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Canaro était-il un plagiaire ?

Canaro était-il un plagiaire ?

Bien sûr, il n’est pas ques­tion de met­tre au pilori ce cher Canaro, même si celui-ci avait, sans doute, de petits tra­vers, comme cha­cun d’entre nous. Par­mi les petits points à sig­naler, j’ai choisi de vous par­ler aujourd’hui d’une « affaire » l’opposant à un com­pos­i­teur de la généra­tion précé­dente. Une affaire de pla­giat, mais qui n’est sans doute pas si rare en musique, comme nous allons le voir…

Le plagiat pratiqué par les musiciens

Vous avez cer­taine­ment enten­du par­ler de My Sweet Lord, le pre­mier gros suc­cès de George Har­ri­son après la sépa­ra­tion des Bea­t­les. C’est le sec­ond titre de la face A du pre­mier disque du triple album All Things Must Pass de 1970.

Lors de sa car­rière avec les Bea­t­les, Har­ri­son avait com­posé de nom­breux titres et rel­a­tive­ment peu avaient été enreg­istrés par le groupe. Pour lui, cet album était un peu un exu­toire pour faire val­oir sa pro­duc­tion.

My Sweet Lord est un titre en l’honneur du dieu indou, Krish­na (comme on peut l’entendre en fin du titre où le chœur chante en boucle « Hare Krish­na »). Il a rem­porté un grand suc­cès et c’est sans doute le titre le plus appré­cié de l’album. Cepen­dant, une ombre entache ce suc­cès, un titre com­posé par Ron­nie Mack (Ronald Augus­tus Mack) et enreg­istré 7 ans plus tôt, en 1963, par les sym­pa­thiques « The Chif­fons », « He’s So Fine ». Je vous laisse écouter ces deux titres par ordre chronologique :

He’s So Fine 1963 — The Chif­fons
My Sweet Lord 1970 – George Har­ri­son

Mack est mort en 1963, il est facile de devin­er qui a copié sur qui…

J’ai pris cet exem­ple hors de la sphère tan­go, mais, bien sûr, les cas de pla­giat y sont égale­ment nom­breux. Nous en avons déjà par­lé, notam­ment dans l’anecdote sur « Comme il faut » en rel­e­vant ses airs de « Com­parsa criol­la ».

Un des tan­gos les plus célèbres, Por una cabeza, que Gardel a écrit pour son dernier film, Tan­go bar, tourné en févri­er 1935, est un des cas de pla­giat les plus sur­prenants. Tout d’abord, écou­tons Gardel chanter ce titre dans le film.

Tan­go Bar (tourné en févri­er 1935) est le dernier film avec Car­los Gardel sous la direc­tion de John Rein­hard

Avez-vous recon­nu l’auteur de la musique ? Non, ce n’est pas Gardel.

Si on regarde com­ment est déclaré l’œuvre à la SADAIC, on se rend compte que l’auteur des paroles est Alfre­do Le Pera et que Car­los Gardel est indiqué comme com­pos­i­teur. Cepen­dant, cette inscrip­tion date du 22 mars 1946. Est-ce qu’il pour­rait s’agir d’une erreur de tran­scrip­tion, 11 ans après la mort de Gardel ?

Les disques, que ce soit de l'époque de la Victor ou les rééditions Odéon, indiquent Gardel.
Les dis­ques, que ce soit de l’époque de la Vic­tor ou les réédi­tions Odéon, indiquent Gardel.

Il ne sem­ble pas que ce soit une erreur, car les dis­ques indiquent aus­si Gardel.

Alors, pourquoi est-ce que je remets en cause la pater­nité de Car­los Gardel comme com­pos­i­teur de Por una cabeza ?

Suiv­ons la piste avec un petit témoignage de Terig Tuc­ci que vous pou­vez lire en entier sur Todo Tan­go. Je vous résume juste la chose. Gardel télé­phone à trois heures du matin à Tuc­ci pour lui dire qu’il a une musique géniale pour « Por una cabeza » et il lui chante.

Tuc­ci mal réveil­lé lui répond qu’il n’aime pas et Gardel le traite de Beethoven et l’invite à ne pas se mêler d’affaire de turf (matun­go = cheval, pas for­cé­ment excel­lent). On sait que Beethoven était sourd, ce qui prou­ve l’humour de Gardel, mais cela donne aus­si un indice sur sa con­nais­sance de la musique clas­sique.

