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La canción de los pescadores de perlas 1968-08-30 y 1971 — Orquesta Florindo Sassone

Georges Bizet. Florindo Sassone, Othmar Klose et Rudi Luksch (adaptation en tango)

Beau­coup de tan­gos sont inspirés de musiques européennes. Les valses, notam­ment, mais pas seule­ment. Ces titres sont adap­tés et devi­en­nent de « vrais tan­gos », mais ce n’est pas tou­jours le cas.
En France, cer­tains danseurs de tan­go appré­cient des titres un peu étranges, des titres qui n’ont jamais été écrits pour cette danse. On appelle générale­ment cela le « tan­go alter­natif ».
Un des titres les plus con­nus dans le genre est la reprise d’un opéra du XIXe siè­cle effec­tuée par Florindo Sas­sone. Le fait qu’un chef d’orchestre de tan­go reprenne un titre n’en fait pas un tan­go de danse. Cela reste donc de l’alternatif. Je vous laisse en juger avec los pescadores de per­las, les pêcheurs de per­les, de Bizet et Sas­sone…

Écoutes

Tout d’abord, voyons l’original com­posé par Bizet. Je vous pro­pose une ver­sion par un orchestre et un chanteur français, celle du ténor Rober­to Alagna avec l’orchestre de Paris, qui est dirigé par Michel Plas­son. Cette inter­pré­ta­tion a été enreg­istrée le 9 juil­let 2009 au Bassin de Nep­tune du château de Ver­sailles. Ce soir-là, il chantera trois œuvres de Bizet, dont un extrait de Car­men, même si ce n’est pas la célèbre habanera qui a tant à voir avec un des rythmes de base du tan­go et de la milon­ga. Vous pou­vez voir le con­cert en entier avec cette vidéo…
https://youtu.be/Jx5CNgsw3S0. Ne vous fiez pas à la prise de son un peu médiocre du début, par la suite, cela devient excel­lent. Pour aller directe­ment au but, je vous pro­pose ici l’extrait, sub­lime où Alagna va à la pêche aux per­les d’émotion en inter­pré­tant notre titre du jour.

Rober­to Alagna et l’orchestre de Paris dirigé par Michel Plas­son dans Les Pêcheurs de Per­les de Georges Bizet. L’air de Nadir « Je crois enten­dre encore ».

Deux mots de l’opéra de Bizet

Les pêcheurs de per­les est le pre­mier opéra com­posé par Bizet, âgé de 25 ans, en 1863). L’intrigue est sim­pliste.
L’opéra se passe sur l’île de Cey­lan, où deux amis d’enfance, Zur­ga et Nadir, évo­quent leur pas­sion de jeunesse pour une prêtresse de Can­di nom­mé Leïla.
Pour ne pas nuire à leur ami­tié, ils avaient renon­cé à leur amour, surtout Zur­ga, car Nadir avait secrète­ment revu Leïla.
Zur­ga était mécon­tent, mais, finale­ment, il décide de sauver les deux amants en met­tant le feu au vil­lage.
L’air célèbre qui a été repris par Sas­sone est celui de Nadir, au moment où il recon­naît la voix de Leïla. En voici les paroles :

Je crois enten­dre encore,
Caché sous les palmiers,
Sa voix ten­dre et sonore
Comme un chant de rami­er !
Ô nuit enchanter­esse !
Divin ravisse­ment !
Ô sou­venir char­mant !
Folle ivresse ! Doux rêve !
Aux clartés des étoiles,
Je crois encore la voir,
Entrou­vrir ses longs voiles
Aux vents tièdes du soir !
Ô nuit enchanter­esse !
Divin ravisse­ment !
Ô sou­venir char­mant !
Folle ivresse ! Doux rêve !

