Vous n’avez sans doute jamais dansé sur des musiques de Maderna et c’est sans doute rassurant quant aux choix des DJ. Cependant, la culture tango va au-delà de la danse et il me semble intéressant de s’intéresser à cet OVNI du tango qu’est Osmar Maderna. Je vous invite à gravir les degrés d’une gamme bleue pour découvrir ce compositeur et chef d’orchestre à part.
Extrait musical
Partition de Escalas en azul de Osmar Maderna.Escalas en azul 1950-05-17 – Orquesta Osmar Maderna
Il n’est pas très difficile de deviner d’où vient le titre. Le terme de escalas en musique peut être traduit par gammes. On notera que le piano joue tout au long de l’œuvre des gammes, c’est-à-dire des successions de notes ascendantes ou descendantes. Ce style ornemental est typique de Maderna. Le reste de l’orchestre semble dédié à l’accompagnement du piano qui voltige au-dessus des autres instruments. Le tempo est bien marqué, souligné par les bandonéons et les cordes qui effectuent des pauses précédées d’élans, un peu comme dans une ranchera. La musique est interprétée de façon virtuose qui donne une impression de très grande vitesse. Des danseurs piégés par un DJ facétieux qui se retrouveraient sur la piste pourraient s’appuyer sur cette présence du rythme pour garder une cadence raisonnable et ne pas se lancer dans des pas fébriles et ridiculement rapides. Même si on n’est pas dans un rythme ternaire de valse, une éventuelle interprétation dansée de ce titre pourrait s’apparenter à celui d’une valse. Des temps bien marqués et des mouvements tournants, toniques, mais pas vertigineux. On notera les nombreux changements de tonalité et la richesse des variations et des parties. On est plus en face d’une composition de musique classique que d’un tango traditionnel. Je ne vous encouragerai pas à danser ce titre, mais à l’écouter attentivement, assurément. Osmar Maderna
Maderna a relativement peu enregistré. Avec un peu plus d’une soixantaine d’enregistrements, c’est presque étonnant que son nom nous soit parvenu.
Des orchestres plus prolifiques sont passés aux oubliettes.
Les musiciens de Maderna
Il a commencé à enregistrer en 1946, en Uruguay, puis, la même année pour la Victor, et cela jusqu’en 1951. Les musiciens des derniers enregistrements sont un peu différents, mais je vous propose ici, ceux qui ont participé à l’enregistrement de Escalas en azul, enregistré le 17 mai 1947. Osmar Maderna (Direction et piano) Felipe Ricciardi, Eduardo Rovira, José Cambareri et Leopoldo Federico (bandonéon). Comme on peut le remarquer, des musiciens de premier plan et plutôt virtuoses. Aquiles Roggero, Haroldo Ghesagui et Angel Bodas (violon) Ariel Pedernera (contrebasse)
Une partie de ces musiciens vient, tout comme Maderna (qui avait remplacé Stamponi au piano en 1939), de l’orchestre de Miguel Caló (1941-1945), ce sont donc des estrellas (étoiles). Ces transfuges sont : Felipe Ricciardi et José Cambareri (le mage du bandonéon, connu pour ses tempos de folie). Attention, au pupitre des bandonéons de Caló, on trouve aussi un Federico, Domingo de son prénom, mais il n’est pas apparenté à Leopoldo. À la contrebasse, c’est le même Ariel Pederna qui œuvre.
Pour l’anecdote, on notera qu’il y avait un violoniste prénommé Aquiles dans les deux orchestres. Aguilar pour Caló et Roggero pour Maderna. Ce dernier, Aguilar Roggero, dirigera un orchestre en l’honneur de Maderna qui était décédé dans un accident d’avion (28/04/1951), l’orchestre Símbolo « Osmar Maderna ».
La Orquesta Símbolo « Osmar Maderna »
L’année suivant la mort de Maderna, l’orchestre Símbolo « Osmar Maderna » reprend une partie du répertoire et des compositions de Maderna. Orlando Tripodi remplace Osmar Maderna au piano. Aquiles Roggero, continue à tenir le violon, tout en dirigeant et établissant les arrangements de l’orchestre. Le pupitre des violons est complété par Carlos Taverna, Edmundo Baya, et Esteban Cañete. Au bandonéon, on retrouve Felipe Ricciardi, son frère Jorge, Héctor Lettera et Toto Panti pour compléter le pupitre des bandonéons. Víctor Monteleone tient la contrebasse.
L’orchestre semble avoir cessé les enregistrements après la mort de Aquiles Roggero, ce dernier étant justement mort d’une crise cardiaque lors d’une séance, en 1977. Ces enregistrements ne semblent pas avoir été publiés.
