’Arienzo con Héctor Mauré.
Comme l’indique le titre, on reconnaît rapidement un rythme de rumba. J’écris « un » rythme de rumba, car il y a en a des dizaines. Historiquement, la rumba est originaire de Cuba où elle a été mêlée avec diverses danses, notamment d’origine africaine. Cela se reconnaît par la complexité des rythmes qui sont loin des rythmes codifiés en Europe. Il n’est qu’à demander à un danseur européen moyen de faire sonner le clave de la salsa en rythme, pour voir à quel point c’est hors de sa culture. N’étant pas moi-même un spécialiste de la rumba, j’ai essayé de déterminer le type de rumba utilisée dans cette composition. Parmi la centaine de possibilités, je trouve que la rumba yambu (une des trois principales rumbas cubaines) est un assez bon candidat.
La rumbita candombe de D’Arienzo et Mauré que j’ai mixé avec un rythme de rumba yambu.
Bien sûr, la version de D’Arienzo est un peu particulière et il a mis en avant le plaisir des danseurs de milonga en prenant plus de libertés par rapport au rythme original que les autres interprétations. On notera, par exemple, une cadence bien plus rapide.
Le Général Juan Manuel de Rosas assistant à une manifestation de candombe vers 1838 assistant à une manifestation de candombe vers 1838.
De Rosas avait une trentaine d’esclaves, mais il était plutôt sympa avec eux et les esclaves qui avaient fui le Brésil le considéraient comme un libérateur. On voit qu’il a un homme noir sur le siège à son côté, ce qui doit probablement témoigner de sa proximité. On remarquera les tambours du candombe. Le peintre, Martín Boneo s’est représenté avec son épouse, debout à l’arrière de De Rosas. La fille du couple (Manuelita) est en rouge au côté de l’homme noir assis.
Paroles de la version de Juan D’Arienzo et Héctor Mauré
Les différentes versions disposent de paroles légèrement différentes. Celles de l’enregistrement de D’Arienzo et Mauré sont les plus divergentes par rapport aux paroles originales. J’indiquerai, en fin d’article, les paroles originales et donnerai quelques indications pour les autres versions.
Presten todos atención Que ya empezó Y a virutear esta milonga Que el rey negro bautizo
No es su cuna el arrabal Negro y cumbe
Por eso es que Todos le dicen La milonga candombe
Ae ae ae ae Ae ae ae ae
A bailar a cantar A seguir sin parar
Ae ae ae ae Ae ae ae ae
Que se va y se fue La milonga candombe.
Osvaldo Novarro; Tito Luar (Raúl Fortunato) Letra: Mario Battistella
Traduction libre de la version de Juan D’Arienzo et Héctor Mauré
Prêtez tous attention. Ça a déjà commencé et pour virutear (référence à la viruta et l’usure du plancher) cette milonga que le roi noir a baptisée. Ce n’est pas son berceau les faubourgs Noir et cumbe (esclaves noirs ayant fui et vivant libres) C’est pourquoi tous l’appellent la milonga candombe Ae ae ae ae À danser, à chanter À continuer sans s’arrêter, Ae ae ae ae Car elle s’en va et est partie La milonga candombe.
Autres versions
Je commence par les auteurs de la musique, Osvaldo Novarro et Tito Luar.
La rumbita candombe 1942-06-02 – Hawaiian Serenaders con Osvaldo Novarro.
Les Hawaiian Serenaders est un groupe argentin, malgré ce que pourrait laisser penser son nom. Il fut actif durant une vingtaine d’années après sa création en 1940 par le chanteur Osvaldo Novarro (Héctor Villanueva) associé à Tito Luar (Raúl Fortunato) (Directeur d’orchestre, tromboniste et violoniste) et auteurs de la musique de notre titre du jour. Les deux hommes étaient d’origine vénézuélienne, pas l’ombre d’un Hawaïen dans l’histoire.
À l’origine du groupe Hawaiian serenaders, un groupe de musique hawaïenne mené par Osvaldo Novarro dans les années 30.
À ce sujet, il est amusant de noter qu’il y a eu un autre groupe nommé The Hawaiian Serenaders, mais qu’ils étaient Grecs et étaient dirigés par Felix Mendelssohn (probablement un pseudonyme…). Je ne résiste pas à la tentation de vous présenter une de mes 600 cumparsitas par ces Grecs « hawaïens »…
La cumparsita 1941 – Felix-Mendelssohn & His Hawaiian Serenaders.
Les sonorités sont beaucoup plus hawaïennes que pour le groupe argentin…
La rumbita candombe 1942-12-29 – Orquesta Juan D’Arienzo con Héctor Mauré. C’est notre titre du jour. La rumbita candombe 1943-06-28 – Orquesta Osvaldo Fresedo con Oscar Serpa.
Oscar Serpa et surtout l’interprétation magnifique de Fresedo fait que cette version peut très bien être proposée en bal, même si peu de DJ s’y risquent.
La negrita candombe (La rumbita candombe) 1943-07-16 – Orquesta Francisco Canaro con Carlos Roldán.
La version de Canaro est sans doute celle qui est la plus connue. Son rythme assez calme respecte mieux, que la version de D’Arienzo, le rythme de la rumba. Comme il en a l’habitude et grâce à ses percussionnistes de son orchestre de jazz, Canaro peut proposer une introduction au tambour et une orchestration un peu différente.
Paroles de la version originale
Presten todos atención Que va a empezar, Esta será la nueva danza Que tendremos que bailar… Fue su cuna la ilusión El cabaré Por eso es que la llamamos La rumbita candombe.
(Estribillo) Ae, ae, ae, ae Ae, ae, ae, ae (coro) A bailar, a cantar A seguir sin parar, Ae, ae, ae, ae Ae, ae, ae, ae (coro) Ya se va, ya se fue La rumbita candombe.
El autor de su compás Es un bongó, Que se enamorado de una milonga Un domingo se casó Y es por eso que al vibrar, Sentimental su ritmo es Mezcla de rumba Y candombe federal. Osvaldo Novarro; Tito Luar (Raúl Fortunato) Letra: Mario Battistella
Traduction libre des paroles de la version originale
Prêtez tous attention. Ça va commencer, Ce sera la nouvelle danse que nous devrons danser… Son berceau était l’illusion, le cabaret, c’est pour ça qu’on l’appelle, la rumbita candombe.
(Refrain) Ae, ae, ae, ae Ae, ae, ae, ae (chœur) À danser, à chanter À continuer sans s’arrêter, Ae, ae, ae, ae (chœur) Déjà elle s’en va, déjà elle est partie La rumbita candombe.
L’auteur de son rythme est un bongo, qui est tombé amoureux d’une milonga. Un dimanche, il s’est marié et c’est pourquoi, lorsqu’il vibre, sentimental, son rythme est un mélange de rumba et de candombe fédéral.
Paroles de la version de Canaro et Roldán
Presten todos atención Que va a empezar, Esta será la nueva danza Que tendremos que bailar… Fue su cuna la ilusión Que le dio fe, Por eso es que la llamamos La negrita candombe.