Avant de pass­er aux ver­sions de Florindo Sas­sone, une ver­sion par Alfre­do Kraus, un ténor espag­nol qui chante en Ital­ien… La scène provient du film “Gayarre” de 1959 réal­isé par Domin­go Vilado­mat Pancor­bo. Ce film est un hom­mage à un autre ténor espag­nol, mais du XIXe siè­cle, Julián Gayarre (1844–1890).
La vie, ou plutôt la mort de ce chanteur, est liée à notre titre du jour, puisqu’en décem­bre 1889, Gayarre chan­ta Los pescadores de per­las mal­gré une bron­chop­neu­monie (provo­quée par l’épidémie de grippe russe qui fit 500 000 morts).
Lors de l’exécution, qui fut aus­si la sienne, sa voix se cas­sa sur une note aigüe et il s’évanouit. Les effets con­jugués de la mal­adie et de la dépres­sion causée par son échec artis­tique l’emportèrent peu après, le 2 jan­vi­er 1890 ; il avait seule­ment 45 ans. Cette his­toire était suff­isante pour en faire un mythe. D’ailleurs trois films furent con­sacrés à sa vie, dont voici un extrait du sec­ond, “Gayarre” où Alfre­do Kraus inter­prète le rôle de Gayarre chan­tant la chan­son « je crois enten­dre encore » tiré des pêcheurs de per­les.

Alfre­do Kraus inter­prète le rôle de Gayarre chan­tant la chan­son « je crois enten­dre encore » tiré des pêcheurs de per­les dans le film Gayarre.

Sas­sone pou­vait donc con­naître cette œuvre, par les deux pre­miers films, “El Can­to del Ruiseñor” de 1932 et “Gayarre” de 1959 (le troisième, Roman­za final est de 1986) ou tout sim­ple­ment, car bizet fut un com­pos­i­teur influ­ent et que Les pêcheurs de Per­les est son deux­ième plus gros suc­cès der­rière Car­men.

J’en viens enfin aux versions de Sassone

La can­ción de los pescadores de per­las 1968-08-30 — Orques­ta Florindo Sas­sone.

C’est une ver­sion “adap­tée” en tan­go. Je vous laisse juger de la dans­abil­ité. Cer­tains adorent.
Dès le début la harpe apporte une ambiance par­ti­c­ulière, peut-être l’ondoiement des vagues, que ponctue le vibra­phone. L’orchestre majestueux accom­pa­g­né par des bass­es pro­fondes qui mar­quent la marche alterne les expres­sions suaves et d’autres plus autori­taires. On est dans du Sasonne typ­ique de cette péri­ode, comme on l’a vu dans d’autres anec­dotes, comme dans Féli­cia du même Sas­sone. https://dj-byc.com/felicia-1966–03-11-orquesta-florindo-sassone/
La présence d’un rythme rel­a­tive­ment réguli­er, souligné par les ban­donéons, peut inspir­er cer­tains danseurs de tan­go. Pour d’autres, cela pour­rait trop rap­pel­er le rythme réguli­er du tan­go musette et au con­traire les gên­er.

Cet aspect musette est sans doute le fait d’Oth­mar Klose et Rudi Luksch qui sont inter­venus dans l’orches­tra­tion. Luksch était accordéon­iste et Klose était un des com­pos­i­teurs d’Adal­bert Lut­ter (tan­go alle­mand).

C’est cepen­dant un titre qui peut intéress­er cer­tains danseurs de spec­ta­cle par sa vari­a­tion d’expressivité.

La can­ción de los pescadores de per­las 1971 — Orques­ta Florindo Sas­sone.

Trois ans plus tard, Sas­sone enreg­istre une ver­sion assez dif­férente et sans doute encore plus éloignée de la danse. Là encore, elle pour­rait trou­ver des ama­teurs…
Cette ver­sion démarre plus suave­ment. La harpe est moins expres­sive et les vio­lons ont pris plus de présence. La con­tre­basse et le vio­lon­celle sont bien présents et don­nent le rythme. Cepen­dant, cette ver­sion est peut-être plus lisse et moins expres­sive. Quitte à pro­pos­er une musique orig­i­nale, je jouerai, plutôt le jeu de la pre­mière ver­sion, même si elle risque d’inciter cer­tains danseurs à dépass­er les lim­ites générale­ment admis­es en tan­go social.

Cette ver­sion est sou­vent datée de 1974, mais l’en­reg­istrement est bien de 1971 et a été réal­isé à Buenos Aires, dans les stu­dios ION. Los Estu­dios ION qui exis­tent tou­jours ont été des pio­nniers pour les nou­veaux tal­ents et notam­ment ceux du Rock nacional à par­tir des années 60. Le fait que Sas­sone enreg­istre chez eux pour­rait être inter­prété comme une indi­ca­tion que ce titre et l’évo­lu­tion de Sas­sone s’é­taient un peu éloigné du tan­go “tra­di­tion­nel”, mais tout autant que les maisons d’édi­tions tra­di­tion­nelles s’é­taient éloignées du tan­go. Balle au cen­tre.

