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Jamás retornarás 1942-10-09 – Orquesta Miguel Caló con Raúl Berón

Miguel Caló ; Osmar Héctor Maderna (paroles et musique)

On a déjà vu des tangos dont le thème était l’abandon. Ici, c’est la femme qui est partie, probablement pour acheter des cigarettes et qui n’est jamais revenue. Miguel Caló avec son chanteur fétiche, Raúl Berón est sans doute l’orchestre qu’il fallait pour mettre en ondes sonores cette composition de Miguel Caló et Osmar Maderna.

Extrait musical

Jamás retornarás 1942-10-09 – Orquesta Miguel Caló con Raúl Berón
Partition de Jamás retornarás de Miguel Caló et Osmar Héctor Maderna (paroles et musique). La partition est dédicacée par Maderna et Calo à leur ami Quinteiro Assi (je n’ai pas trouvé qui c’était…).

Le violon commence en dessinant une longue phrase rejoint par le piano en contraste avec des accords plaqués. Le titre est construit de cette façon par une alternance de passages legato et d’autres staccato et piqués. La voix de Raúl Berón est accompagnée par le piano qui martèle un rythme très marqué. C’est une des particularités de l’orchestre de Miguel Caló, une base rythmique puissante et une mélodie autonome qui la survole. On comparera à ce que font D’Arienzo ou Biagi à la même époque, chez eux, la mélodie est sacrifiée au rythme et ne s’en distingue pas.

Paroles

Cuando dijo adiós, quise llorar…
Luego sin su amor, quise gritar…
Todos los ensueños que albergó mi corazón
(toda mi ilusión),
cayeron a pedazos.
Pronto volveré, dijo al partir.
Loco la esperé… ¡Pobre de mí!
Y hoy, que tanto tiempo ha transcurrido sin volver,
siento que he perdido su querer.

Jamás retornarás…
lo dice el alma mía,
y en esta soledad
te nombro noche y día.
¿Por qué, por qué te fuiste de mi lado
y tan cruel has destrozado
mi corazón?
Jamás retornarás…
lo dice el alma mía
y, aunque muriendo está,
te espera sin cesar.

Cuánto le imploré: vuelve, mi amor…
Cuánto la besé, ¡con qué fervor!
Algo me decía que jamás iba a volver,
que el anochecer
en mi alma se anidaba.
Pronto volveré, dijo al partir.
Mucho la esperé… ¡Pobre de mí!
Y hoy, que al fin comprendo
la penosa y cruel verdad,
siento que la vida se me va.
Miguel Caló ; Osmar Héctor Maderna

Traduction libre

Quand elle m’a dit au revoir, j’avais envie de pleurer…
Puis, sans son amour, j’ai eu envie de crier…
Tous les rêves que mon cœur nourrissait (toutes mes illusions) tombèrent en miettes.
Je serai bientôt de retour, a-t-elle dit en partant.
Fou, je l’ai attendue… Pauvre de moi !
Et aujourd’hui, alors que tant de temps s’est écoulé sans retour, je sens que j’ai perdu son amour.
Tu ne reviendras jamais…
Mon âme le dit, et dans cette solitude je te nomme nuit et jour.
Pourquoi, pourquoi es-tu partie d’à mon côté et si cruellement, tu as brisé mon cœur ?
Tu ne reviendras jamais…
Mon âme le dit, et bien qu’elle soit mourante, elle t’attend sans cesse.
Combien je l’ai imploré : reviens, mon amour…
Combien je l’ai embrassée, avec quelle ferveur !
Quelque chose me disait qu’elle ne reviendrait jamais, que le crépuscule se nichait dans mon âme.
Je serai bientôt de retour, a-t-elle dit en partant.
Je l’ai beaucoup attendue… Pauvre de moi !
Et aujourd’hui, quand je comprends enfin la douloureuse et cruelle vérité, je sens que la vie m’échappe.

Autres versions

Jamás retornarás 1942-10-09 – Orquesta Miguel Caló con Raúl Berón. C’est notre tango du jour.
Jamás retornarás 1943-06-28 – Orquesta Osvaldo Fresedo con Oscar Serpa.

