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Amurado 1940-07-29 — Orquesta Pedro Laurenz con Juan Carlos Casas

Pedro Maffia ; Pedro Laurenz Letra : José Pedro De Grandis

Encore un tan­go qui ne laisse pas les tangueros se repos­er, notam­ment dans cette ver­sion. Les deux Pedro, Lau­renz puis Maf­fia ont créé un mon­stre qui aspire toute l’énergie vitale des danseurs de la pre­mière à la dernière note. Le charme sem­ble aus­si avoir opéré égale­ment sur les directeurs d’orchestre, car de très nom­breuses ver­sions en ont été enreg­istrées. La ver­sion du jour est par l’un des deux com­pos­i­teurs, Lau­renz avec Juan Car­los Casas.

Un démarrage sur les chapeaux de roues

Le point de départ de ce tan­go a été don­né par De Gran­dis qui avait écrit un texte, sur la mis­ère de l’abandon. En 1925–1926, il était vio­loniste dans le sex­te­to du ban­donéon­iste Enrique Pol­let, celui qu’on retrou­vera par la suite dans l’orchestre de Pugliese et qui est à l’origine de la superbe vari­a­tion finale de Recuer­do.

Un jour que ce sex­te­to jouait dans son lieu habituel, Le Café El Par­que (près de Tri­bunales et assez près du théâtre Colón), Pedro Lau­renz qui était ami de Pol­let prit con­nais­sance du texte et sur l’instant sur son ban­donéon, imag­i­na un air pour la pre­mière par­tie, puis il alla le mon­tr­er à Pedro Maf­fia qui était alors au ciné­ma Select Lavalle, à prox­im­ité, dans l’orchestre de Julio De Caro. Maf­fia fut telle­ment ent­hou­si­as­mé qu’il deman­da à Lau­renz de pou­voir le ter­min­er.
Et ain­si, le tan­go inté­gra le réper­toire de Julio De Caro qui l’enregistrera deux ans plus tard, la même année que Gardel et beau­coup d’autres.
Après cette pre­mière vague, le tan­go fut moins enreg­istré, juste ressus­cité à divers­es repris­es par Lau­renz. La sec­onde vague n’arrivera que dans les années 50 avec une nou­velle folie autour du thème, folie qui dure jusqu’à nos jours où beau­coup d’orchestres ont ce tan­go à leur réper­toire.
Pedro Lau­renz l’a enreg­istré au moins cinq fois, vous pour­rez com­par­er les ver­sions dans la par­tie « autres ver­sions ».

Extrait musical

Amu­ra­do. Pedro Maf­fia ; Pedro Lau­renz Letra: José Pedro de Gran­dis La dédi­cace est au Doc­teur Pros­pero Deco, qui devien­dra le Directeur del Hos­pi­tal Gen­er­al de Agu­dos José María Pen­na de 1945 à 1955. À droite, son buste dans l’hôpital.
Amu­ra­do 1940-07-29 — Orques­ta Pedro Lau­renz con Juan Car­los Casas.

Tout com­mence par un puis­sant appel du ban­donéon qui résonne comme un cla­iron, puis la machine se met en marche. Le rythme est puis­sam­ment martelé, par les ban­donéons, la con­tre­basse, le piano, en con­tre­point, des plages de douceur sont don­nées par les vio­lons et en son temps par Juan Car­los Casas, mais à aucun moment le rythme et la ten­sion ne bais­sent, jusqu’à la fin presque abrupte. On notera aus­si un mag­nifique solo de ban­donéon, indis­pens­able pour un titre com­posé par deux ban­donéon­istes… L’intervention, courte de Casas, n’exprime pas toute la douleur du texte et les danseurs peu­vent pren­dre du plaisir sans remord. Cette incroy­able com­po­si­tion emporte les danseurs et hérisse les poils de bon­heur de bout en bout. Cette ver­sion est une mer­veille absolue qui fait regret­ter que Lau­renz et Casas n’ait pas plus enreg­istré.

Paroles

Cam­pa­neo a mi catr­era y la encuen­tro des­o­la­da.
Sólo ten­go de recuer­do el cuadri­to que está ahí,
pilchas vie­jas, unas flo­res y mi alma ator­men­ta­da…
Eso es todo lo que que­da des­de que se fue de aquí.

Una tarde más tris­tona que la pena que me aque­ja
arregló su bagay­i­to y amu­ra­do me dejó.
No le dije una pal­abra, ni un reproche, ni una que­ja…
La miré que se ale­ja­ba y pen­sé :
¡Todo acabó!

¡Si me viera ! ¡Estoy tan viejo!
¡Ten­go blan­ca la cabeza!
¿Será aca­so la tris­teza
de mi negra soledad ?
Debe ser, porque me cruzan
tan fuleros berretines
que voy por los cafetines
a bus­car feli­ci­dad.

Bulinci­to que cono­ces mis amar­gas desven­turas,
no te extrañe que hable solo. ¡Que es tan grande mi dolor !
Si me fal­tan sus cari­cias, sus con­sue­los, sus ter­nuras,
¿qué me quedará a mis años, si mi vida está en su amor?

¡Cuán­tas noches voy vagan­do angus­ti­a­do, silen­cioso
recor­dan­do mi pasa­do, con mi ami­ga la ilusión !…
Voy en cur­da… No lo niego que será muy ver­gonzoso,
¡pero lle­vo más en cur­da a mi pobre corazón!

Pedro Maf­fia ; Pedro Lau­renz Letra: José Pedro de Gran­dis

Juan Car­los Casas ne chante que ce qui est en gras.

Traduction libre et indications

Je con­tem­ple mon lit et le trou­ve désolé.
Je n’ai comme sou­venir que le petit tableau qui est ici, de vieilles cou­ver­tures, quelques fleurs et mon âme tour­men­tée…
C’est tout ce qui reste depuis qu’elle est par­tie d’i­ci.
Un après-midi plus triste que le cha­grin qui m’af­flige, elle a pré­paré son petit bagage et m’a lais­sé emmuré.
Je n’ai pas dit un mot, pas un reproche, pas une plainte…
Je l’ai regardée s’éloign­er et j’ai pen­sé :
Tout à une fin !
Si elle me voy­ait ! Je suis si vieux !
J’ai la tête blanche !
Est-ce peut-être la tristesse de ma noire soli­tude ?
Ça doit l’être, parce que j’ai des idées tant débiles que je vais dans les cafés pour chercher le bon­heur.
Petit logis, qui con­naît mes mésaven­tures amères, ne t’é­tonne pas que je par­le tout seul. Que ma douleur est grande !
Si me man­quent ses caress­es, ses con­so­la­tions, sa ten­dresse, que me restera-t-il dans mes années, si ma vie est dans son amour ?
Com­bi­en de nuits je vais vagabon­dant, angois­sé, silen­cieux, me sou­venant de mon passé, avec mon ami l’il­lu­sion…
Je vais me saouler… Je ne nie pas que ce soit hon­teux, mais je sup­porte mieux mon pau­vre cœur quand je suis bour­ré (saoul) !

Autres versions

J’ai mis en rouge les ver­sions par les auteurs (Maf­fia, 1 ver­sion et Lau­rens, 5 ver­sions).

Amu­ra­do 1927-02-11 — Orques­ta Rober­to Fir­po.

Une ver­sion calme, sans doute trop calme si on la com­pare à notre tan­go du jour…

Amu­ra­do 1927-04-08 — Orques­ta Fran­cis­co Lomu­to.