Com­para­i­son des ver­sions de 1968 et 1971. On voit rapi­de­ment que la ver­sion de 1968, à gauche est mar­quée par des nuances bien plus fortes. Elle a plus de con­traste. L’autre est plus plate. Elle relève plus du genre « musique d’ascenseur » que son aînée.

Le DJ de tango est-il un chercheur de perles ?

Le DJ est au ser­vice des danseurs et doit donc leur pro­pos­er des musiques qui leur don­nent envie de danser. Cepen­dant, il a égale­ment la respon­s­abil­ité de con­serv­er et faire vivre un pat­ri­moine.
Je prendrai la com­para­i­son avec un con­ser­va­teur de musée d’art pour me faire mieux com­pren­dre.
Le con­ser­va­teur de musée comme son nom l’indique (au moins en français ou ital­ien et un peu moins en espag­nol ou en anglais où il se nomme respec­tive­ment curador et cura­tor) est cen­sé con­serv­er les œuvres dont il a la respon­s­abil­ité. Il les étudie, il les fait restau­r­er quand elles ont des soucis, il fait des pub­li­ca­tions et des expo­si­tions pour les met­tre en valeur. Il enri­chit égale­ment les col­lec­tions de son insti­tu­tion par des acqui­si­tions ou la récep­tion de dons.
Son tra­vail con­siste prin­ci­pale­ment à faire con­naître le pat­ri­moine et à le faire vivre sans lui porter préju­dice en le préser­vant pour les généra­tions futures.
Le DJ fait de même. Il recherche des œuvres, les restau­re (pas tou­jours avec tal­ent) et les mets en valeur en les faisant écouter dans les milon­gas.
Par­fois, cer­tains déci­dent de jouer avec le pat­ri­moine en pas­sant des dis­ques d’époque. Cela n’a aucun intérêt d’un point de vue de la qual­ité du son et c’est très risqué pour les dis­ques, notam­ment les 78 tours qui devi­en­nent rares et qui sont très frag­iles. Si on veut vrai­ment faire du show, il est préférable de faire press­er des dis­ques noirs et de les pass­er à la place des orig­in­aux.
Bon, à force d’enfiler les idées comme des per­les, j’ai per­du le fil de ma canne à pêch­er les nou­veautés. Le DJ de tan­go, comme le con­ser­va­teur de musée avec ses vis­i­teurs, a le devoir de renou­vel­er l’intérêt des danseurs en leur pro­posant des choses nou­velles, ou pour le moins mécon­nues et intéres­santes.
Évidem­ment, cela n’est pas très facile dans la mesure où trou­ver des titres orig­in­aux demande un peu de tra­vail et notam­ment un goût assez sûr pour définir si une œuvre est bonne pour la danse, et dans quelles con­di­tions.
Enfin, ce n’est pas si dif­fi­cile si on fait sauter la lim­ite qui est de rester dans le genre tan­go. C’est la brèche dans laque­lle se sont engouf­fré un très fort pour­cent­age de DJ, encour­agés par des danseurs insuff­isam­ment for­més pour se ren­dre compte de la supercherie.
C’est comme si un con­ser­va­teur de musée d’art se met­tait à affich­er unique­ment des œuvres sans inten­tion artis­tique au détri­ment des œuvres ayant une valeur artis­tique probante.
Je pense par exem­ple à ces pro­duc­tions en série que l’on trou­ve dans les mag­a­sins de sou­venir du monde entier, ces chro­mos dégouli­nants de couleurs ou ces « stat­ues » en plas­tique ou résine. Sous pré­texte que c’est facile d’abord, on pour­rait espér­er voir des vis­i­teurs aus­si nom­breux que sur les stands des bor­ds de plage des sta­tions bal­néaires pop­u­laires.
Revenons au DJ de tan­go. Le par­al­lèle est de pass­er des musiques de var­iété, des musiques appré­ciées par le plus grand monde, des pro­duits mar­ket­ing matraqués par les radios et les télévi­sions, ou des musiques de film et qui, à force d’êtres omniprésentes, sont donc dev­enues famil­ières, voire con­sti­tu­tive des goûts des audi­teurs.
Je n’écris pas qu’il faut rejeter toutes les musiques, mais qu’avant de les faire entr­er dans le réper­toire du tan­go, il faut sérieuse­ment les étudi­er.
C’est assez facile pour les valses, car le Poum Tchi Tchi du rythme à trois temps avec le pre­mier temps mar­qué est suff­isam­ment por­teur pour ne pas désta­bilis­er les danseurs. Bien sûr, les puristes seront out­rés, mais c’est plus une (op)position de principe qu’une véri­ta­ble indig­na­tion.
Pour les autres rythmes, c’est moins évi­dent. Les zam­bas ou les boléros dan­sés en tan­go, c’est mal­heureuse­ment trop courant. Pareil pour les chamames, fox­trots et autres rythmes qui sont bougés en forme de milon­ga. Avec ces exem­ples, je suis resté dans ce qu’on peut enten­dre dans cer­taines milon­gas habituelles, mais, bien sûr, d’autres vont beau­coup plus loin avec des musiques n’ayant absol­u­ment aucun rap­port avec l’Amérique du Sud et les rythmes qui y étaient pra­tiqués.
Pour ma part, je cherche des per­les, mais je les cherche dans des enreg­istrements per­dus, oubliés, masqués par des ver­sions plus con­nues et dev­enues uniques, car peu de col­lègues font l’effort de puis­er dans des ver­sions moins faciles d’accès.
Vous aurez sans doute remar­qué, si vous êtes un fidèle de mes anec­dotes de tan­go, que je pro­pose de nom­breuses ver­sions. Sou­vent avec un petit com­men­taire qui explique pourquoi je ne passerais pas en milon­ga cette ver­sion, ou au con­traire, pourquoi je trou­ve que c’est injuste­ment lais­sé de côté.
Le DJ est donc, à sa façon un pêcheur de per­les, mais son tra­vail ne vaut que s’il est partagé et respectueux des par­tic­u­lar­ités du tan­go, cette cul­ture, riche en per­les.
Bon, je ren­tre dans ma coquille pour me pro­téger des réac­tions que cette anec­dote risque de provo­quer…