C’est, en effet, de ce côté, qu’il faut chercher le véri­ta­ble com­pos­i­teur. Je vous invite à écouter ceci…

C’est un extrait d’une musique. Ce court pas­sage com­mence à 3:17 de l’œuvre enreg­istrée. Je pense que les 10 pre­mières sec­on­des vous seront famil­ières.
La partie qui ressemble au titre chanté par Gardel représente seulement 6 mesures, jouées au violon. 6 mesures, soit une dizaine de secondes d’une œuvre qui, dans cette version, dure 5 minutes.
La par­tie qui ressem­ble au titre chan­té par Gardel représente seule­ment 6 mesures, jouées au vio­lon. 6 mesures, soit une dizaine de sec­on­des d’une œuvre qui, dans cette ver­sion, dure 5 min­utes.

Je pense que la ressem­blance est évi­dente. Mais, faut-il blâmer Gardel d’avoir copié 6 mesures d’un œuvre qui dure 5 min­utes dans sa ver­sion orig­i­nale ? C’est tout au plus une brève cita­tion et il est peu prob­a­ble qu’on puisse l’attaquer pour con­tre­façon.

Peut-on laiss­er le béné­fice du doute à Car­los ? En effet, nous avons tous des petits bouts d’air qui nous trot­tent dans la tête et, par­fois, on ne se sait pas d’où cela vient. Je me rap­pelle que, quand j’avais 6 ou 7 ans, je jouais, comme beau­coup d’apprentis pianistes, Für Elise de Lud­wig Van Beethoven. Un démon me pous­sait à          jouer à la fin de ce titre, une petite ritour­nelle que je pen­sais de mon idée, jusqu’à ce que je me rende compte que c’était en fait le début de l’“Agnus Dei” de la Misa criol­la d’Ariel Ramirez. À ma décharge, il faut rap­pel­er que la “Mis­sa Criol­la” a été mon pre­mier disque 33 tours.

Days of Pearly Spencer” de David McWilliams ayant été mon pre­mier 45 tours… J’avais été char­mé par la voix enreg­istrée depuis une cab­ine télé­phonique, une idée géniale de McWilliams (en 1967), bien avant la vogue des vocodeurs et auto­tunes…

On dirait que je me suis égaré. Je reviens donc à notre petit extrait de musique clas­sique. Il s’agit du Ron­do en Do majeur Köchel 373 pour vio­lon et orchestre, com­posé par Wolf­gang Amadeus Mozart en avril 1781, comme vous pou­vez le lire dans la notice de Michael Jame­son.

Ron­do en Do majeur Köchel 373 pour vio­lon et orchestre — Arthur Gru­mi­aux, vio­lon accom­pa­g­né par le New Phil­har­mo­nia Orches­tra dirigé par Ray­mond Lep­pard en avril 1967.

Je me rap­proche douce­ment du sujet de mon anec­dote du jour, Fran­cis­co Canaro…

Canaro, plagiaire et pionnier des droits d’auteur

Les futurs fondateurs de la SADAIC prise lors de la création du "Círculo de Autores y Compositores de Música" le premier août 1930. Assis, de gauche à droite : Ciriaco Ortiz, César Vedani, Osvaldo Fresedo, Francisco Canaro, qui deviendra le président de la SADAIC, Juan Francisco Noli, Homero Manzi, Enrique Santos Discépolo et José Pécora. Debout, de gauche à droite : Francisco García Jiménez, José María Contursi et Mario Bénard.
J’ai signalé les compositeurs en gras, les auteurs par un soulignement et par les deux mises en valeur, ceux qui étaient à la fois compositeur et auteur, comme Canaro.
Les futurs fon­da­teurs de la SADAIC prise lors de la créa­tion du “Cír­cu­lo de Autores y Com­pos­i­tores de Músi­ca” le pre­mier août 1930. Assis, de gauche à droite : Ciri­a­co Ortiz, César Vedani, Osval­do Frese­do, Fran­cis­co Canaro, qui devien­dra le prési­dent de la SADAIC, Juan Fran­cis­co Noli, Home­ro Manzi, Enrique San­tos Dis­cépo­lo et José Péco­ra. Debout, de gauche à droite : Fran­cis­co Gar­cía Jiménez, José María Con­tur­si et Mario Bénard.
J’ai sig­nalé les com­pos­i­teurs en gras, les auteurs par un souligne­ment et par les deux mis­es en valeur, ceux qui étaient à la fois com­pos­i­teur et auteur, comme Canaro.

On voit sur cette pho­togra­phie, Canaro en bout de table, en place d’honneur. D’ailleurs, quelques années plus tard, il sera le prési­dent de la SADAIC (Sociedad Argenti­na de Autores y Com­pos­i­tores de Músi­ca), ce qui prou­ve son engage­ment en tant que défenseur des droits d’auteurs des com­pos­i­teurs et auteurs de musiques.