Así, así, así, así Así, así, así, así (coro) A bailar, a cantar A seguir sin parar, Así, así, así, así (coro) Ya se va, ya se fue La negrita candombe.
El autor de su compás Es un bongó, Que al arribar a la Argentina De una criolla se prendó… Y es por eso que al vibrar, Sentimental su ritmo es Mezcla de rumba Y candombe federal.
Osvaldo Novarro; Tito Luar (Raúl Fortunato) Letra: Mario Battistella (y?)
Traduction libre de la version de Canaro et Roldán
C’est pourquoi nous l’appelons La negrita candombe. (La rumbita est passée de la musique, petite rumba à une negrita, petite femme noire). Comme ceci, comme cela, comme cela (contrairement aux autres versions, Roldán chante « así » et pas « ae »). Comme ceci, comme ça, comme ça Danser, chanter Pour continuer sans s’arrêter, Comme ceci, comme ça, comme ça Déjà elle s’en va, déjà elle est partie La negrita candombe. L’auteur de son rythme est un bongo, qui à son arrivée en Argentine, d’une créole, est tombé amoureux… (la localisation en Argentine et la mention d’une créole ancrent la chanson. Canaro était Uruguayen de naissance et les esclaves étaient en grande partie originaires du Brésil, et bien sûr d’Afrique avant). Et c’est pourquoi, quand il vibre, sentimental, son rythme est un mélange de rumba et de candombe fédéral.
Quelques éléments sur la milonga candombe
Même si le propos de Osvaldo Novarro et Tito Luar était de créer un nouveau rythme à base de rumba en le mixant avec des rythmes de candombe, cette expérimentation qui n’a pas donné d’autres musiques est contemporaine de l’apparition de la milonga candombe. En effet, on attribue à Sebastián Piana la mise en forme de la milonga candombe. Sa première milonga candombe est Pena mulata (écrite en 1940).
Pena mulata 1941-02-18 – Orquesta Carlos Di Sarli con Roberto Rufino (Sebastián Piana Letra: Homero Manzi).
C’est le plus ancien enregistrement de milonga candombe. Amis DJ, si vous avez une milonga candombe d’avant 1940, c’est sûrement un candombe ou un autre rythme… Ce n’est pas interdit de le passer, mais prenez vos précautions pour ne pas mettre en difficulté les danseurs qui sont souvent moins à l’aise avec les milongas candombe et qui peuvent être totalement perdus avec des candombes.
Aleluya 1943-12-15 – Orquesta Francisco Canaro con Carlos Roldán (Sebastián Piana Letra: Cátulo Castillo).
Et une version par Piana lui-même :
Aleluya 1944 – Sebastián Piana con Jorge Demare.
Une version brute, un peu rugueuse, mais qui fait bien sentir les origines de l’inspiration de Piana.
Les titres apparentés au candombe, composés par Sebastián Piana
Les trois types de tambours du candombe, de gauche à droite : Tambor repique, tambor chico, tambor piano et un autre tambor chico.
Et les surfeurs ?
Ah oui, j’allais oublier. Mais vous avez sans doute deviné. La femme noire, c’est la negrita de Canaro, le tambor chico qu’elle tient dans les mains, c’est le candombe et les surfeurs et l’exocet, c’est une partie d’une affiche de 1940 pour Hawaï.
Une affiche publicitaire pour Hawaï de la Pan American Airways.
Le surf à Hawaï semble être une très vieille activité, comme en témoigne James Cook en 1779.
Duke Kahanamoku en 1910.
À l’époque, les îles s’appelaient Îles Sandwich, nom qu’avait donné Cook en l’honneur de John Montagu de Sandwich, l’inventeur du sandwich. Attention, il ne faut pas les confondre avec les Îles Sandwich du Sud, revendiquées, comme les Îles Malouines, par l’Argentine…
Le dernier état des USA (Hawaï) dans l’hémisphère Nord et les Îles Sandwich du Sud, revendiquées par l’Argentine.
Si on ne doit se souvenir que d’une composition de Mario Melfi, c’est sans conteste de Poema. Mais si on doit se souvenir de deux, alors, Remembranza, notre tango du jour est assurément dans la liste. Ce qui en revanche est curieux est que l’on associe très peu ces deux titres, très semblables. Mais peut-être qu’il y a une ou plusieurs solutions…
Tandas mixtes
Hier, dans un groupe de DJ, une question très étrange a été posée. Combien de tandas mixtes peuvent être passées dans une milonga ? J’avoue que j’ai relu deux fois la question pour voir de quoi il s’agissait. Il arrive en effet, que l’on mélange dans la même tanda, des orchestres différents. C’est assez fréquent pour les milongas et les valses et je le fais parfois, par exemple pour associer des enregistrements de Carabelli avec son propre orchestre et de la Típica Victor, dirigée par lui. Je le fais également quand il y a un titre orphelin, qui n’a pas de tango compatible par le même orchestre et qu’un autre orchestre à quelque chose qui peut bien se combiner avec. L’étrangeté de la question vient de « combien de tandas mixtes »… Je n’ai pas répondu au groupe, mais ma réponse aurait pu être, le DJ fait ce qu’il veut dans la mesure où les danseurs sont contents. Faire de bonnes tandas mixtes est difficile, faire 100 % de tandas mixtes serait un défi très difficile à relever… Poema est associé à l’enregistrement de Canaro et Maida de 1935. Remembranza a plusieurs points d’accroche. Notre enregistrement du jour avec Pugliese et Maciel est sans doute le plus connu. 21 ans séparent ces deux enregistrements, un écart encore plus grand existe entre les styles des orchestres, ce qui rend bien évidemment ces deux enregistrements totalement incompatibles dans une même tanda. Cependant, la structure des morceaux est tout à fait compatible, on trouve même des extraits de phrases musicales comparables entre les deux œuvres. Remembranza aurait été enregistré par Canaro et Maida, ou Poema par Pugliese et Maciel et on aurait deux piliers solides pour une tanda. Ce rêve existe cependant. Je vous le présenterai en fin d’article…
Extrait musical
Remembranza 1956-07-04 – Orquesta Osvaldo Pugliese con Jorge MacielPartition argentine de Remembranza.
Paroles
Cómo son largas las semanas cuando no estás cerca de mí no sé qué fuerzas sobrehumanas me dan valor lejos de ti. Muerta la luz de mi esperanza soy como un náufrago en el mar, sé que me pierdo en lontananza mas no me puedo resignar. ¡Ah ¡qué triste es recordar después de tanto amar, esa dicha que pasó… Flor de una ilusión nuestra pasión se marchitó. ¡Ah ¡olvida mi desdén, retorna dulce bien, a nuestro amor, y volverá a florecer nuestro querer como aquella flor. En nuestro cuarto tibio y rosa todo quedó como otra vez y en cada adorno, en cada cosa te sigo viendo como ayer. Tu foto sobre la mesita que es credencial de mi dolor, y aquella hortensia ya marchita que fue el cantar de nuestro amor.