On entend tout de suite la différence de style d’avec Miguel Caló. L’orchestre joue ensemble, sans l’opposition entre le rythme et la mélodie. Cela rend sans doute la musique moins agréable à danser pour les danseurs qui aiment avoir un rythme bien présent. Honnêtement, il me semble facile de comprendre pourquoi c’est la version de Miguel Caló qui est passée à la postérité.

Jamás retornarás 2013 – Orquesta Típica Sans Souci con Walter « Chino » Laborde.

Jamás retornarás 2013 – Orquesta Típica Sans Souci con Walter « Chino » Laborde.

La Típica Sans Souci s’est fait une spécialité de à la manière de. Ce titre est extrait d’un disque nommé Ac​ú​stico y Monoaural. Même si on peut le trouver en numérique, il a été réalisé en analogique et en mono (comme les disques 78 tours de l’âge d’or). Sans Souci s’est clairement inspiré de la version de Caló, jusqu’au petit chapelet de notes final. Cette similitude de la musique rend étrange la voix d’el Chino Laborde, un immense chanteur, mais qui me semble bien moins pertinent sur cette orchestration que Raúl Berón.

Le disque de Sans Souci est une volonté de rappeler les techniques d’enregistrement de l’âge d’or.
Jamás retornarás 2013-12-05 – Orquesta Típica Andariega con Fabián Villaló.

Vous allez certainement être surpris. En effet, si le titre est le même, il s’agit d’une composition de Luigi Coviello, directeur, arrangeur et contrebassiste de l’orchestre. Vous me pardonnerez cette facétie, j’espère.
Malgré cet ajout illégitime, la récolte est assez maigre.
Peut-être qu’un orchestre contemporain se lancera dans l’aventure. Il y a quelques prémices, sans doute pas totalement convaincants.

Jamás Retornarás 2015-09-18 – Sergio Veloso Con Hugo Rivas y Rudi Flores (guitarras).

Une version en chanson.

Jamás retornarás 2019-07-20 – Sexteto Andiamo.

Une version instrumentale, pas vilaine, mais on s’est habitué à la version de Caló et Berón. C’est cependant une assez bonne direction et il me semble que l’on pourrait bien voir apparaître une nouvelle version dans les années à venir.

C’est fini, comme je dis en fin des milongas en France. À bientôt les amis.

Shusheta (El aristócrata) 1940-10-08 – Orquesta Carlos Di Sarli

Juan Carlos Cobián Letra: Enrique Cadícamo

Shusheta ou sa variante shushetín désigne un dandy, un jeune homme élégant, avec une nuance qui peut aussi qualifier un mouchard. Les Dictateurs de la Décennie infâme ne s’y sont pas trompés et l’histoire des paroles en témoigne. Ce portrait de ce shusheta, peint crûment par Cadícamo sur la musique de Cobián n’est pas si flatteur.

Extrait musical

Shusheta (El aristócrata) 1940-10-08 – Orquesta Carlos Di Sarli
Partition de Shusheta « Gran tango de salón para piano ».

Paroles usuelles (1938)

Le tango a été écrit en 1920 et était donc instrumental, jusqu’à ce que Cadícamo accède à la demande de son ami de lui écrire des paroles pour ce titre. Il le fit en 1934, mais la version habituelle est celle déposée à la SADAIC en 1938.

Toda la calle Florida lo vio
con sus polainas, galera y bastón…

Dicen que fue, allá por su juventud,
un gran Don Juan del Buenos Aires de ayer.
Engalanó la puerta (las fiestas) del Jockey Club
y en el ojal siempre llevaba un clavel.

Toda la calle Florida lo vio
con sus polainas, chambergo (galera) y bastón.

Apellido distinguido,
gran señor en las reuniones,
por las damas suspiraba
y conquistaba
sus corazones.
Y en las tardes de Palermo
en su coche se paseaba
y en procura de un encuentro
iba el porteño
conquistador.

Ah, tiempos del Petit Salón…
Cuánta locura juvenil…
Ah, tiempo de la
sección Champán Tango
del « Armenonville ».

Todo pasó como un fugaz
instante lleno de emoción…
Hoy sólo quedan
recuerdos de tu corazón…

Toda la calle Florida lo vio
con sus polainas, galera y bastón.
Juan Carlos Cobián Letra: Enrique Cadícamo

Vargas ne chante pas ce qui est en bleu. Cette partie des paroles est peut-être un peu plus faible et de toute façon, cela aurait été trop long pour un tango de danse.
En gras les mots chantés par Vargas à la place de ceux de Cadícamo.