On pour­rait donc atten­dre d’un tel homme, un respect total des droits des autres auteurs. Hélas, il sem­blerait que ce ne soit pas totale­ment le cas. J’en veux pour preuve une petite affaire que je vous pro­pose main­tenant.

Les pièces du dossier

J’ai choisi de ne pas écrire « les pièces du procès », car le pla­giat est une pra­tique très com­mune en musique et on ne peut pas en vouloir à ces com­pos­i­teurs qui nous ont don­né tant de mer­veilles.

Je vous invite à écouter une musique de 1913, Golon­dri­nas uruguayas, chan­tée par Arturo Nava s’accompagnant à la gui­tare. Nava est un payador uruguayo. Canaro, lui-même Uruguayen, pou­vait bien le con­naître, d’autant plus que Nava est mort à Buenos Aires en 1932.

Golon­dri­nas uruguayas 1913 — Arturo Nava com acomp. de gui­tar­ras
Mal­gré le mau­vais état du disque, n’oubliez pas qu’il est de 1913, on entend bien la gui­tare et la voix de Nava, ce qui rend la mélodie par­faite­ment repérable.

Écou­tons main­tenant un tan­go de Canaro chan­té par Char­lo, Lo que nun­ca te dirán.

Lo que nun­ca te dirán 1931-08-13 — Char­lo con acomp. de Fran­cis­co Canaro

La simil­i­tude est frap­pante, non ? Comme pour Gardel, faut-il trou­ver des cir­con­stances atténu­antes à Canaro ? Sans doute.

Tout d’abord, au début du XXe siè­cle, tous les musi­ciens ne lisaient et n’écrivaient pas la musique. Ils fai­saient par­fois appel à des copistes pour pub­li­er leurs créa­tions. D’autres se con­tentaient de les chanter, sans se souci­er de les immor­talis­er sur papi­er ou shel­lac (gomme laque des dis­ques 78 tours). Ain­si, lâchées au vent, ces créa­tions pou­vaient atter­rir dans l’oreille d’un auteur en quête d’inspiration.

La plu­part des presta­tions chan­tées n’étaient pas enreg­istrées.

Il y avait en général assez peu d’occasions d’écouter des titres en dehors des lieux où inter­ve­nait le payador. Sig­nalons toute­fois le rôle impor­tant de la radio, sans doute plus que le disque, pour la dif­fu­sion de la musique, l’Argentine ayant été pio­nnière dans la dif­fu­sion de ce média, depuis 1920.

Une déclaration tardive à la SADAIC

L’œuvre n’a été déclarée à la SADAIC que le 29 novem­bre 1963 (donc plus de 30 ans après le pre­mier enreg­istrement par Canaro) comme étant parole et musique de Fran­cis­co Canaro. Ces retards sont fréquents, mais peut-être que Canaro a hésité à s’attribuer tout le mérite, même s’il aurait pu le faire sans trop de risques. Nava est mort, comme nous l’avons vu, en 1932, et la SADAIC a été créée le 9 juin 1936. Canaro, en étant le prési­dent à divers­es repris­es de cet organ­isme, il aurait pu assez facile­ment faire établir la fiche à son nom, comme il le fit bien plus tard, en 1963.

Faut-il voir le signe d’une cul­pa­bil­ité ? Ce n’est pas cer­tain, ces retards sont extrême­ment fréquents. Mais un petit entre­filet dans un jour­nal laisse appa­raître que le con­flit entre Nava et Canaro a été intense.

Un peu de gêne (honte), Monsieur Canaro. Libelle signalé par Jose Manuel Araque qui m’a également envoyé la page dont est extrait le texte. El diario de Buenos Aires para toda la República du dimanche 13 septembre 1931. Jose Manuel est également coauteur avec Mark John et Camilo Gatica du site http://www.guardiavieja.org/ qui est par ailleurs une mine sur Osvaldo Fresedo, mais pas que…
Un peu de gêne (honte), Mon­sieur Canaro. Libelle sig­nalé par Jose Manuel Araque qui m’a égale­ment envoyé la page dont est extrait le texte. El diario de Buenos Aires para toda la Repúbli­ca du dimanche 13 sep­tem­bre 1931. Jose Manuel est égale­ment coau­teur avec Mark John et Cami­lo Gat­i­ca du site http://www.guardiavieja.org/ qui est par ailleurs une mine sur Osval­do Frese­do, mais pas que…

Traduction du libelle

Un peu de gêne, Mon­sieur Canaro

Tout Buenos Aires se sou­vient du fameux procès que Jenaro Vasquez fit au mil­lion­naire, Fran­cis­co Canaro, pour le vol de son tan­go « La car­teri­ta », que Canaro a signé comme sien en lui don­nant le titre « Cara sucia » et avec lequel il a amassé beau­coup d’argent.

