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Shusheta (El aristócrata) 1940-10-08 — Orquesta Carlos Di Sarli

Juan Carlos Cobián Letra: Enrique Cadícamo

Shusheta ou sa vari­ante shushetín désigne un dandy, un jeune homme élé­gant, avec une nuance qui peut aus­si qual­i­fi­er un mouchard. Les Dic­ta­teurs de la Décen­nie infâme ne s’y sont pas trompés et l’histoire des paroles en témoigne. Ce por­trait de ce shusheta, peint crû­ment par Cadí­camo sur la musique de Cobián n’est pas si flat­teur.

Extrait musical

Shusheta (El aristócra­ta) 1940-10-08 — Orques­ta Car­los Di Sar­li
Par­ti­tion de Shusheta « Gran tan­go de salón para piano ».

Paroles usuelles (1938)

Le tan­go a été écrit en 1920 et était donc instru­men­tal, jusqu’à ce que Cadí­camo accède à la demande de son ami de lui écrire des paroles pour ce titre. Il le fit en 1934, mais la ver­sion habituelle est celle déposée à la SADAIC en 1938.

Toda la calle Flori­da lo vio
con sus polainas, galera y bastón…

Dicen que fue, allá por su juven­tud,
un gran Don Juan del Buenos Aires de ayer.
Engalanó la puer­ta (las fies­tas) del Jock­ey Club
y en el ojal siem­pre llev­a­ba un clav­el.

Toda la calle Flori­da lo vio
con sus polainas, cham­ber­go (galera) y bastón.

Apel­li­do dis­tin­gui­do,
gran señor en las reuniones,
por las damas sus­pira­ba
y con­quista­ba
sus cora­zones.
Y en las tardes de Paler­mo
en su coche se pasea­ba
y en procu­ra de un encuen­tro
iba el porteño
con­quis­ta­dor.

Ah, tiem­pos del Petit Salón…
Cuán­ta locu­ra juve­nil…
Ah, tiem­po de la
sec­ción Cham­pán Tan­go
del “Armenonville”.

Todo pasó como un fugaz
instante lleno de emo­ción…
Hoy sólo quedan
recuer­dos de tu corazón…

Toda la calle Flori­da lo vio
con sus polainas, galera y bastón.
Juan Car­los Cobián Letra: Enrique Cadí­camo

Var­gas ne chante pas ce qui est en bleu. Cette par­tie des paroles est peut-être un peu plus faible et de toute façon, cela aurait été trop long pour un tan­go de danse.
En gras les mots chan­tés par Var­gas à la place de ceux de Cadí­camo.

Traduction libre des paroles usuelles et indications

Toute la rue Flori­da l’a vu avec ses guêtres, son cha­peau et sa canne… (Polainas, c’est aus­si con­trar­iété, revers, décep­tion, Galera, c’est aus­si la prison ou la boîte à gâteau des fils de bonne famille. On peut donc avoir deux lec­tures des paroles, ce que con­firme la ver­sion, orig­i­nale, plus noire. Pré­cisons toute­fois que la par­ti­tion déposée à la SADAIC indique cham­ber­go, cha­peau. Ce serait donc Var­gas qui aurait adap­té les paroles).
On dit qu’il était, dans sa jeunesse, un grand Don Juan du Buenos Aires d’an­tan.
Il déco­rait la porte (Var­gas chante les fêtes) du Jock­ey Club et por­tait tou­jours un œil­let à la bou­ton­nière.
Toute la rue Flori­da l’a vu avec ses guêtres, son cha­peau et sa canne.
Un nom de famille dis­tin­gué, un grand seigneur dans les réu­nions, il soupi­rait pour les dames et con­quérait leurs cœurs.
Et les après-midi de Paler­mo, il se prom­e­nait dans sa voiture à la recherche d’un ren­dez-vous, ain­si allait le porteño con­quérant.
Ah, l’époque du Petit Salón… (Deux tan­gos s’appellent Petit Salón, dont un de Vil­lo­do [mort en 1919]. L’autre est de Vicente Demar­co né en 1912 et qui n’a sans doute pas con­nu le Petit Salón).

Com­bi­en de folie juvénile…
Ah, c’est l’heure du Tan­go Cham­pagne de l’Ar­menonville.
Tout s’est passé comme un instant fugace et plein d’é­mo­tion…
Aujour­d’hui, il ne reste que des sou­venirs de ton cœur…
Toute la rue Flori­da l’a vu avec ses guêtres, son cha­peau et sa canne

Premières paroles (1934)

Ces paroles n’ont sem­ble-t-il jamais été éditées. Selon Juan Ángel Rus­so, Cadí­camo les aurait écrites en 1934.
Cette ver­sion n’a été enreg­istrée que par Osval­do Ribó accom­pa­g­né à la gui­tare par Hugo Rivas.
On notera qu’elles men­tion­nent shusheta, ce que ne fait pas la ver­sion de 1938 :

Pobre shusheta, tu tri­un­fo de ayer
hoy es la causa de tu pade­cer…
Te has apa­gao como se apa­ga un can­dil
y de sha­cao sólo te que­da el per­fil,
hoy la vejez el armazón te ha aflo­jao
y parecés un ban­doneón desin­flao.
Pobre shusheta, tu tri­un­fo de ayer
hoy es la causa de tu pade­cer.

Yo me acuer­do cuan­do entonces,
al influ­jo de tus guiyes,
te mima­ban las minusas,
las más papusas
de Armenonville.
Con tu smok­ing relu­ciente
y tu pin­ta de alto ran­go,
eras rey bai­lan­do el tan­go
tenías patente de gigoló.