Autres versions
Escalas en azul 1950-05-17 – Orquesta Osmar Maderna. C’est notre tango du jour.Escalas en azul 1959-06-17 – Orquesta Símbolo « Osmar Maderna » dir. Aquiles Roggero.
Cette version est proche de celle enregistrée en 1950, comme on peut l’entendre et même voir dans l’illustration ci-dessous. Le tempo est le même, les pauses sont synchronisées et les deux versions peuvent être jouées ensemble durant les 40 premières secondes sans problèmes notables.
En haut, en vert la version de 1950 par Osmar Maderna. En bas, en violet, la version de 1959 par la Orquesta Símbolo.
Cette similitude vraiment frappante est la preuve que l’hommage à Osmar Maderna, tragiquement disparu n’est pas seulement dans le nom de l’orchestre, mais aussi dans le respect de son style.
Ce respect est peut-être une autre explication, avec sa mort gardelienne, du fait que Maderna n’est pas tombé dans l’oubli. Les versions brillantes étaient bien adaptées aux années 60-70, années où la danse était passé au second plan.
Selección de Osmar Maderna 1968 (Potpourri) – Orquesta Símbolo « Osmar Maderna » dir. Aquiles Roggero.
Encore dix ans plus tard, une autre version de Escalas en azul. Ce potpourri comporte trois titres composés par Maderna ; Escalas en azul, Lluvia de estrellas et Concierto en la luna. Un DJ facétieux pourrait en faire une tanda… Dans ces trois titres, on reconnaît la prépondérance du piano, comme dans les enregistrements de Maderna. La tâche de Orlando Tripodi a été de continuer à faire vivre le style de jeu si particulier de Maderna.
Ce titre, comme la plupart des enregistrements de Maderna, n’est pas destiné à la danse, tout comme son célèbre vol du bourdon (El vuelo del moscardón) qu’il a adapté de l’œuvre de Nikolai Rimsky-Korsakov et que je vous propose d’écouter pour terminer ce petit hommage à Osmar Maderna.
El vuelo del moscardón 1946-05-13 – Orquesta Osmar Maderna.
Dans ce thème, le piano est le bourdon qui volette et la sensation de rapidité est encore plus vive que dans notre tango du jour. L’orchestre est moins présent pour donner tout son envol au bourdon à dents blanches et noires.
Nous avons vu le 9 août un tango du même titre Una vez interprété par la Orquesta Típica Victor dirigée par Mario Maurano avec le chant de Ortega Del Cerro. La version du jour est celle composée par Osvaldo Pugliese et n’a donc rien à voir avec celle de Carlos Marcucci. Je vous propose d’en savoir un peu plus sur cette œuvre romantique et magnifique.
Extrait musical
Una vez 1946-11-08 – Orquesta Osvaldo Pugliese con Alberto Morán (Osvaldo Pugliese Letra : Cátulo Castillo). Partition de Una vez de Osvaldo Pugliese et Cátulo Castillo. Alfredo Gobbi est en photo avec son violon en haut à gauche et en bas à droite, le sourire de Mariano Mores.
Un premier appel est lancé par les bandonéons, qui est repris par les cordes et le piano. Rapidement, les cordes passent en pizzicati et Morán lance sa voix charmeuse et caressante. On retrouve donc un peu le principe de la version de Marcucci avec la voix en contrepoint avec les cordes. L’harmonie est cependant plus travaillée, avec un enchevêtrement des parties plus complexe. Le soliste laisse parfois la place aux instruments qui donnent le motif avec leur voix propre. On notera que Morán chante durant toute la durée du morceau, ce qui n’était pas si courant à l’époque pour les tangos de danse. On pourrait en déduire qu’il était plus conçu pour l’écoute, mais aujourd’hui, les danseurs sont tellement habitués à ce type de composition qu’ils seraient bien frustrés si le DJ se les interdisait.
Paroles
Una vez fue su amor que llamó y después sobre el abismo rodó, la que amé más que a mí mismo fue. Luz de su mirada, siempre, siempre helada. Sabor de sinsabor, mi amor, amor que no era nada. Pequeñez de su burla mordaz, una vez, sólo en la vida, una vez.
Pudo llamarse Renée o acaso fuera Manón, ya no me importa quien fue, Manón o Renée, si la olvidé… Muchas llegaron a mí, pero pasaron igual, un mal querer me hizo así, gané en el perder, ya no creí.