Traduction libre des paroles usuelles et indications

Toute la rue Florida l’a vu avec ses guêtres, son chapeau et sa canne… (Polainas, c’est aussi contrariété, revers, déception, Galera, c’est aussi la prison ou la boîte à gâteau des fils de bonne famille. On peut donc avoir deux lectures des paroles, ce que confirme la version, originale, plus noire. Précisons toutefois que la partition déposée à la SADAIC indique chambergo, chapeau. Ce serait donc Vargas qui aurait adapté les paroles).
On dit qu’il était, dans sa jeunesse, un grand Don Juan du Buenos Aires d’antan.
Il décorait la porte (Vargas chante les fêtes) du Jockey Club et portait toujours un œillet à la boutonnière.
Toute la rue Florida l’a vu avec ses guêtres, son chapeau et sa canne.
Un nom de famille distingué, un grand seigneur dans les réunions, il soupirait pour les dames et conquérait leurs cœurs.
Et les après-midi de Palermo, il se promenait dans sa voiture à la recherche d’un rendez-vous, ainsi allait le porteño conquérant.
Ah, l’époque du Petit Salón… (Deux tangos s’appellent Petit Salón, dont un de Villodo [mort en 1919]. L’autre est de Vicente Demarco né en 1912 et qui n’a sans doute pas connu le Petit Salón).

Combien de folie juvénile…
Ah, c’est l’heure du Tango Champagne de l’Armenonville.
Tout s’est passé comme un instant fugace et plein d’émotion…
Aujourd’hui, il ne reste que des souvenirs de ton cœur…
Toute la rue Florida l’a vu avec ses guêtres, son chapeau et sa canne

Premières paroles (1934)

Ces paroles n’ont semble-t-il jamais été éditées. Selon Juan Ángel Russo, Cadícamo les aurait écrites en 1934.
Cette version n’a été enregistrée que par Osvaldo Ribó accompagné à la guitare par Hugo Rivas.
On notera qu’elles mentionnent shusheta, ce que ne fait pas la version de 1938 :

Pobre shusheta, tu triunfo de ayer
hoy es la causa de tu padecer…
Te has apagao como se apaga un candil
y de shacao sólo te queda el perfil,
hoy la vejez el armazón te ha aflojao
y parecés un bandoneón desinflao.
Pobre shusheta, tu triunfo de ayer
hoy es la causa de tu padecer.

Yo me acuerdo cuando entonces,
al influjo de tus guiyes,
te mimaban las minusas,
las más papusas
de Armenonville.
Con tu smoking reluciente
y tu pinta de alto rango,
eras rey bailando el tango
tenías patente de gigoló.

Madam Giorget te supo dar
su gran amor de gigolet,
la Ñata Inés te hizo soñar…
¡y te empeñó la vuaturé !
Y te acordás cuando a Renée
le regalaste un reló
y al otro día
la fulería
se paró.
Juan Carlos Cobián Letra: Enrique Cadícamo

Traduction libre de la première version de 1934

Pauvre shusheta (un shusheta est un jeune vêtu à la mode en lunfardo, voire un « petit maître »), ton triomphe d’hier est aujourd’hui la cause de tes souffrances…
Tu t’es éteint comme s’éteint une chandelle et de shacao (je n’ai pas trouvé la référence) il ne te reste que le profil, aujourd’hui la vieillesse t’a relâché le squelette et tu ressembles à un bandonéon dégonflé.
Pauvre shusheta, ton triomphe d’hier est aujourd’hui la cause de ta souffrance.
Je me souviens qu’alors, sous l’influence de tes guiyes (gilles, copains ?), tu étais choyé par les minusas (les filles), les plus papusas (poupées, filles) d’Armenonville.
Avec ton smoking brillant et ton look de haut rang, tu étais le roi en dansant le tango, tu tenais un brevet de gigolo.
Madame Giorget a su vous donner son grand amour de gigolette, Ñata Inés vous a fait rêver… (le salon de Ñata Inés était un établissement de Santiago, au Chili, apprécié par Pablo Neruda) et a mis ta décapotable (vuaturé est une voiture avec capote rabattable à deux portes. Prononciation à la française.) en gage !
Et tu te souviens quand tu as offert une montre à Renée (sans doute une Française…) et que le lendemain les choses se sont arrêtées.