Mario Melfi Letra : Mario Battistella
Autres versions
Les versions françaises
Je pense vous surprendre en vous indiquant que les deux premiers enregistrements de ce titre ont été chantés en français. En effet, Melfi et Battistella étaient à Paris à l’époque. Mario Melfi a même fait l’essentiel de sa carrière en France où il est mort en 1970. Le titre en français est Ressouvenance, un terme aujourd’hui tombé en désuétude… C’est donc Mario Melfi qui ouvre le bal des versions avec un enregistrement de 1934, chanté, donc en français, par Marcel Véran et appelé donc Ressouvenance et pas Remembranza.
Ressouvenance 1934 — Mario Melfi Chant Marcel Véran (en français). Paroles de Robert Chamfleury et Henry Lemarchand.
C’est le plus ancien enregistrement, de plus, réalisé par l’auteur de la musique, Mario Melfi. En ce qui concerne les paroles en français, on se rend compte qu’elles sont proches de celles de Battistella. On peut donc penser que Battistella est bien l’auteur original, puisqu’il était à Paris et que Robert Chamfleury et Henry Lemarchand ont adapté (avec plus de talent que moi) les paroles en français. Vous pourrez en trouver la transcription après le chapitre autres versions.
Ressouvenance 1934 — Auguste Jean Pesenti et son Orchestre Tango Chant Guy Berry (en français).
Couverture de la partition de 1934. On voit que Berry a créé le tango et les paroliers sont uniquement les deux français. On notera également que Melfi est crédité de son succès de Poema.Ressouvenance 1934-12-13 — Orlando et son orchestre Chant Jean Clément (en français).Remembranza 1944 — Ramón Mendizabal. Remembranza a été gravé sur la face B du disque, la face A étant réservée à Obsession.
Avec cet enregistrement, j’arrête la liste des versions « françaises » (même si la dernière n’est pas chantée). Et je vous propose maintenant les versions « Argentines ».
Les versions argentines
Remembranza 1937-05-11 — Héctor Palacios con guitarras.
Après les versions françaises avec orchestres, les guitares de Héctor Palacios ne font pas tout à fait le poids. Cependant, ce titre est compatible avec ce type de version intime et si le résultat n’a rien à faire en milonga, il est plutôt agréable à écouter.
Remembranza 1943-02-12 — Orquesta Ricardo Malerba con Orlando Medina.
Une jolie version, dans le style de Malerba et Medina qui a sa sonorité particulière.
Remembranza 1947-05-09 — Orquesta Ricardo Tanturi con Osvaldo Ribó.
Si les versions précédentes avec orchestre, y compris les versions françaises étaient harmonieuses, je trouve que celle-ci souffre d’un manque de cohérence entre la voix de Ribó et l’orchestre de Ricardo Tanturi. Le talent des deux n’est pas en cause, Osvaldo Ribó avec un orchestre plus présent aurait donné une très belle version et inversement.
Remembranza 1948-09-08 — Orquesta Alfredo Gobbi con Jorge Maciel.
La voix travaillée de Maciel n’a peut-être pas trouvé l’orchestre idéal pour sa mise en valeur. On sent Gobbi un peu réservé, là encore, le résultat ne me convînt pas totalement.
Remembranza 1952-05-23 — Lorenzo Barbero y su orquesta típica con Carlos del Monte.
Encore une version qui ne va pas provoquer des ondes d’enthousiasme. De plus, elle n’est pas destinée à la danse, mais c’est intéressant de temps à autre de présenter un de ces deux-cent d’orchestres qui ont œuvré à l’âge d’or et qui n’ont pas eu droit à la reconnaissance de la postérité.
Remembranza 1954-12-28 — Orquesta Alfredo De Angelis con Carlos Dante.
On arrive dans des versions un peu plus travaillées. On remarquera l’introduction très particulière de cette version de De Angelis.
Mais attendez la suite, les choses sérieuses commencent.
Remembranza 1956-07-04 — Orquesta Osvaldo Pugliese con Jorge Maciel. C’est notre tango du jour.
Les essais de voix plus travaillées entendus précédemment trouvent un meilleur terrain avec l’orchestre de Pugliese. Le mariage de la voix de Jorge Maciel avec l’orchestre est bien plus abouti dans cette version que dans celle de Gobbi, 8 ans plus tôt.
Remembranza 1963 — Orquesta Juan Canaro con Susy Leiva.
J’aurais présenté les choses à l’envers, Susy Leiva accompagnée par l’orchestre de Juan Canaro. C’est une version à écouter, la voix de Susy Leiva est expressive et a de l’émotion. Mais bon, revenons à nos piliers.
Remembranzas 1964-09-25 — Orquesta Juan D’Arienzo con Jorge Valdez.
Avec Jorge Valdez, D’Arienzo a un peu mis de côté le tango de danse pour suivre la mode de l’époque qui était plus radiophonique ou télévisuelle que dansante. D’Arienzo interprète le titre dans ses concerts, comme ici à Montevideo en 1968.
Remembranzas 1968 — Orquesta Juan D’Arienzo con Osvaldo Ramos. Cet enregistrement a été réalisé à Montevideo (Uruguay).
On revient avec Jorge Valdez qui gagne la palme du chanteur qui a le plus enregistré Remembranza, encore une émission de télévision.
Jorge Valdez en Grandes Valores (une émission des années 70).
Paroles de la version chantée en français par Guy Berry, Marcel Véran, Jean Clément et autres chanteurs français
Combien est longue une journée Quand tu n’es pas auprès de moi. Comment ai-je pu deux années Vivre sans entendre ta voix ? Je n’ai pour consoler ma peine Que les doux rêves du passé, Car ni les jours ni les semaines N’ont jamais pu les effacer… Ah !… Qu’il est troublant, chéri(e), D’évoquer, comme on prie, Ce bonheur, hélas trop court. Rien n’a pu ternir Le souvenir de ces beaux jours. Ah !… Pardonne à ma folie. Reviens je t’en supplie À notre amour. Rien ne pourra me griser Que tes baisers, Comme aux anciens jours. Dans notre chambre tiède et rose, Tout est resté comme autrefois. Et chaque objet et chaque chose Ne me semble attendre que toi. Ton portrait sur la cheminée Semble sourire à mon espoir. Dans un livre, une fleur fanée Rappelle nos serments d’un soir…
Mario Melfi Letra : Mario Battistella (adapté en français par Robert Chamfleury et Henry Lemarchand)
Remembranza et Poema unis dans une tanda idéale
Nous avons vu en début d’article qu’il n’y avait pas d’enregistrement compatible de ces deux titres à l’âge d’or du tango. C’est une grande frustration pour les DJ et sans doute les danseurs. En fait, ce n’est pas tout à fait vrai, car les Pesenti ont enregistré Poema et Ressouvenance, mais ce ne sont sans doute pas des versions suffisantes pour les danseurs avancés. Je vous laisse en juger.