Luz lejana y mansa que ya no me alcanza. Mi voz gritó ayer, hoy, amor, sin esperanza. Una vez, fue su espina tenaz una vez, sólo en la vida, una vez. Osvaldo Pugliese Letra : Cátulo Castillo
Traduction libre
Une fois, c’était son amour qui m’appelait puis vagabondait au-dessus de l’abîme, celle que j’aimais plus que moi-même. La lumière de son regard, toujours, toujours glaciale. Le goût sans goût, mon amour, amour qui n’était rien. La petitesse de sa moquerie mordante, une fois, seulement dans la vie, une fois. Elle aurait pu s’appeler Renée ou peut-être que c’était Manón, je m’en moque de qui c’était, Manón ou Renée, si je l’ai oubliée… Beaucoup sont venues à moi, mais elles sont passés également, un mauvais amour m’a fait comme ça, j’ai gagné en perdant, je n’y croyais plus. Lumière lointaine et douce qui ne m’atteint plus. Ma voix a crié hier, aujourd’hui, amour, sans espoir. Une fois, ce fut son aiguillon tenace une fois, seulement dans la vie, une fois.
Autres versions
Contrairement à la version de Carlos Marcucci, il y a divers enregistrements de ce titre composé par Pugliese avec des paroles de Castillo.
Una vez 1945 – Orquesta Edgardo Donato con Osvaldo Morel.
Un an avant Pugliese, Donato propose son enregistrement. Si on retrouve la puissance de la composition de l’antimufa, la voix de Morel a un peu de mal à convaincre, malgré son prénom d’Osvaldo. Le résultat n’est pas vilain, mais à mon avis, ce n’est pas trop pertinent pour Donato d’avoir voulu mettre à son répertoire, ce titre qui s’éloigne trop de son style, style qu’il cherchait à moderniser pour rattraper l’évolution.
Una vez 1946-10-31 – Orquesta Osmar Maderna con Pedro Dátila.
Précédant de peu la version enregistrée par Pugliese, celle de Maderna avec Pedro Dátila est intéressante. Le piano de Maderna est plus décoratif que celui de Pugliese et la voix de Pedro Dátila est expressive, sans doute autant que celle de Alberto Morán, si on peut préférer ce dernier, c’est peut-être aussi, car sa voix nous est plus familière. Même si on préfère la version de Pugliese, celle de Maderna est tout à fait dansante, voire plus que celle de l’auteur de la musique.
Una vez 1946-11-08 – Orquesta Osvaldo Pugliese con Alberto Morán. C’est notre tango du jour.Una vez 1964 – Orquesta Fulvio Salamanca con Luis Roca.
Salamanca n’a pas la réputation de faire de la musique pour la danse et cet enregistrement ne contredira pas ce fait. Cela n’interdit pas d’aimer cette version et de détester le DJ qui vous la proposerait en bal 😉
Una vez 1968-05-31 – Alberto Morán accompagné par una Orquesta dirigée par Armando Cupo.
Si Cupo a fait quelques enregistrements intéressants et que le chanteur, Morán, est le même que dans la version de Pugliese (24 ans plus tard), il est difficile de s’enthousiasmer pour cette version.
Photos
Le fait que ce soit Mores et Gobbi sur la partition m’a donné l’idée de vous proposer des photos de Pugliese et de Castillo.
Pugliese, Pugliese, Pugliese, lancé par les artistes et techniciens du spectacle pour conjurer le mauvais sort. Pugliese, antimufa…Castillo, Castillo, Castillo, mais là, cela n’a aucun effet antimufa (anti-poisse).
Miguel Caló ; Osmar Héctor Maderna (paroles et musique)
On a déjà vu des tangos dont le thème était l’abandon. Ici, c’est la femme qui est partie, probablement pour acheter des cigarettes et qui n’est jamais revenue. Miguel Caló avec son chanteur fétiche, Raúl Berón est sans doute l’orchestre qu’il fallait pour mettre en ondes sonores cette composition de Miguel Caló et Osmar Maderna.
Extrait musical
Jamás retornarás 1942-10-09 – Orquesta Miguel Caló con Raúl BerónPartition de Jamás retornarás de Miguel Caló et Osmar Héctor Maderna (paroles et musique). La partition est dédicacée par Maderna et Calo à leur ami Quinteiro Assi (je n’ai pas trouvé qui c’était…).
Le violon commence en dessinant une longue phrase rejoint par le piano en contraste avec des accords plaqués. Le titre est construit de cette façon par une alternance de passages legato et d’autres staccato et piqués. La voix de Raúl Berón est accompagnée par le piano qui martèle un rythme très marqué. C’est une des particularités de l’orchestre de Miguel Caló, une base rythmique puissante et une mélodie autonome qui la survole. On comparera à ce que font D’Arienzo ou Biagi à la même époque, chez eux, la mélodie est sacrifiée au rythme et ne s’en distingue pas.