Dans El misterio de la Ñata Inés, Luis Sánchez Latorre dans le journal chilien Las Últimas Noticias du 15 juillet 2006, s’interroge sur ce qu’était réellement la Ñata Inés. Sans doute un établissement mixte pouvant aller de la scène à la prostitution, comme les établissements de ce type en Argentine.

D’Agostino et la censure

Vous l’aurez compris, le terme Shusheta qui peut qualifier un « mouchard » a fait que le tango a été censuré et qu’il a dû changer de nom.
En effet, pour éviter la censure, D’Agostino a demandé à Cadícamo une version expurgée que je vous propose ci-dessous.
On notera toutefois que la version chantée en 1945 par Vargas prend les paroles habituelles, celles de 1938, mais débarrassée du titre polémique au profit du plus neutre El aristócrata. C’est la raison pour laquelle, les versions d’avant 1944 (la censure a commencé à s’exercer en 1943) s’appellent Shusheta et les postérieures El aristócrata. Aujourd’hui, on donne souvent les deux titres, ensemble ou indifféremment. On trouve aussi parfois El elegante.

Paroles de El aristócrata, version validée par la censure en 1944

Toda la calle Florida te vio
con tus polainas, galera y bastón.

Hoy quien te ve…
en falsa escuadra y chacao,
tomando sol con un nietito a tu lao.
Vos, que una vez rompiste un cabaré,
hoy, retirao… ni amor, ni guerra querés.

Toda la calle Florida te vio
con tus polainas, galera y bastón.

Te apodaban el shusheta
por lo bien que te vestías.
Peleador y calavera
a tu manera te divertías…
Y hecho un dandy, medio en copas,
en los altos del Casino
la patota te aclamaba
sí milongueabas un buen gotán.

Ah, tiempo del Petit Salón,
cuánta locura juvenil…
Ah, tiempo aquel de la Sección
Champán-Tango de Armenonvil.
Todo pasó como un fugaz
instante lleno de emoción.
Hoy solo quedan
recuerdos en tu corazón.

Toda la calle Florida te vio
con tus polainas, galera y bastón.

Traduction libre de la version de 1944

Toute la rue Florida t’a vu avec tes guêtres, ton chapeau et ta canne.
Aujourd’hui, qui te voit…
Avec une pochette factice et chacao (???), prenant le soleil avec un petit-fils à tes côtés.
Toi, qui as autrefois dévasté un cabaret, tu prends aujourd’hui ta retraite… Tu ne veux ni amour ni guerre.
Toute la rue Florida t’a vu avec tes guêtres, ton chapeau et ta canne.
On te surnommait le shusheta à cause de la façon dont tu t’habillais.
Bagarreur et crâneur, à ta manière, tu t’es amusé…
Et fait un dandy, les coupes à moitié bues, depuis les hauteurs (galeries) du Casino, la bande t’encouragerait si tu milonguéais un bon gotan (Tango en verlan).
Ah, cette époque du Petit Salon, que de folie juvénile…
Ah, cette époque de la section Champagne-Tango de l’Armenonville.
Tout est passé comme un instant fugace et plein d’émotion.
Aujourd’hui, il ne reste que des souvenirs dans ton cœur.
Toute la rue Florida t’a vu avec tes guêtres, ton chapeau et ta canne.

Autres versions

Shusheta 1923-03-27 – Orquesta Juan Carlos Cobián.

Le premier enregistrement, par le compositeur, Juan Carlos Cobián. C’est bien sûr une version instrumentale, puisque les paroles n’ont été écrites que onze ans plus tard.

Shusheta (El aristócrata) 1940-10-08 – Orquesta Carlos Di Sarli. C’est notre tango du jour.
El aristócrata (El Shusheta) 1945-04-05 – Orquesta Ángel D’Agostino con Ángel Vargas.