Une autre ver­sion tran­quille, exé­cutée avec con­science, mais sans doute pas de quoi sus­citer la folie.

Amu­ra­do 1927-06-08 — Igna­cio Corsi­ni con gui­tar­ras de Pagés-Pesoa-Maciel.

Une jolie inter­pré­ta­tion de Corsi­ni, à écouter, bien sûr.

Amu­ra­do 1927-07-20 — Pedro Maf­fia y Alfre­do De Fran­co (Duo de ban­do­neones).

Pedro Maf­fia l’auteur de la sec­onde par­tie nous pro­pose ici sa ver­sion en duo avec Alfre­do De Fran­co. Une ver­sion sim­ple, mais plus rapi­de que les autres de l’époque. Il nous manque cer­tains instru­ments aux­quels nous sommes désor­mais habitués pour totale­ment appréci­er cette ver­sion qui peut paraître un peu monot­o­ne et répéti­tive.

Amu­ra­do 1927-07-22 — Car­los Gardel con acomp. de Guiller­mo Bar­bi­eri, José Ricar­do (gui­tar­ras).

Avec seule­ment deux gui­tares, Gardel donne la réponse à Corsi­ni qui le mois précé­dent avait enreg­istré le titre avec trois gui­tares. C’est égale­ment joli et tout autant pour l’écoute et pas pour la danse.

Amu­ra­do 1927-08-16 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro con Agustín Irus­ta.

Canaro enreg­istre à son tour, sur un rythme calme, qui est de toute façon une de ses car­ac­téris­tiques de l’époque. De jolis traits de vio­lon et ban­donéon allè­gent un peu le mar­quage puis­sant du rythme. La voix de Irus­ta, un peu nasale, apporte une petite vari­a­tion dans cette inter­pré­ta­tion qui ne sera sans doute pas à la hau­teur des danseurs d’aujourd’hui.

Amu­ra­do 1927-09-07 — Agustín Mag­a­l­di con gui­tar­ras.

Il ne man­quait que lui, après Corsi­ni et Gardel, voici Mag­a­l­di. Moi, j’aime bien. Bien sûr, ce n’est pas plus pour la danse que les ver­sions des deux con­cur­rents, mais ça se laisse écouter.

Amu­ra­do 1927-09-12 — Orques­ta Julio De Caro.

Je pense que dès les pre­mières mesures vous aurez remar­qué la dif­férence d’ambiance par rap­port à toutes les ver­sions précé­dentes. Le ruba­to mar­qué, par­fois exagéré et la vari­a­tion du solo de ban­donéon sont déjà très proches de ce que pro­posera Lau­renz 13 ans plus tard. On notera les sonorités étranges qui appa­rais­sent vers la fin du morceau, De Caro aime ajouter des instru­ments atyp­iques.

Amu­ra­do 1927-12-06 — Orques­ta Juan Maglio “Pacho” con José Galarza.

On revient sans doute un cran en arrière dans la moder­nité, mais la par­tie d’orchestre est assez sym­pa­thique. La voix de Galarza sera en revanche un peu plus dif­fi­cile à accepter par les danseurs d’aujourd’hui.

Amu­ra­do 1928 — Trío Argenti­no (Irus­ta, Fuga­zot, Demare) y su Orques­ta Típi­ca Argenti­na con Rober­to Fuga­zot.

Le piano de Demare démarre puis laisse la place à la voix de Fuga­zot qui gardera ensuite la vedette en masquant un peu le beau jeu de Demare au piano qui ne pour­ra que plac­er un mag­nifique accord final.

Amu­ra­do 1940-07-29 — Orques­ta Pedro Lau­renz con Juan Car­los Casas.

C’est notre tan­go du Jour. Si on note la fil­i­a­tion avec l’interprétation de De Caro, la ver­sion don­née par Lau­renz est éblouis­sante en tous points. Il a fait le ménage dans les propo­si­tions par­fois un peu con­fus­es de De Caro et le résul­tat est par­fait pour la danse.

Amu­ra­do 1944-11-24 — Orques­ta Osval­do Pugliese.

Tout en restant fidèle à l’écriture de Lau­renz, Pugliese pro­pose sa ver­sion avec une pointe de Yum­ba et son alter­nance de moments ten­dus et d’autres, relâchés, et des nuances très mar­quées. Le résul­tat est comme tou­jours superbe, mais beau­coup plus dif­fi­cile à danser pour les danseurs qui ne con­nais­sent pas cette ver­sion. En milon­ga, c’est donc à réserv­er à des danseurs expéri­men­tés ou motivés. L’accélération de la vari­a­tion en solo du ban­donéon qui nous mène au final est tout aus­si belle que celle de Lau­renz, les danseurs pour­ront s’y don­ner ren­dez-vous pour oubli­er les petits pièges des par­ties précé­dentes.

Amu­ra­do 1946 (trans­misión radi­al) — Orques­ta Pedro Lau­renz.

Six ans plus tard, Lau­renz pro­pose une ver­sion instru­men­tale. Il s’agit d’un enreg­istrement radio­phonique, d’une qual­ité impos­si­ble pour la danse, mais nous avons une ver­sion enreg­istrée l’année suiv­ante.

Amu­ra­do 1947-01-16 — Orques­ta Pedro Lau­renz.

Cette ver­sion est très proche et je ne la pro­poserai sans doute pas, car je suis sûr que le petit estri­bil­lo chan­té par Casas va man­quer aux danseurs.

Amu­ra­do 1952-09-25 — Orques­ta Pedro Lau­renz.

Après un peu de temps de réflex­ion, Lau­renz pro­pose une nou­velle ver­sion, très dif­férente. On sent qu’il a voulu dans la pre­mière par­tie tir­er par­ti des idées de Pugliese, mais la réal­i­sa­tion est un peu plus sèche, moins coulée et la sec­onde par­tie s’enfonce un peu dans la guimauve. Mon petit Pedro, désolé, mais on reste avec ta pre­mière ver­sion, même si on garde de cette ver­sion le final qui est tout aus­si beau que dans l’autre.

Amu­ra­do 1955-09-16 — Orques­ta José Bas­so.

Bas­so reprend l’appel ini­tial du ban­donéon, en l’accentuant encore plus que Lau­renz dans sa ver­sion de 1940. Un vio­lon vir­tu­ose nous trans­porte, puis le ban­donéon tout aus­si agile reprend le flam­beau. Par moment on retrou­ve l’esprit de la ver­sion de la ver­sion de Lau­renz en 1940, mais entre­coupée de pas­sages totale­ment dif­férents. Je ne sais pas ce qu’en penseraient les danseurs. D’un côté les rap­pels proches de Lau­renz peu­vent leur faire regret­ter l’original, mais les idées dif­férentes peu­vent aus­si éveiller leur curiosité et les intéress­er. Peut-être à ten­ter dans un lieu rem­pli de danseurs un peu curieux.

Amu­ra­do 1956 — Edmun­do Rivero con acomp. de Car­los Figari y su Orques­ta.

Une ver­sion à écouter, avec la puis­sance d’un grand orchestre.

Amu­ra­do 1956c — Trio Hugo Diaz.

Le trio d’Hugo Diaz, har­moni­ciste que l’on retrou­vera 12 ans plus tard avec une ver­sion encore plus intéres­sante.

Amu­ra­do 1959-01-08 — Orques­ta José Bas­so.

Encore Bas­so, qui s’essaye à l’amélioration de son inter­pré­ta­tion et je trou­ve que c’est une réus­site qui devrait intéress­er encore plus de danseurs que la ver­sion de 1955.