Ces réac­tions n’ont pas man­qué, quelques répons­es ici…

Tango ou pas tango ?

Une réac­tion de Jean-Philippe Kbcoo m’incite à dévelop­per un peu ce point.

“Les pêcheurs de per­les” classés en alter­natif !!!! Wouhaaa ! Quelle bril­lan­tis­sime audace ! Sur la dans­abil­ité, je le trou­ve net­te­ment plus inter­prétable qu’un bon Gardel, pour­tant classé dans les tan­gos purs et durs, non ? En tout cas, mer­ci de cet arti­cle à la phy­logéné­tique très inat­ten­due 🙂

Il est sou­vent assez dif­fi­cile de faire com­pren­dre ce qui fait la dans­abil­ité d’une musique de tan­go.
J’ai fait un petit arti­cle sur le sujet il y a quelques années : https://dj-byc.com/les-styles-du-tango/
Il est fort pos­si­ble qu’aujourd’hui, je n’écrirai pas la même chose. Cepen­dant, Gardel n’a jamais été con­sid­éré comme étant des­tiné à la danse. Le tan­go a divers aspects et là encore, pour sim­pli­fi­er, il y a le tan­go à écouter et le tan­go à danser.
Les deux relèvent de la cul­ture Tan­go, mais si les fron­tières sem­blent floues aujourd’hui, elles étaient par­faite­ment claires à l’époque. C’était inscrit sur les dis­ques…
Gardel, pour y revenir, avait sur ses dis­ques la men­tion :
“Car­los Gardel con acomp. de gui­tar­ras” ou “con la orques­ta Canaro”, par exem­ple.
Les tan­gos de danse étaient indiqués :
“Orques­ta Juan Canaro con Ernesto Famá”
Dans le cas de Gardel, qui ne fai­sait pas de tan­gos de danse, on n’a, bien sûr, pas cette men­tion. Cepen­dant, pour repren­dre Famá et Canaro, il y a eu aus­si des enreg­istrements des­tinés à l’écoute et, dans ce cas, ils étaient notés :
“Ernesto Famá con acomp. de Fran­cis­co Canaro”.
Dans le cas des enreg­istrements de Sas­sone, ils sont tardifs et ces dis­tinc­tions n’étaient plus de rigueur.
Toute­fois, le fait qu’ils aient été arrangés par des com­pos­i­teurs de musette ou de tan­go alle­mand, Oth­mar Klose et Rudi Luksch, ce qui est très net dans la ver­sion de 1968, fait que ce n’est pas du tan­go argentin au sens strict, même si le tan­go musette est l’héritier des bébés tan­gos lais­sés par les Argentins comme les Gobi ou les Canaro en France.
Je con­firme donc qu’au sens strict, ces enreg­istrements de Sas­sone ne relèvent pas du réper­toire tra­di­tion­nel du tan­go et qu’ils peu­vent donc être con­sid­érés comme alter­nat­ifs, car pas accep­tés par les danseurs tra­di­tion­nels.
Bien sûr, en Europe, où la cul­ture tan­go a évolué de façon dif­férente, on pour­rait plac­er la lim­ite à un autre endroit. La ver­sion de 1968 n’est pas du pur musette et peut donc être plus facile­ment assim­ilée. Celle de 1971 cepen­dant, est dans une tout autre dimen­sion et ne présente aucun intérêt pour la danse de tan­go.
On notera d’ailleurs que, sur le disque de 1971 réédité en CD en 1998, il y a la men­tion « Tan­go inter­na­tion­al » et que les titres sont classés en deux caté­gories :
« Tan­gos europeos et norteam­er­i­canos » et « Melo­dias japone­sas ».