Cette version, sans doute la plus connue, utilise les paroles non censurées de 1938. Le titre a été modifié pour éviter la censure. Il est vrai qu’en dehors de Shusheta qui pouvait irriter un censeur très suspicieux, le texte n’était pas si subversif. J’imagine que D’Agostino qui avait envie d’enregistrer le titre avec Vargas a demandé les paroles censurées, puis y a renoncé, peut-être en ayant acquis la certitude que la censure n’interdirait pas ce titre. Vargas a apporté de très légères modifications au texte, mais sans que cela soit pour des raisons de censure, ces modifications étant anodines.

Shusheta 1951-05-30 – Horacio Salgán y su Orquesta Típica.

Une version étonnante, pour l’auditeur, mais encore plus pour le danseur qui pourrait bien se venger d’un DJ qui la diffuserait en milonga. Je n’ai pas dit qu’il fallait jeter cet enregistrement, juste le réserver pour l’écoute.

El aristócrata (Shusheta) 1952 – Juan Polito y su Orquesta Típica.

L’ancien complice de D’Arienzo a ses débuts et de nouveau, quand il a remplacé Biaggi qui venait de se faire virer, propose une version nerveuse et ma foi sympathique de Shusheta. La rythmique pourrait déconcentrer des danseurs très habitués à d’autres versions, mais on peut s’amuser, lorsque l’on connaît un peu le titre avec les facéties de Polito au piano. On se souvient que quand il avait remplacé Biagi, il avait continué les fioritures de son prédécesseur. Là, ces ornementations sont bien personnelles et ne doivent rien à Biagi.

Shusheta (El aristócrata) 1957-08-30 – Ángel Vargas y su Orquesta dirigida por Edelmiro « Toto » D’Amario.

Vargas fait cavalier seul, sans D’Agostino. Je vous conseille de vous souvenir plutôt de la version de 1945.

Shusheta (El Elegante) 1970 – Osvaldo Pugliese con cuerdas arreglos de Mauricio Marcelli.

Une version destinée à l’écoute, au concert.

Shusheta 2019-08-28 ou 29 – Sexteto Cristal.

Je vous propose d’arrêter là, il existe bien d’autres versions, mais rien qui puisse faire oublier les merveilleuses versions de D’Agostino et Vargas et celle de Di Sarli.

No quiero verte llorar 1937-05-12 – Orquesta Osvaldo Fresedo con Roberto Ray

Agustín Magaldi Letra : Rodolfo Sciammarella

Osvaldo Fresedo, un vieux de la vieille, mais qui a eu une carrière très longue (60 ans) avec une évolution remarquable de son style, a produit dans les années 30, notamment avec Roberto Ray des chefs d’œuvres dont notre tango du jour est un parfait exemple. Avec Fresedo, on est dans un tango élégant, loin des faubourgs bagarreurs et interlopes (idée reçue?).

Osvaldo Fresedo et Roberto Ray

Osvaldo Fresedo a fait ses premiers enregistrements en 1920 et les derniers en 1980. 60 ans de disque, c’est un des records des orchestres de tango.
Pendant près de 10 ans, Fresedo et Ray ont collaboré (1931-1939). Mais Ray n’est pas le premier chanteur de Fresedo. Rien que par le disque, on peut prouver qu’il a enregistré avec Ernesto Famá, Luis Diaz, Teófilo Ibáñez, Juan Carlos Thorry, Antonio Buglione, Agustín Magaldi, Carlos Viván (pour le jazz) et même Ada Falcón.
Cependant, l’arrivée de Ray en 1931 va marquer une transition pour les tangos chantés de Fresedo, lui qui avait essentiellement enregistré de l’instrumenta auparavant.
Pour bien comprendre la transition entre la première vague de chanteurs et l’arrivée de Roberto Ray, il suffit de s’intéresser au 23 février 1932. Ce jour, Fresedo réalise un enregistrement avec son « ancien » chanteur Teófilo Ibáñez et un autre avec le nouveau, Roberto Ray.
Voici les deux enregistrements :

Desengaños 1932-02-23 — Orquesta Osvaldo Fresedo con Teófilo Ibáñez (Ramón Gutiérrez Del Barrio Letra: Gustavo Durval Gogiose)

La voix de Ibáñez sans être vulgaire a une pointe d’accent populaire, est plus agressive et les effets de voix sont marqués.