Paroles
Cuando dijo adiós, quise llorar… Luego sin su amor, quise gritar… Todos los ensueños que albergó mi corazón (toda mi ilusión), cayeron a pedazos. Pronto volveré, dijo al partir. Loco la esperé… ¡Pobre de mí! Y hoy, que tanto tiempo ha transcurrido sin volver, siento que he perdido su querer.
Jamás retornarás… lo dice el alma mía, y en esta soledad te nombro noche y día. ¿Por qué, por qué te fuiste de mi lado y tan cruel has destrozado mi corazón? Jamás retornarás… lo dice el alma mía y, aunque muriendo está, te espera sin cesar.
Cuánto le imploré: vuelve, mi amor… Cuánto la besé, ¡con qué fervor! Algo me decía que jamás iba a volver, que el anochecer en mi alma se anidaba. Pronto volveré, dijo al partir. Mucho la esperé… ¡Pobre de mí! Y hoy, que al fin comprendo la penosa y cruel verdad, siento que la vida se me va. Miguel Caló ; Osmar Héctor Maderna
Traduction libre
Quand elle m’a dit au revoir, j’avais envie de pleurer… Puis, sans son amour, j’ai eu envie de crier… Tous les rêves que mon cœur nourrissait (toutes mes illusions) tombèrent en miettes. Je serai bientôt de retour, a-t-elle dit en partant. Fou, je l’ai attendue… Pauvre de moi ! Et aujourd’hui, alors que tant de temps s’est écoulé sans retour, je sens que j’ai perdu son amour. Tu ne reviendras jamais… Mon âme le dit, et dans cette solitude je te nomme nuit et jour. Pourquoi, pourquoi es-tu partie d’à mon côté et si cruellement, tu as brisé mon cœur ? Tu ne reviendras jamais… Mon âme le dit, et bien qu’elle soit mourante, elle t’attend sans cesse. Combien je l’ai imploré : reviens, mon amour… Combien je l’ai embrassée, avec quelle ferveur ! Quelque chose me disait qu’elle ne reviendrait jamais, que le crépuscule se nichait dans mon âme. Je serai bientôt de retour, a-t-elle dit en partant. Je l’ai beaucoup attendue… Pauvre de moi ! Et aujourd’hui, quand je comprends enfin la douloureuse et cruelle vérité, je sens que la vie m’échappe.
Autres versions
Jamás retornarás 1942-10-09 – Orquesta Miguel Caló con Raúl Berón. C’est notre tango du jour.Jamás retornarás 1943-06-28 – Orquesta Osvaldo Fresedo con Oscar Serpa.
On entend tout de suite la différence de style d’avec Miguel Caló. L’orchestre joue ensemble, sans l’opposition entre le rythme et la mélodie. Cela rend sans doute la musique moins agréable à danser pour les danseurs qui aiment avoir un rythme bien présent. Honnêtement, il me semble facile de comprendre pourquoi c’est la version de Miguel Caló qui est passée à la postérité.
Jamás retornarás 2013 – Orquesta Típica Sans Souci con Walter « Chino » Laborde.
Jamás retornarás 2013 – Orquesta Típica Sans Souci con Walter « Chino » Laborde.
La Típica Sans Souci s’est fait une spécialité de à la manière de. Ce titre est extrait d’un disque nommé Acústico y Monoaural. Même si on peut le trouver en numérique, il a été réalisé en analogique et en mono (comme les disques 78 tours de l’âge d’or). Sans Souci s’est clairement inspiré de la version de Caló, jusqu’au petit chapelet de notes final. Cette similitude de la musique rend étrange la voix d’el Chino Laborde, un immense chanteur, mais qui me semble bien moins pertinent sur cette orchestration que Raúl Berón.
Le disque de Sans Souci est une volonté de rappeler les techniques d’enregistrement de l’âge d’or.
Jamás retornarás 2013-12-05 – Orquesta Típica Andariega con Fabián Villaló.
Vous allez certainement être surpris. En effet, si le titre est le même, il s’agit d’une composition de Luigi Coviello, directeur, arrangeur et contrebassiste de l’orchestre. Vous me pardonnerez cette facétie, j’espère. Malgré cet ajout illégitime, la récolte est assez maigre. Peut-être qu’un orchestre contemporain se lancera dans l’aventure. Il y a quelques prémices, sans doute pas totalement convaincants.
Jamás Retornarás 2015-09-18 – Sergio Veloso Con Hugo Rivas y Rudi Flores (guitarras).
Une version en chanson.
Jamás retornarás 2019-07-20 – Sexteto Andiamo.
Une version instrumentale, pas vilaine, mais on s’est habitué à la version de Caló et Berón. C’est cependant une assez bonne direction et il me semble que l’on pourrait bien voir apparaître une nouvelle version dans les années à venir.