Madam Gior­get te supo dar
su gran amor de gigo­let,
la Ñata Inés te hizo soñar…
¡y te empeñó la vuaturé !
Y te acordás cuan­do a Renée
le regalaste un reló
y al otro día
la fulería
se paró.
Juan Car­los Cobián Letra: Enrique Cadí­camo

Traduction libre de la première version de 1934

Pau­vre shusheta (un shusheta est un jeune vêtu à la mode en lun­far­do, voire un “petit maître”), ton tri­om­phe d’hi­er est aujour­d’hui la cause de tes souf­frances…
Tu t’es éteint comme s’éteint une chan­delle et de sha­cao (je n’ai pas trou­vé la référence) il ne te reste que le pro­fil, aujour­d’hui la vieil­lesse t’a relâché le squelette et tu ressem­bles à un ban­donéon dégon­flé.
Pau­vre shusheta, ton tri­om­phe d’hi­er est aujour­d’hui la cause de ta souf­france.
Je me sou­viens qu’alors, sous l’in­flu­ence de tes guiyes (gilles, copains ?), tu étais choyé par les minusas (les filles), les plus papusas (poupées, filles) d’Ar­menonville.
Avec ton smok­ing bril­lant et ton look de haut rang, tu étais le roi en dansant le tan­go, tu tenais un brevet de gigo­lo.
Madame Gior­get a su vous don­ner son grand amour de gigo­lette, Ñata Inés vous a fait rêver… (le salon de Ñata Inés était un étab­lisse­ment de San­ti­a­go, au Chili, appré­cié par Pablo Neru­da) et a mis ta décapotable (vuaturé est une voiture avec capote rabat­table à deux portes. Pronon­ci­a­tion à la française.) en gage !
Et tu te sou­viens quand tu as offert une mon­tre à Renée (sans doute une Française…) et que le lende­main les choses se sont arrêtées.

Dans El mis­te­rio de la Ñata Inés, Luis Sánchez Latorre dans le jour­nal chilien Las Últi­mas Noti­cias du 15 juil­let 2006, s’interroge sur ce qu’était réelle­ment la Ñata Inés. Sans doute un étab­lisse­ment mixte pou­vant aller de la scène à la pros­ti­tu­tion, comme les étab­lisse­ments de ce type en Argen­tine.

D’Agostino et la censure

Vous l’aurez com­pris, le terme Shusheta qui peut qual­i­fi­er un « mouchard » a fait que le tan­go a été cen­suré et qu’il a dû chang­er de nom.
En effet, pour éviter la cen­sure, D’Agostino a demandé à Cadí­camo une ver­sion expurgée que je vous pro­pose ci-dessous.
On notera toute­fois que la ver­sion chan­tée en 1945 par Var­gas prend les paroles habituelles, celles de 1938, mais débar­rassée du titre polémique au prof­it du plus neu­tre El aristócra­ta. C’est la rai­son pour laque­lle, les ver­sions d’avant 1944 (la cen­sure a com­mencé à s’exercer en 1943) s’appellent Shusheta et les postérieures El aristócra­ta. Aujourd’hui, on donne sou­vent les deux titres, ensem­ble ou indif­férem­ment. On trou­ve aus­si par­fois El ele­gante.

Paroles de El aristócrata, version validée par la censure en 1944

Toda la calle Flori­da te vio
con tus polainas, galera y bastón.

Hoy quien te ve…
en fal­sa escuadra y cha­cao,
toman­do sol con un nieti­to a tu lao.
Vos, que una vez romp­iste un cabaré,
hoy, reti­rao… ni amor, ni guer­ra querés.

Toda la calle Flori­da te vio
con tus polainas, galera y bastón.

Te apod­a­ban el shusheta
por lo bien que te vestías.
Peleador y calav­era
a tu man­era te divertías…
Y hecho un dandy, medio en copas,
en los altos del Casi­no
la pato­ta te aclam­a­ba
sí milongue­abas un buen gotán.

Ah, tiem­po del Petit Salón,
cuán­ta locu­ra juve­nil…
Ah, tiem­po aquel de la Sec­ción
Cham­pán-Tan­go de Armenonvil.
Todo pasó como un fugaz
instante lleno de emo­ción.
Hoy solo quedan
recuer­dos en tu corazón.

Toda la calle Flori­da te vio
con tus polainas, galera y bastón.

Traduction libre de la version de 1944

Toute la rue Flori­da t’a vu avec tes guêtres, ton cha­peau et ta canne.
Aujour­d’hui, qui te voit…
Avec une pochette fac­tice et cha­cao (???), prenant le soleil avec un petit-fils à tes côtés.
Toi, qui as autre­fois dévasté un cabaret, tu prends aujour­d’hui ta retraite… Tu ne veux ni amour ni guerre.
Toute la rue Flori­da t’a vu avec tes guêtres, ton cha­peau et ta canne.
On te surnom­mait le shusheta à cause de la façon dont tu t’habillais.
Bagar­reur et crâneur, à ta manière, tu t’es amusé…
Et fait un dandy, les coupes à moitié bues, depuis les hau­teurs (galeries) du Casi­no, la bande t’encouragerait si tu milonguéais un bon gotan (Tan­go en ver­lan).
Ah, cette époque du Petit Salon, que de folie juvénile…
Ah, cette époque de la sec­tion Cham­pagne-Tan­go de l’Ar­menonville.
Tout est passé comme un instant fugace et plein d’é­mo­tion.
Aujour­d’hui, il ne reste que des sou­venirs dans ton cœur.
Toute la rue Flori­da t’a vu avec tes guêtres, ton cha­peau et ta canne.

Autres versions

Shusheta 1923-03-27 — Orques­ta Juan Car­los Cobián.

Le pre­mier enreg­istrement, par le com­pos­i­teur, Juan Car­los Cobián. C’est bien sûr une ver­sion instru­men­tale, puisque les paroles n’ont été écrites que onze ans plus tard.

Shusheta (El aristócra­ta) 1940-10-08 — Orques­ta Car­los Di Sar­li. C’est notre tan­go du jour.
El aristócra­ta (El Shusheta) 1945-04-05 — Orques­ta Ángel D’Agosti­no con Ángel Var­gas.

Cette ver­sion, sans doute la plus con­nue, utilise les paroles non cen­surées de 1938. Le titre a été mod­i­fié pour éviter la cen­sure. Il est vrai qu’en dehors de Shusheta qui pou­vait irrit­er un censeur très sus­picieux, le texte n’était pas si sub­ver­sif. J’imagine que D’Agostino qui avait envie d’enregistrer le titre avec Var­gas a demandé les paroles cen­surées, puis y a renon­cé, peut-être en ayant acquis la cer­ti­tude que la cen­sure n’interdirait pas ce titre. Var­gas a apporté de très légères mod­i­fi­ca­tions au texte, mais sans que cela soit pour des raisons de cen­sure, ces mod­i­fi­ca­tions étant anodines.

Shusheta 1951-05-30 — Hora­cio Sal­gán y su Orques­ta Típi­ca.

Une ver­sion éton­nante, pour l’auditeur, mais encore plus pour le danseur qui pour­rait bien se venger d’un DJ qui la dif­fuserait en milon­ga. Je n’ai pas dit qu’il fal­lait jeter cet enreg­istrement, juste le réserv­er pour l’écoute.

El aristócra­ta (Shusheta) 1952 — Juan Poli­to y su Orques­ta Típi­ca.