El rebelde 1932-02-23 — Orquesta Osvaldo Fresedo con Roberto Ray (Juan José Riverol Letra : Francisco Antonio Loiácono)

Il faut patienter, comme de coutume avec les tangos de danse, chantés pour entendre la voix de Ray. Elle n’arrive qu’à 1 : 40… Mais la différence explose immédiatement. Pourtant, les paroles n’ont rien de la joliesse apparente que semble exprimer Ray. Il en effet curieux d’avoir choisi un texte en lunfardo pour lancer son nouveau chanteur raffiné.

Se murió el vago Amargura,
está en cana Langalay
y a tu rante arquitectura
la están tirando a matar.
Te dio la biaba el progreso
un rasccielo bacán
dejó como cinco ‘e queso
a una casita terrán

En gras les mots argotiques, mais l’organisation du texte en entier est pour le moins populaire. Rien n’est raffiné dans ce texte qui regrette le temps passé, ou le paresseux est désormais remplacé par le tireur de charrette de Langalay (entreprise de transport) et où les masures des clochards ont été détruites.
Ray dit, chante le texte, comme si c’était un poème de la pléiade.
Ce qui es sûr est que ceux qui pense que Fresedo est tout lisse, un orchestre pour marquises dans leur salon vont être un peu décoiffés s’ils comprennent les paroles.
Remarquez aussi le magnifique violon (probablement Adolfo Muzzi), qui comme la voix de Ray est raffiné.
Puisque l’on est entre amis, une petite digression, le même titre chanté par une femme qui balance toutes les paroles de lunfardo. C’est Mercedes Carné accompagnée par Di Sarli…

Rebelde 1931- Mercedes Carné acomp. de Sexteto Carlos Di Sarli.

Roberto Ray se lance ensuite comme soliste et il ne reviendra que très brièvement en 1948-1950 avec Fresedo, mais à cette époque, le style de Fresedo a complètement changé et la magie n’est plus là.
D’ailleurs, les puristes ne voient de Fresedo que la période « Roberto Ray ». Son second chanteur le plus emblématique, Ricardo Ruiz avec qui il collaborait à la même époque pour le jazz et qui a pris la relève en 1939 avec des résultats divers, a donné de très belles choses comme Viejo farolito, Mi gitana, Si no me engaña el corazón, Inquietud, Cuartito azul, Vida querida, Alas ou Buscándote.

Extrait musical

Ne pleurez plus, voici enfin le tango du jour.

No quiero verte llorar 1937-05-12 – Orquesta Osvaldo Fresedo con Roberto Ray

Ray commence à chanter à 1 :39 et nous sommes là en présence du plus beau « NO » de l’histoire du tango. La façon dont Ray lance son « NO » et comment il poursuit piano est osée et géniale. On retrouve un peu cela dans d’autres versions, mais à mon avis avec une intensité bien moindre. Je dois avouer que je suis fan et que pour moi c’est très difficile de ne pas chanter en même temps que Ray.

No quiero verte llorar. Partition pour piano.

En photo, sur la couverture, Agustin Magaldi. Remarquez les pubs en 4e de couverture pour les grands succès de la radio. Nous y reviendrons…

Paroles

Antes era yo el que torturaba tu existencia
con mis celos y no te dejaba en paz.
Yo escuchaba tus protestas
sin poderlo remediar.
Antes era yo el que te seguía y no tenia
la alegría de un minuto en mi vivir.
Hoy que logré felicidad al tenerte fe,
dudas de mí.

No,
no quiero verte sufrir.
No,
no quiero verte llorar.
No quiero que haya dudas,
no quiero que haya sombras
que empañen los encantos
de nuestro dulce hogar.
No,
no quiero verte llorar.
No,
no quiero verte sufrir.
Amor mío,
debes tener confianza,
vos sos toda mi esperanza,
mi alegría de vivir.

Quiero repetirte las palabras que vos antes
me decías cuando me encontraba así.
Por nuestro amor te lo pido.
No debes dudar de mí.
Yo que sé las noches de tortura que es vivir
obsesionado por los celos del amor,
quiero evitarte de una vez tanto pesar,
tanto dolor.

Agustín Magaldi Letra: Rodolfo Sciammarella

En gras, le refrain chanté par Roberto Ray

Traduction libre

Avant, j’étais celui qui torturait ton existence avec ma jalousie et ne te laissais pas tranquille.
J’ai écouté tes protestations sans pouvoir m’en empêcher.
Avant, j’étais celui qui te suivait et je n’avais pas une minute de joie dans ma vie.
Maintenant que j’ai atteint le bonheur en ayant foi en toi, tu doutes de moi.

