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Buscándote 1941-12-30 – Orquesta Osvaldo Fresedo con Ricardo Ruiz

Eduardo « Lalo » Scalise (Eduardo Scalise Regard)

Buscándote est un des thèmes les plus émouvants du tango. Par la qualité de la musique et des paroles de Eduardo « Lalo » Scalise El poeta del piano, mais aussi par la simplicité et la rondeur de l’interprétation par Fresedo et Ruiz, pour notre tango du jour. Nous allons en profiter pour regarder de plus prêt comment fonctionne une partition.

Extrait musical

Buscándote 1941-12-30 – Orquesta Osvaldo Fresedo con Ricardo Ruiz
Première page de la partition retranscrite par Lucas Cáceres.

Cette première page présente les quatre premières mesures. On voit les différents instruments. T (ténor, Ricardo Ruiz, dans cet enregistrement), puis 4 violons, 4 bandonéons, un piano et une contrebasse.
À l’armure, il y a deux dièses, nous sommes en Si mineur. Un mode nostalgique, voire triste. Dans la première mesure, on remarque qu’il y a une seule note, un la à la main gauche du piano. La deuxième mesure commence avec la seconde note du piano, un fa# de 4 temps (note ronde). En même temps, la contrebasse commence à marquer tous les temps (4 par mesure) en commençant par un Ré, puis un La et elle va effectuer un mouvement de bascule entre deux notes, Do# Fa# à la mesure suivante et ainsi de suite sur environ la moitié des mesures de la partition. Cela porte la marche, chaque temps est indiqué. Libre aux danseurs de les effectuer ou de choisir plutôt de s’aligner sur des éléments de la mélodie.
On remarquera que les bandonéons et violons qui débutent aussi à la deuxième mesure commencent par un silence, suivi de trois croches. Ce motif se répète. Il est assez discret, mais vous n’aurez pas de peine à repérer ce pouf pouf pouf — pouf pouf pouf dans le début de la musique. L’envolée des violons y met fin, pour commencer à énoncer la première partie (A).

La partition du ténor avec la photo de Ricardo Ruiz. J’ai rajouté le début des paroles en rouge. La partition a été proposée également par Lucas Cáceres.

Ici, c’est la partition du ténor (Ricardo Ruiz dans notre cas) qui ne commence à chanter qu’à partir de la mesure 43 (en levée de la 44).
On se souvient que le début de la partition était en Ré mineur, après un passage en Fa mineur, Ruiz commence à chanter en Fa majeur. La présence de dièses sur 4 des Sols et un Do, font basculer certains passages en Ré mineur).

Roue des modes, majeurs et mineurs, avec le nom des notes à gauche, et avec les lettres à droite.

Une petite aide pour vous aider à vous repérer dans les tonalités. Le nombre de dièses ou bémols à la clef donne la tonalité dont le mode peut être majeur ou mineur. Pour décider, il faut écouter. Souvent, il y a beaucoup de changements de tonalités et des altérations (Dièses, ou Bémols) ponctuelles qui rendent difficile de décider la tonalité exacte utilisée. Mais ce n’est pas si important, ce qui l’est, c’est uniquement de savoir si c’est majeur ou mineur, pour adapter la danse à la sensibilité de la musique, donc l’écoute est suffisante.
Maintenant que vous êtes au point, je vous propose de suivre la partition durant l’écoute, grâce au travail remarquable de Lucas Cáceres.

Partition animée de Buscándote, une vidéo réalisée par Lucas Cáceres.

Vous remarquerez qu’il y a toutes les parties, et qu’il y a donc beaucoup de changements de pages. Dans un orchestre, chaque instrument n’a que sa partie et si cela vous intéresse, vous pouvez vous les obtenir en vous abonnant à son Patreon.
Assez parlé de la musique, intéressons-nous aux paroles, maintenant.

Paroles

Vagar con el cansancio de mi eterno andar
tristeza amarga de la soledad
ansias enormes de llegar.
sabrás que por la vida fui buscándote
que mis ensueños sin querer vencí
que en algún cruce los dejé
mi andar apresuré
con la esperanza de encontrarte a ti
largos caminos hilvané
leguas y leguas recorrí por ti
después que entre tus brazos pueda descansar
si lo prefieres volveré a marchar
por mi camino de ayer
sabrás que por la vida fui buscándote
que mis ensueños sin querer rompí
que en algún cruce los dejé
mi andar apresuré
con la esperanza de encontrarte a ti
largos caminos hilvané
leguas y leguas recorrí por ti
después que entre tus brazos pueda descansar
si lo prefieres volveré a marchar
por mi camino de ayer.
Eduardo « Lalo » Scalise (Eduardo Scalise Regard)