Aujourd’hui, un autre musi­cien pop­u­laire, plus pau­vre et plus vieux que celui-ci, le payador, Arturo Nava, dont la vie est presque toute la vie de la milon­ga argen­tine, a présen­té une demande à Mon­sieur Canaro, l’accusant de s’être inté­grale­ment appro­prié sa valse « Las golon­dri­nas », pour com­pos­er le tan­go « Lo que nun­ca te diran ».

Le pau­vre Vasquez avait per­du le procès, car il n’avait pas enreg­istré son tan­go et que Canaro, si, bien que tous con­nais­saient les deux tan­gos et les deux hommes et savaient bien qui était le « voleur ».

Aujourd’hui, les choses sont dif­férentes. Le vieux Nava (Nava a 55 ans à l’époque et Canaro 43, faut-il vrai­ment par­ler de « vieux »), en novem­bre 1929, a enreg­istré sa valse qu’il avait com­posée 20 ans aupar­a­vant, et sa pro­priété artis­tique est pro­tégée avec le numéro 48465 (Série 2A.).

Il est douloureux que le seul élé­ment qui ait gag­né de l’ar­gent avec les tan­gos, bien qu’il soit celui qui avait le moins de con­di­tions artis­tiques, soit celui qui essaie par tous les moyens de con­fis­quer le moin­dre cen­time aux vieux com­pos­i­teurs, qui sont ceux qui ont le plus de mal à affron­ter la vie aujour­d’hui.

C’est bien que M. Canaro fasse croire aux audi­teurs qu’il dirige des orchestres sym­phoniques, mais il n’y a pas de droit à ce qu’il vole, étant mil­lion­naire, à des gens qui, comme le vieux Nava, méri­tent, au moins, le respect.

Le moins que l’on puisse dire, est que le ton du libelle est vin­di­catif, voire agres­sif. Il aurait été pub­lié en 1931, prob­a­ble­ment à la suite des trois enreg­istrements réal­isés par Canaro, le 1er juil­let avec Char­lo comme chanteur de estri­bil­lo, le 8 juil­let avec Ada Fal­cón, puis le 13 août avec Char­lo. Ces deux derniers enreg­istrements sont des chan­sons accom­pa­g­nées par l’orchestre de Canaro.

Nava s’est donc lancé dans un procès pour faire val­oir sa pater­nité de la musique.

Quoi qu’il en soit, l’œuvre con­tin­ue d’être attribuée sur les dis­ques et à la SADAIC comme étant de Fran­cis­co Canaro. Peut-être que la mort pré­coce de Nava l’année suiv­ante a éteint l’affaire.

On en reste-là ?

Je vous laisse pren­dre par­ti. Canaro, dans ses mémoires, ne par­le pas de l’incident. Il se con­tente de citer Lo que nun­ca te dirán comme édité par Pirovano dans la liste de ses com­po­si­tions.

L’enregistrement de Golon­dri­nas uruguayas est bien antérieur à ceux de Canaro, même s’il y a des petites fluc­tu­a­tions sur la date 1909 ou 1913, 1909 étant sans doute plutôt la date de la com­po­si­tion. Nava a com­posé d’autres titres, comme la Car­ca­ja­da del negro Juan (1902) ou, avec Ángel Gre­go­rio Vil­lol­do, El negro ale­gre et El Gal­lego y el Gen­ovéz.

Mais, en réal­ité, c’est assez dif­fi­cile à dire. En effet, ses dis­ques de l’époque ne com­por­tent pas le nom du com­pos­i­teur. Bien sûr, les payadores étaient réputés pour créer les paroles en direct, en fonc­tion des cir­con­stances, mais il n’est pas totale­ment cer­tain que les musiques soient de la même veine. En effet, même si la musique n’a pas été écrite, il est dif­fi­cile de faire la part entre l’inspiration du moment et les emprunts, plus ou moins incon­scient à des col­lègues.

Disque de Golondrinas uruguyas de Arturo Nava. Il ne figure aucune mention des auteurs. On notera que sur le disque, il est écrit Navas et pas Nava. C’est peut-être que le nom complet est Arturo B. De Nava Sosa. Le S de Sosa s’est invité à la fin de son premier patronyme.
Disque de Golon­dri­nas uruguyas de Arturo Nava. Il ne fig­ure aucune men­tion des auteurs. On notera que sur le disque, il est écrit Navas et pas Nava. C’est peut-être que le nom com­plet est Arturo B. De Nava Sosa. Le S de Sosa s’est invité à la fin de son pre­mier patronyme.