Poema 1933 – Orquesta Típica Auguste Jean Pesenti du Coliséum de Paris con Nena Sainz.Ressouvenance 1934 — Auguste Jean Pesenti et son Orchestre Tango Chant Guy Berry (en français).Poema 1937 – René Pesenti et son Orchestre de Tango con Alberto.
Je rajoute cette version de Poema par le frère de Auguste Jean, René Pesenti. Elle est compatible et présente l’avantage d’être chantée par un homme (Alberto), ce qui peut être préféré par certains qui n’aiment pas trop les mélanges dans une tanda.
Si vous avez estimé que ces versions n’étaient pas à la hauteur, il nous faut chercher ailleurs. Je pense que l’orchestre qui va nous donner ce plaisir est la Romantica Milonguera. Il a enregistré les deux titres dans des versions compatibles et de belle qualité, presque équivalentes à la version de Canaro et Maida. Je vous présente ces deux enregistrements en vidéo. Une belle façon de terminer cette anecdote du jour, non ?
Orquesta Romantica Milonguera — Poema
Orquesta Romantica Milonguera — Remembranza
Merci à la Romantica Milonguera et à demain, les amis !
Metteur en scène : Louis Joseph Gasnier Scénario Alfredo Le Pera.
Melodía de arrabal, c’est le retour de Carlos Gardel au cinéma dans un film réalisé par le réalisateur français, Louis Joseph Gasnier. Comment un film français, réalisé en France, nous apprend ce qui se passait dans le milieu du tango argentin au début du vingtième siècle.
Bien sûr, ce film n’est pas un documentaire et on pourrait considérer qu’il exploite des clichés sur le tango portègne. Cependant, ces mêmes clichés sont ceux qui nourrissent les paroles et l’imaginaire des tangos, imaginaire où des jeunes gens un peu hâbleurs et bagarreurs séduisent de belles ingénues, ingénues qui se révèlent avoir du caractère ou d’autres aspirations. À ceux qui peuvent s’étonner qu’un film sur Buenos Aires soit tourné à Paris, avec des acteurs argentins ou espagnols par une société américaine (Paramount), je répondrai que c’est une preuve de l’internationalisation rapide du tango. Je vous propose aujourd’hui quelques éléments de la romance de Buenos Aires autour de ce film sorti au cinéma le 5 avril 1933.
Les acteurs
Carlos Gardel (Roberto Ramírez), Imperio Argentina (Alina), Vicente Padula (Gutiérrez), Jaime Devesa (Rancales, le truand), Helena D’Algy (Marga), Felipe Sassone (Empresario), Manuel París (Maldonado), José Argüelles (Julián), Josita Hernán.
Carlos Gardel et Imperio Argentino à l’époque du tournage du film (fin 1932).
L’intrigue
Roberto Ramírez, interprété par Carlos Gardel, est un vaurien qui vit dans les cafés de la banlieue de Buenos Aires. Il est tricheur et se pique de chanter le tango. Alina (jouée par Imperio Argentina) qui est professeur de chant l’entend chanter et lui conseille de se lancer dans le métier. Roberto Ramírez (Gardel) décide de suivre ses conseils et d’améliorer sa vie. Malheureusement, il tue accidentellement un truand qui menaçait de dévoiler ses mauvais penchants à Alina, qui croit que c’est un brave gars (ce qui n’est pas faux). Si on passe les péripéties de l’enquête policière (dont le rebondissement final est amusant), on notera qu’Alina cherche à faire entendre Roberto, son protégé à un producteur joué par Felipe Sassone. Ce n’est pas si facile, car Gardel ne souhaite pas se dévoiler en public, mais le producteur sous le charme d’Alina accepte d’écouter Gardel dans une soirée privée chez lui. Lors de cette soirée, le producteur fait chanter Alina, puis celle-ci enjoint à Gardel de chanter. Si on me permet cette audace, c’est aussi lors de cette soirée que le truand Rancales essaye également de faire chanter Gardel, mais d’une autre façon et qu’il terminera mort dans une scène à la Agatha Christie. C’est un succès, le producteur fait venir Gardel, pardon, Roberto dans son théâtre et l’y fait chanter. C’est là qu’il va chanter Silencio avec beaucoup de succès. C’est nettement le temps fort du film. On comprendra pourquoi en lisant ma notice sur Silencio… La version du film que je propose enchaîne de façon étrange sur Melodía de arrabal. Est-ce le même jour, pas sûr. Les ellipses dans ce film sont moyennes. Par exemple, quand Rancales, le truand joué par Jaime Devesa sort de prison, on risque de ne pas capter qu’il s’est passé un an. Un an sans voir Alina, qui lui avait proposé de l’aider à chanter. On le sait uniquement par un dialogue de Gardel un peu plus tard. Dans le cas présent, je pense que le changement de costume est censé nous renseigner. Le film se termine en parfait retour arrière avec le début du film avec le disque 78 tours de Roberto (Melodía de arrabal) tournant sur un gramophone et la caméra qui se lance dans un long traveling arrière symétrique du traveling du début. On voit les badauds s’agglutiner à la devanture du magasin de disque. Le mot « fin » apparaît sur le sol. Gardel, (Roberto) est devenu chanteur de tango…
Quelques points de repère et moments forts du film
Cliquez sur les vidéos, vous irez directement au moment sélectionné. Ne vous fiez pas à l’image qui est toujours la même, vous irez bien au point indiqué en cliquant sur l’image.
Le film commence après un panoramique sur un long traveling avant qui suit Carlos Gardel (Roberto) jusqu’à un magasin de disques. Quelques personnes sont autour d’un phonographe qui passe une version instrumentale de Melodía de arrabal. Gardel qui est entré y rencontre Imperia (Alina). Il lui propose de lui offrir le disque. Celle-ci refuse, mais Roberto lui promet de lui chanter à chaque fois qu’il la croisera. https://youtu.be/VIiBfGUavoA?t=47
3 : 08 pour voir un peu de danse et l’ambiance reconstitué dans un studio de la région parisienne des lieux portègnes du début du vingtième siècle. https://youtu.be/VIiBfGUavoA?t=188
37 : 15 No sé porqué, une habanera chantée par Imperio Argentina et Carlos Gardel en Duo. Une perle ! José Sentis, l’auteur des paroles et de la musique était un pianiste et compositeur né en Espagne. Il fut un des pionniers du tango à Paris. Ce titre témoigne de ses origines. https://youtu.be/VIiBfGUavoA?t=2234
46:28 Le barman utilise un shaker comme des maracas, les danseurs dansent Jazz. N’oublions pas que les bals de l’époque étaient mixtes, tango et jazz. Continuez de regarder pour voir les gens danser et voir la fin de la danse quand… à 47 : 10, le maître de maison (le producteur) arrête la musique sur laquelle les gens dansaient pour annoncer l’intermède. On voit donc un bal privé utilisant des disques. À la suite chante donc Imperio Argentina qui s’accompagne au piano. https://youtu.be/VIiBfGUavoA?t=2788
50 : 09 Cuando tú no estás, une chanson chantée par Carlos Gardel accompagné au piano par Imperio Argentina. (Carlos Gardel et Marcel Lattés pour la musique et Alfredo Le Pera et Mario Battistella pour les paroles). https://youtu.be/VIiBfGUavoA?t=3006
1 :11 :15 Silencio, par Carlos Gardel (Musique Carlos Gardel et Horacio G. Pettorossi, paroles Alfredo Le Pera et Horacio G. Pettorossi). Nous avons présenté ce merveilleux titre dans une anecdote du jour Silencio. Remarquez à l’arrière-plan la Orquesta típica Argentina de Juan Cruz Mateo. https://youtu.be/VIiBfGUavoA?t=4256
Reprise finale, pour la troisième fois de Melodía de arrabal, cette fois sur le disque qu’il a enregistré. C’est la fin du film. https://youtu.be/VIiBfGUavoA?t=4872
Quelques affiches et pochettes de DVD…
Vous pouvez les regarder en écoutant, deux versions très différentes.