Traduction libre

Errer avec la fatigue de ma marche éternelle, l’amère tristesse de la solitude, l’énorme désir d’arriver.
Tu sauras qu’à travers la vie je t’ai cherchée, que j’ai dépassé mes rêves sans le vouloir, qu’à un croisement je les ai laissés. Ma marche précipitée dans l’espoir de te trouver.
Après que je pourrai me reposer dans tes bras, si tu préfères, je retournerai à marcher par mon chemin d’hier.
Tu sauras qu’à travers la vie je t’ai cherchée, que j’ai dépassé mes rêves sans le vouloir, qu’à un croisement je les ai laissés. Ma marche précipitée dans l’espoir de te trouver.
J’ai enchaîné de longues routes, des lieues et des lieues que j’ai parcourues pour vous.
Après que je pourrai me reposer dans tes bras, si tu préfères, je retournerai à marcher par mon chemin d’hier.

Autres versions

Il n’y a pas d’enregistrement de l’âge d’or, autre que celui de Fresedo et Ruiz. Cependant, la passion européenne pour Fresedo fait que beaucoup d’orchestre du 21e siècle se sont lancés dans l’enregistrement de ce chef d’œuvre, avec des fortunes diverses.

Buscándote 1941-12-30 – Orquesta Osvaldo Fresedo con Ricardo Ruiz. C’est notre tango du jour, le mètre étalon, la référence absolue.
Buscándote 2000-06-01 – Klaus Johns.

Une version instrumentale avec un parti pris de tempo particulièrement lent. C’est probablement à classer au rayon des étrangetés, mais certainement pas à proposer au bal.

Buscándote 2012 – Sexteto Milonguero con Javier Di Ciriaco.

On ne présente plus cet orchestre qui a fait notre joie, et notamment son Directeur, chanteur, Javier Di Ciriaco, pendant une quinzaine d’années.

Buscándote 2012 – Solo Tango Orquesta.

Cet orchestre russe a également son public. Ils proposent, ici, une version instrumentale.

Buscándote 2013 – Ariel Ardit y Orquesta Típica.

L’incroyable solo de violon qui ouvre cette version peut surprendre. Mais, une fois lancé, avec un rythme bien marqué par les bandonéons et toujours dominé par les cordes et ce superbe violon, fait que c’est certainement une version « chair de poule » pour beaucoup. La belle voix, puissante et chaude d’Ariel Ardit termine de faire de cette version remarquable. Pour la danse, les arrastres d’Ariel peuvent gêner certains danseurs et le rythme rapide peut faire que l’on préfère d’autres versions. Je pense qu’en Europe cette interprétation aurait des amateurs.

Buscándote 2013 – Hyperion Ensemble con Rubén Peloni.

Après l’écoute de l’enregistrement d’Ariel Ardit, cette version tranquille peut paraître un peu faible, mais il faut la comparer à notre étalon, la version de Fresedo et Ruiz, pour voir que c’est une belle réalisation, intime et bien accordée au thème de la chanson.

Buscándote 2014 (En vivo) – Sexteto Milonguero con Javier Di Ciriaco.

Une version avec public qui permet de se souvenir de l’ambiance que mettait cet orchestre. C’était à Rosario (Argentine) lors de l’Encuentro Tanguero del Interior (ETI). J’ai eu la chance de voir et écouter cet orchestre de nombreuses fois, c’est vraiment dommage qu’il n’existe plus.

Buscándote 2015 – Cuarteto SolTango.

Ce cuarteto, avec beaucoup moins d’instruments s’approche de la version de Fresedo. Une belle performance. Le solo de violon qui remplace la voix de Ricardo Ruiz, bien que bien chantant, est sans doute ce qui peut faire baisser la valeur de l’ensemble, sauf pour les danseurs qui n’aiment pas les chanteurs. Si, il y en a, et, à mon avis, la principale raison, est que certains DJ mettent des chansons tango au lieu de véritables tangos chantés de danse.

Buscándote 2015 – Orquesta La 2X4 Rosarina con Martín Piñol.

Retour à une version chantée. La voix de Martín Piñol pourrait bénéficier d’un orchestre plus accompli. La prise de son mériterait d’être meilleure également. Le résultat ne risque pas de détrôner, la version de Fresedo qui en est clairement le modèle.

Buscándote 2015-07-09 – Esquina Sur con Diego Di Martino.

Je vous avais bien dit qu’il y avait une folie à notre époque pour Fresedo. Cet enregistrement de Esquina Sur en est une autre preuve. La voix de Di Martino, s’élance légère et fluide par-dessus l’orchestre, ce n’est pas vilain, mais là encore, Fresedo et Ruiz restent en tête.

Buscándote 2016-03-01 – El Cachivache Quinteto.