Le CD de 1998 reprenant les enreg­istrements de 1971 est très clair sur le fait que ce n’est pas du tan­go argentin.

Cette men­tion de « Tan­go inter­na­tion­al » est à met­tre en par­al­lèle avec d’autres dis­ques des­tinés à un pub­lic étranger et éti­quetés « Tan­go for export ». C’est à mon avis un élé­ment qui classe vrai­ment ce titre hors du champ du tan­go clas­sique.
Cela ne sig­ni­fie pas que c’est de la mau­vaise musique ou que l’on ne peut pas la danser. Cer­tains sont capa­bles de danser sur n’importe quoi, mais cette musique ne porte pas cette danse si par­ti­c­ulière qu’est le tan­go argentin.

Cela n’empêche pas de la pass­er en milon­ga, en con­nais­sance de cause et, car cela fait plaisir à cer­tains danseurs. Il ne faut jamais dire jamais…

Une suggestion d’une collègue, Roselyne Deberdt

Mer­ci à Rose­lyne pour cette propo­si­tion qui per­met de met­tre en avant une autre ver­sion française.

Les pêcheurs de per­les 1936 — Tino Rossi Accom­pa­g­né par l’Orchestre de Mar­cel Cariv­en. Disque Colum­bia France (label rouge) BF-31. Numéro de matrice CL5975‑1.

Sur la face B du disque, La berceuse de Joce­lyn. Joce­lyn est un opéra du com­pos­i­teur français Ben­jamin Godard, créé en 1888 avec un livret d’Ar­mand Sylvestre et Vic­tor Capoul. Il est inspiré du roman en vers éponyme de Lamar­tine. Cepen­dant, même si la voix de Tino est mer­veilleuse, ce thème n’a pas sa place en milon­ga, mal­gré ses airs de de “Petit Papa Noël”…
N’oublions pas que Tino Rossi a chan­té plusieurs tan­gos, dont le plus beau tan­go du monde, mais aus­si :

  • C’est à Capri
  • C’é­tait un musi­cien
  • Écris-Moi
  • Le tan­go bleu
  • Le tan­go des jours heureux
  • Tan­go de Mar­ilou

Et le mer­veilleux, Vous, qu’avez-vous fait de mon amour ?, que je rajoute pour le plaisir ici :

Vous, qu’avez-vous fait de mon amour ? 1933-11-09 — Tino Rossi Accomp. Miguel Orlan­do et son Orchestre du Bag­dad.

Le Bag­dad était à Paris au 168, rue du Faubourg Saint-Hon­oré. Miguel Orlan­do était un ban­donéon­iste argentin, importé par Fran­cis­co Canaro à Paris et grand-oncle de notre ami DJ de Buenos Aires, Mario Orlan­do… Le monde est petit, non ?