Amu­ra­do 1961-09-08 — Jorge Vidal con acomp. de gui­tar­ras, cel­lo y con­tra­ba­jo.

Amu­ra­do 1961-09-08 — Jorge Vidal con acomp. de gui­tar­ras, cel­lo y con­tra­ba­jo. Vidal avec ce con­jun­to de cordes nous pro­pose une ver­sion très orig­i­nale. Sa superbe voix est par­faite­ment mise en valeur par les cordes qui l’accompagnent. Dom­mage que ce ne soit pas pour la danse.

Amu­ra­do 1962-04-19 Orques­ta Leopol­do Fed­eri­co con Julio Sosa.

Dans la pre­mière époque du titre, on avait enten­du Corsi­ni, Gardel et Mag­a­l­di. Dans cette nou­velle péri­ode, après Rivero, voici Julio Sosa, El varón del tan­go. Une ver­sion qui fait se dress­er les poils de plaisir. Quelle ver­sion !

Amu­ra­do 1962-12-19 — Aníbal Troi­lo y Rober­to Grela en vivo.

Un enreg­istrement avec un pub­lic ent­hou­si­aste, qui masque par­fois la mer­veille du ban­donéon exprimé par Troi­lo, extra­or­di­naire.

Amu­ra­do 1968 Pedro Lau­renz con su Quin­te­to.

La dernière ver­sion enreg­istrée par Pedro Lau­renz, avec la gui­tare élec­trique en prime. Une ver­sion à écouter, mais pas inin­téres­sante.

Amu­ra­do 1972 — Hugo Díaz.

Le meilleur har­moni­ciste nous pro­pose une ver­sion plus aboutie.

Amu­ra­do 1975 — Sex­te­to May­or.
Amu­ra­do 1981 — Orques­ta Leopol­do Fed­eri­co.

Bien au-delà de la ver­sion avec Sosa, l’orchestre s’exprime mag­nifique­ment. On est bien sûr totale­ment hors du domaine de la danse, mais c’est une mer­veille.

Amu­ra­do 1990 Rober­to Goyeneche con arreg­los y direc­ción de Raúl Garel­lo.

Goyeneche man­quait à la liste des chanteurs ayant mis ce titre à son réper­toire. Cet enreg­istrement comble cette lacune.

Amu­ra­do 1995-08-23 — Sex­te­to Tan­go.

Une ver­sion par les anciens musi­ciens de Pugliese.

Voilà, avec une trentaine de ver­sions, vous avez encore une fois un échan­til­lon de la richesse du tan­go. En général, seules une ou deux ver­sions passent en milon­ga, mais quelque­fois les modes changent et des titres oubliés rede­vi­en­nent à la mode. Ain­si, le tan­go reste vivant et quand des orchestres con­tem­po­rains se char­gent de rénover la chose, c’est par­fois une sec­onde chance pour les titres.

Sur ces entre­faites, je vous dis, à demain, les amis.

Alma de bohemio 1943-07-15 — Orquesta Pedro Laurenz con Alberto Podestá

Roberto Firpo Letra: Juan Andrés Caruso

La con­nex­ion du monde du tan­go avec le théâtre, puis le ciné­ma a tou­jours été naturelle. Le tan­go du jour, Alma de bohemio est un par­fait exem­ple de ce phénomène. Il a été créé pour le théâtre et a été repris à au moins deux repris­es par le ciné­ma. Devenu le morceau de choix de notre chanteur du jour, il réson­nera ensuite sur les grandes scènes où Alber­to Podestá l’offrait à son pub­lic. Je suis sûr que cer­tains ver­sions vont vous éton­ner, et pas qu’un peu…

Extrait musical

Alma de bohemio. Rober­to Fir­po Letra:Juan Andrés Caru­so. Par­ti­tion et à droite réédi­tion de 1966 de notre tan­go du jour sur un disque 33 tours.

À gauche, la par­ti­tion dédi­cacée à l’acteur Flo­ren­cio Par­ravici­ni qui jouait la pièce dont Alma de bohemio était le titre final. L’œuvre a été étren­née en 1914 au Teatro Argenti­no de Buenos Aires. On notera que la cou­ver­ture de la par­ti­tion porte la men­tion Tan­go de concier­to. Les auteurs ont donc conçu ce tan­go comme une pièce à écouter, ce qui est logique, vu son usage. On notera que ce même tan­go a été réu­til­isé au ciné­ma à au moins deux repris­es, en 1933 et en 1944, nous en par­lerons plus bas.
À droite, la réédi­tion en disque microsil­lon de 1966 de notre tan­go du jour. Alma de bohemio est le pre­mier titre de la face A et a don­né son nom à l’album.

Alma de bohemio 1943-07-15 — Orques­ta Pedro Lau­renz con Alber­to Podestá.

Paroles

Pere­gri­no y soñador,
can­tar
quiero mi fan­tasía
y la loca poesía
que hay en mi corazón,
y lleno de amor y de ale­gría,
vol­caré mi can­ción.

Siem­pre sen­tí
la dulce ilusión,
de estar vivien­do
mi pasión.

Si es que vivo lo que sueño,
yo sueño todo lo que can­to,
por eso mi encan­to
es el amor.
Mi pobre alma de bohemio
quiere acari­ciar
y como una flor
per­fumar.

Y en mis noches de dolor,
a hablar
me voy con las estrel­las
y las cosas más bel­las,
despier­to he de soñar,
porque le con­fío a ellas
toda mi sed de amar.

Siem­pre sen­tí
la dulce ilusión,
de estar vivien­do
mi pasión.

Yo bus­co en los ojos celestes
y rene­gri­das cabelleras,
pasiones sin­ceras,
dulce emo­ción.
Y en mi triste vida errante
llena de ilusión,
quiero dar todo
mi corazón.

Rober­to Fir­po Letra: Juan Andrés Caru­so

Traduction libre

Pèlerin et rêveur, je veux chanter ma fan­taisie et la folle poésie qui est dans mon cœur, et plein d’amour et de joie, je déverserai ma chan­son.
J’ai tou­jours ressen­ti la douce sen­sa­tion de vivre ma pas­sion.
Si je vis ce dont je rêve, je rêve tout ce que je chante, c’est pourquoi mon charme c’est l’amour.
Ma pau­vre âme de bohème veut caress­er et par­fumer comme une fleur.
Et dans mes nuits de douleur, je vais par­ler avec les étoiles et les choses les plus belles, il faut rêver éveil­lé, car je leur con­fie toute ma soif d’amour.
J’ai tou­jours ressen­ti la douce sen­sa­tion de vivre ma pas­sion.
Je recherche dans les yeux bleus (couleur du ciel et du dra­peau argentin) et les chevelures noir obscur des pas­sions sincères, une douce émo­tion.
Et dans ma triste vie errante et pleine d’illusions, je veux don­ner tout mon cœur.

Autres versions

Alma de bohemio 1914 — Orques­ta Argenti­na Rober­to Fir­po.

Le tan­go, tel qu’il était joué dans la pièce orig­i­nale, par Fir­po, c’est-à-dire sans parole. Ces dernières n’ont été écrites par Caru­so qu’une dizaine d’années plus tard.

Alma de bohemio 1925-12-16 — Orques­ta Julio De Caro.

Là où il y a de la recherche d’originalité, De Caro s’y intéresse.

Alma de bohemio 1925 — Igna­cio Corsi­ni.