Comme on peut le voir sur le disque de Golon­dri­nas, il n’y a aucune men­tion d’auteur. On note que les brevets men­tion­nés vont jusqu’au 30 novem­bre 2009. Cet enreg­istrement est générale­ment daté de 1913. Cela reste donc à véri­fi­er, car pour le disque le plus récent enreg­istré par la Colum­bia (Milon­ga de un gringo, Colum­bia No. T200, matrice 55362, il n’est plus fait men­tion des brevets et ce disque est con­sid­éré comme étant de 1909). Cela ne change pas grand-chose. 1909, comme le dit Nava pour la créa­tion ou 1913, comme l’indiquent cer­taines sources, c’est bien avant les enreg­istrements de Canaro.

Disques de Arturo Nava, notamment chez Victor et Columbia.
Dis­ques de Arturo Nava, notam­ment chez Vic­tor et Colum­bia.

Un plagiat peut en cacher un autre

Reste que, pour être com­plet, Marce­lo Caste­lo rap­pelle que Tu diag­nós­ti­co de José Betinot­ti utilise le même air… Betinot­ti l’aurait enreg­istré en 1913. On se retrou­ve donc avec une nou­velle inspi­ra­tion com­mune. Betinot­ti a‑t-il copié, voire plag­ié Nava ? Est-ce le con­traire ? Son titre a été enreg­istré à la SADAIC le pre­mier févri­er 1937, donc bien après les faits.

Tu diagnostico, partitions de José Betinotti (Bettinotti). On notera la présence de Gardel sur celle de droite. Celui-ci l’ayant enregistré en forme de valse en 1922 et 1933. On y reconnait d’ailleurs plus les paroles que l’air…
Tu diag­nos­ti­co, par­ti­tions de José Betinot­ti (Bet­tinot­ti). On notera la présence de Gardel sur celle de droite. Celui-ci l’ayant enreg­istré en forme de valse en 1922 et 1933. On y recon­nait d’ailleurs plus les paroles que l’air…

Betinot­ti, comme Nava était payador, c’est-à-dire qu’il était habile à impro­vis­er des textes sur des musiques. J’imagine donc que ces créa­tions sur le vif finis­sent par se mélanger et à la fin, on ne sait plus très bien qui a fait quoi. Cer­tains ont prof­ité de ce flou pour sign­er des œuvres, notam­ment durant cette péri­ode. Canaro, tou­jours à l’affut d’une bonne affaire, étant cer­taine­ment un de ceux-là.

Le fait que la pra­tique soit courante ne min­imise pas for­cé­ment les faits, mais il con­vient de les exam­in­er avec les yeux (ou les oreilles) de l’époque, celles des dernières années du dix-neu­vième siè­cle et des pre­mières du vingtième.

Curieuse­ment, c’est l’initiative de Canaro et ses col­lègues menant à la créa­tion de la SADAIC, qui va ren­forcer le respect des droits d’auteur et, désor­mais, le pla­giat donne lieu, de façon encore plus sys­té­ma­tique à procès. Celui de Nava con­tre Canaro était sans doute un des pre­miers du genre.

Le pau­vre Nava est décédé l’année d’après, le 22 octo­bre 1932.

Et si on terminait en musique

Je vous pro­pose main­tenant d’écouter tous les titres, de la ver­sion de Nava aux qua­tre de Canaro en pas­sant par celle de Betinot­ti.

Golon­dri­nas uruguayas 1909 ou 1913 — Arturo Nava com acomp. de gui­tar­ra.
Tu diag­nós­ti­co 1913 — José Betinot­ti com acomp. de gui­tar­ra.
Lo que nun­ca te dirán 1931-07-01 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro con Char­lo.

On remar­que que l’air est frap­pé d’une ryth­mique très appuyée, à la lim­ite du canyengue. Char­lo ne chante que le refrain. Cette ver­sion est donc des­tinée à la danse.

Lo que nun­ca te dirán 1931-07-08 — Ada Fal­cón con acomp. de Fran­cis­co Canaro.

L’introduction sert à annon­cer la presta­tion d’Ada, qui chante toute la chan­son. C’est une ver­sion à écouter, c’est Ada qui donne l’at­mo­sphère. Le rythme est plus dis­cret pour laiss­er toute la place à la voix de la com­pagne illégitime de Canaro.

Lo que nun­ca te dirán 1931-08-13 — Char­lo con acomp. de Fran­cis­co Canaro.

Comme pour la ver­sion d’Ada, l’introduction lance le chant. On pour­ra con­stater que l’enregistrement par les deux mêmes, à un mois d’intervalle, n’a rien à voir. Cela per­met de com­pren­dre la dis­tinc­tion entre tan­go à écouter et tan­go à danser.

Lo que nun­ca te dirán 1950-05-05 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro con Mario Alon­so.