L’ancien com­plice de D’Arienzo a ses débuts et de nou­veau, quand il a rem­placé Biag­gi qui venait de se faire vir­er, pro­pose une ver­sion nerveuse et ma foi sym­pa­thique de Shusheta. La ryth­mique pour­rait décon­cen­tr­er des danseurs très habitués à d’autres ver­sions, mais on peut s’amuser, lorsque l’on con­naît un peu le titre avec les facéties de Poli­to au piano. On se sou­vient que quand il avait rem­placé Bia­gi, il avait con­tin­ué les fior­i­t­ures de son prédécesseur. Là, ces orne­men­ta­tions sont bien per­son­nelles et ne doivent rien à Bia­gi.

Shusheta (El aristócra­ta) 1957-08-30 — Ángel Var­gas y su Orques­ta dirigi­da por Edelmiro “Toto” D’A­mario.

Var­gas fait cav­a­lier seul, sans D’Agostino. Je vous con­seille de vous sou­venir plutôt de la ver­sion de 1945.

Shusheta (El Ele­gante) 1970 — Osval­do Pugliese con cuer­das arreg­los de Mauri­cio Mar­cel­li.

Une ver­sion des­tinée à l’écoute, au con­cert.

Shusheta 2019-08-28 ou 29 – Sex­te­to Cristal.

Je vous pro­pose d’arrêter là, il existe bien d’autres ver­sions, mais rien qui puisse faire oubli­er les mer­veilleuses ver­sions de D’Agostino et Var­gas et celle de Di Sar­li.

Nunca más 1941-07-14 — Orquesta Juan D’Arienzo con Héctor Mauré

Francisco Lomuto Letra: Oscar Lomuto

Nun­ca más, est comme un cri lancé. Nun­ca más exprime la rage, le dés­espoir, l’espoir. Nun­ca más, c’est un des plus beaux thèmes enreg­istrés par D’Arienzo avec Mau­ré. Nun­ca más est une œuvre de deux des frères Lomu­to, Fran­cis­co qui en a fait la musique et Oscar qui a écrit les paroles. Un tan­go qui exprime la rage, le dés­espoir, l’espoir. C’est notre tan­go du jour.

Extrait musical

Nun­ca más 1941-07-14 – Orques­ta Juan D’Arienzo con Héc­tor Mau­ré.
Nun­ca más. Fran­cis­co Lomu­to Letra: Oscar Lomu­to.

Paroles

En una noche de fal­sa ale­gría
tus ojos claros volví a recor­dar
y entre los tan­gos, el vino y la orgía,
busqué febril tu recuer­do matar.
Record­a­ba mi dicha sin igual
que a vos sola mi vida con­sagré,
pero ingra­ta te fuiste y en mi mal
triste y solo, cobarde, te lloré.

Eras
la ilusión de mi vida
toda
mi ale­gría y mi pasión.
Mala,
yo que te quise por bue­na
en tus dul­ces labios, nena,
me he que­ma­do el corazón.
Lin­da,
muñe­qui­ta mimosa,
siem­pre,
en mi corazón estás,
Nena,
acor­date de la pena
que me dio tu boca, loca,
cuan­do dijo: ¡Nun­ca más!

Entre milon­gas y tim­bas, mi vida
pasan­do va estas horas inqui­etas,
de penas lleno, el alma oprim­i­da,
páli­do el ros­tro como una care­ta.
Arrepen­ti­da, nun­ca vuel­vas, jamás
a pedir des­o­la­da mi perdón.
¡No olvides que al decirme nun­ca más,
me dejaste, mujer, sin corazón!…

Fran­cis­co Lomu­to Letra: Oscar Lomu­to

Traduction libre

Par une nuit de joie fac­tice, je me suis rap­pelé tes yeux clairs et entre les tan­gos, le vin et l’orgie, j’ai cher­ché fébrile­ment à tuer ton sou­venir.
Je me suis sou­venu de mon bon­heur sans pareil d’avoir con­sacré ma vie à toi seul, mais ingrate, tu t’en es allée et dans mon mal triste et soli­taire, lâche, je t’ai pleurée.
Tu étais l’amour (« ilusión » n’est pas « illu­sion ») de ma vie, toute ma joie et ma pas­sion.
Mau­vaise, moi qui t’ai aimé pour le bien sur tes douces lèvres, petite, j’ai brûlé mon cœur.
Belle, poupée câline, tu es tou­jours, dans mon cœur, Petite, sou­viens-toi du cha­grin que ta bouche folle m’a don­né, quand elle a dit : Plus jamais !
Entre milon­gas et tim­bas (tripot, boîtes de jeu clan­des­tines), ma vie passe par ces heures agitées, pleines de cha­grins, l’âme oppressée, le vis­age pâle comme un masque.
Repen­tante, jamais tu ne reviens, jamais à deman­der, désolée, mon par­don.
N’oublie pas qu’en dis­ant plus jamais, tu m’as lais­sé, femme, sans cœur !… (la vir­gule change le sens de la phrase. Là, c’est prob­a­ble­ment lui qui est sans cœur, même s’il est sous-enten­du qu’elle a égale­ment été sans cœur de l’abandonner. J’y vois une façon sub­tile de la met­tre en cause, mais sans l’attaquer de front, au cas où elle reviendrait…).

Autres versions

Nun­ca más 1924 — Car­los Gardel con acomp. de Guiller­mo Bar­bi­eri, José Ricar­do (gui­tar­ras).

Gardel est le pre­mier à avoir enreg­istré le titre, env­i­ron deux ans après son écri­t­ure.

Nun­ca más 1927-07-19 — Orques­ta Fran­cis­co Lomu­to.

Trois ans après Gardel, Lomu­to enreg­istre le titre conçu avec son frère. Une ver­sion bien canyengue. Pas vilain, mais à réserv­er aux ama­teurs du genre. Le ban­donéon de Minot­to Di Cic­co est bien vir­tu­ose pour l’époque.

Nun­ca más 1931-08-27 — Orques­ta Fran­cis­co Lomu­to con Alber­to Acuña y Fer­nan­do Díaz.

Une ver­sion plus tonique, qui mon­tre mieux la colère de l’homme aban­don­né. Enfin, pour le début, car quand les chanteurs com­men­cent d’une voix miaulante, tout retombe. Je ne suis pas con­va­in­cu par ce duo. Ce ne sera pas ma ver­sion préférée, mais il y en a tant d’autres que ce n’est pas un prob­lème… Le plus éton­nant est que c’est la plus dif­fusée. Une fois les chanteurs muets, la musique reprend, plus entraî­nante, c’était juste un « mau­vais moment » à pass­er. Comme quoi, les goûts et les couleurs… On notera que Oscar Napoli­tano qui a rem­placé un autre frère de Lomu­to (Enrique) inter­vient de façon sym­pa­thique.