La plus anci­enne ver­sion chan­tée avec les paroles de Caru­so. Il est assez logique que Corsi­ni soit le pre­mier à l’avoir chan­té, car il était à la fois proche de Fir­po avec qui il a enreg­istré Patotero sen­ti­men­tal en 1922 et de Caru­so dont il a enreg­istré de nom­breux titres. Il était donc à la croisée des chemins pour enreg­istr­er le pre­mier.

Séance d’enregistrement d’Ignacio Corsi­ni (debout) avec, de gauche à droite, ses gui­taristes Rosendo Pesoa, Enrique Maciel et Arman­do Pagés. La pho­to date prob­a­ble­ment des années 30, elle est donc moins anci­enne que l’enregistrement présen­té.
Alma de bohemio 1927-04-26 — Orques­ta Osval­do Frese­do.

Une belle ver­sion instru­men­tale, rel­a­tive­ment éton­nante pour l’époque.

Alma de bohemio 1927-05-05 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro.

Une ver­sion typ­ique de Canaro. On ver­ra qu’il l’enregistrera à d’autres repris­es.

Alma de bohemio 1927-07-26 — Orques­ta Rober­to Fir­po.

Treize ans plus tard, Rober­to Fir­po redonne vie à son titre, tou­jours de façon instru­men­tale.

Alma de bohemio 1929-05-18 — Orques­ta Típi­ca Vic­tor.

Deux ans plus tard, la Típi­ca Vic­tor, dirigée par Adol­fo Cara­bel­li donne sa pro­pre ver­sion égale­ment instru­men­tale.

Alma de bohemio 1929-09-19 — Ada Fal­cón con acomp. de Fran­cis­co Canaro.

Ada Fal­cón avec sa voix d’une grande pureté en donne une ver­sion mag­nifique accom­pa­g­née par son cher Canaro. On notera les notes tenues, un temps impres­sion­nant, plus que ce qu’en avait don­né Corsi­ni. Dis­ons que Fal­cón lancera la course à la note tenue le plus longtemps pos­si­ble.

Le suc­cès de Corsi­ni avec les paroles de Caru­so va per­me­t­tre au titre de retourn­er dans le spec­ta­cle avec le pre­mier film par­lant argentin, Tan­go réal­isé par Luis Moglia Barth et sor­ti en 1933.

1933 Tan­go – Alma de Bohemio par Alber­to Gómez dans le film de Luis Moglia Barth, Tan­go sor­ti le 27 avril 1933.

Alber­to Gómez suiv­ra donc égale­ment les traces de Fal­cón avec de belles notes tenues.

Alma de bohemio 1930-09-05 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro.

Fran­cis­co Canaro reste sur la voie du tan­go de concier­to avec une ver­sion très éton­nante et qui fait l’impasse sur les notes très longue­ment tenues. Je pense qu’il faut associ­er cette inter­pré­ta­tion aux recherch­es de Canaro en direc­tion du tan­go fan­ta­sia ou sym­phonique. Pour moi, il n’est pas ques­tion de pro­pos­er cela à des danseurs, mais je trou­ve cette œuvre cap­ti­vante et je suis con­tent de vous la faire décou­vrir (enfin, à ceux qui ne con­nais­saient pas).

Alma de bohemio 1935-01-23 — Trío Ciri­a­co Ortiz.

Le Trío Ciri­a­co Ortiz offre lui aus­si une ver­sion très sophis­tiquée et sur­prenante de l’œuvre. C’est bien sûr plus léger que ce qu’a fait Canaro cinq ans plus tôt, mais c’est un trio, pas une grosse machine comme celle de Canaro.

Alma de bohemio 1939-03-24 — Orques­ta Rodol­fo Bia­gi con Teó­fi­lo Ibáñez.

On peut au moins apporter au crédit de Bia­gi qu’il a essayé de faire la pre­mière ver­sion de danse. Cette ver­sion est à l’opposé de tout ce qu’on a enten­du. Le rythme soutenu et martelé est presque car­i­cat­ur­al. J’ai du mal à con­sid­ér­er cela comme joli et même si c’est éventuelle­ment dans­able, ce n’est pas la ver­sion que je passerais en milon­ga.

Alma de bohemio 1943-07-15 — Orques­ta Pedro Lau­renz con Alber­to Podestá. C’est notre tan­go du jour.

Avec cette ver­sion mise au point par Pedro Lau­renz, un immense chef d’orchestre ayant trop peu enreg­istré à mon goût, on a une bonne syn­thèse d’une ver­sion pour la danse et à écouter. Alber­to Podestá gagne claire­ment le con­cours de la note tenue la plus longue. Il sur­passe Fal­cón, Gómez et en 1949, Castil­lo ne fera pas mieux…

Alma de bohemio 1946-11-13 — Orques­ta Franci­ni-Pon­tier con Alber­to Podestá.

Alber­to Podestá s’attaque à son record de la note tenue la plus longue et je crois qu’il l’a bat­tu avec cette ver­sion. Cela con­stitue une alter­na­tive avec la ver­sion de Lau­renz.

Alma de bohemio 1947-04-02 — Orques­ta Ricar­do Tan­turi con Osval­do Ribó.

Alma de bohemio 1947-04-02 — Orques­ta Ricar­do Tan­turi con Osval­do Ribó. Avec cet enreg­istrement, Osval­do Ribó prou­ve qu’il ne manque pas d’air, lui non plus…

Alma de bohemio 1947-05-21 — Rober­to Fir­po y su Nue­vo Cuar­te­to.

Tiens, une ver­sion instru­men­tale. Fir­po ten­terait-il de tem­pér­er les ardeurs des chanteurs gon­flés ?

Alma de bohemio 1947-06-10 — Orques­ta Ángel D’Agostino con Tino Gar­cía.

La ten­ta­tive de Fir­po ne sem­ble pas avoir réus­si, Tino Gar­cía explose les comp­teurs avec cette ver­sion servie par le tem­po mod­éré de D’Agostino.

Voici Alber­to Castil­lo, pour la sec­onde ver­sion ciné­matographique de Alma de Bohemio, dans un film qui porte le nom de ce tan­go.

Alber­to Castil­lo chante Alma de bohemio (dans la sec­onde par­tie de cet extrait, à par­tir de 3 min­utes) dans le film réal­isé par Julio Saraceni (1949)

Alber­to Castil­lo chante Alma de bohemio (dans la sec­onde par­tie de cet extrait) dans le film réal­isé par Julio Saraceni à par­tir d’un scé­nario de Rodol­fo Sci­ammarel­la et Car­los A. Petit. Le film est sor­ti le 24 août 1949. L’orchestre est dirigé par Eduar­do Rovi­ra ou Ángel Con­der­curi… L’enregistrement a été réal­isé le 6 mai 1949.
Castil­lo ne dépasse pas Podestá dans le con­cours de la note tenue la plus longue, mais il se débrouille bien dans cet exer­ci­ce.

Fidel Pin­tos (à gauche) et Alber­to Castil­lo dans le film de Julio Saraceni Alma de bohemio (1949).
Alma de bohemio 1951-07-17 — Juan Cam­bareri y su Cuar­te­to Típi­co con Alber­to Casares.

Alber­to Casares fait dur­er de façon mod­érée les notes, l’originalité prin­ci­pale de cette ver­sion est l’orchestration déli­rante de Cam­bareri, avec ses traits vir­tu­os­es et d’autres élé­ments qui don­nent le sourire, à l’écoute, pour la danse, cela reste à prou­ver… Sig­nalons qu’une ver­sion avec le chanteur Hec­tor Berar­di cir­cule. Berar­di a en effet rem­placé Casares à par­tir de 1955, mais cette ver­sion est un faux. C’est celle de Casares dont on a sup­primé les pre­mières notes de l’introduction. Les édi­teurs ne recu­lent devant aucune manœu­vre pour ven­dre deux fois la même chose…

Alma de bohemio 1958-12-10 — Orques­ta Osval­do Pugliese.