C’est fini, comme je dis en fin des milongas en France. À bientôt les amis.
J’adore les valses et comme c’est le jour de me faire un cadeau, je m’en offre une enregistrée un 2 septembre. Il s’agit de « Pedacito de cielo ». Il existe beaucoup de versions de ce petit coin de ciel, de paradis perdu. Celle du jour est une des plus belles. Elle a été réalisée par Miguel Caló con Alberto Podestá, mais nous écouterons mon autre préférée, celle enregistrée 16 jours plus tard par Aníbal Troilo et Francisco Fiorentino.
Extrait musical
Pedacito de cielo 1942-09-02 – Orquesta Miguel Caló con Alberto Podestá.Deux versions de la couverture de la partition encadrent la partition pour piano.
Si l’orchestre de Calo s’est appelé celui des étoiles, ce n’est pas un hasard, il avait sélectionné des musiciens de tout premier plan, comme Enrique Francini violoniste et Héctor Stamponi pianiste, les deux compositeurs, même si à l’époque de l’enregistrement Stamponi avait quitté l’orchestre, remplace par Osmar Maderna. On entendra un merveilleux solo de violon par l’auteur (à 35s), Francini, et plus discret, sauf à la fin, son compère bandonéoniste Armando Pontier. Maderna, Pontier et Francini se partagent la vedette avec Podestá.
Paroles
La casa tenía una reja pintada con quejas y cantos de amor. La noche llenaba de ojeras la reja, la hiedra y el viejo balcón… Recuerdo que entonces reías si yo te leía mi verso mejor y ahora, capricho del tiempo, leyendo esos versos ¡lloramos los dos!
Los años de la infancia pasaron, pasaron… La reja está dormida de tanto silencio y en aquel pedacito de cielo se quedó tu alegría y mi amor. Los años han pasado terribles, malvados, dejando esa esperanza que no ha de llegar y recuerdo tu gesto travieso después de aquel beso robado al azar…
Tal vez se enfrió con la brisa tu cálida risa, tu límpida voz… Tal vez escapó a tus ojeras la reja, la hiedra y el viejo balcón… Tus ojos de azúcar quemada tenían distancias doradas al sol… ¡Y hoy quieres hallar como entonces la reja de bronce temblando de amor!…
La maison avait une clôture peinte de plaintes et de chansons d’amour. La nuit remplissait de cernes, la clôture, le lierre et le vieux balcon… Je me souviens qu’à l’époque tu riais si je te lisais mes meilleurs vers et maintenant, caprice du temps, en lisant ces mêmes vers, nous pleurons tous les deux ! Les années de l’enfance sont passées, passées… La clôture est endormie de tant de silence et dans ce petit coin de ciel sont restés ta joie et mon amour. Les années ont passé terribles, méchantes, laissant cet espoir qui ne viendra jamais et je me souviens de ton geste espiègle après ce baiser volé au hasard… Peut-être que ton rire chaleureux, ta voix limpide se sont refroidis avec la brise… Peut-être que la clôture, le lierre et le vieux balcon ont échappé à tes cernes… Tes yeux de sucre brûlé avaient des distances dorées au soleil… Et aujourd’hui tu veux retrouver comme avant la grille de bronze tremblante d’amour !…
Autres versions
Il y a deux versions parfaites pour la danse et qui datent de l’âge d’or du tango. Les voici.
Pedacito de cielo 1942-09-02 – Orquesta Miguel Caló con Alberto Podestá. C’est notre tango du jour.Pedacito de cielo 1942-09-18 – Orquesta Aníbal Troilo con Francisco Fiorentino.
Il y a beaucoup d’autres versions, sans doute pas autant que le nombre de bougies qui m’attend, mais je compléterai sans doute la liste un de ces jours…
Sachez juste qu’il y a aussi un tango du même titre qui a été composé par José Martínez et que l’on connaît surtout par la belle version de1927 par Agesilao Ferrazzano que voici :
Pedacito de cielo 1927-05-11 – Orquesta Agesilao Ferrazzano. Un petit cadeau pour ceux qui n’aiment pas les valses (les pauvres).
Osmar Maderna (Osmar Héctor Maderna) Letra: Luis Rubistein
Curieusement, Osmar Maderna ne semble pas avoir enregistré ce titre qu’il a composé. Pourtant, dans la version de Caló, on reconnaît bien son orchestration. Si on creuse un peu la question, on se rend compte qu’il l’a enregistré, comme pianiste de Miguel Caló et entouré des musiciens exceptionnels de cet orchestre. Il était difficile de faire mieux pour mettre en musique un de plus beaux poèmes d’amour du tango.