Nun­ca más 1931-11-10 — Alber­to Gómez con acomp. de gui­tar­ras.

Gómez pro­pose une ver­sion chan­tée, sans doute plus sym­pa­thique que celle de Gardel.

Nun­ca más 1932-01-12 — Ada Fal­cón con acomp. de Fran­cis­co Canaro.

On reste dans les ver­sions à écouter avec Ada Fal­cón. Elle met au ser­vice du titre sa dic­tion et son phrasé par­ti­c­uli­er. C’est un autre titre sym­pa­thique à écouter.

Nun­ca más 1941-07-14 — Orques­ta Juan D’Arienzo con Héc­tor Mau­ré.

C’est notre tan­go du jour. Il reprend le début tonique de la ver­sion de 1931 de Lomu­to, mais avec la rage de D’Arienzo à pleine puis­sance. Une énergie fan­tas­tique se dégage de ce titre et don­nera un élan irré­press­ible aux danseurs. Ce qui est mer­veilleux est que Mau­ré s’inscrit dans cette dynamique sans faire chuter la dynamique, même si l’orchestre se met en retrait pen­dant son inter­ven­tion. C’est un des très grands titres de danse de D’Arienzo. Ce n’est pas par hasard que je l’ai choisi comme tan­go du jour…

Nun­ca más 1948-09-23 — Orques­ta Miguel Caló con Rober­to Arri­eta.

On change d’univers avec Miguel Caló. On est sur­pris par de nom­breux change­ments de tonal­ité. Même si la voix de Arri­eta est belle, on aura sans doute mal à soulever l’enthousiasme des danseurs avec cette ver­sion.

Nun­ca más 1950-04-25 — Orques­ta Fran­cis­co Lomu­to con Miguel Mon­tero.

De fin à 1949 à fin 1950, Mon­tero a enreg­istré de quoi faire une tan­da calme et nos­tal­gique avec Lomu­to, mais je pense que ceux qui adorent Mon­tero sont plus des audi­teurs que des danseurs.

Nun­ca más 1956-08-31 — Ángel Var­gas y su Orques­ta dirigi­da por Edelmiro “Toto” D’A­mario.

Sans son parte­naire ange, (D’Agostino), Var­gas pour­suit sa car­rière. L’orchestre de Toto pro­pose un accom­pa­g­ne­ment de qual­ité. La voix de Var­gas est tou­jours mer­veilleuse. On écoutera donc sans doute ce titre avec plaisir dans un bon canapé.

Nun­ca más 1974-12-11 — Orques­ta Juan D’Arienzo con Alber­to Echagüe.

Avec son sec­ond chanteur fétiche, D’Arienzo renou­vèlera-t-il le suc­cès de la ver­sion de 1941 ? Pour moi, non. Cette ver­sion clin­quante comme beau­coup d’enregistrement de cette époque a lais­sé de côté la qual­ité de la danse au prof­it du spec­ta­cle, voire de l’esbrouffe. Echagüe, lui-même donne trop de sen­si­b­lerie dans son inter­pré­ta­tion. Je vous con­seille de revenir au titre chan­té par Mau­ré.

En résumé, pour moi, le DJ qui souhaite faire plaisir aux danseurs, il n’y a qu’une seule ver­sion pour une milon­ga de qual­ité, celle de 1941, même si cer­taines autres fer­ont plaisir à l’écoute.

Histoire du corbeau qui dit Nunca más

Ce titre me fait penser au texte d’Edgar Allan Poe, Le cor­beau (The raven).En voici la ver­sion en anglais et à la suite, la ver­sion traduite en français par Charles Baude­laire.

Nev­er­more (Nun­ca más).

Paroles

‘Once upon a mid­night drea­ry, while I pon­dered, weak and weary,
Over many a quaint and curi­ous vol­ume of for­got­ten lore—
While I nod­ded, near­ly nap­ping, sud­den­ly there came a tap­ping,
As of some one gen­tly rap­ping, rap­ping at my cham­ber door.
“’Tis some vis­i­tor,” I mut­tered, “tap­ping at my cham­ber door—
Only this and noth­ing more.”

Ah, dis­tinct­ly I remem­ber it was in the bleak Decem­ber;
And each sep­a­rate dying ember wrought its ghost upon the floor.
Eager­ly I wished the mor­row; —vain­ly I had sought to bor­row
From my books surcease of sor­row – sor­row for the lost Lenore—
For the rare and radi­ant maid­en whom the angels name Lenore—
Name­less here for ever­more.

And the silken, sad, uncer­tain rustling of each pur­ple cur­tain
Thrilled me – filled me with fan­tas­tic ter­rors nev­er felt before;
So that now, to still the beat­ing of my heart, I stood repeat­ing
“’Tis some vis­i­tor entreat­ing entrance at my cham­ber door—
Some late vis­i­tor entreat­ing entrance at my cham­ber door; —
This it is and noth­ing more.”

Present­ly my soul grew stronger; hes­i­tat­ing then no longer,
“Sir,” said I, “or Madam, tru­ly your for­give­ness I implore;
But the fact is I was nap­ping, and so gen­tly you came rap­ping,
And so faint­ly you came tap­ping, tap­ping at my cham­ber door,
That I scarce was sure I heard you” – here I opened wide the door; —
Dark­ness there and noth­ing more.

Deep into that dark­ness peer­ing, long I stood there won­der­ing, fear­ing,
Doubt­ing, dream­ing dreams no mor­tal ever dared to dream before;
But the silence was unbro­ken, and the still­ness gave no token,
And the only word there spo­ken was the whis­pered word, “Lenore?”
This I whis­pered, and an echo mur­mured back the word, “Lenore!”–
Mere­ly this and noth­ing more.

Back into the cham­ber turn­ing, all my soul with­in me burn­ing,
Soon again I heard a tap­ping some­what loud­er than before.
“Sure­ly,” said I, “sure­ly that is some­thing at my win­dow lat­tice;
Let me see, then, what there­at is, and this mys­tery explore—
Let my heart be still a moment and this mys­tery explore; —
’Tis the wind and noth­ing more!”