El Cachivache signe une version plus personnelle, qui n’est pas qu’une simple imitation de Fresedo et on leur en est gré, même si l’utilisation d’autres instruments comme la guitare électrique peut donner des boutons à des milongueros sclérosés. C’est une version instrumentale, mais la diversité des variations fait que ce n’est pas monotone. L’entrée avec une gamme de do majeur descendent suivie d’une gamme ascendante est très originale. Le final est également intéressant, c’est une version qui peut faire l’affaire avec des tangueros curieux. Elle devrait plaire aussi à Angela C. car il y a une bonne proportion de mode majeur dans cette version, contrairement à la version de Fresedo qui est majoritairement en mode mineur 😉

Buscándote 2016-12 – Orquesta Romántica Milonguera con Roberto Minondi.

Avec la Romántica Milonguera on revient à un registre plus classique, même si cet orchestre a su créer son propre son. Ici, c’est Roberto Minondi qui nous ravit.

Buscándote 2019 – Cuarteto Mulenga. Cette version présente l’intérêt de voir les instrumentistes opérer. Mais ce titre est aussi sur CD. Cliquez sur le lien pour voir la vidéo. https://youtu.be/WHJq2fwE3Fk . Vidéo réalisée au Bodegon (restaurant) El Destino, à Quilmes (Province de Buenos Aires).

Buscándote 2021-03 Orquesta Típica Andariega.

Un début original, qui peut faire douter durant les 30 premières secondes qu’on écoute Buscándote. On notera la descente de piano, très originale durant ce début. Le reste de l’orchestration renouvelle également l’œuvre, qui est comme décomposée, déstructurée au profit de solos qui se superposent. C’est presque un ensemble de citations de l’œuvre originale, plus qu’une interprétation au sens habituel. La fin ne dissipera pas cette impression.

Je te cherche, pas à pas

Comme DJ, je m’intéresse à savoir comment les danseurs vont pouvoir interpréter la musique que je propose.
J’ai trouvé cette petite pépite, réalisée par Juana García y Julio Robles. Elle montre les temps et contretemps.

Cliquez sur le lien pour consulter la vidéo. https://youtu.be/RjNY9pnNUoA

Poser les pieds en rythme est la toute première étape du danseur de tango et, même si certains ne s’y résolvent pas, il me semble qu’il faut aller beaucoup plus loin, le tango étant une danse d’improvisation. On tirera cependant de cette vidéo un élément très intéressant, la séparation entre les différentes parties. Savoir les repérer permet d’adapter la danse en changeant le style pour chaque partie.
Il faut aussi savoir distinguer la phrase musicale, afin que le couple se retrouve dans un état d’attente ou pour le moins cohérent avec la prochaine transition ou enchaînement de phrases. Certains comptent de 1 à 8, mais c’est beaucoup plus agréable de se laisser porter par la structure de la musique.
Je déconseille donc le comptage, sauf pour des chorégraphies en groupe, ce qui n’est pas du même domaine que le tango social qui nous intéresse ici, car je trouve dommage d’occuper son cerveau dans une tâche qui n’aide pas à entendre la musique.
Il me semble qu’il est amplement préférable de travailler son « instinct », car, rapidement, le corps saura quand la musique va changer et, inconsciemment, il va se préparer, ce qui vous permettra de danser l’esprit totalement libre, en vous laissant porter.
Ce même instinct sert au DJ pour identifier les musiques plus dansables que d’autres. Le DJ fait marcher ses danseurs et eux le suivent. Il a donc la responsabilité d’ouvrir la voie et de leur proposer des chemins dont les difficultés sont adaptées.

À bientôt, les amis, merci de me suivre.

À bientôt, les amis, merci de me suivre.

Invierno 1937-08-19 – Orquesta Francisco Canaro con Roberto Maida

Horacio Gemignani Pettorossi Letra: Enrique Domingo Cadícamo

Invierno est sans doute un des tangos préférés des danseurs qui aiment Canaro. Avec un nom pareil, on se doute qu’on va parler de froid, d’hiver, en somme, mais avez-vous fait attention aux émouvantes paroles de Cadícamo ? Je vous offre en prime le texte complet de Cadícamo. Prenez votre manteau et votre écharpe et entrons au cœur de l’hiver.

Extrait musical

Invierno 1937-08-19 – Orquesta Francisco Canaro con Roberto Maida
Disque et partition de Invierno

Il n’est pas sûr, qu’il soit nécessaire de décrire cet enregistrement tant il est connu. On notera l’intervention des instruments à vent (cuivres) typiques de Canaro. Le rythme est appuyé, comme un celui d’un homme marchant dans une neige épaisse.
La voix de Maida, survole l’orchestre qui atténue ses pas lourds pour laisser la place au chanteur. C’est du Canaro typique et efficace. D’ailleurs, les orchestres contemporains qui reprendront le titre s’inspireront assez fortement de cette version pour faire leurs propres versions. Nous en verrons quelques-unes en fin d’article.