Les musiciens de Miguel Caló
Piano : Osmar Maderna. Son style délicat et simple cadre parfaitement avec la merveilleuse déclaration d’amour que constitue ce tango. Le bon homme à la bonne place, d’autant plus qu’il est l’auteur de la musique… Bandonéons : Domingo Federico, Armando Pontier, José Cambareri (le mage du bandonéon et sa virtuosité époustouflante) et Felipe Ricciardi. Violons : Enrique Francini, Aquiles Aguilar, Ariol Ghesaghi et Angel Bodas. Contrebasse : Ariel Pedernera, dont nous avons entendu la version mutilée de 9 de Julio hier…
Extrait musical
En tus ojos de cielo 1944-07-10 – Orquesta Miguel Caló con Raúl BerónDisque Odeon 8390 Face A San souci – Partition de En tus ojos de cielo – Face B En tus ojos de cielo.
Face A du disque San souci
Comme il n’y a pas d’autres enregistrements de notre tango du jour, je vous propose la face A du disque où a été gravé En tus ojos de cielo. Il s’agit de San souci de Enrique Delfino. Ce titre a été enregistré trois jours plus tôt, le vendredi 7 juillet 1944.
Sans souci 1944-07-07 – Orquesta Miguel Caló (Enrique Delfino).
Pour ceux qui aiment faire des tandas mixtes, il est envisageable de passer les deux faces du disque dans la même tanda. En effet, dans une milonga courte (5 heures), on passe rarement deux tandas de Calo. Pour éviter d’avoir à choisir entre instrumental et chanté, on peut commencer par deux titres chantés, puis terminer par deux titres instrumentaux. Les titres instrumentaux sont souvent un peu plus toniques ce qui justifie de les placer à la fin. Par ailleurs, ils sont aussi un peu plus intéressants pour la danse avec certains orchestres, car l’orchestre est plus libre, n’étant pas au service du chanteur. Bien sûr, ce n’est pas une règle et chaque association doit se faire en fonction du moment et des danseurs. On peut même envisager une tanda instrumentale tonique qui termine de façon plus romantique, par exemple en fin de milonga.
Paroles
Je trouve que c’est un magnifique poème d’amour. Luis Rubistein a fait ici une œuvre splendide.
Como una piedra tirada en el camino, era mi vida, sin ternuras y sin fe, pero una noche Dios te trajo a mi destino y entonces con tu embrujo me desperté… Eras un sueño de estrellas y luceros, eras un ángel con perfume celestial. Ahora sólo soy feliz porque te quiero y en tus ojos olvidé mi viejo mal…
En tus ojos de cielo, sueño un mundo mejor. En tus ojos de cielo que son mi desvelo, mi pena y mi amor. En tus ojos de cielo, azulada canción, tengo mi alma perdida, pupilas dormidas en mi corazón…
Vos dijiste que, al fin, la vida es buena cuando un cariño nos embruja el corazón, con tu ternura, luz de sombra para mi pena, mi sombra ya no es sombra porque es canción… Sólo me resta decir ¡bendita seas!, alma de mi alma, esperanza y realidad. Ya nunca ha de arrancarme de tus brazos, porque en ellos hay amor, luz y verdad…
Osmar Maderna (Osmar Héctor Maderna) Letra: Luis Rubistein
Traduction libre
Comme une pierre jetée sur le chemin était ma vie, sans tendresse et sans foi, mais une nuit Dieu t’a conduite à mon destin et depuis avec ton sortilège je me suis réveillé… Tu étais un rêve d’étoiles et d’astres (lucero peut parler de Vénus et des astres plus brillants que la moyenne), tu étais un ange au parfum céleste. Maintenant seulement, je suis heureux parce que je t’aime et que dans tes yeux j’ai oublié mon ancien mal… Dans tes yeux de ciel, je rêve d’un monde meilleur. Dans tes yeux de ciel, qui sont mes insomnies, ma peine et mon amour. Dans tes yeux de ciel, une chanson bleue, j’ai mon âme perdue, des pupilles endormies dans mon cœur… Tu as dit que, finalement, la vie est bonne quand l’affection envoûte nos cœurs, avec ta tendresse, lumière d’ombre pour mon chagrin, mon ombre désormais n’est plus une ombre, car c’est une chanson… Il ne me reste plus qu’à dire « que tu sois bénie ! », âme de mon âme, espérance et réalité. Maintenant, rien ne m’arrachera jamais de tes bras, parce qu’en eux il y a l’amour, la lumière et la vérité…
Dans ses yeux
Les yeux bleus
Les yeux des femmes sont un sujet de choix pour les tangos. Ici, ils sont le paradis pour l’homme qui s’y abîme. On retrouve le même thème chez Francisco Bohigas dans El cielo en tus ojos
El cielo en tus ojos yo vi amada mía, y desde ese día en tu amor confié, el cielo en tus ojos me habló de alegrías, me habló de ternuras me dió valentías, el cielo en tus ojos rehizo mi ser.