La viruta 1970-04-09 — Orquesta Florindo Sassone

Vicente Greco Letra : Ernesto Temes (Julián Porteño)

On reste avec Vicente Gre­co comme com­pos­i­teur et Julián Porteño pour les paroles. Ce sont eux qui nous avaient don­né Rodríguez Peña hier. La Viru­ta avec une majus­cule c’est une célèbre milon­ga de Buenos Aires. Mais le terme de viru­ta est déli­cieuse­ment poly­sémique. Nous allons voir cela à par­tir de cette ver­sion fort sur­prenante délivrée par Sas­sone, il y a seule­ment 54 ans et 58 ans après l’écriture du titre.

Viruta, tu es qui, tu es quoi ?

En bon espag­nol, une viru­ta, c’est un copeau de bois ou de métal. Faire un tan­go sur ce sujet, cela sem­ble un peu léger.
On se sou­vient cepen­dant que dans Arra­balera 1950-10-03 par le Quin­te­to Pir­in­cho, Canaro inter­vient à deux repris­es. La pre­mière fois, il lance : « Sácale viru­ta al piso, has­ta romper los zap­atos ». Enlève le copeau au planch­er, jusqu’à bris­er les chaus­sures. Il est à not­er que les paroles sont nor­male­ment « has­ta romper los taman­gos », taman­gos est un syn­onyme de zap­atos (avec par­fois une accep­tion de vieilles chaus­sures, mais pas for­cé­ment et cer­taine­ment pas dans ce cas). Enlever le copeau du bois, c’est danser avec énergie, éventuelle­ment bien. C’était par­ti­c­ulière­ment adap­té au style canyengue.
D’autres textes font référence à la viru­ta dans ce sens, comme un texte de Cadicamo, Vil­la Urquiza, chan­té par Adri­ana Varela accom­pa­g­née par Nés­tor Mar­coni « Se va por un com­pro­miso, Don Ben­i­to Avel­lane­da, pero “Fini­to” se que­da pa’ sacar viru­ta al piso… » (dernier cou­plet).
Mais revenons à Arra­balera de Canaro (atten­tion, pas la ver­sion de Tita Merel­lo qui a été com­posée par Sebastián Piana et Cátu­lo Castil­lo, dont le seul point com­mun est d’avoir été joué par Canaro qui accom­pa­gne Tita Merel­lo. Vous suiv­ez tou­jours ? Bra­vo ! On par­le beau­coup moins de cette sec­onde phrase dite par Canaro dans cette milon­ga.

Détail de la par­ti­tion de Arra­balera de Fran­cis­co Canaro et Rosendo Men­dizá­ba. Le pas­sage « chan­té » par Canaro. La pre­mière ligne est dite vers le milieu de la milon­ga et la sec­onde, lors de la reprise, vers la fin de la milon­ga.

Cette fin est un peu coquine, ou pas : « Sácale, el hilo a esa chaucha, si es que tienes bue­nas uñas ». En effet, si les paroles peu­vent paraître bénignes, puisqu’il s’agirait de retir­er le fil des hari­cots à con­di­tion d’avoir de bons ongles. Mais ce serait oubli­er les dou­bles sens chers au lun­far­do. La chaucha est aus­si le pénis et Canaro prononce hilo (le fil) un peu comme virú, sans doute pour rap­pel­er viru­ta.

Arra­balera 1950-10-03 — Quin­te­to Pir­in­cho dir. Fran­cis­co Canaro con refrán por Fran­cis­co Canaro

Une viru­ta, cela peut aus­si être un petit truc sans impor­tance, un homme insignifi­ant, voire un rouleau de bil­lets que l’on peut sor­tir de sa chaucha (hari­cot, mais ici le porte­feuille). Je vous avais annon­cé plein de sens pos­si­ble. Le compte est bon.
Alors, voici la musique annon­cée :

Extrait musical

La viru­ta 1970-04-09 — Orques­ta Florindo Sas­sone

Le moins que l’on puisse dire que la musique est un peu grandil­o­quente, ou plutôt, qu’elle est un mélange de pas­sages épiques et d’autres, plus anec­do­tiques.

Cela pour­rait don­ner de la var­iété et donc être intéres­sant pour la danse, mais il y a de petits prob­lèmes. Le pre­mier est que les change­ments d’ambiance sont un peu dif­fi­ciles à devin­er si on ne con­naît pas déjà le titre et l’autre est que mal­gré cette var­iété, on a une impres­sion de monot­o­nie.