Paroles

Desde aquel balcón
Baja una canción,
Que es como un jirón
De una esperanza…
Su intención es la desesperanza cruel
Que me arrincona más
En esta soledad.
Desde aquel balcón
Rueda una canción,
Que en la noche negra
Dice así:

Volvió…
El invierno con su blanco ajuar,
Ya la escarcha comenzó a brillar
En mi vida sin amor.
Profundo padecer
Que me hace comprender,
Que hallarse solo, es un horror.

Y al ver…
Cómo soplan en mi corazón,
Vientos fríos de desolación
Quiero llorar.
Porque mi alma lleva
Brumas de un invierno,
Que hoy no puedo disipar…

En aquel balcón
Cesa la canción,
Pero igual la escuchan mis oídos
Y es que por el eco perseguido estoy.
Y todo su dolor
Embarga el corazón.
Para qué querré
Esta vida yo,
Cuando no me queda juventud…
Horacio Gemignani Pettorossi Letra: Enrique Domingo Cadícamo

Roberto Maida chante uniquement ce qui est en gras, c’est-à-dire le texte annoncé comme étant la chanson écoutée par le narrateur.

Traduction libre

Depuis ce balcon, une chanson descend, qui est comme un lambeau d’espoir…
Son sujet est le désespoir cruel qui m’enfonce davantage dans cette solitude.
Depuis ce balcon roule une chanson qui, dans la nuit noire, dit ceci :
Il est revenu…
L’hiver avec ses atours blancs,
Déjà le givre a commencé à briller dans ma vie sans amour.
Une souffrance profonde qui me fait comprendre qu’être seul, c’est une horreur.
Et quand je vois…
Comme ils soufflent dans mon cœur, les vents froids de la désolation, j’ai envie de pleurer.
Parce que mon âme porte les brumes d’un hiver, qu’aujourd’hui je ne peux pas dissiper…

Sur ce balcon, la chanson s’arrête, mais mes oreilles l’entendent encore, car l’écho me poursuit.
Et toute sa douleur paralyse le cœur.
Pourquoi, moi, voudrais-je cette vie, alors que je n’ai plus de jeunesse…

Autres versions

Je serai tenté de dire qu’il n’y a pas d’autre version, mais ce ne serait pas sympathique pour les orchestres contemporains qui ont remis le titre à la mode.
Je signale tout de même qu’il existe au moins deux autres tangos qui s’appellent Invierno, composés par Arturo Bettoni avec des paroles de Ramón Abellá (Rafael Jorge Abellá) pour le premier et Eduardo Bianco avec Araujo (paroles et musique) pour le second.
Je vous propose seulement ici, les versions issues de Horacio Gemignani Pettorossi et Enrique Domingo Cadícamo.

Invierno 1937-08-19 – Orquesta Francisco Canaro con Roberto Maida. C’est notre tango du jour.
Invierno 2013-11-30 – Hyperion Ensemble con Rubén Peloni
Invierno 2015 – Cuarteto Mulenga con Maximiliano Agüero
Invierno 2015 – Orquesta Típica Misteriosa con Carlos Rossi
Invierno 2015c – Solo Tango Orquesta
Invierno 2017-10 – Orquesta Romántica Milonguera con Marisol Martínez y Roberto Minondi.

 Une orchestration originale et un duo, homme femme, comment résister à cette version ?

Invierno 2018 – Orquesta Típica Misteriosa con Eliana Sosa

De nouveau la Misteriosa dans une autre version, cette fois chantée par une femme, Eliana Sosa. Merci à Thierry, mon, talentueux correcteur qui détecte les coquille et a remarqué que j’avais mis deux fois la même version de Invierno par la Típica Misteriosa. Maintenant, vous avez bien ici Eliana Sosa qui a également enregistré avec Juan Pablo Gallardo et a réalisé deux disques, Sinergia tanguera et De donde vengo (dans lequel elle chante également ses propres compositions).

Et pour terminer en vidéo, un enregistrement de 2017 du Cuarteto Mulenga à la milonga Parakultural.

Sinsabor 1939-06-05 – Orquesta Edgardo Donato con Horacio Lagos y Lita Morales

Ascanio Ernesto Donato Letra : Adolfo Antonio Vedani

Il y a quelques semaines, je suis tombé sur un article qui disait que Tita Merello avec «Yo soy así», avait donné une place aux femmes dans le tango. Il me semble que c’est aller un peu vite en besogne, car les femmes en sont des interprètes de la première heure, Flora Gobbi, Rosita Quirogan, Ada Falcón, Anita Palmero, Azucena Maizani, Nelly Omar, Mercedes Simone, Lita Morales, Libertad Lamarque, Tania, María Graña, Susana Rinaldi, Virginia Luque, Eladia Blázquez, Nina Miranda, Impreio Argentina, Olga Delgrossi et bien sûr et pas des moindres, Tita Merello. Aujourd’hui, c’est Lita qui nous parle de tango.