Melodía de arrabal 1933-04-17 – Orquesta Francisco Canaro con Ernesto Famá. Canaro, comme il l’avait fait pour Silencio, publie “la musique du film » dans sa version. Un bon marketing, c’est toujours utile, non ? En plus, c’est une version de danse, alors, on ne va pas bouder son plaisir.Melodía de arrabal 1965 – Orquesta Miguel Caló con Raúl del Mar y glosas de Héctor Gagliardi J’aime bien la glose initiale. Et cette version est sympathique.
Antonio Polito Letra Enrique Cadícamo (Domingo Enrique Cadícamo)
Cette milonga, enregistrée il y a exactement 81 ans par D’Agostino et Vargas évoque l’un des lieux de tango semi-clandestin les plus fameux des débuts du tango. Celui qui était tenu par Laurentina Monserrat, Laura. Nous sommes à la fin du XIXe, début du XXe siècle. Je vous propose de suivre le tango dans ses berceaux interlopes, à la recherche de ses heures de gloire.
Au sujet de Sacale punta, j’ai évoqué les « maisons » de tango. Je prolonge ici l’enquête, plus au cœur de ces premiers sites, qui n’étaient pas que des lieux de danse…
Extrait musical
En lo de Laura 1943-03-12 — Orquesta Ángel D’Agostino con Ángel Vargas
Les paroles
Milonga de aquel entonces que trae un pasado envuelto… De aquel 911 ya no te queda ni un vuelto… Milonga que en lo de Laura bailé con la Parda Flora… Milonga provocadora que me dio cartel de taura… Ah… milonga ‘e lo de Laura…
Milonga de mil recuerdos milonga del tiempo viejo. Qué triste cuando me acuerdo si todo ha quedado lejos… Milonga vieja y sentida ¿quién sabe qué se ha hecho de todo? En la pista de la vida ya estamos doblando el codo. Ah… milonga ‘e lo de Laura…
Amigos de antes, cuando chiquilín, fui bailarín compadrito… Saco negro, trensillao, y bien afrancesao el pantalón a cuadritos… ¡Que baile solo el Morocho! — me solía gritar la barra «e los Balmaceda… Viejos tangos que empezó a cantar la Pepita Avellaneda… ¡Eso ya no vuelve más!
Antonio Polito Letra Enrique Cadícamo (Domingo Enrique Cadícamo).
Traduction
Milonga de cette époque qui apporte un passé révolu… De ce 911, il ne te reste, pas même une pièce (monnaie rendue)… Milonga que j’ai dansée que j’ai dansée chez Laura (en lo de Laura) avec la Parda Flora… Milonga provocatrice qui m’a donné une réputation de brave… Ah… la milonga chez Laura…
Milonga aux mille souvenirs, milonga d’antan. Quelle tristesse quand je me souviens que tout est si loin ! Milonga vieille et sincère, qui sait ce qu’il est devenu de tout ? Sur la piste de la vie, nous avons atteint un âge vénérable (doblar el codo = passer un cap où il reste moins de temps à vivre que ce qu’on a vécu). Ah… la milonga chez Laura…
Amis d’antan, quand, enfant, j’étais un danseur compadrito… Veste noire, galon, et le pantalon bien français, à carreaux… Q’uil danse seul, le Morocho ! (homme à la peau sombre) — avaient l’habitude de me crier la bande et les Balmaceda… Wieux tangos qu’avait commencé à chanter la Pepita Avellaneda… (peut-être la Parda Flora) Cela ne reviendra plus !
Une brève et caricaturale histoire du tango
On lit beaucoup de bêtises sur les prémices du tango, le mieux est donc de faire court pour limiter la liste de ces âneries. Ce que l’on peut en dire de façon à peu près certaine est qu’il n’est pas né dans les salons huppés de la bourgeoisie. Cependant, les jeunes hommes de la bonne société, les niños biens, allaient parfois s’encanailler dans les moins troubles des lieux de « divertissement » de l’époque. Comme bien sûr, les filles de bonne famille ne pouvaient pas décemment se rendre dans les mêmes lieux, la danse se faisait avec les femmes du lieu, des banlieusardes, des soubrettes, des grisettes et des prostituées, plus ou moins raffinées. On n’y dansait donc pas entre hommes, en tout cas pas de façon généralisée et souhaitée… Lorsque le tango est revenu couvert de gloire d’Europe et notamment de Paris, le tango s’est diffusé dans les hautes sphères. Il n’était plus nécessaire de fréquenter ce type de lieu pour le pratiquer, les femmes de la bonne société pouvaient alors s’adonner à cette danse qui s’est alors assagie. Les paroles outrancières comme celles de Villodo ont été réécrites, la danse s’est raffinée en adoptant une attitude plus droite, plus élégante, le tango était prêt à entrer dans son âge d’or. Par chance pour nous, c’est aussi plus ou moins l’époque où l’enregistrement électrique est apparu, ce qui nous permet de conserver des souvenirs sonores de bien meilleure qualité de cette époque. Enregistrement.
Allons au bordel
La maison que certains appellent pudiquement « école de danse » ou tout simplement Lo de Laura (ou du nom d’une autre tenancière) est tout simplement une maison de plaisirs. Cependant, il ne faut pas y voir nécessairement un lieu sordide, digne d’un roman de Zola. En effet, la prostitution au XIXe siècle avait différents étages.
Les courtisanes
Tout en haut, la Courtisane. À Paris, la Paiva en était sans doute le meilleur exemple. C’était une prostituée, plus ou moins occasionnelle qui a réussi à se faire remarquer et qui est devenu une femme entretenue, par un ou plusieurs riches hommes. Avoir une maîtresse pour un homme très riche n’était pas mal vu à l’époque, au contraire, c’est le contraire qui aurait été choquant. On aurait pensé qu’il était pingre ou ruiné, ce qui n’aurait pas été bon pour les affaires.