Une ver­sion bien dif­férente et qui mar­que la maîtrise créa­tive de Pugliese. Sou­venons-nous tout de même que d’autres orchestres, y com­pris Canaro s’étaient ori­en­tés vers des ver­sions sophis­tiquées.

Alma de bohemio 1958 — Argenti­no Galván.

La ver­sion la plus courte (37 sec­on­des), extraite du disque de Argenti­no Galván que je vous ai déjà présen­té His­to­ria de la orques­ta tipi­ca.

Alma de bohemio 1959-04-29 — Quin­te­to Pir­in­cho dir. Fran­cis­co Canaro.

À la tête de son Quin­te­to Pir­in­cho, Fran­cis­co Canaro, donne une nou­velle ver­sion de l’œuvre. Rien qu’avec ses ver­sions on croise une grande diver­sité d’interprétations. De la ver­sion de 1927, canyengue, l’émouvante ver­sion avec Ada Fal­cón, celle de 1930, éton­nam­ment mod­erne et finale­ment celle-ci, légère et rel­a­tive­ment dansante. Il y a du choix chez Mon­sieur Canaro.

Alma de bohemio 1965-12-10 — Orques­ta Aníbal Troi­lo con Nel­ly Vázquez.

Nel­ly Vázquez prou­ve que les femmes ont aus­si du cof­fre. L’orchestre d’Aníbal Troi­lo est ici au ser­vice de la chanteuse, il ne pro­pose pas une ver­sion révo­lu­tion­naire qui aurait nuit à l’écoute de Nel­ly Vázquez. Cette inté­gra­tion fait que c’est une ver­sion superbe, à écouter les yeux fer­més.

Alma de bohemio 1967 — Astor Piaz­zol­la y su Orques­ta.

Piaz­zol­la pro­pose sans doute la ver­sion la plus éton­nante. Le chœur de voix féminines sera sans doute une sur­prise pour beau­coup. L’atmosphère inquiète avec les grands coups de cordes tran­chants, moins, car ils font par­tie du vocab­u­laire usuel d’Astor. Le thème orig­i­nal est trans­fig­uré, la plu­part du temps dif­fi­cile à retrou­ver, mais ce n’est pas un prob­lème, car il n’a servi que de pré­texte à Piaz­zol­la pour illu­min­er les nou­velles voies qu’il ouvrait dans le tan­go.

Il y a bien d’autres enreg­istrements, mais aucun ne me sem­blait pour­voir lut­ter con­tre cette ver­sion de Piaz­zol­la, aucun, peut-être pas, et je vous pro­pose de revenir à notre con­cours de la note tenue la plus longue et je pense que c’est un chanteur d’Opéra, un des plus grands chanteurs d’opéra du vingtième siè­cle, Plá­ci­do Domin­go qui nous l’offre. Écoutez comme, tran­quille­ment, il explose tous les comp­teurs avec une facil­ité appar­ente incroy­able.

Alma de bohemio 1981 — Plá­ci­do Domin­go — dir. y arr. Rober­to Pansera.

Impres­sion­nant, non ?

Vous en rede­man­dez, alors, je vous pro­pose une ver­sion un peu plus tar­dive (1987) où, en plus, il joue l’accompagnement au piano. Il défini­tive­ment meilleur chanteur que pianiste, mais quel artiste.

Alma de Bohemio 1987 — Plá­ci­do Domin­go (piano) — Avery Fish­er Hall (New York)

À demain, les amis !

Milonguero viejo 1955-06-20 — Orquesta Carlos Di Sarli

Carlos Di Sarli Letra: Enrique Carrera Sotelo

On con­sid­ère par­fois, que les pre­mières ver­sions sont les meilleures et que par la suite, les enreg­istrements suiv­ants vont en décli­nant. Come toute général­i­sa­tion hâtive, c’est dis­cutable. Dans le cas de Di Sar­li, même si on se place dans le rôle du danseur, cette théorie n’est pas for­cé­ment per­ti­nente. Il y a une évo­lu­tion, mais toutes les ver­sions, si dif­férentes soient-elles, ont de l’intérêt. Voyons cela.

Extrait musical

Milonguero viejo 1955-06-20 — Orques­ta Car­los Di Sar­li.

C’est la qua­trième ver­sion pro­posée par Di Sar­li au disque. Nous ver­rons l’évolution en fin d’article avec l’écoute des trois pre­mières ver­sions.

Paroles

Les ver­sions de Di Sar­li sont toutes instru­men­tales, mais il y a des paroles, que voici :

El bar­rio duerme y sueña
al arrul­lo de un triste tan­go llorón;
en el silen­cio tiem­bla
la voz milonguera de un mozo can­tor.
La últi­ma esper­an­za flota en su can­ción,
en su can­ción mal­e­va
y en el can­to dulce ele­va
toda la dulzu­ra de su humilde amor.

Lin­da pebe­ta de mis sueños,
en este tan­go llorón
mi amor mis­ton­go va can­tan­do
su milon­ga de dolor,
y entre el rezon­go de los fuelles
y el canyengue de mi voz,
ilu­sion­a­do y tem­bloroso
vibra humilde el corazón.

Sos la paica más lin­da del pobre arra­bal,
sos la musa mal­e­va de mi inspiración;
y en los tan­gos del Pibe de La Pater­nal
sos el alma criol­la que llo­ra de amor.
Sin berretines mi musa mis­tonguera
chamuya en ver­so su dolor;
tu almi­ta loca, sen­cil­la y milonguera
ha enlo­que­ci­do mi pobre corazón.

El bar­rio duerme y sueña
al arrul­lo del triste tan­go llorón;
en el silen­cio tiem­bla
la voz milonguera del mozo can­tor;
la últi­ma esper­an­za flota en su can­ción,
en su can­ción mal­e­va
y el vien­to que pasa lle­va
toda la dulzu­ra de su corazón.

Car­los Di Sar­li Letra: Enrique Car­rera Sote­lo

Traduction libre et indications

Le quarti­er dort et rêve au roucoule­ment d’un triste tan­go lar­moy­ant ; dans le silence trem­ble la voix milonguera d’un char­mant chanteur.
La dernière espérance flotte dans sa chan­son, dans sa chan­son mal­e­va (en lun­far­do, c’est l’apocope de malévo­lo au féminin. La chan­son est donc mal inten­tion­née, mau­vaise, par son sens, pas par manque de qual­ité) et dans la douce chan­son, il élève toute la douceur de son hum­ble amour.
Belle poupée de mes rêves, dans ce tan­go lar­moy­ant mon amour triste chante sa milon­ga de douleur, et entre le grogne­ment des ban­donéons et le canyengue de ma voix, amoureux et trem­blant, le cœur vibre hum­ble­ment.
Tu es la plus jolie fille (la paica est la com­pagne d’un com­padri­to et par exten­sion, l’amante ou tout sim­ple­ment la com­pagne) des faubourgs pau­vres, tu es la muse malveil­lante de mon inspi­ra­tion ; et dans les tan­gos du Pibe de La Pater­nal (surnom d’Osvaldo Frese­do, ce qui explique qu’il fut le pre­mier à l’enregistrer…) vous êtes l’âme criol­la (de tra­di­tion argen­tine) qui pleure d’amour.
Sans repos (el berretín peut être le loisir comme dans Los tres berretines, une idée fixe, un caprice), ma triste muse exprime en vers, sa douleur ; ta petite âme folle, sim­ple et milonguera a ren­du fou mon pau­vre cœur.
Le quarti­er dort et rêve au roucoule­ment d’un triste tan­go lar­moy­ant ; dans le silence trem­ble la voix milonguera d’un char­mant chanteur.
La dernière espérance flotte dans sa chan­son, dans sa chan­son mal­e­va et le vent qui passe emporte toute la douceur de son cœur.