Dans cette ver­sion on retrou­ve une musique plus mar­quée et égale­ment plus rapi­de et tonique. Alon­so n’est pas invité à chanter dès le début, comme il est de cou­tume dans les ver­sions de danse, même si cette inter­pré­ta­tion n’est pas des plus agréables à danser et ne sera prob­a­ble­ment jamais pro­posée en milon­ga, car trop hési­tante entre le tan­go de danse et d’écoute.

L’air ne sera pas repris par les orchestres de tan­go dans la lignée de Nava, mais en revanche, les groupes de folk­lore con­tin­u­ent de faire vivre la ver­sion de Betinot­ti. Voici par exem­ple une ver­sion de Los Vis­con­ti.

Tu diag­nós­ti­co 1999 — Los Vis­con­ti

Et, pour ter­min­er, je rajoute la superbe ver­sion de la valse Tu diag­nos­ti­co de Troi­lo avec Fiorenti­no. Elle est attribuée à Betinot­ti, comme celles de Los Vis­con­ti, mais on est dans un autre univers, dans un rêve total. Mon diag­nos­tic tombe, c’est Troi­lo que je préfère…

Tu diag­nós­ti­co 1941-10-09 — Orques­ta Aníbal Troi­lo con Fran­cis­co Fiorenti­no.

À bien­tôt, les amis !

Comme il faut 1951-09-26 — Orquesta Carlos Di Sarli

Eduardo Arolas Letra: Gabriel Clausi

« Comme il faut » , le titre de ce tan­go est en français et il sig­ni­fie que l’on fait les choses bien, comme il faut qu’elles soient réal­isées. Nous allons toute­fois voir, que sous ce titre « anodin » se cache une tricherie, quelque chose qui n’est peut-être pas fait, « comme il faut ».

Je parle français comme il faut

Je pense que vous ne serez pas sur­pris de décou­vrir un titre en français, il y a en a plusieurs et les mots français sont couram­ment util­isés par les Argentins et fort fréquents dans le tan­go.

Deux raisons expliquent cette abon­dance.

La pre­mière, c’est le pres­tige de la France de l’époque.

La haute société argen­tine par­lait couram­ment le français qui était la langue « chic » de l’époque. À ce sujet, il y a une quin­zaine d’années, une amie me fai­sait vis­iter son club nau­tique. C’est le genre d’endroit dont on devient mem­bre par coop­ta­tion ou héritage famil­ial. J’ai été sur­pris d’y enten­dre par­ler français, sans accent, par une bonne par­tie et peut-être même la majorité des per­son­nes que l’on croi­sait. Je m’en suis ouvert et mon amie m’a infor­mé que les per­son­nes de cette société avaient cou­tume de par­ler entre eux en français, cette langue étant tou­jours celle de l’élite.

La sec­onde, vous la con­nais­sez.

Les orchestres de tan­go se sont don­né ren­dez-vous en France au début du vingtième siè­cle. Il était donc naturel que s’expriment des nos­tal­gies, des références pour mon­tr­er que l’on avait fait le voy­age ou tout sim­ple­ment que s’affichent les expres­sions à la mode.

Je peux vous con­seiller un petit ouvrage sur la ques­tion, EL FRANCÉS EN EL TANGO: Recopi­lación de tér­mi­nos del idioma francés y de la cul­tura france­sa uti­liza­dos en las letras de tan­go. Il a été écrit par Víc­tor A. Benítez Boned qui cite et explicite 78 mots de français qui se retrou­vent dans le tan­go et 41 noms pro­pres désig­nant des Français ou des lieux de France. On peut con­sid­ér­er qu’environ 200 tan­gos font directe­ment référence à la France, aux Français (sou­vent aux Français­es) ou à la langue française. Víc­tor A. Benítez Boned en cite 177.

Lien vers le livre au for­mat Kin­dle.

Extrait musical

Comme il faut 1951-09-26 — Orques­ta Car­los Di Sar­li.
Comme il faut de Eduar­do Aro­las avec la dédi­cace “A mis esti­ma­dos y dis­tin­gui­dos ami­gos Fran­cis­co Wright Vic­tor­i­ca, Vladis­lao A. Frías, Juan Car­los Parpaglione y Manuel Miran­da Naón”.