L’hôtel de la Païva, 25 avenue des Champs-Élysées à Paris, France,
L’hôtel de la Païva est le seul hôtel particulier restant de l’époque où on affirmait que c’étaient les Champs-Élysées qui étaient la plus belle avenue du Monde. En effet, l’horrible avenue actuelle n’a plus rien à voir avec le charme de tous ces hôtels qui rivalisaient sur les « Champs ». Même ce survivant est mis à mal, car désormais masqué par la devanture d’un bistrot.
La cocotte (cocote en espagnol) n’arrive pas au statut social des courtisanes. Elle est entretenue par divers « réguliers », mais aucun n’est suffisamment riche ou généreux pour lui permettre de s’établir dans un somptueux hôtel particulier. Notons que les économies qu’arrivent à faire certaines leur permettent d’ouvrir des maisons, que ce soient des pensions (logements) ou des bordels. Elles continuent donc de travailler, elles-mêmes ou font travailler d’autres femmes, contrairement aux Courtisanes, qui ne travaillent plus que pour le plaisir ou leur mécène.
Les occasionnelles
L’occasionnelle est celle qui ayant du mal à boucler son budget, se livre à l’exercice moyennant finance. Elle peut être une lingère, une fille de salle, une artiste de cabaret, ou toute autre profession qui ne garantit pas un revenu suffisamment régulier et important pour vivre. Certaines auront un peu de chance dans leurs rencontres et iront rejoindre les cocotes, voire les courtisanes, mais d’autres feront cela à temps plein et entreront alors dans les maisons closes.
Les maisons closes (prostibulos)
Là encore il y a différents étages. Je ne rentrerai pas dans les détails, car cela n’aurait pas trop d’intérêt pour notre propos. Ce qu’il suffit de savoir est que pour pratiquer le tango dans les premiers temps, c’étaient des lieux où on pouvait facilement trouver une partenaire, pour danser, ou plus si affinité (et finances). En général, cela commençait avec un café, café qui reste toujours de mise dans la bouche des dragueurs des milongas portègnes… Ces établissements étaient contrôlés, notamment pour limiter la syphilis et gérés par une ancienne prostituée, un souteneur ou quelque entrepreneur entreprenant. D’ailleurs, de très nombreuses filles pauvres, notamment des Françaises, sont venues à Buenos Aires avec les promesses d’un bel Argentin et se sont retrouvées dans ces établissements avec des fortunes très diverses. Parmi elles, on pourrait citer de nombreuses « grisettes » comme Griseta, Malena, Manón, Margot, María, Mimí, Mireya Ninón et Mademoiselle Ivonne qui devient Madame Ivonne. Cette dernière toutefois était une administratrice de pension, pas de bordel, elle a employé différemment ses économies. Les différentes « écoles de danse » étaient donc des lieux où la danse n’était pas la seule activité.
Les « Lo »
Parmi les lieux les plus réputés pour la danse, on pourrait citer Lo de Laura, qui fait l’objet de ce tango et que nous avons déjà décrit à propos de Sacale punta, Lo de Maria la Vasca (la Basque). On cite souvent Lo de Hansen qui était un bar-restaurant créé par un Allemand, Juan Hansen, en 1877, mais il est à la fois douteux que ce fût un lieu de danse et un bordel. En revanche, Lo de Tancreli revendique les deux fonctions.
Lo de Hansen
Cet établissement était situé dans le parc 3 de febrero (Palermo) qui a été inauguré en 1875. Pour ceux que ça intéresse, le nom vient du 3 février 1852, date de la bataille de Caseros entre les armées de Rosas et Urquiza et qui marque le début de la période nommée « organización nacional » (organisation nationale…) de l’histoire politique mouvementée de l’Argentine. Le 4 mai 1877, Juan Hansen sollicite auprès de la commission du parc d’ouvrir un café-restaurant dans une construction du parc (probablement antérieure à la création du parc en 1875, car elle était en mauvais état. Il avait déjà un établissement depuis 1869, également à Palermo (en face de la gare). La commission accepte et Juan Hansen effectuera différents travaux comme l’ajout d’une terrasse sur le toit, le remplacement du plancher par un carrelage, l’agrandissement des fenêtres existantes et la construction d’un salon supplémentaire.
Le café de Hansen, ici nommé « Restaurant del Parque 3 de Febrero » et la mention J Hansen sur la droite de la façade. À droite, une vue « intérieure ». On voit sur ces deux photos les aménagements proposés à la commission : Le carrelage et la terrasse panoramique.
Le café restaurant ouvre donc, mais se livrerait à d’autres activités, comme l’avancent « José Sebastian Tallón dans El tango en su etapa de música prohibida. Buenos Aires, Instituto Amigos del Libro Argentino, 1959 et repris par Enrique Horacio Puccia dans “el Buenos Aires de Ángel Villoldo”. » « Hansen à Palermo, était un mélange de bordel somptueux et de restaurant. Un commerce de précurseurs, pourrait-on dire, avec en prime les bagarres fréquentes, le cabaret tumultueux qui a précédé les actuels. Ce fut la cour de récréation de bacancitos (petits chefs) et compadritos comme ils se définissent eux-mêmes. Et des bagarreurs et des gens ayant divers problèmes. » Cependant, plus qu’un bordel, c’était une « Chupping house » comme disent élégamment les Argentins qui ne veulent pas parler de la chose et la déguisent par une expression anglaise qui pourrait se traduire par masturbation. Il semblerait que les bosquets avoisinants aient été propices à ces activités, notamment la nuit. En effet, le café de Hansen avait deux visages. Il était ouvert en permanence. De jour, il accueillait les promeneurs qui venaient se rafraîchir et manger et de nuit, les fêtards et fauteurs de trouble s’y retrouvaient. Parmi eux, les amateurs de tango. Ceux-ci venaient écouter, car il était interdit de le danser, comme l’affirment notamment Amadeo Lastra et Miguel Angel Scenna. Cependant, plusieurs témoignages indiquent que l’on dansait tout de même au son de la musique dans les alentours de l’établissement. Dans ce sens, je vous propose le témoignage de Félix Lima :
« Se bailaba? Estaba prohibido el bailongo, pero a retaguardia del caserón de Hansen, en la zona de las glorietas tanguea base liso, tangos dormilones, de contrabando. Los mozos hacían la vista gorda. El tango estaba en pañales. A un no había invadido los salones de la « haute ». Solamente lo bailaban las mujeres alegres »
« Est-ce qu’on y dansait ? Il était interdit de faire du bailongo, mais à l’arrière de l’établissement d’Hansen, dans la zone des gloriettes, il se dansait des tangos tranquilles, des tangos lascifs (endormis), de contrebande. Les serveurs faisaient semblant de ne pas voir (vista gorda). Le tango avait encore des couches (était bébé). Il n’avait pas encore investi les salons de la « haute ». Seules les femmes légères (alegres) le dansaient.