Les paroles

Même s’il n’existe a pri­ori pas de ver­sion avec les paroles chan­tées, il y a bien des paroles écrites en 1912 par Julian Porteño.

Con la pun­ta del zap­a­to,
bai­lan­do así,
tu nom­bre, pren­da,
quiero escribir
sobre el encer­a­do
de este salón,
al com­pás del tan­go.
Ni el tiem­po lo va a bor­rar,
pues ha de quedar graba­do
fiel en mi corazón,
porque la pasión
que se ani­da en el
es noble como tu varón.

Seguime en el vaivén
del tan­go embria­gador,
viru­ta de plac­er,
can­ción de nue­stro amor.
Seguime en el tanguear,
vibran­do de ilusión,
tu cuer­po unido al mío,
corazón a corazón.

Vicente Gre­co Letra: Julian Porteño

Traduction libre et indications

Avec la pointe de ma chaus­sure, dansant ain­si, ton nom, femme (pren­da, c’est le vête­ment, mais en lun­far­do, c’est aus­si la femme), j’ai envie d’écrire sur l’enfermement de ce salon, au rythme du tan­go.
Même le temps ne l’effacera pas, car il faut qu’il reste fidèle­ment gravé dans mon cœur, parce que la pas­sion, celle qui se niche en lui est noble, comme ton homme.
Suis-moi dans le bal­ance­ment du tan­go enivrant,
Un éclat de plaisir, chan­son de notre amour.
Suis-moi dans le tan­go, vibrant d’illusion.
Ton corps uni au mien, cœur à cœur.

Grâce à ce texte « oublié », on a la sig­ni­fi­ca­tion du nom du tan­go. Il s’agit d’un éclat de plaisir, mais rien n’interdisait aux audi­teurs de l’époque de penser à la viru­ta à enlever du planch­er en dansant comme un Dieu… ou à la viru­ta (rouleau de bil­lets) qu’il fau­dra sor­tir de la chaucha pour pay­er ses petits plaisirs.

La milonga, la Viruta

Il y a à Buenos Aires, une milon­ga assez dif­férente, La Viru­ta. Elle a plusieurs par­tic­u­lar­ités par rap­port aux autres milon­gas de Buenos Aires.

  • On y danse dans la pénom­bre. Cela ne dépay­sera pas cer­tains européens qui pensent que le tan­go se danse dans l’obscurité, ce qui est tout le con­traire pour la majorité des portègnes qui souhait­ent voir les danseurs et surtout pou­voir faire la mira­da dans de bonnes con­di­tions, la mira­da est presque impos­si­ble à faire à la Viru­ta.
  • Elle est gra­tu­ite après deux heures du matin, ce qui per­met à de nom­breux jeunes de venir occu­per la piste sans se ruin­er. Il est toute­fois à not­er que ces jeunes dansent sur la même musique que leurs grands-par­ents et que s’ils dansent de façon vir­tu­ose, ils respectent les lignes de danse et l’espace des voisins, notam­ment en effec­tu­ant leurs fig­ures dans un cylin­dre qui se déplace autour de la piste avec régu­lar­ité et pas dans des mou­ve­ments brown­iens.
  • Il y a des médi­alu­nas (vien­nois­eries en forme de crois­sant) à la fin de la nuit.

C’est un des hauts lieux du folklore. Cela peut paraître surprenant vu le public plus jeune, mais toutes les milongas, ou presque proposent des intermèdes de folklore.

On la trou­ve à Arme­nia 1366, au siège de l’association cul­turelle arméni­enne.

Un OVNI pour par­ler de la milon­ga La Viru­ta de Buenos Aires.

Otra noche en la Viru­ta 2007 — Otros Aires (Miguel Di Géno­va, Omar Mas­sa ; Diego Ramos Letra : Miguel Di Géno­va).

Comme quoi, il n’y a pas que Sas­sone qui sait faire des musiques ennuyeuses, mais là vous avez en prime une vidéo kitch. La milon­ga « la Viru­ta » de Buenos Aires mérit­erait un hom­mage plus sym­pa­thique…

Autres versions

Ce titre a don­né lieu à d’innombrables ver­sions. Je vous en pro­pose quelques-unes par ordre antéchronologique de la ver­sion de Sas­sone à la plus anci­enne en stock.