Open here I flung the shut­ter, when, with many a flirt and flut­ter,
In there stepped a state­ly Raven of the saint­ly days of yore;
Not the least obei­sance made he; not a minute stopped or stayed he;
But, with mien of lord or lady, perched above my cham­ber door—
Perched upon a bust of Pal­las just above my cham­ber door—
Perched, and sat, and noth­ing more.

Then this ebony bird beguil­ing my sad fan­cy into smil­ing,
By the grave and stern deco­rum of the coun­te­nance it wore,
“Though thy crest be shorn and shaven, thou,” I said, “art sure no craven,
Ghast­ly grim and ancient Raven wan­der­ing from the Night­ly shore—
Tell me what thy lord­ly name is on the Night’s Plu­ton­ian shore!”
Quoth the Raven “Nev­er­more.”

Much I mar­velled this ungain­ly fowl to hear dis­course so plain­ly,
Though its answer lit­tle mean­ing – lit­tle rel­e­van­cy bore;
For we can­not help agree­ing that no liv­ing human being
Ever yet was blessed with see­ing bird above his cham­ber door—
Bird or beast upon the sculp­tured bust above his cham­ber door,
With such name as “Nev­er­more.”

But the Raven, sit­ting lone­ly on the placid bust, spoke only
That one word, as if his soul in that one word he did out­pour.
Noth­ing far­ther then he uttered – not a feath­er then he flut­tered—
Till I scarce­ly more than mut­tered “Oth­er friends have flown before—
On the mor­row he will leave me, as my Hopes have flown before.”
Then the bird said “Nev­er­more.”

Star­tled at the still­ness bro­ken by reply so apt­ly spo­ken,
“Doubt­less,” said I, “what it utters is its only stock and store
Caught from some unhap­py mas­ter whom unmer­ci­ful Dis­as­ter
Fol­lowed fast and fol­lowed faster till his songs one bur­den bore—
Till the dirges of his Hope that melan­choly bur­den bore
Of ‘Nev­er – nev­er­more’.”

But the Raven still beguil­ing all my fan­cy into smil­ing,
Straight I wheeled a cush­ioned seat in front of bird, and bust and door;
Then, upon the vel­vet sink­ing, I betook myself to link­ing
Fan­cy unto fan­cy, think­ing what this omi­nous bird of yore—
What this grim, ungain­ly, ghast­ly, gaunt, and omi­nous bird of yore
Meant in croak­ing “Nev­er­more.”

This I sat engaged in guess­ing, but no syl­la­ble express­ing
To the fowl whose fiery eyes now burned into my bosom’s core;
This and more I sat divin­ing, with my head at ease reclin­ing
On the cushion’s vel­vet lin­ing that the lamp-light gloat­ed o’er,
But whose vel­vet-vio­let lin­ing with the lamp-light gloat­ing o’er,
She shall press, ah, nev­er­more!

Then, methought, the air grew denser, per­fumed from an unseen censer
Swung by Seraphim whose foot-falls tin­kled on the tuft­ed floor.
“Wretch,” I cried, “thy God hath lent thee – by these angels he hath sent thee
Respite – respite and nepenthe from thy mem­o­ries of Lenore;
Quaff, oh quaff this kind nepenthe and for­get this lost Lenore!”
Quoth the Raven “Nev­er­more.”

“Prophet!” said I, “thing of evil! – prophet still, if bird or dev­il! —
Whether Tempter sent, or whether tem­pest tossed thee here ashore,
Des­o­late yet all undaunt­ed, on this desert land enchant­ed—
On this home by Hor­ror haunt­ed – tell me tru­ly, I implore—
Is there–is there balm in Gilead? – tell me–tell me, I implore!”
Quoth the Raven “Nev­er­more.”

“Prophet!” said I, “thing of evil! – prophet still, if bird or dev­il!
By that Heav­en that bends above us – by that God we both adore—
Tell this soul with sor­row laden if, with­in the dis­tant Aidenn,
It shall clasp a saint­ed maid­en whom the angels name Lenore—
Clasp a rare and radi­ant maid­en whom the angels name Lenore.”
Quoth the Raven “Nev­er­more.”

“Be that word our sign of part­ing, bird or fiend!” I shrieked, upstart­ing–
“Get thee back into the tem­pest and the Night’s Plu­ton­ian shore!
Leave no black plume as a token of that lie thy soul hath spo­ken!
Leave my lone­li­ness unbro­ken! – quit the bust above my door!
Take thy beak from out my heart, and take thy form from off my door!”
Quoth the Raven “Nev­er­more.”

And the Raven, nev­er flit­ting, still is sit­ting, still is sit­ting
On the pal­lid bust of Pal­las just above my cham­ber door;
And his eyes have all the seem­ing of a demon’s that is dream­ing,
And the lamp-light o’er him stream­ing throws his shad­ow on the floor;
And my soul from out that shad­ow that lies float­ing on the floor
Shall be lift­ed – nev­er­more!’

Edgar Allan Poe, The raven.

Le corbeau (traduction en français de Charles Beaudelaire)