El Esquinazo, un succès à tout rompre
C’est dans cet établissement qu’a eu lieu l’incroyable succès de El Esquinazo d’Ángel Gregorio Villoldo. Voici comment le raconte Pintin Castellanos dans Entre cartes y quebradas, candombes, milongas y tangos en su historia y comentarios. Montevideo, 1948. Pintin parle du Café Tarana qui était le nom de l’époque du Café de Hansen (qui était mort le 3 avril 1891). Anselmo R. Tarana avait lorsqu’il en devint le propriétaire le 8 mai 1903, adopté le nom « Restaurante Recreo Palermo. Antiguo Hansen ». Mais pour les clients, c’était Lo de Hansen ou Lo de Tarana. Signalons que Tarana avait cinq voitures, pour raccompagner les clients à domicile, ce qui témoigne bien du succès. La composition de Villoldo a été un triomphe […]. L’accueil du public fut tel que, soir après soir, il se rendit au et le rythme diabolique du tango susmentionné commença à rendre peu à peu tout le monde fou. Pour avoir une idée de comment c’était joué à l’époque, un enregistrement de 1909 sorti le 5 mars 1910.
El esquinazo 1910-03 05 — Estudiantina Centenario dirige par Vicente Abad (Ángel Gregorio Villoldo Letra Carlos Pesce ; A. Timarni [Antonio Polito])
Tout d’abord, et avec une certaine prudence, les clients ont accompagné la musique de « El Esquinazo » en tapant légèrement avec leurs mains sur les tables. Mais les jours passaient et l’engouement pour le tango diabolique ne cessait de croître. Les clients du Café Tarana ne se contentaient plus d’accompagner avec le talon et leurs mains. Les coups, en gardant le rythme, augmentèrent peu à peu et furent rejoints par des tasses, des verres, des chaises, etc. Mais cela ne s’est pas arrêté là […] Et il arriva une nuit, une nuit fatale, où se produisit ce que le propriétaire de l’établissement florissant ressentait depuis des jours. À l’annonce de l’exécution du tango déjà consacré de Villoldo, une certaine nervosité était perceptible dans le public nombreux […] l’orchestre a commencé le rythme rythmique de « El Esquinazo » et tous les assistants ont continué à suivre leur rythme avec tout ce qu’ils avaient sous la main : chaises, tables, verres, bouteilles, talons, etc. […]. Patiemment, le propriétaire (Anselmo R Tarana) a attendu la fin du tango du démon, mais le dernier accord a reçu une standing ovation de la part du public. La répétition ne se fit pas attendre ; et c’est ainsi qu’il a été exécuté un, deux, trois, cinq, sept… Finalement, de nombreuses fois et à chaque interprétation, une salve d’applaudissements ; et d’autres choses cassées […] Cette nuit inoubliable a coûté au propriétaire plusieurs centaines de pesos, irrécouvrables. Mais le problème le plus grave […] n’était pas ce qui s’était passé, mais ce qui allait continuer à se produire dans les nuits suivantes. Après mûre réflexion, le malheureux « Paganini » des « assiettes brisées » prit une résolution héroïque. Le lendemain, les clients du café Tarana ont eu la désagréable surprise de lire une pancarte qui, près de l’orchestre, disait : « Est strictement interdite l’exécution du tango el esquinazo ; La prudence est de mise à cet égard. »
Lo de María la Vasca
Cette maison était située en la calle Europa, aujourd’hui, Carlos Calvo au n° 2721. Elle appartenait à Carlos Kern (El Ingles) et sa femme, María Rangolla, une basque française) et une ancienne prostituée, devenue Courtisane la gérait. C’est là que Rosendo Mendizábal a lancé « El Entrerriano », voir cela dans l’article sur Sacale punta.
El entrerriano 1910-03-05 Estudiantina Centenario dir. Vicente Abad (enregistré en 1909, sortie du disque le 5 mars 1910). Une sympathique version avec une jolie mandoline.Extérieur et patio de la casa de Maria la Vasca.
Le mari de la Vasca, Carlos Kern dont l’autre surnom était Matasiete (tue sept en référence à son imposante stature) veillait à ce que les dames de la maison soient respectées.
Un mural réalisé par Eduardo Sabado, Ernesto Martinchuk en décembre 2024, représente Lo de María la Vasca.
Un film un peu particulier sur cette maison : Origines prohibidos y prostibularios del tango — María Aldaz. Il y a beaucoup à lire, plus qu’à regarder, c’est comme un immense générique, ou un livre à défilement automatique, mais ce travail est intéressant si vous avez le courage de vous y plonger.
Origines prohibidos y prostibularios del tango par María Aldaz
La Parda Loreto
Le mari de la Vasca possédait un autre lieu, plus modeste qui était situé à Chile au 1567 à la Societad Patria e Lavoro. Cet immeuble n’existe plus. Sa danseuse la plus réputée était « La Parda » Loreto. Avec le paiement d’un supplément, il était possible de profiter d’une chambre avec une des belles du bal. Cette « annexe » de Lo de la Vasca, n’était pas forcément bien vue par Maria, qui était à juste titre jalouse de ce qui s’y passait avec son mari.
Lo de Laura
Lo de Laura est l’établissement en l’honneur duquel a été écrite la milonga du jour. Elle était située en Paraguay 2512. J’en ai parlé à propos de Sacale punta. Cette maison était beaucoup plus grande que celle de María la Vasca.
Lo de Laura (Laurentina Monserrat). Cette « maison » était située en Paraguay 2512. C’est maintenant une maison de retraite…
Sa fréquentation était plus élitiste que celles des toutes les autres maisons.
Les maisons de tango dans les paroles de tangos
Voici quelques tangos qui parlent de ces maisons, comme Lo de Laura.
En lo de Laura 1943-03-12 — Antonio Polito Letra Enrique Cadícamo
Lo de Laura
C’est le tango du jour, voir donc ci-dessus, mais ne boudons pas le plaisir d’écouter de nouveau nos deux anges. Vargas et D’Agostino.
En lo de Laura 1943-03-12 — Orquesta Ángel D’Agostino con Ángel Vargas
No aflojés (Pedro Maffia et Sebastián Piana Letra : Mario Battistella)
Lo de Laura et Lo de María la Vasca
« Vos fuiste el rey del bailongo en lo de Laura y la Vasca… »
No aflojés 1940-11-13 – Orquesta Ángel D’Agostino con Ángel Vargas (Pedro Maffia ; Sebastián Piana Letra: Mario Battistella)
Tiempos viejos (Francisco Canaro Letra: Manuel Romero)
Lo de Laura et lo de Hansen
En 1926, Carlos Gardel enregistrait le bon vieux temps, celui des « maisons » de danse, ces bordels de luxe où on dansait le tango et cherchait la compagnie des femmes. La musique est de Francisco Canaro et les paroles de Manuel Romero.
Tiempos viejos (Te acordás hermano) 1926 — Carlos Gardel avec les guitares de Guillermo Barbieri et José Ricardo (Francisco Canaro Letra: Manuel Romero)
Canaro l’a enregistré à de multiples reprises, mais seulement à partir de 1927, notamment avec sa compagne officieuse, Ada Falcón.