Francisco Bohigas, El cielo en tus ojos
El cielo en tus ojos 1941-10-03 – Orquesta Carlos Di Sarli con Roberto Rufino.
Le ciel dans tes yeux, je l’ai vu ma bien-aimée, et à partir de ce jour-là j’ai fait confiance en ton amour, le ciel dans tes yeux m’a parlé de joie, il m’a parlé de tendresse, il m’a donné du courage, le ciel dans tes yeux a refait mon être.
Pour d’autres, comme Homero Expósito, les yeux fussent-il couleur de ciel, ne suffisent pas à le retenir auprès de la femme :
Eran sus ojos de cielo el ancla más linda que ataba mis sueños; era mi amor, pero un día se fue de mis cosas y entró a ser recuerdo.
Qué me van a hablar de amor – Homero Expósito
Qué me van a hablar de amor 1946-07-11 – Orquesta Aníbal Troilo con Floreal Ruiz
Ses yeux de ciel étaient l’ancre la plus belle qui liait mes rêves ; elle était mon amour, mais un jour, elle s’en fut de mes affaires et est devenue un souvenir.
Les autres couleurs d’yeux et en particulier les noirs
Je n’ai évoqué que très brièvement, les yeux bleus, couleur apportée par les colons européens, notamment Italiens, Français et d’Europe de l’Est, mais il y a des textes sur toutes les couleurs, même si les yeux noirs sont sans doute majoritaires…
Tus ojos de trigo (blé) dans Tu casa ya no está de Virgilio et son frère Homero Expósito, valse enregistrée par Osvaldo Pugliese avec Roberto Chanel en 1944.
Ojos verdes (tango par Juan Canaro) et vals par Humberto Canaro Letra: Alfredo Defilpo (superbe dans son interprétation par Francisco Canaro et Francisco Amor, ainsi qu’une autre valse par Manuel López, Quiroga Miquel Letra: Salvador Federico Valverde; Rafael de León; Arias de Saavedra.
Tus ojos de azúcar quemada (sucre brûlé) de Pedacito de Cielo de Homero Expósito, valse enregistrée par divers orchestres dont Troilo avec Fiorentino en 1942. Et la longue liste des yeux noirs, rien que dans le titre…
Dos ojos negros de Raúl Joaquín de los Hoyos Letra: Diego Arzeno Ojos negros d’après un air russe repris par Vicente Greco et des paroles de José Arolas (frère aîné de Eduardo) et d’autres de Pedro Numa Córdoba, mais aussi par Rosita Montemar (musique et paroles)
Ojos negros que fascinan de Manuel Salina Letra: Florián Rey.
Muchachita de ojos negro de Tito Insausti
Por unos ojos negros de José Dames Letra: Horacio Sanguinetti.
Tus ojos negros (valse) de Osvaldo Adriani (parolier inconnu)
Yo vendo unos ojos negros de Pablo Ara Lucena très connu dans l’interprétation de Mercedes Simone con Juan Carlos Cambon y Su Orquesta mais qui est tiré d’une tonada chilena (chanson chilienne) dont une belle version a été enregistrée par Moreyra – Canale y su Conjunto Criollo avec des arrangements de Félix Villa.
Et un petit coup d’œil aux origines du tango
Ces histoires d’yeux m’ont fait penser à l’œil noir de Carmen, la reine de la habanera de Georges Bizet (Un œil noir te regarde…). Mais non, je ne me suis pas perdu loin du tango. Bizet a écrit Carmen pour flatter la femme de Napoléon III d’origine espagnole (Eugenia de Montijo, Guzman). Dans son opéra, il y a une célèbre habanera (Près des remparts de Séville), rythme qui est fréquent dans les anciens tangos, les milongas et la musique de Piazzolla, car ne l’oublions pas, le premier tango est d’origine espagnole.
Georges Bizet – Carmen : « L’amour est un oiseau rebelle » sur un rythme de habanera. 2010 – Elina Garanca – Metropolitan Opera de New York Direction, Yannick Nézet-Séguin.