« Une fois, sur le minu­it lugubre, pen­dant que je médi­tais, faible et fatigué, sur maint pré­cieux et curieux vol­ume d’une doc­trine oubliée, pen­dant que je don­nais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapote­ment, comme de quelqu’un frap­pant douce­ment, frap­pant à la porte de ma cham­bre. « C’est quelque vis­i­teur, — mur­mu­rai-je, — qui frappe à la porte de ma cham­bre ; ce n’est que cela, et rien de plus. »
Ah ! dis­tincte­ment je me sou­viens que c’était dans le glacial décem­bre, et chaque tison bro­dait à son tour le planch­er du reflet de son ago­nie. Ardem­ment je désir­ais le matin ; en vain m’étais-je effor­cé de tir­er de mes livres un sur­sis à ma tristesse, ma tristesse pour ma Lénore per­due, pour la pré­cieuse et ray­on­nante fille que les anges nom­ment Lénore, — et qu’ici on ne nom­mera jamais plus.
Et le soyeux, triste et vague bruisse­ment des rideaux pour­prés me péné­trait, me rem­plis­sait de ter­reurs fan­tas­tiques, incon­nues pour moi jusqu’à ce jour ; si bien qu’enfin, pour apais­er le bat­te­ment de mon cœur, je me dres­sai, répé­tant : « C’est quelque vis­i­teur qui sol­licite l’entrée à la porte de ma cham­bre, quelque vis­i­teur attardé sol­lic­i­tant l’entrée à la porte de ma cham­bre ; — c’est cela même, et rien de plus. »
Mon âme en ce moment se sen­tit plus forte. N’hésitant donc pas plus longtemps : « Mon­sieur, — dis-je, — ou madame, en vérité j’implore votre par­don ; mais le fait est que je som­meil­lais, et vous êtes venu frap­per si douce­ment, si faible­ment vous êtes venu taper à la porte de ma cham­bre, qu’à peine étais-je cer­tain de vous avoir enten­du. » Et alors j’ouvris la porte toute grande ; — les ténèbres, et rien de plus !
Scru­tant pro­fondé­ment ces ténèbres, je me tins longtemps plein d’étonnement, de crainte, de doute, rêvant des rêves qu’aucun mor­tel n’a jamais osé rêver ; mais le silence ne fut pas trou­blé, et l’immobilité ne don­na aucun signe, et le seul mot proféré fut un nom chu­choté : « Lénore ! » — C’était moi qui le chu­chotais, et un écho à son tour mur­mu­ra ce mot : « Lénore ! » — Pure­ment cela, et rien de plus.
Ren­trant dans ma cham­bre, et sen­tant en moi toute mon âme incendiée, j’entendis bien­tôt un coup un peu plus fort que le pre­mier. « Sûre­ment, — dis-je, — sûre­ment, il y a quelque chose aux jalousies de ma fenêtre ; voyons donc ce que c’est, et explorons ce mys­tère. Lais­sons mon cœur se calmer un instant, et explorons ce mys­tère ; — c’est le vent, et rien de plus. »
Je pous­sai alors le volet, et, avec un tumultueux bat­te­ment d’ailes, entra un majestueux cor­beau digne des anciens jours. Il ne fit pas la moin­dre révérence, il ne s’arrêta pas, il n’hésita pas une minute ; mais, avec la mine d’un lord ou d’une lady, il se per­cha au-dessus de la porte de ma cham­bre ; il se per­cha sur un buste de Pal­las juste au-dessus de la porte de ma cham­bre ; — il se per­cha, s’installa, et rien de plus.
Alors cet oiseau d’ébène, par la grav­ité de son main­tien et la sévérité de sa phy­s­ionomie, induisant ma triste imag­i­na­tion à sourire : « Bien que ta tête, — lui dis-je, — soit sans huppe et sans cimi­er, tu n’es certes pas un poltron, lugubre et ancien cor­beau, voyageur par­ti des rivages de la nuit. Dis-moi quel est ton nom seigneur­ial aux rivages de la Nuit plu­toni­enne ! » Le cor­beau dit : « Jamais plus ! »
Je fus émer­veil­lé que ce dis­gra­cieux volatile entendît si facile­ment la parole, bien que sa réponse n’eût pas un bien grand sens et ne me fût pas d’un grand sec­ours ; car nous devons con­venir que jamais il ne fut don­né à un homme vivant de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa cham­bre, un oiseau ou une bête sur un buste sculp­té au-dessus de la porte de sa cham­bre, se nom­mant d’un nom tel que Jamais plus !
Mais le cor­beau, per­ché soli­taire­ment sur le buste placide, ne proféra que ce mot unique, comme si dans ce mot unique il répandait toute son âme. Il ne prononça rien de plus ; il ne remua pas une plume, — jusqu’à ce que je me prisse à mur­mur­er faible­ment : « D’autres amis se sont déjà envolés loin de moi ; vers le matin, lui aus­si, il me quit­tera comme mes anci­ennes espérances déjà envolées. » L’oiseau dit alors : « Jamais plus ! »
Tres­sail­lant au bruit de cette réponse jetée avec tant d’à‑propos : « Sans doute, — dis-je, — ce qu’il prononce est tout son bagage de savoir, qu’il a pris chez quelque maître infor­tuné que le Mal­heur impi­toy­able a pour­suivi ardem­ment, sans répit, jusqu’à ce que ses chan­sons n’eussent plus qu’un seul refrain, jusqu’à ce que le De pro­fundis de son Espérance eût pris ce mélan­col­ique refrain : Jamais, jamais plus !
Mais, le cor­beau induisant encore toute ma triste âme à sourire, je roulai tout de suite un siège à coussins en face de l’oiseau et du buste et de la porte ; alors, m’enfonçant dans le velours, je m’appliquai à enchaîn­er les idées aux idées, cher­chant ce que cet augur­al oiseau des anciens jours, ce que ce triste, dis­gra­cieux, sin­istre, mai­gre et augur­al oiseau des anciens jours voulait faire enten­dre en croas­sant son Jamais plus !
Je me tenais ain­si, rêvant, con­jec­turant, mais n’adressant plus une syl­labe à l’oiseau, dont les yeux ardents me brûlaient main­tenant jusqu’au fond du cœur ; je cher­chais à devin­er cela, et plus encore, ma tête reposant à l’aise sur le velours du coussin que cares­sait la lumière de la lampe, ce velours vio­let caressé par la lumière de la lampe que sa tête, à Elle, ne pressera plus, — ah ! jamais plus !
Alors il me sem­bla que l’air s’épaississait, par­fumé par un encen­soir invis­i­ble que bal­ançaient des séraphins dont les pas frôlaient le tapis de la cham­bre. “Infor­tuné ! — m’écriai-je, — ton Dieu t’a don­né par ses anges, il t’a envoyé du répit, du répit et du népenthès dans tes ressou­venirs de Lénore ! Bois, oh ! bois ce bon népenthès, et oublie cette Lénore per­due !” Le cor­beau dit : “Jamais plus !”
“Prophète ! — dis-je, — être de mal­heur ! oiseau ou démon, mais tou­jours prophète ! que tu sois un envoyé du Ten­ta­teur, ou que la tem­pête t’ait sim­ple­ment échoué, naufragé, mais encore intrépi­de, sur cette terre déserte, ensor­celée, dans ce logis par l’Horreur han­té, — dis-moi sincère­ment, je t’en sup­plie, existe-t-il, existe-t-il ici un baume de Judée ? Dis, dis, je t’en sup­plie !” Le cor­beau dit : “Jamais plus !”
“Prophète ! — dis-je, — être de mal­heur ! oiseau ou démon ! tou­jours prophète ! par ce Ciel ten­du sur nos têtes, par ce Dieu que tous deux nous adorons, dis à cette âme chargée de douleur si, dans le Par­adis loin­tain, elle pour­ra embrass­er une fille sainte que les anges nom­ment Lénore, embrass­er une pré­cieuse et ray­on­nante fille que les anges nom­ment Lénore.” Le cor­beau dit : “Jamais plus !”
“Que cette parole soit le sig­nal de notre sépa­ra­tion, oiseau ou démon ! — hurlai-je en me redres­sant. — Ren­tre dans la tem­pête, retourne au rivage de la Nuit plu­toni­enne ; ne laisse pas ici une seule plume noire comme sou­venir du men­songe que ton âme a proféré ; laisse ma soli­tude invi­o­lée ; quitte ce buste au-dessus de ma porte ; arrache ton bec de mon cœur et pré­cip­ite ton spec­tre loin de ma porte !” Le cor­beau dit : “Jamais plus !”
Et le cor­beau, immuable, est tou­jours instal­lé, tou­jours instal­lé sur le buste pâle de Pal­las, juste au-dessus de la porte de ma cham­bre ; et ses yeux ont toute la sem­blance des yeux d’un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe, en ruis­se­lant sur lui, pro­jette son ombre sur le planch­er ; et mon âme, hors du cer­cle de cette ombre qui gît flot­tante sur le planch­er, ne pour­ra plus s’élever, — jamais plus ! »