La viru­ta 1970-04-09 — Orques­ta Florindo Sas­sone. C’est le tan­go du jour.
La viru­ta 1967-07-04 — Orques­ta Héc­tor Varela. Une ver­sion énergique et boum boum, qui rap­pelle la ver­sion con­tem­po­raine de l’année d’avant par D’Arienzo.
La viru­ta 1966-07-25 — Orques­ta Juan D’Arienzo. Énergique, mais D’Arienzo ne fai­sait pas grand-chose d’autres dans les années 60…
La viru­ta 1957-09-27 — Orques­ta Osval­do Frese­do. Je vous vois venir, vous allez penser que Frese­do a copié sur Sas­sone et Varela. Eh bien, non, regardez la date, c’est enreg­istré dix ans plus tôt. Ceux qui pensent que Frese­do, c’est unique­ment la vieille garde se trompent.
La viru­ta 1952-12-12 — Orques­ta Car­los Di Sar­li. Même Di Sar­li met beau­coup d’énergie dans cette ver­sion. Une assez jolie ver­sion, même si les enreg­istrements de 18 952 ne sont pas les meilleurs sur le plan tech­nique.
La viru­ta 1948-07-22 — Orques­ta Rodol­fo Bia­gi. Une superbe ver­sion avec un Bia­gi qui fait des vagues au piano. Sans doute une des plus belles ver­sions. À com­par­er à celle qu’il a enreg­istrée douze ans plus tôt avec D’Arienzo.
La viru­ta 1947-05-16 — Orques­ta Alfre­do Gob­bi. L’orchestre d’Alfredo Gob­bi n’est pas très appré­cié des danseurs, mais cette ver­sion de La viru­ta ne démérite pas.
La viru­ta 1943-08-05 — Orques­ta Car­los Di Sar­li, tou­jours en remon­tant le temps, on retrou­ve un Di Sar­li au com­pas mar­qué de façon plus sèche. Il n’a pas encore le « zoom » qui fait entr­er de façon pro­gres­sive les attaques de ses vio­lons.
La viru­ta 1938-12-13 — Quin­te­to Don Pan­cho dir. Fran­cis­co Canaro. Une ver­sion plus calme, plutôt joli. Légère par la taille de l’orchestre (quin­tette). En plus cette ver­sion est très joueuse. Elle devrait donc plaire à beau­coup de danseurs, mal­gré son air un peu ancien, mais plutôt reposant après les gros pavés que nous venons d’entendre.
La viru­ta 1936-12-30 — Orques­ta Juan D’Arienzo. On retrou­ve Bia­gi, cette fois sous la coupe de D’Arienzo. Le piano est bien plus timide que dans l’enregistrement de 1948, mais il y a quelques petites fior­i­t­ures « à la Bia­gi » qui per­me­t­tront aux danseurs qui con­nais­sent bien le titre, de les mar­quer.
La viru­ta 1933-11-09 — Miguel Orlan­do et son Orchestre du Bag­dad. Une ver­sion avec des « fusées de feu d’artifice » (comme dans fue­gos arti­fi­ciales). Le com­pas est tou­jours présent, mais sait se faire dis­cret pour laiss­er la parole aux instru­ments solistes. Les attaques des vio­lons évo­quent celles de D’Arienzo. Le résul­tat est un peu répéti­tif, mais ce titre pour­ra plaire aux ama­teurs de ver­sions peu con­nues et lim­ite canyengue.
En France, il a notam­ment joué à Paris, juste­ment au Bag­dad (168, rue du Faubourg Saint-Hon­oré, Paris 8°). Son petit neveu, Mario Orlan­do est DJ de tan­go à Buenos Aires.
La viru­ta 1928-07-02 — Orques­ta Luis Petru­cel­li. Une ver­sion qui devient tout de même un peu anci­enne, mais il y a des sons des vio­lons qui méri­tent d’être enten­dus.
La viru­ta 1913 — Cuar­te­to Juan Maglio « Pacho ». Et on ter­mine par l’arrière-grand-mère de toutes ces ver­sions. Un rythme soutenu et de jolies notes de flûtes. Peut-être un peu monot­o­ne, les dif­férentes repris­es sont com­pa­ra­bles, même si un petit change­ment appa­raît sur les dernières mesures.

Voilà, nous sommes arrivés au terme du voy­age.

Rien ne vous empêche main­tenant de faire des sauts dans le temps pour retrou­ver votre ver­sion préférée.

La viru­ta.