Tiempos viejos (Te acordás hermano) 1931-12-17 — Ada Falcón con acomp. de Francisco Canaro. C’est une autre version « chanson ».
Je reviendrai à l’occasion du tango du jour sur une version de danse de ce titre, notamment le 28 septembre avec la version enregistrée en 1937 par Francisco Canaro et Roberto Maida.
¿Te acordás, hermano ? ¡Qué tiempos aquéllos! Eran otros hombres más hombres los nuestros. No se conocían cocó ni morfina, los muchachos de antes no usaban gomina. ¿Te acordás, hermano? ¡Qué tiempos aquéllos! ¡Veinticinco abriles que no volverán! Veinticinco abriles, volver a tenerlos, si cuando me acuerdo me pongo a llorar.
¿Dónde están los muchachos de entonces? Barra antigua de ayer ¿dónde está? Yo y vos solos quedamos, hermano, yo y vos solos para recordar… ¿Dónde están las mujeres aquéllas, minas fieles, de gran corazón, que en los bailes de Laura peleaban cada cual defendiendo su amor?
¿Te acordás, hermano, la rubia Mireya, que quité en lo de Hansen al loco Cepeda? Casi me suicido una noche por ella y hoy es una pobre mendiga harapienta. ¿Te acordás, hermano, lo linda que era? Se formaba rueda pa’ verla bailar… Cuando por la calle la veo tan vieja doy vuelta la cara y me pongo a llorar.
Francisco Canaro Letra: Manuel Romero
On note plusieurs éléments dans le texte, que j’ai mis en gras et que je traduis ici : On ne connaissait pas la cocaïne ni la morphine (pas de drogue autre que le tabac). Les gars d’avant n’utilisaient pas de gomina (le film argentin d’Enrique Carreras ; Los muchachos de antes no usaban gomina sorti le 13 mars 1969 prétend représenter cette époque et a choisi cette phrase de la chanson comme titre. Tu te souviens, frérot, de la blonde Mireya, que j’ai piqué à Lo de Hansen au fou Cepeda ? Il a piqué la copine française, Mireille, à Cepeda, le poète Andrés Cepeda [surnommé le Loco ou le mauvais, il était de plus anarchiste] et il a failli se suicider pour elle et aujourd’hui, elle est une mendiante.
La Vasca [Juan Calos Bazán]
Lo de María la Vasca
Couverture de la partition pour piano de la Vasca de Juan Carlos Bazan.
On a la partition, mais pas d’enregistrement de ce tango.
El fueye de Arolas [Pedro Laurenz Letra : Héctor Marcó]
Lo de Hansen
Lo de Hansen est cité dans « El fueye de Arolas » [Le bandonéon d’Arolas] écrit à la mémoire d’Arolas par Héctor Marcó en 1951, à l’occasion du retour des restes d’Arolas de Paris à Buenos Aires : No ronda en las noches de Hansen al muelle [Il s’agit du quai de la Marne, Arolas étant mort à Paris]. La mention de Lo de Hansen est donc très sommaire, mais ça prouve qu’en 1924, l’établissement rasé en 1912 restait dans les mémoires). Pedro Laurenz le mettra en musique, mais il n’a probablement pas été enregistré.
La Pishuca — El baile en lo de Tranqueli
Noté par Eduardo Barberis le 25 avril 1905 (compositeur anonyme).
Lo de Tranqueli, cet établissement de bas étage était situé à l’angle sud-est des rues Suárez y Necochea (La Boca). L’immeuble n’en a plus pour très longtemps, il est désaffecté. À droite, la partition avec la retranscription des paroles qui sont assez difficiles à comprendre.
Eduardo Barberis (qui a fait un travail ethnographique en récoltant ce tango) a essayé de reproduire la façon de chanter ce qu’il entendait. Cela rend la partition moins compréhensible. Je vous propose une version probable et une traduction approximative à la suite…
Anoche en lo de Tranqueli Bailé con la Boladora Y estaba la parda Flora Que en cuanto me vio estriló, Que una vez en los Corrales En un cafetín que estaba, Le tuve que dar la biaba Porque se me reversó.
Premier couplet du tango qui en compte cinq, de la même eau…
Hier soir à lo de Tranqueli, j’ai dansé avec la Boladora. Il y avait la Parda Flora (Uruguayenne mulâtresse ayant travaillé à Lo de Laura et danseuse réputée). Quand elle m’a vu elle s’est mise en colère, car aux Corrales dans un café où elle était, j’avais dû lui donner une branlée, car j’étais à l’envers (retourné, pas dans mon assiette). Je propose de rapprocher la Parda Flora de Pepita Avellaneda, qui si elle n’est pas la même a un parcours très similaire : Uruguay, Lo de Laura, Flores et la Boca. Aux Corrales viejos a eu lieu le 22 juin 1880, le dernier combat des guerres civiles argentines. Les forces nationales y ont remporté la dernière manche contre les rebelles de la Province de Buenos Aires.
Los Corrales Viejos (situé à Parque Patricios). On voit qu’on n’est pas dans l’ambiance feutrée des salons parisiens, ni même dans celle de Lo de Laura…
Selon le poète Miguel A.Camino, le tango est né aux Corrales Viejos dans les années 80, les duels au couteau leur ont appris à danser, le 8 (ocho) et la sentada, la media luna et le pas en arrière. Lo de Tranqueli fait partie des piringundines, les bordels où on danse, mais de bas étages. Rien à voir avec les établissements de plus haute tenue comme Lo de Laura. Fernando Assuncao, dans « El tango y sus circunstancias » mentionne cette uruguayenne fameuse qui gérait un bordel en Montevideo où il y avait régulièrement (pour ne pas dire tout le temps du grabuge). On lui attribue la phrase « ¡Que haiga relajo pero con orden! », que ce soit détendu, mais avec de l’ordre !
En guise de conclusion, provisoire…
Il est étonnant et intéressant de voir comment le tango s’est frayé un chemin des faubourgs et de la prostitution de bas étage, jusqu’aux plus hautes classes de la société. Nous avons développé aujourd’hui la première étape, celle où le tango est interdit de danse dans les lieux publics et doit donc se cacher dans des établissements déguisés sous le nom d’école de danse ou de bordels. J’ai passé sous silence la danse dans les conventillos (habitats populaires), mais on imagine que les fanatiques du tango devaient saisir toutes les occasions possibles, dans les gloriettes où on pouvait entendre la musique de chez Hansen, jusqu’à la musique des manèges pour enfants (les calecitas). Progressivement, il se trouve un chemin et va être dansé dans de nouveaux lieux, comme ici au Théâtre de la rue de la rue Victoria.
El Teatro de la Victoria. On trouve en général la photo de droite associée à Lo de Laura. Il s’agit en fait d’une photographie réalisée en 1905 au Teatro de la Victoria qui était situé au 954 de la calle Victoria (actuelle Hipolito Irigoyen).
L’étape suivante se passe en Europe, nous aurons l’occasion d’y revenir. À suivre…
Danseurs en Lo de Laura — Reconstitution fantaisiste à tous points de vue.
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