Et voici, pour ter­min­er, une ver­sion ciné­matographique de haute volée. À demain, les amis !

Los Simp­son (The Simp­sons) de Matt Groen­ingThe Raven d’Edgar Allan Poe.
Vous pou­vez affich­er les sous-titres dans la langue souhaitée…

Ventanita florida 1932-04-21 — Orquesta Francisco Canaro con Agustín Irusta

Enrique Pedro Delfino (Delfy) Letra: Luis César Amadori

Après le sujet lourd et triste d’hier, un sujet plus léger. La petite fenêtre fleurie. Léger, au moins pour nous, mais pour le mal­heureux ou la mal­heureuse qui dit sa peine, c’est sans doute moins agréable. Aujourd’hui, ce mal­heureux est Agustín Irus­ta qui marche sous la baguette de Fran­cis­co Canaro. C’était il y a 92 années.

Extrait musical

Ven­tani­ta flori­da 1932-04-21 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro con Agustín Irus­ta.

Irus­ta ne chante que le refrain, comme il est de cou­tume pour les tan­gos de danse. Mais nous allons voir qu’il y a une autre rai­son à cela après avoir étudié les paroles… On est dans du Canaro typ­ique de cette péri­ode, un tan­go qui se dégage douce­ment du canyengue. Un tan­go bien marché avec de petites cachot­ter­ies musi­cales qui évi­tent la monot­o­nie.

Les paroles

Fue una noche clara
que alum­bra­ba tan sólo el lucero.
Jun­to a mi humilde ven­tana
‘te juro’ – decía – ‘mi amor es eter­no’
Yo le di mi vida
y entre dul­ces prome­sas se fue.
Sola y con­movi­da
a la reja mi amor le con­fié.

Ven­tani­ta flori­da
de mi vie­ja tapera,
en tu reja pren­di­da está
mi tími­da ilusión.
Al abrirte con­tem­p­lo
un jardín de esper­an­za,
ven­tani­ta, y te cier­ro al fin
can­tan­do por mi amor.

Pero fue men­ti­ra
su prome­sa de amor duradero.
Des­de que vino el invier­no
una noche tras otra yo en vano lo espero.
Ya ni la esper­an­za
va quedan­do de ver­lo volver.
¡Tan­to que lo quise!
¿Para qué me engañó, para qué?

Ven­tani­ta flori­da
de mi vie­ja tapera,
en tu reja mar­chi­ta está
la flor de su traición.
Al abrirte, la noche
has­ta el alma me hiela,
ven­tani­ta, y te cier­ro al fin
llo­ran­do por mi amor.

Enrique Pedro Delfi­no (Delfy) Letra: Luis César Amadori

Traduction libre et indications

C’était une nuit claire qu’illuminait seule­ment la lucarne (plusieurs pos­si­bil­ités pour « lucero ». Vénus, lucarne, par­tie du volet par laque­lle peut entr­er la lumière. Bref, ce n’est pas très clair, au pro­pre, comme au fig­uré).
Ensem­ble à mon hum­ble fenêtre : « Je te jure, dis­ait-il, mon amour est éter­nel. »
Et je lui ai don­né ma vie et au milieu des douces promess­es, il est par­ti.
Seule et inquiète à la grille (prob­a­ble­ment les bar­reaux de la fenêtre, ou une grille de pro­tec­tion qui peut s’ouvrir) je lui ai con­fié mon amour.

Petite fenêtre fleurie de ma vieille bicoque, en ta grille est accrochée ma timide illu­sion.
Quand je t’ouvre, je con­tem­ple un jardin d’espérance, petite fenêtre, et je te ferme enfin en chan­tant pour mon amour.

Mais ce fut un men­songe sa promesse d’amour durable.
Depuis que l’hiver est venu nuit après nuit, je l’ai atten­due en vain.
Là, il n’y a plus d’espoir de le voir revenir.
Je l’ai tant désiré !
Pourquoi m’a‑t-il trompé, pour quoi ?

Petite fenêtre fleurie de ma vieille bicoque, dans ta grille flétrie est la fleur de sa trahi­son.
Quand je t’ouvre, la nuit me gèle jusqu’à l’âme, petite fenêtre, et je te ferme enfin pleu­rant pour mon amour.

Autres versions

Je devrais plac­er en pre­mier une ver­sion avec Lib­er­tad Lamar­que qui a lancé le titre au théâtre Maipo, mais mal­heureuse­ment, il ne sem­ble pas y avoir d’enregistrement. Elle devait chanter toutes les paroles et en tant que femme, c’était bien adap­té. À ce sujet, il me sem­ble oppor­tun de nar­rer une anec­dote. La musique de Enrique Delfi­no reçut un accueil plutôt froid des musi­ciens de l’orchestre chargés de la jouer. Les paroliers du théâtre ne voulurent pas se charg­er des paroles. C’est alors que Luis César Amadori s’est pro­posé de les écrire. Lib­er­tad Lamar­que les chan­ta, prob­a­ble­ment, comme à son habi­tude, de façon remar­quable et le titre devint un grand suc­cès.

La cou­ver­ture de la par­ti­tion de Ven­tani­ta flori­da rap­pel­lant que c’est un suc­cès de Lib­er­tad Lamar­que. Un sec­ond titre dAmadori, Se viene la Maro­ma (instru­men­tal) est égale­ment inclus. Canaro l’enregistra 8 jours après Ven­tani­ta Flori­da avec Irus­ta.

Ven­tani­ta flori­da 1932-04-21 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro con Agustín Irus­ta. C’est le tan­go du jour.