Les dédi­cataires sont des étu­di­ants en droit qui ont prob­a­ble­ment cassé leur tire-lire pour être dédi­cataires :
Fran­cis­co Wright Vic­tor­i­ca, étu­di­ant de la Fac­ulté de droit et de sci­ences sociales de Buenos Aires en 1917
Vladis­lao A. Frías ; étu­di­ant de la Fac­ulté de droit et de sci­ences sociales de Buenos Aires en 1917, puis juge au civ­il et mem­bre de la cour d’appel au tri­bunal de com­merce de Buenos Aires.
Juan Car­los Parpaglione, étu­di­ant de la Fac­ulté de droit et de sci­ences sociales de Buenos Aires en 1917.
Manuel Miran­da Naón, étu­di­ant de la Fac­ulté de droit et de sci­ences sociales de Buenos Aires. En 1918, il a par­ticipé au mou­ve­ment de réforme de cette uni­ver­sité.

Paroles

Luna, farol y can­ción,
dulce emo­ción del ayer
fue en París,
donde viví tu amor.
Tan­go, Cham­pagne, corazón,
noche de amor
que no está,
en mi sueño vivirá…

Es como debe ser, con ilusión viví
las ale­grías y las tris­tezas;
en esa noche fue que yo sen­tí por vos
una esper­an­za en mi corazón.
Es como debe ser en la pasión de ley,
tus ojos negros y tu belleza.
Siem­pre serás mi amor en bel­lo amanecer
para mi vida, dulce ilusión.

En este tan­go
te cuen­to mi tris­teza,
dolor y llan­to
que dejo en esta pieza.
Quiero que oigas mi can­ción
hecha de luna y de farol
y que tu amor, mujer,
vuel­va hacia mí.

Eduar­do Aro­las Letra: Gabriel Clausi

Traduction libre et indications

Lune, réver­bère et chan­son, douce émo­tion d’hi­er c’était à Paris, où j’ai vécu ton amour.
Tan­go, Cham­pagne, cœur, nuit d’amour qui n’est pas là, dans mon rêve vivra…
C’est comme il faut (comme il se doit), avec ent­hou­si­asme j’ai vécu les joies et les peines ; C’est ce soir-là que j’ai sen­ti de l’e­spoir pour toi dans mon cœur.
C’est comme doit être la véri­ta­ble pas­sion (les Argentins dis­ent de ley, de la loi, par exem­ple un porteño de ley pour dire un véri­ta­ble portègne), de tes yeux noirs et de ta beauté.
Tu seras tou­jours mon amour dans la belle aurore pour ma vie, douce illu­sion (doux sen­ti­ment).
Dans ce tan­go, je te con­te ma tristesse, douleur et larmes que je laisse dans ce morceau.
Je veux que tu enten­des ma chan­son faite de lune et de réver­bère et que ton amour, femme, revi­enne jusqu’à moi.

Elle est où la tricherie promise ?

Comme je vois que vous sem­blez intéressés, voici la tricherie. Le tan­go « Comme il faut » a un frère jumeau « Com­parsa criol­la » signé Rafael Iri­arte.

Cou­ver­ture et par­ti­tion de Com­parsa Criol­la de Rafael Iri­arte. La men­tion du con­cours de 1930 est en haut de la cou­ver­ture.

La gémel­lité n’est pas une tricherie me direz-vous, mais alors com­ment nom­mer deux tan­gos iden­tiques attribués à des auteurs dif­férents ?
On dirait aujourd’hui un pla­giat.
Nous avons déjà ren­con­tré plusieurs tan­gos dont les attri­bu­tions étaient floues, que ce soit pour la musique ou les paroles. Fir­po n’a‑t-il pas cher­ché à met­tre sous son nom La cumpar­si­ta, alors pourquoi pas une com­parsa ?
Mais revenons à notre paire de tan­gos et intéres­sons-nous aux auteurs.
Eduar­do Aro­las (1892–1924), un génie, mort très jeune (32 ans). Non seule­ment il jouait du ban­donéon de façon remar­quable, ce qui lui a valu son surnom de « Tigre du ban­donéon », mais en plus, il a com­posé de très nom­breux titres. C’est assez remar­quable si on tient compte de sa très courte car­rière. Il s’est dit cepen­dant qu’il s’inspirait de l’air du temps, util­isant ce que d’autres musi­ciens pou­vaient inter­préter à une époque où beau­coup n’écrivaient pas la musique.
Il me sem­ble que c’est plus com­plexe et qu’il est plutôt dif­fi­cile de dénouer les fils des inter­ac­tions entre les musi­ciens à cette époque où il y avait peu de par­ti­tions, peu d’enregistrements et donc surtout une con­nais­sance par l’écoute, ce qui favorise l’appropriation d’airs que l’on peut de toute bonne foi croire orig­in­aux.
Pour revenir à notre tan­go du jour et faire les choses Comme il faut, voyons qui est le sec­ond auteur, celui de Com­parsa criol­la, Rafael Iri­arte. (1890–1961).
Lui aus­si a fait le voy­age à Paris et Nés­tor Pin­són évoque une col­lab­o­ra­tion dans la com­po­si­tion qui aurait eu lieu en 1915.
Si on s’intéresse aux enreg­istrements, les plus anciens sem­blent dater de 1917 et sont de Aro­las lui-même et de la Orques­ta Típi­ca Pacho. Les deux dis­ques men­tion­nent seule­ment Aro­las comme seul com­pos­i­teur.