Non, je ne veux pas te voir souffrir.
Non, je ne veux pas te voir pleurer.
Je ne veux pas qu’il y ait de doutes, je ne veux pas qu’il y ait des ombres qui ternissent les charmes de notre doux foyer.
Non, je ne veux pas te voir pleurer.
Non, je ne veux pas te voir souffrir.
Mon amour, tu dois avoir confiance, tu es toute mon espérance, ma joie de vivre
.

Je peux te répéter les mots que tu me disais quand j’étais comme ainsi.
Pour notre amour, je te le demande.
Tu ne dois pas douter de moi.
Je sais les nuits de torture que c’est de vivre obsédé par la jalousie de l’amour, je veux t’épargner d’un coup, tant de chagrin, tant de douleur.

Autres versions

No quiero verte llorar 1937-05-12 – Orquesta Osvaldo Fresedo con Roberto Ray

C’est notre tango du jour. J’en pense le plus grand bien…

No quiero verte llorar 1937-06-03 – Agustín Magaldi con orquesta.

C’est la version par l’auteur de la musique, enregistrée moins d’un mois après celle de Fresedo et Ray. On ne peut pas dire que ce soit vilain. La mandoline donne un air original à ce tango, la voix de Magaldi, n’est pas désagréable, mais elle ne sort pas victorieuse de la confrontation avec celle de Roberto Ray. Comme le résultat n’est pas fameux pour la danse non plus, il y a de fortes chances que cette version retourne dans l’ombre d’où je l’ai extirpée. Remercions tout de même Magaldi d’avoir écrit ce titre…

No quiero verte llorar 1937-06-11 Orquesta Roberto Firpo con Carlos Varela.

Sans le « modèle » de Fresedo et Ray, cette version pourrait bien faire le bonheur des danseurs. Carlos Varela a fait l’essentiel de sa carrière de chanteur avec Firpo et il ne semble pas avoir enregistré avec les autres orchestres, comme celui de José García avec qui il travaillait à la fin des années 40.

No quiero verte llorar 1937-06-17 – Mercedes Simone con acomp. de su Trío Típico.

Mercedes Simone effectue une magnifique prestation. Difficile de ne pas être très ému par son interprétation. Bien sûr, c’est une chanson, pas un tango de danse, mais votre discothèque sera honorée d’accueillir cette magnifique chanson.

Il faut savoir arrêter

Vous l’aurez compris, ma version préférée est notre tango du jour enregistré par Fresedo et Ray en 1937, comme tous les autres titres.

Je vous ai prévenu, n’écoutez pas les titres qui suivent…

Passé l’année 1937, on n’entend plus parler du titre, du moins pour l’enregistrement. C’est souvent le cas quand un orchestre fait une version de référence. Les autres n’osent pas s’y coller. Dans notre cas, Magaldi et Simone ont donné les versions chanson avec un résultat tout à fait satisfaisant dans ce but. Pour la danse, Firpo n’a pas démérité, mais Fresedo lui dame le pion.
Il faut attendre plus de 40 ans pour trouver une nouvelle version enregistrée. C’est celle d’Osvaldo Ribó accompagné par les guitares d’Hugo Rivas et Roberto Grela.

No quiero verte llorar 1978 – Osvaldo Ribó con Hugo Rivas y Roberto Grela (guitares).

Cette version est intéressante, même si elle n’apporte pas grand-chose de plus autres versions en chanson, par Magaldi et Simone.

No quiero verte llorar 1997 – Orquesta Alberto Di Paulo con Osvaldo Rivas.

Là, j’ai vraiment un doute. Est-ce que l’on va dans le sens du progrès ? Le moins que l’on puisse dire est que je n’aime pas cette version. Je suis peut-être un peu trop délicat et d’autres se toqueront pour elle.
Quoi qu’il en soit, je vous propose de vous laver les oreilles et réécoutant la version du jour…

No quiero verte llorar 1937-05-12 – Orquesta Osvaldo Fresedo con Roberto Ray

À demain, les amis!

No quiero verte llorar