Ce dia­ble de Canaro, tou­jours à l’affût d’un bon titre l’a enreg­istré dans la foulée, mais avec un homme. C’est notre tan­go du jour. Il con­ve­nait donc, soit de chang­er les paroles, soit, ce qui fut l’option choisie, de ne chanter qu’une par­tie asex­uée, le refrain. Nous ver­rons plus loin cepen­dant que cette « néces­sité » n’est pas une loi.

Ven­tani­ta flori­da 1932-05-04 — Ada Fal­cón con acomp. de Fran­cis­co Canaro.

Une superbe et émou­vante ver­sion, chan­tée avec âme. La musique et le chant sont comme relancés à chaque phrase, un peu comme dans une ranchera dans un rythme presque ter­naire, bien loin de la ver­sion marchée d’Irusta. C’est bien sûr une ver­sion chan­son, mais un, jour de folie, avec des danseurs par­ti­c­ulière­ment tolérants, je pour­rai la pro­pos­er à la danse. Cette ver­sion en tous, car mérite les oreilles et même si les danseurs s’arrêtent de danser pour l’écouter, ce sera un bon moment.

Trois autres à écouter, chan­tées par des hommes qui curieuse­ment chantent les paroles au féminin.

Ven­tani­ta flori­da 1932-07-20 — Igna­cio Corsi­ni con gui­tar­ras de Pagés-Pesoa-Maciel.

Deux mois plus tard, Corsi­ni enreg­istre sa ver­sion. Là, pas ques­tion de danser.

Ven­tani­ta flori­da 1955-11-24 — Ángel Var­gas y su Orques­ta dirigi­da por Edelmiro “Toto” D’A­mario.

Un tan­go chan­son, mais avec assez de tonic­ité. Var­gas n’a pas trop viré dans le sen­ti­men­tal­isme. Cela n’en fait pas une ver­sion de danse. Pour cela, je reste avec les ver­sions de Canaro.

Ven­tani­ta flori­da 1989 — Rober­to Goyeneche con acomp. de Nés­tor Mar­coni y su con­jun­to. Une ver­sion assez douce, peut-être trop. Un fond sonore pour une soirée au restau­rant ?

Le tango, est-il un truc de pleurnichards et de cocus ?

Le tan­go du jour est claire­ment sen­ti­men­tal. Un peu pleureur, mais pas vrai­ment de cocu dans la mesure où c’est une femme qui a été aban­don­née par un homme qui l’a abusée par des promess­es.
Ce n’est peut-être pas la bonne occa­sion de par­ler du sujet, mais je vais tout de même don­ner quelques indi­ca­tions.
Si Dis­cépo­lo a dit que le tan­go est une pen­sée triste qui se danse, c’est qu’il avait une vision un peu pes­simiste de la vie, comme il l’a exprimé dans cam­bal­ache. Ses préoc­cu­pa­tions étaient exis­ten­tial­istes et il se devait de par­ler de vécu et de ressen­ti.
Mais n’est-ce pas le cas de tant d’autres domaines ? L’art, la poésie, la lit­téra­ture, quand ils ne sont pas à la gloire d’un com­man­di­taire, par­lent d’amour, de hauts faits (celui des com­padri­tos dans le cas du tan­go et sou­vent avec beau­coup de moquerie et de déri­sion), de reli­gion (comme Ple­garia).
Même la chan­son pop­u­laire dans le monde entier par­le de tout et de rien et notam­ment des déboires et des joies de la vie. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour le tan­go ?
Nous avons vu hier, Ple­garia, nous voyons aujourd’hui, par notre petite fenêtre, une his­toire d’abandon, voire de trahi­son, d’autres, comme Ten­go mil novias de Cadicamo, des fan­faron­nades empreintes d’humour.
Le peu­ple argentin n’a pas eu la vie facile et cela l’a sans doute incité à trou­ver un refuge dans l’art. Il y a une quan­tité de lecteurs incroy­able, tout autant de musi­ciens et de pein­tres. L’art est partout dans la rue. Buenos Aires est la ville du Monde qui compte le plus de théâtre.
Cet art est aus­si pop­u­laire, c’est celui des gens de la rue et pas seule­ment un grand art sub­ven­tion­né et intel­lectuel. Les gens dansent, chantent et il est donc nor­mal qu’ils con­fient à la musique et à la chan­son l’expression de leurs peines comme de leurs joies.
Le tan­go n’est que le reflet de la vie et il faut être par­ti­c­ulière­ment aveu­gle et sourd pour ne voir dans le tan­go que des his­toires lar­moy­antes de cocus. Je pense que cette approche est causée par une approche pure­ment lit­téraire des textes et à une focal­i­sa­tion sur des tan­gos chan­son des­tinés à l’écoute.
En effet, même avec des paroles tristes, un tan­go peut être plaisant, agréable, voire joyeux à danser. J’ai déjà pris l’exemple de la valse « A Mag­a­l­di », qui peut rem­plir de bon­heur le danseur qui se plonge dans la musique avec sa parte­naire (ou la danseuse avec son parte­naire, bien sûr). Même s’ils com­pren­nent les paroles, la valse est comme une cathar­sis à une éventuelle tristesse, aux petits et grands mal­heurs de la vie.
Les Portègnes ne vont pas danser pour se couper les veines. Ils ont le sourire, parta­gent. Il y a des musiques tristes, mais ce n’est pas une général­ité dans l’univers du tan­go. Si on s’attache à la musique, on se rend compte que la grande majorité est plutôt allè­gre.
Si on essaye de faire la bal­ance entre les deux, je pense que l’on con­stat­era que le tan­go de danse est à dom­i­nante gaie et que le tan­go chan­son, qui a pris le dessus dans les années 50 est peut-être à dom­i­nante triste.
Les chanteurs de refrain de l’âge d’or ne chan­taient qu’une petite par­tie des paroles, ce qui don­nait l’occasion à la musique de dis­penser sa joie, mal­gré une éventuelle tristesse des paroles. A con­trario, les ver­sions entières pour l’écoute sont sou­vent lar­moy­antes, comme en témoigne l’exemple de cette anec­dote.
Il est donc impor­tant pour le DJ de pro­pos­er les tan­gos de danse et pas ces tan­gos lugubres qui plombent l’ambiance. Les danseurs vien­nent pass­er un bon moment et si quelques-uns pensent que le tan­go doit être triste, qu’ils gar­dent le bal­ai là où ils se le sont enfon­cé.
Le tan­go est une pen­sée joyeuse qui peut se danser !