Autres versions

Milonguero viejo 1928-02-24 — Orques­ta Osval­do Frese­do con Ernesto Famá.

Il ne faut pas juger trop sévére­ment cette ver­sion, elle est de 1928 et donc dans le jus de son époque. Dis­ons juste qu’elle n’est pas de la meilleure péri­ode de Frese­do. Manque de chance, il le réen­reg­istr­era en fin de car­rière, une autre ver­sion qui n’est pas dans sa meilleure péri­ode… On doit cepen­dant met­tre à son crédit un tem­po assez lent, comme celui des Di Sar­li des années 50, mais le pesant canyengue, détru­it toute la joliesse du titre. Une ver­sion pour des piétineurs qui ne seraient pas gênés par la voix de Famá.

Milonguero viejo 1928-02-29 — Igna­cio Corsi­ni con gui­tar­ras de Aguilar-Pesoa-Maciel.

Remar­quez l’alternance de voix de gorge et de tête.

Milonguero viejo 1928-04-02 — Orques­ta Juan Maglio “Pacho” con Car­los Viván.

C’est la dernière ver­sion chan­tée. Les enreg­istrements suiv­ants seront instru­men­taux. Le style un peu trop vieil­lot manque sans doute de charme pour nos milon­gas mod­ernes, même si dans l’interprétation, l’écriture de Di Sar­li est recon­naiss­able. N’oublions pas qu’à cette époque, Di Sar­li jouait avec son sex­te­to dans un style sem­blable.

A Milonguero viejo 1940-07-04 — Orques­ta Car­los Di Sar­li.

Un tem­po un peu soutenu, peut-être trop pour le thème. Mais comme c’est une ver­sion instru­men­tale, les danseurs ne sont pas sup­posés savoir que c’est triste… 128BPM

B Milonguero viejo 1944-07-11 — Orques­ta Car­los Di Sar­li.

Milonguero viejo 1944-07-11 — Orques­ta Car­los Di Sar­li. Qua­tre ans après, Di Sar­li cor­rige le tir avec un rythme plus calme. 122 BPM, mais quand on dans l’oreille, les ver­sions des années 50, on pour­ra le trou­ver un tout petit peu trop rapi­de. On notera qu’au début, Di Sar­li a ajoutée une mon­tée de gamme pour intro­duire le thème. La ver­sion de 1940 et celles des autres orchestres qui n’ont pas adop­té cet ajout parais­sent plus abruptes dans la mise en œuvre.

C Milonguero viejo 1951-09-26 — Orques­ta Car­los di Sar­li.

Di Sar­li ralen­ti encore le tem­po. La musique sonne plus majestueuse. Je trou­ve que cela con­vient mieux au thème du vieux milonguero, même si c’est un enreg­istrement instru­men­tal. 115 BPM. Comme j’ai placé un sondage à la fin de l’article, je ne vais pas écrire que c’est ma ver­sion préférée pour ne pas vous influ­encer.

Milonguero viejo 1954 — Orques­ta Lucio Demare.

L’ordre chronologique des enreg­istrements place cet enreg­istrements au milieu des ver­sions de Di Sar­li. La com­para­i­son n’est pas à l’avantage de Demare.

D Milonguero viejo 1955-06-20 — Orques­ta Car­los Di Sar­li.

C’est notre tan­go du jour. Il est à la vitesse que la ver­sion de 1951, 115 BPM. Avec la ver­sion de 1951, peut-être encore meilleure, cette ver­sion prou­ve que l’adage de plus c’est vieux, mieux c’est ne fonc­tionne pas. Les ver­sions de 1950, pour ce titre, sur­passent large­ment celles des années 40.

Milonguero viejo 1957 — Hora­cio Sal­gán y su Orques­ta Típi­ca.

Entrée directe sans intro­duc­tion au piano. Les vari­a­tions imprévis­i­bles, ren­dent le titre indans­able.

Face 2 — 01 Milonguero viejo 1958 — Argenti­no Galván.

La ver­sion la plus courte. Elle fait par­tie du disque de Argenti­no Galván que je vous ai présen­té en deux fois et dont j’ai promis une étude de la pochette, un jour…

Milonguero viejo 1959-04-06 Orques­ta Osval­do Frese­do.

Vous étiez prévenu, même si Frese­do a enreg­istré deux fois, Milonguero viejo, aucune de ses ver­sions ne soulèvera d’enthousiasme. Pour un titre qui le cite, il aurait pu s’ap­pli­quer et enreg­istr­er avec Ray ou Ruiz, une belle ver­sion.

Milonguero viejo 1983 c — Alber­to Di Paulo.

Entrée direct dans le thème, sans l’introduction de piano. En revanche, le tem­po est lent, comme les derniers enreg­istrements de Di Sar­li. Pour la danse il manque peut êre un peu de tonus et l’orchestre n’est pas assez incisif, les danseurs risquent de s’endormir.

Milonguero viejo 2010 — Las Bor­donas.

Avec un tem­po irréguli­er de près de 150BPM, ne me sem­ble pas très en phase avec les paroles, chan­tées avec une alter­nance de voix de gorge et de tête, un peu comme le fai­sait Corsi­ni. Si les gui­taristes sont Javier Amoret­ti, Nacho Cedrún et Martín Creix­ell et le con­tre­bassiste Popo Gómez, je ne sais pas qui chante, peut-être les gui­taristes.

E Milonguero viejo 2011 — Orques­ta Típi­ca Gente de Tan­go.

Pour cette dernière ver­sion, je vous pro­pose leur par­ti­tion en PDF. Comme vous avez pu l’entendre, c’est un arrange­ment à par­tir de Di Sar­li. Ils ont égale­ment con­servé l’ajout du piano en intro­duc­tion des ver­sions de 1944 et ultérieures de Di Sar­li.

Partition Gente de tango (PDF)

Sondage

La pulpera de Santa Lucía 1945-04-24 — Alberto Castillo y su Orquesta Típica dir. por Enrique Alessio

Enrique Maciel Letra: Héctor Pedro Blomberg

Cette valse si agréable à danser, notam­ment dans la ver­sion qu’en donne Castil­lo avec son orchestre a fail­li ne pas voir de suc­cès. Lançons-nous à la ren­con­tre de la pulpera de la pulpería.

La pulpera de Santa Lucía

Tout d’abord, un peu de vocab­u­laire. Une pulpera, est une employée, ou une pro­prié­taire de pulpería. Le « í » est donc impor­tant. La chan­son par­le d’une femme, pas de son étab­lisse­ment.

Mais alors qui est cette femme et où était cet établissement?