Pourquoi cette impression que les femmes ne sont pas dans l’univers du tango ?

Je pense que cette vision a trois causes. La première est que les femmes ont eu une place importante comme chanteuses, mais pas réellement comme chefs d’orchestre ou musiciennes. Aujourd’hui, beaucoup de danseurs connaissent et reconnaissent les orchestres, mais très peu, les chanteurs et quand ils le font, c’est souvent, car ce sont des « couples » que l’on est habitué à associer à un orchestre, comme D’Agostino-Vargas, Troilo-Fiorentino ou Rodriguez-Moreno. S’ils entendent Fiorentino avec un autre orchestre, pas sûr qu’ils le reconnaissent.

Les femmes ont plus souvent chanté des versions à écouter que des versions à danser. Je n’ai pas d’explication sur cette raison, d’autant plus que la voix de femme dans un registre plus aiguë laisse de la place aux instruments plus graves qui marquent généralement la pulsation, Main gauche au piano, contrebasse, bandonéon… La preuve est que des versions chantées de bout en bout par des femmes sont parfaitement dansables alors que par le même orchestre et à la même époque, une version chantée par un homme n’est qu’à écouter. Voir par exemple les enregistrements de Canaro qui a de nombreux exemples de titres enregistrées deux ou trois fois, pour l’écoute et pour la danse, par un homme ou une femme.

Une autre cause vient sans doute d’un excès de machisme dans le domaine. Les hommes ont occupé la place, laissant peu de places aux femmes en dehors des thèmes des tangos. Là, elles n’ont pas toujours le beau rôle, comme en témoigne notre tango du jour.

Dans l’idée de lever un coin du voile et vous montrer qu’il y a de nombreuses femmes dans l’univers de tango, je vous propose aujourd’hui quelques chanteuses, mais pour l’instant, concentrons-nous sur le phénomène Lita Morales.
Avant d’écouter notre tango du jour, sachez qu’il existe un autre tango du même titre, Sin sabor joué par Tito Francia qui en est le compositeur avec des paroles de Pedro Tusoli. Je ne pourrai pas vous le faire écouter, n’ayant pas le disque…

Extrait musical

Sinsabor 1939-06-05 — Orquesta Edgardo Donato con Horacio Lagos y Lita Morales.

Je pense que nous sommes nombreux à aimer ce duo magnifique, cette musique entraînante. La tristesse des paroles passe très bien et n’entame pas la bonne humeur des danseurs. Une valeur sûre pour les milongas. La musique est en mode majeur. L’orchestre expose le thème, puis Horacio Lagos prend la parole. Lita Morales le rejoint ensuite pour former un duo et finalement, l’orchestre termine le tango. La structure est très simple, comme l’orchestration. C’est une belle version qui brille par sa simplicité et sa légèreté.

Paroles

Llevando mi pesar
Como una maldición
Sin rumbo fui
Buscando de olvidar
El fuego de ese amor
Que te imploré
Y allá en la soledad
Del desamparo cruel
Tratando de olvidarte recordé
Con la ansiedad febril
Del día que te di
Todo mi ser
Y al ver la realidad
De toda tu crueldad
Yo maldecí
La luz de tu mirar
En que me encandilé
Llevado en mi ansiedad de amar
Besos impregnados de amargura
Tuve de tu boca en su frialdad
Tu alma no sintió mi fiel ternura
Y me brindó con su rigor, maldad
Quiero disipar toda mi pena
Busco de calmar mi sinsabor
Siento inaguantable esta cadena
Que me ceñí al implorar tu amor

Ascanio Ernesto Donato Letra : Adolfo Antonio Vedani

Horacio Lagos chante le début, seul, puis Lita Morales se rajoute pour chanter en duo ce qui est en gras.

Traduction libre et indications

Portant mon chagrin comme une malédiction, sans but, j’ai cherché à oublier.
Le feu de cet amour que j’implorais de toi et là, dans la solitude d’un cruel abandon.
Essayant de t’oublier, je me suis souvenu de l’anxiété fébrile du jour où je t’ai donné tout mon être et voyant la réalité de toute ta cruauté, j’ai maudit.
La lumière de ton regard, qui m’a aveuglé (dans laquelle j’étais ébloui), emporté par mon anxiété d’aimer.
Des baisers imprégnés d’amertume, je les ai obtenus de ta bouche dans sa froideur.
Ton âme n’a pas senti ma tendresse fidèle, et m’a offert, avec sa rigueur, la méchanceté.
Je veux dissiper toute ma douleur, je cherche à apaiser ma détresse (sinsabor, de sin sabor [sans saveur] signifie regret, malaise moral, tristesse).
Je sens insupportable cette chaîne, que je me suis attachée quand j’ai imploré ton amour.