Eduar­do Aro­las et un disque par la Tipi­ca Pacho qui serait égale­ment de 1917 selon Enrique Bin­da, spé­cial­iste de la vieille garde).

Peut-être que le fait que Aro­las avait accès au disque à cette époque et pas Iri­arte a été un élé­ment. Peut-être aus­si que la part d’Aro­las était suff­isam­ment prépondérante pour jus­ti­fi­er qu’il soit le seul men­tion­né.
Je n’ai pas trou­vé de témoignage indi­quant une brouille entre les deux hommes, si ce n’est une hypothèse de Nés­tor Pin­són. Faut-il voir dans le fait que Iri­arte signe de son seul nom la ver­sion qu’il dépose en 1930 et qui obtien­dra un prix, au sep­tième con­cours organ­isé par la mai­son de disque « Nacional ».
Ce qui est curieux est que Fran­cis­co Canaro, qui était ami de Aro­las ait enreg­istré sa ver­sion avec la men­tion de Iri­arte et pas celle de son ami décédé six ans plus tôt. Faut-il voir dans cela une recon­nais­sance de Canaro pour la part de Iri­arte ?
Pour vous per­me­t­tre d’entendre les simil­i­tudes, je vous pro­pose d’écouter le début de deux ver­sions. Celui de 1951 de Comme il faut, notre tan­go du jour par Di Sar­li et celui de Com­parsa criol­la de Tan­turi de 1941. J’ai mod­i­fié la vitesse de la ver­sion de Tan­turi pour que les tem­pos soient com­pa­ra­bles.

Débuts de : Comme il faut de Eduar­do Aro­las par Car­los Di Sar­li (1951) et Com­parsa criol­la de Rafael Iri­arte par Ricar­do Tan­turi (1941).

Autres versions

Comme il s’agit du « même » tan­go, je vais plac­er par ordre chronologique plusieurs ver­sions de Comme il faut et de Com­parsa criol­la.

Comme il faut 1917 — Eduar­do Aro­las
Les musi­ciens de l’orchestre de Aro­las en 1916. Aro­las est en bas, au cen­tre. Juan Mari­ni, pianiste, à gauche, puis Rafael Tue­gols et Atilio Lom­bar­do (vio­lonistes) et Alber­to Pare­des (vio­lon­celiste). Ce sont eux qui ont enreg­istré la ver­sion de 1917 de Aro­las.
Comme il faut 1917 — Orques­ta Típi­ca Pacho
Com­parsa criol­la 1930-11-18 — Fran­cis­co Canaro
Comme il faut 1936-10-27 — Juan D’Arien­zo
Comme il faut 1938-03-07 — Ani­bal Troi­lo
Com­parsa criol­la 1941-06-16 — Ricar­do Tan­turi
Comme il faut 1947-01-14 — Car­los Di Sar­li
Com­parsa criol­la 1950-12-12 — Orchestre Quintin Ver­du
Comme il faut 1951-09-26 — Orques­ta Car­los Di Sar­li.
Comme il faut 1955-07-15 — Car­los Di Sar­li
Comme il faut 1966-09-30 — Hec­tor Varela
Comme il faut 1980 — Alfre­do De Ange­lis
Comme il faut 1982 — Leopol­do Fed­eri­co

Mon cher Cor­recteur, Thier­ry, m’a fait remar­quer que je n’avais pas pro­posé de ver­sions chan­tées. N’en ayant pas sous la main, j’ai fait un appel à des col­lègues qui m’ont pro­posé deux ver­sions, Nel­ly Omar avec Bar­tolomé Paler­mo de 1997 et Scia­marel­la Tan­go con Denise Sci­ammarel­la de 2018 :

Comme il faut 1997 — Nel­ly Omar con Bar­tolomé Paler­mo y sus gui­tar­ras. Mer­ci à Howard Jones qui m’a sig­nalé cette ver­sion.
Comme il faut 2013 — Gente de tan­go
Comme il faut 2018 – Scia­marel­la Tan­go con Denise Sci­ammarel­la. Mer­ci à Yük­sel Şişe qui m’a indiqué cette ver­sion.
Comme il faut 2020-08 — El Cachivache

Je vous pro­pose d’arrêter là les exem­ples, il y en aurait bien sûr quelques autres et je vous dis, à bien­tôt les amis !