Héc­tor Pedro Blomberg décrit une blonde aux yeux bleus. Elle pour­rait être inven­tée à l’image de son pays d’origine (son grand-père pater­nel était un marin norvégien).
En fait, même s’il y a plusieurs hypothès­es, la plus prob­a­ble est que cette femme était la fille d’un mon­sieur Miran­da qui tenait un lieu de ce type. À sa mort pour une his­toire poli­tique, on ver­ra dans les paroles que De Rosas n’est pas loin, sa femme et sa fille ont repris l’établissement qui était fameux. Il est décrit comme étant à l’angle de Caseros et Mar­tin Gar­cia. Mal­heureuse­ment, ce sont deux avenues, donc par­al­lèles. Je pro­pose donc plutôt l’angle de Mar­tin Gar­cia et Montes de Oca, juste­ment le bâti­ment qui touche l’église de San­ta Lucía…
La blonde aux yeux bleus s’appelait peut-être Dion­isia Miran­da si ces hypothès­es ne sont pas trop fauss­es…

Évidem­ment, l’histoire se passe au milieu du XIXe siè­cle et donc, ce bâti­ment n’existait pas. À l’époque, l’église devait être isolée dans un envi­ron­nement rur­al et les gau­chos devaient pass­er une bonne par­tie de leurs journées à la pulpería.

Extrait musical

La pulpera de San­ta Lucía 1945-04-24 — Alber­to Castil­lo y su Orques­ta Típi­ca dir. por Enrique Alessio.

Pour une ver­sion de chanteur, c’est tout à fait dans­able. C’est même une superbe valse. Je pense que vous éprou­verez beau­coup de plaisir à la danser, mal­gré les regrets exprimés dans les paroles.

Paroles

Era rubia y sus ojos celestes
refle­ja­ban la glo­ria del día
y canta­ba como una calan­dria
la pulpera de San­ta Lucía.

Era flor de la vie­ja par­ro­quia.
¿Quién fue el gau­cho que no la quería?
Los sol­da­dos de cua­tro cuar­te­les
sus­pira­ban en la pulpería.

Le can­tó el payador mazor­quero
con un dulce gemir de vihue­las
en la reja que olía a jazmines,
en el patio que olía a diame­las.

« Con el alma te quiero, pulpera,
y algún día ten­drás que ser mía,
mien­tras llenan las noches del bar­rio
las gui­tar­ras de San­ta Lucía ».

La llevó un payador de Lavalle
cuan­do el año cuarenta moría;
ya no alum­bran sus ojos celestes
la par­ro­quia de San­ta Lucía.

No volvieron los trompas de Rosas
a can­tar­le vidalas y cie­los.
En la reja de la pulpería
los jazmines llora­ban de celos.

Y volvió el payador mazor­quero
a can­tar en el patio vacío
la doliente y postr­er ser­e­na­ta
que llevábase el vien­to del río:

¿Dónde estás con tus ojos celestes,
oh pulpera que no fuiste mía?”
¡Cómo llo­ran por ti las gui­tar­ras,
las gui­tar­ras de San­ta Lucía!

Enrique Maciel Letra: Héc­tor Pedro Blomberg

Traduction libre et indications

Elle était blonde et ses yeux bleu clair (célestes, couleur du dra­peau argentin) reflé­taient la gloire du jour et elle chan­tait comme une calan­dre (oiseau chanteur) la pulpera (la femme) de San­ta Lucia.
Elle était la fleur de l’ancienne paroisse. Quel gau­cho ne voudrait pas d’elle ? Les sol­dats de qua­tre casernes soupi­raient dans la pulpería (l’établissement).
Le payador mazor­quero (chanteur par­ti­san de Rosas, mil­i­taire, gou­verneur et putschiste) lui chan­tait avec un doux gémisse­ment de vihue­las (instru­ment de musique appar­en­té à la gui­tare) sur la clô­ture qui sen­tait le jas­min, dans la cour qui sen­tait le diame­las (sorte de jas­min).
« Pulpera, je t’aime de toute mon âme, et un jour tu devras être mienne, quand les nuits du quarti­er sont rem­plies des gui­tares de San­ta Lucia. »
Un payador de Lavalle (c’est aus­si le titre d’une ranchera de Brig­no­lo) l’a enlevée à la mort de l’année quar­ante ; déjà, ses yeux bleus n’éclairent plus la paroisse de San­ta Lucia.
Les trompettes de Rosas ne revin­rent pas lui chanter des vidalas et des cie­los (dans­es). Sur la clô­ture de l’épicerie, les jas­mins pleu­raient de jalousie.
Et le payador de Rosas revint chanter dans la cour vide
la séré­nade plain­tive et tar­dive qu’apportait le vent de la riv­ière :
Où es-tu avec tes yeux célestes, ô pulpera qui ne fut pas mienne ? Com­ment, pour toi pleurent les gui­tares, les gui­tares de San­ta Lucía !

Cette valse nous par­le donc d’un temps ou le quarti­er était rur­al et où De Rosas gérait d’une main de fer la Province de Buenos Aires, l’époque Rosis­tas.

Autres versions

La pulpera de San­ta Lucía 1929-06-19 — Igna­cio Corsi­ni con gui­tar­ras de Pagés-Pesoa-Maciel.

Cette ver­sion est impor­tante, car Corsi­ni est celui qui a lancé cette valse écrite par un de ces gui­taristes, Enrique Maciel… C’était à la radio, en 1928 et le suc­cès a été tel que les audi­teurs ont demandé un bis par télé­phone. Ceux qui avaient refusé le titre ont dû s’en mor­dre les doigts.

Une fois lancée, Canaro, comme à son habi­tude, l’a enreg­istrée…

La pulpera de San­ta Lucía 1929-07-03 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro.

C’est une ver­sion lente avec l’originalité de la présence d’une gui­tare hawaïenne. Canaro utilis­era cet instru­ment dans d’autres œuvres, dont juste­ment une valse com­posée par William H. Heag­ney, tout aus­si lente que celle-ci et qui se nomme… Bells of Hawaii (enreg­istrée le 9 novem­bre de la même année).

Bells of Hawaii 1929-11-09 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro (William H. Heag­ney)

(Ce n’est bien sûr pas une ver­sion de la pulpera, c’est juste pour vous faire enten­dre une valse sim­i­laire avec de la gui­tare hawaïenne).

La pulpera de San­ta Lucía 1930 — Orques­ta Rafael Canaro con Car­los Dante.

Le frère de Fran­cis­co s’y colle ensuite avec Car­los Dante. Une ver­sion très rapi­de, plutôt chan­son avec une forte présence de la gui­tare qui fait penser à Corsi­ni.

La pulpera de San­ta Lucía 1945-04-24 — Alber­to Castil­lo y su Orques­ta Típi­ca dir. por Enrique Alessio. La pulpera de San­ta Lucía 1945-04-24 — Alber­to Castil­lo y su Orques­ta Típi­ca dir. por Enrique Alessio. C’est notre mer­veille de valse du jour.
La pulpera de San­ta Lucía 1974 — Hugo Díaz.

Une ver­sion très éton­nante avec ses dis­so­nances plaquées sur l’introduction. L’harmonica par­ti­c­ulière­ment expres­sif d’Hugo Díaz se promène par-dessus la gui­tare qui donne le rythme et per­met de ren­dre dans­able cette ver­sion assez par­ti­c­ulière. Même si vous ne la dansez pas, il faut la con­naître pour l’harmonica qui lui imprime son car­ac­tère si puis­sant.

La pulpera de San­ta Lucía 1977 Nel­ly Omar con gui­tar­ras — Jose Canet.

Une ver­sion sym­pa­thique, chan­tée par une femme et quelle chanteuse. Je pense que vous apprécierez son écoute.

La pulpera de San­ta Lucía 1983 — Miguel Vil­las­boas y su Orques­ta Típi­ca.