De gauche à droite, Lita Morales, Edgardo Donato et Horacio Lagos, l’équipe qui nous offre le tango du jour.

Sur cette photo, Lita Morales et Horacio Lagos ne semblent pas être le couple ayant donné le sujet de ce tango… Il se dit qu’ils se seraient mariés, mais rien ne le prouve. Ce couple, si c’était un couple, était très discret et mystérieux. Un indice, les deux ont commencé par enregistrer du folklore, lui un peu avant et ils ont tous les deux arrêté rapidement la carrière (1935-1942 pour Horacio, 1937-1941 pour Lita, avec un petit retour en 1955-1956). Peut-être l’arrêt en 1941 était pour cause de naissance, Lita aurait été enceinte. Ceci pourrait expliquer son retour tardif, lorsque son enfant est devenu plus autonome.

Autres versions

Le tango du jour est a priori, la plus ancienne version enregistrée et la seule avant une date assez récente.

Sinsabor 1939-06-05 — Orquesta Edgardo Donato con Horacio Lagos y Lita Morales. C’est notre tango du jour.

Le Cuarteto Mulenga l’a enregistré vers 2008, avec le chanteur Maximilliano Agüero.

Sinsabor 2008c — Carteto Mulenga Con Maximilliano Agüero.

Je vous laisse penser ce que vous voulez de cette version, mais elle a du mal à faire oublier celle de Donato, à mon avis.
C’est toutefois un bel effort pour faire revivre ce titre, mais l’essai n’est pas totalement transformé. En revanche, la Romantica Milonguera nous en a donné plusieurs versions intéressantes.

Sinsabor 2017-10 — Orquesta Romántica Milonguera con Marisol Martínez y Roberto Minondi (Sur l’album Romantica Milonguera de 2017).
Sinsabor 2018 — Orquesta Romántica Milonguera con Marisol Martínez y Roberto Minondi (sur l’album Duo de 2018). Cette, nouvelle version est plus tonique.
Sinsabor 2019 — Orquesta Romántica Milonguera con Marisol Martínez y Roberto Minondi (sur le single Sin sabor — Quizas, quizas, quizás, Nuevas versiones de 2019).

Roberto Minondi est un magnifique chanteur, mais Marisol Martínez, sur scène, lui vole la vedette par son jeu d’actrice remarquable.

Elle me permet d’introduire la dernière partie de l’anecdote du jour, une petite liste de chanteuses de tango. Combien en connaissez-vous ?

Quelques chanteuses de tango

Je vous propose une petite galerie de portraits. Elle est très incomplète, mais j’aurai l’occasion de revenir sur le sujet.

Combien de chanteuses reconnaissez-vous ? Passez la souris sur l’image pour faire apparaitre le nom de la chanteuse.

On notera que beaucoup de ces chanteuses ont aussi fait du cinéma. Le lien entre cinéma et tango est très fort, beaucoup de tangos fameux ont été composés pour les films et même à l’époque des films muets, les musiciens jouaient dans la salle en direct.

En prime, je vous propose la première joueuse de bandonéon professionnelle, je vous parlerai une autre fois des musiciennes, des auteurs et compositrices, il y a énormément à dire sur ce sujet également. Alors, les femmes et le tango, c’est une histoire ancienne et toujours vivante. Voir par exemple cet article…

Paquita Bernardo, Bandonéoniste (1900-1925).

Elle fut la première bandonéoniste, mais sa vie fut trop brève. Elle n’a pas laissé d’enregistrement, cependant, Gardel et Juan Carlos Cobián ont enregistré ses compositions.

Paquita Bernardo (1900-1925) Bandonéoniste

Fueron tres años 1956-05-18 — Orquesta Héctor Varela con Argentino Ledesma

Juan Pablo Marín (musique et paroles)

Lorsque Varela lance les quatre notes initiales, tous les danseurs réagissent. Elles raisonnent comme le pom pom pom pom de la 5e symphonie de Beethoven. Le destin des danseurs est fixé, ils doivent danser ce titre. Cette fascination date des premiers temps de ce titre qui a été enregistré, il n’y a pas trois ans, mais 68 ans et il nous parle toujours.

Le pom pom pom pom de Varela dans la version avec Ledesma.

Même si la partition ne comporte que les notes en rouge pour les trois premières notes, Varela fait jouer une double croche à la place de la croche du début de la seconde mesure à ses violons. C’est relativement discret. Je l’ai indiqué en plaçant deux points rouges avec un petit point bleu au centre. Varela fait jouer les deux petits points à la place de la croche qu’ils encadrent. Cela correspond aux paroles (me/ha), Ledesma chantant deux syllabes sur une seule note ; Varela demande à ses violons de faire pareil, par un très léger accent. On se retrouve donc avec environ trois double croches (No-me-ha), puis la croche pointée (las). On notera que les violons, comme Ledesma, chantent le (las) sur la note supérieure de l’accord (dernière note en rouge).
Cela atténue la syncope initiale que devrait provoquer l’anacrouse avec la double croche initiale suivie d’une croche. L’interprétation est plus proche de trois doubles croches, ce qui est semblable aux coups du destin dans la cinquième symphonie de Beethoven. Trois coups brefs suivi d’un plus long. Varela utilise une montée à la quinte, alors que Beethoven utilise une descente à la tierce. Ce démarrage est différent suivant les orchestres et si Varela l’utilise pour la version de 1973, il ne le fait pas pour la version chantée par Mauré enregistrée la même année (1956).
À la fin de la croche pointée rouge, on trouve (te-so-ro-mi) sur trois double croches et une croche qui fait durer le double de temps le (mi), puis le (o) qui dispose de toute une noire et qui dure donc quatre fois plus longtemps que les trois premières notes bleues.

Juan Pablo Marín

Juan Pablo Marín était guitariste et a écrit trois titres un peu connus. Fueron tres años, notre tango du jour en 1956, et l’année suivante, Reflexionemos qui a été enregistré trois fois en 1957, par Mauré, Gobbi et Nina Miranda et Serenata mía enregistré par Carlos Di Sarli avec le duo de Roberto Florio et Jorge Durán. Ces deux titres de 1957 ne sont pas comparables avec Fueron tres años ce qui explique un peu leur oubli. Je les laisse donc tranquillement dormir pour vous offrir notre tango du jour.

Extrait musical

Fueron tres años 1956-05-18 — Orquesta Héctor Varela con Argentino Ledesma.
Partition de Fueron tres años

Paroles

No me hablas, tesoro mío,
no me hablas ni me has mirado.
Fueron tres años, mi vida,
tres años muy lejos de tu corazón.
¡Háblame, rompe el silencio!
¿No ves que me estoy muriendo?
Y quítame este tormento,
porque tu silencio ya me dice adiós.

¡Qué cosas que tiene la vida!
¡Qué cosas tener que llorar!
¡Qué cosas que tiene el destino!
Será mi camino sufrir y penar.
Pero deja que bese tus labios,
un solo momento, y después me voy;
y quítame este tormento,
porque tu silencio ya me dice adiós.

Aún tengo fuego en los labios,
del beso de despedida.
¿Cómo pensar que mentías,
sí tus negros ojos lloraban por mí?
¡Háblame, rompe el silencio!
¿No ves que me estoy muriendo?
Y quítame este tormento,
porque tu silencio ya me dice adiós.

Juan Pablo Marín (musique et paroles)

Traduction libre

Tu ne me parles pas, mon trésor,
Tu ne me parles pas ni ne m’as regardé.
Ce furent trois ans, ma vie,
trois ans très loin de ton cœur.
Parle-moi, rompt le silence !
Ne vois-tu pas que je suis en train de mourir ?
Et ôte-moi ce tourment,
car ton silence, déjà, me dit adieu.

Que de choses tient la vie !
Que de choses à tenir pour pleurer !
Que de choses tient le destin !
Ce sera mon chemin, souffrir et être peiné.
Mais laisse-moi baiser tes lèvres,
un seul instant, et ensuite je m’en vais ;
Et enlève-moi ce tourment,
car ton silence, déjà, me dit adieu.

J’ai encore du feu sur les lèvres,
du baiser d’adieu.
Comment penser que tu mentais,
quand tes yeux noirs pleuraient pour moi ?
Parle-moi, rompt le silence !
Ne vois-tu pas que je suis en train de mourir ?
Et ôte-moi ce tourment,
car ton silence, déjà, me dit adieu.

Autres versions

Seules les deux versions de Varela avec Ledesma et Falcón sont courantes, pourtant d’autres méritent d’être écoutées, voire dansées.

Fueron tres años 1956 — Héctor Mauré con acomp. de Orquesta Héctor Varela.

Cette version n’est pas précisément datée. Elle est peut-être postérieure à celle avec Ledesma, mais j’ai souhaité la mettre en premier pour la mettre en valeur. Même si ce n’est pas une version de danse, elle est magnifique et je pense que vous aurez plaisir à l’écouter. On notera que le début est différent. On peut l’attribuer au fait que Ledesma chante durant tout le titre et que par conséquent, faire un premier passage instrumental aurait été trop long. Varela l’a donc raccourci et il n’y a pas le pom pom pom pom initial.