Pour ter­min­er, une ver­sion de l’autre rive. Bien dansante et amu­sante comme c’est le faire Vil­las­boas avec son piano bien ryth­mé et ses vio­lons qui flot­tent avec une sonorité si par­ti­c­ulière. On notera égale­ment le mag­nifique solo du ban­donéon. Tous n’aiment pas, mais moi, j’aime bien et c’est assez fes­tif pour ter­min­er ce tour des ver­sions de la Pulpera de San­ta Lucía.

Un « couple » étonnant

Dans la milon­ga d’hier, j’abordai les orig­ines noires du tan­go. Enrique Maciel, El Negro Maciel est effec­tive­ment d’origine noire et plus pré­cisé­ment noire améri­caine. Il est descen­dant d’esclaves du Sud des États-Unis. C’est son grand-père pater­nel, dont le nom de famille était Mar­shall qui a immi­gré en Argen­tine. Maciel fait plus Argentin que Mar­shall, j’imagine la scène à l’immigration « c’est quoi ton nom ? Mar­shall, Maciel ?

Son parte­naire dans la com­po­si­tion de ce tan­go est Héc­tor Pedro Blomberg qui comme son nom le sug­gère était Norvégien d’origine. Là encore, c’est son grand-père pater­nel qui s’est fixé après avoir épousé une Paraguayenne, elle-même auteure. En 1911, il embar­que sur un navire pour… la Norvège où il reste deux ans. Durant son voy­age il écriv­it des arti­cles pour les revues de l’époque. Par chance, on peut les lire sans retrou­ver toutes les revues, car ils ont été pub­liés en 1920 dans un ouvrage Las Puer­tas de Babel. Le pré­faci­er, Manuel Gálvez, nous en explique le titre. Je repro­duis cet extrait ici, car il est très évo­ca­teur du Buenos Aires des orig­ines du tan­go : 

«Los puer­tos de Buenos Aires, y los bar­rios que los rodean: La Boca, El Dock Sur, El Paseo de Julio, son las puer­tas de Babel. Por ellos se entra en la ciu­dad mon­stru­osa e inqui­etante donde todos los idiomas del mun­do y todas las razas se con­fun­den y mez­clan. Arri­ba está la ciu­dad rica y poderosa. Aba­jo, es decir en las puer­tas de Babel, se aglom­era la car­a­vana de los parias, la tur­ba sucia y doliente que arras­tra por los puer­tos y los mares su des­o­lación et su mis­e­ria.

Mul­ti­tud de lam­en­ta­bles fig­uril­las humanas des­fi­lan. Marineros ingle­ses, bor­ra­chos y bru­tales, pasan jun­tos a suaves y con­tem­pla­tivos chi­nos. Holan­deses et ital­ianos codéense en los antros del Paseo de Julio con árabes melancóli­cos que invo­can a Alá, y año­ran las amadas de Argel. Mujeres de todas las razas — las cig­a­r­ras del ham­bre — can­tan y dan­zan en los cabarets sinie­stros: andaluzas de Cádiz y de Mála­ga, grie­gas de Salóni­ca, mulatas mar­tiniqueñas, ingle­sas de Liv­er­pool u de Swansea. Todos los bar­rios trági­cos de tier­ra son evo­ca­dos en las puer­tas de Babel: el Bund, de Changai; el Sol­brero Rojo, de Marsel­la; las calle­jue­las sucias de los bar­rios que cir­cun­dan los grandes puer­tos. Y todas las can­ciones de la tier­ra dilúyense en los ámbitos de Babel: coplas de Sor­ren­to, que hacen soñar con el mar azul, fados por­tugue­ses, sen­suales y lán­gui­dos; can­rates des­o­la­dos de los archip­iéla­gos, oídos en las radas de Oceanía; bal­adas cán­di­das, y fra­gantes que evo­can las már­genes del Yang-Tse-Kiang; vie­jas gua­ji­ras de Cuba ; lúgubres coplas andaluzas.Y todas aque­l­las gentes van pasan­do bajo las arcadas del Paseo de Julio, o por las calles de la Boca o del Dock Sur, o se amon­to­nan en los antros, en los cabarets, en las hamadas, en los fumaderos de opio. Y la trage­dia estal­la a cada paso, allí en las puer­tas de Babel. Hom­bres tat­u­a­dos se apuñalean por algu­na de aque­l­las cig­a­r­ras del ham­bre, “gavio­tas de todos los puer­tos”, como tam­bién las lla­ma Blomberg. »

Pré­face de Las Puer­tas de Babel par Manuel Gálvez.

Traduction libre

« Les ports de Buenos Aires, et les quartiers qui les entourent : La Boca, El Dock Sur, El Paseo de Julio, sont les portes de Babel. C’est par eux que vous entrez dans la ville mon­strueuse et inquié­tante où toutes les langues du monde et toutes les races sont con­fon­dues et mélangées. Au-dessus se trou­ve la ville riche et puis­sante. En bas, c’est-à-dire aux portes de Babel, se rassem­ble la car­a­vane des pro­scrits, la foule immonde et triste qui traîne sa déso­la­tion et sa mis­ère à tra­vers les ports et les mers.
Une mul­ti­tude de pitoy­ables fig­urines humaines défi­lent. Les marins anglais, ivres et bru­taux, passent avec des Chi­nois doux et con­tem­plat­ifs. Néer­landais et Ital­iens se côtoient dans les clubs du Paseo de Julio avec des Arabes mélan­col­iques qui invo­quent Allah et se lan­guis­sent des bien-aimés d’Alger. Des femmes de toutes les races, les cigales de la faim, chantent et dansent dans les sin­istres cabarets : Andalous­es de Cadix et de Mala­ga, Grec­ques de Thes­sa­lonique, mulâtres mar­tini­quais­es, Anglais­es de Liv­er­pool ou de Swansea. Tous les quartiers trag­iques de la terre sont évo­qués aux portes de Babel : le Bund, à Changai ; le cha­peau rouge de Mar­seille (le nom vient du cha­peau que por­taient les cochers des mes­sageries Royales et qui a don­né le nom à nom­bre de relais de poste, auberges…) ; les ruelles sales des quartiers qui entourent les grands ports. Et tous les chants de la terre se dilu­ent dans les lam­beaux de Babel : les cou­plets de Sor­rente, qui font rêver la mer bleue, le fado por­tu­gais, sen­suel et lan­goureux ; les can­rates désolés des archipels (prob­a­ble­ment Canaries), enten­dus dans les rades de l’Océanie ; des bal­lades can­dides et par­fumées qui évo­quent les rives du Yang-Tsé-Kiang ; vieilles gua­ji­ras de Cuba ; Lugubres cou­plets andalous.
Et tous ces gens-là passent sous les arcades du Paseo de Julio, ou dans les rues de La Boca ou du Dock Sur, ou s’entassent dans les clubs, dans les cabarets, dans les hamadas, dans les fumeries d’opium (on en par­lait à pro­pos de El opio de Canaro). Et la tragédie éclate à chaque tour­nant, là-bas, aux portes de Babel. Des hommes tatoués sont poignardés pour l’une de ces cigales de la faim, « mou­ettes de tous les ports », comme les appelle aus­si Blomberg. »

Un petit documentaire pour terminer

Un doc­u­men­taire réal­isé par El Veci­nalRéseau social de Misiones. C’est en espag­nol, mais des infor­ma­tions com­plé­men­taires sont pro­posés, notam­ment sur De Rosas.

Un doc­u­men­taire réal­isé par El Veci­nalRéseau social de Misiones