Fueron tres años 1956-05-18 — Orquesta Héctor Varela con Argentino Ledesma. C’est notre tango du jour.
Fueron tres años 1956-06-18 – Orquesta Graciano Gómez con Nina Miranda.

Le pom pom pom pom est remplacée une montée des cordes et bandonéons. Cela donne un départ assez spectaculaire et très différent. On connait Nina Miranda, une des grandes chanteuses uruguayennes. C’est vif et enlevé, mais ça manque sans doute de l’émotion que l’on trouve dans les versions de Varela.

Fueron tres años 1956-06-25 – Jorge Vidal con guitarras.

Un mois après la version enregistrée par Varela avec Ledesma, Jorge Vidal propose une version en chanson accompagnée par des guitares. On est dans un tout autre registre. Je trouve que l’on perd, là aussi un peu d’émotion.

Fueron tres años 1956-07-18 – Orquesta Símbolo ‘Osmar Maderna’ dir. Aquiles Roggero con Jorge Hidalgo.

Roggero choisit la même option que Gómez, un debut lié, mais plus doux.

Fueron tres años 1956-07-27 – Orquesta Enrique Mario Francini con Alberto Podestá.

Des nuances sans doute un peu exagérées démarrent le thème, avec des violons énervés. Podestá qui fait un peu de même ne me semble pas totalement convaincant. C’est de toute façon une version d’écoute et j’ai donc une excuse pour ne pas la passer en milonga…

Fueron tres años 1956-08-06 — Orquesta Donato Racciatti con Olga Delgrossi

On trouve pour la même année, 1956, une version de Rodriguez avec Moreno, mais j’ai un gros doute, car je n’y reconnais ni l’un ni l’autre dans cette interprétation qui de toute façon n’a rien de génial. Je préfère m’abstenir… Il y a donc au moins huit versions et peut-être plus enregistrées sur la seule année 1956.
Il faudra attendre 1973, pour que Varela relance la machine à tubes (pour les non-francophones, machine à succès). Cette fois avec Jorge Falcón.

Fueron tres años 1973 — Orquesta Héctor Varela con Jorge Falcón.

C’est une autre sublime version, bravo, Monsieur Varela, trois versions merveilleuses du même thème, chapeau bas !

Fueron tres años 1974 — Orquesta Jorge Dragone Con Diego Solis.

Ce n’est pas inintéressant. Nous n’aurions pas les versions de Varela, on s’en contenterait peut-être. Ces artistes méritent cependant une écoute et comme ils ont enregistré dans un répertoire proche, on peut même faire une tanda pour accompagner ce titre.

Fueron tres años 2014 — Sexteto Milonguero con Javier Di Ciriaco.

C’est dommage que cet orchestre ne soit plus. Il avait une sympathique dynamique impulsée par son chanteur et directeur. On en a peut-être abusé, mais c’était un des orchestres qui avait un style qui n’était pas qu’une copie de ceux du passé. Je les avais fait venir au festival Tangopostale de Toulouse lorsque j’étais en charge des orchestres de bals et ils furent époustouflants et en plus, ils faisaient du tropical génial qu’il est dommage de ne pas plus avoir dans leurs disques, tournés sur le tango.

Fueron tres años 2016-12 — Orquesta Romántica Milonguera con Roberto Minondi.

Un autre orchestre qui a cherché un style propre et qui l’a trouvé. La très belle voix de Roberto Minondi et la sonorité particulière de l’orchestre donne une autre teinte au titre.

Fueron tres años 2018 — Cuarteto Mulenga con Maximiliano Agüero.

L’orchestre marque son originalité en déplaçant la syncope initiale du désormais fameux pom pom pom pom…

Fueron tres años 2023 — Conjuncto Berretin con Megan Yvonne.

La version la plus récente en ma possession de ce titre. Si vous aimez, vous pouvez acquérir une version en haute qualité sur BandCamp https://tangoberretin.bandcamp.com/album/tangos-del-berretin.

Même si j’ai un faible pour les versions de Varela, je pense que vous avez écouté des choses qui vous plaisent dans ce tango tardif, puisque né après l’âge d’or du tango de danse. Si vous n’aimez rien de tous ces titres, je vous propose quelque chose de très différent qui prouve le succès majeur de ce thème écrit il y a 68 ans…

Fueron tres años — Los Rangers De Venezuela.

Aïe, ne me tapez pas sur la tête ! Vous avez la preuve que ce n’est pas nécessaire… C’est la cortina…
Je vous propose de retrouver tout de suite votre titre préféré dans la liste qui précède.

À demain les amis !

Hablame, rompe silencio.