Le tango est en effet né dans les théâtres et pas dans les bordels et son inspiration est andalouse. La zarzuela (sorte d’opéra du sud de l’Espagne mêlant chant, jeu d’acteur et danse) comportait différents rythmes dont la séguedille (que l’on retrouve dans Carmen dans Près des remparts de Séville) et la habanera. Les musiciens, qu’ils soient français ou espagnols, connaissaient donc ces musiques. En 1857 pour le spectacle (une sorte de zarzuela) El gaucho de Buenos Aires O todos rabian por casarse de Estanislao del Campo, Santiago Ramos, un musicien espagnol a écrit Tomá mate, che. Nous n’avons évidemment pas d’enregistrement de l’époque, mais il y en a deux de 1951 qui reprennent la musique avec des adaptations et un titre légèrement différent. Je vous les propose :
Tomá mate, tomá mate 1951-05-18 – Orquesta Francisco Canaro con Alberto Arenas.Tomá mate, tomá mate 1951-10-15 – Lorenzo Barbero y su orquesta de la argentinidad con Rodolfo Florio y Carlos del Monte.
Évidemment, presque un siècle après l’écriture, il est certain que les arrangements de Canaro ont modifié la composition originale, mais je suis content de vous avoir présenté le tango au berceau.
D’autres candidats comme Bartolo tenía una fluta, dont on n’a, semble-t-il, pas de trace, mais qui est évoqué dans un certain nombre de titres comme Bartolo toca la flauta (ranchera) Che Bartolo (tango) ou La flauta de Bartolo (milonga) l’ont suivi. Je citerai également El queco (bordel en lunfardo d’origine quechua) de la pianiste andalouse Heloise de Silva et dont le titre originel était Kico (diminutif de Francisco. Le clarinettiste Lino Galeano l’a adapté à l’air du temps en changeant Kico pour Queco, avec des paroles vulgaires. Le titre originel invitait Kico à danser, le nouveau texte est bien moins élégant, l’invitation n’est pas à danser. On arrive donc au bordel, mais on est en 1874. Quoi qu’il en soit, Queco a obtenu du succès et fut l’un des tout premiers tangos à être largement diffusé et qui confirme les origines andalouses du tango. Je n’oublie pas l’origine « candombéenne », on reparlera un jour de El Negro Schicoba composé en 1866 par José María Palazuelos et interprété pour la première fois par Germán Mackay avec ses paroles le 24 mai 1867.
Le bateau à voiles, el bajel et ses compagnons plus tardifs à charbon, ont été les instruments de la découverte des Amériques par les Européens. Notre tango du jour lui rend hommage. C’est un tango plutôt rare, écrit par deux des frères De Caro. Si les deux sont nés à Buenos Aires, leurs parents José De Caro et Mariana Ricciardi sont nés en Italie et donc venus en bateau. Mais peut-être ne savez-vous pas qu’on vous mène en bateau quand on vous vante les qualités de compositeur et de novateur de Julio De Caro. Nous allons lever le voile et hisser les voiles pour nous lancer à a découverte de notre tango du jour.
Ce week-end, j’ai animé une milonga organisée par un capitaine de bateau. Je lui dédie cette anecdote. Michel, c’est pour toi et pour Delphine, que vous puissiez voguer, comme les pionniers à la rencontre des merveilles que recèlent la mer et les terres lointaines au compas y al compás de un tango.
Sexteto de Julio De Caro vers 1927.
Au premier plan à gauche, Émilio de Caro au violon, Armando Blasco, bandonéon, Vincent Sciarretta, Contrebasse, Francisco De Caro, piano; Julio De Caro, violin à Cornet et Pedro Laurenz au bandonéon. Emilio est le plus jeune et Francisco le plus âgé des trois frères présents dans le sexteto. Julio avec son violon à cornet domine l’orchestre
Extrait musical
Partition de El bajel signée Francisco et Julio De Caro… Notez qu’il est désigné par le terme “Tango de Salon » et qu’il est dédicacé à Pedro Maffia et Luis Consenza.El bajel 1948-06-24 — Orquesta Osmar Maderna.
Ce n’est assurément pas un tango de danse. Il est d’ailleurs annoncé comme tango de salon. Contrairement aux tangos de danse où la structure est claire, par exemple du type A+B, ou A+A+B ou autre, ici, on est devant un déploiement musical comme on en trouve en musique classique. Pour des danseurs, il manque le repère de la première annonce du thème, puis celle de la reprise. Ici, le développement est continu et donc il est impossible de deviner ce qui va suivre, sauf à connaître déjà l’œuvre. C’est une des caractéristiques qui permet de montrer que la part de Francisco et bien plus grande que celle de son petit frère dans l’affaire, ce dernier étant plus traditionnel, comme nous le verrons ci-dessous, par exemple dans le tango 1937 qui est de conception « normale ». Entrée musicale, chanteur qui reprend le thème avec le refrain…
Autres versions
El bajel 1948-06-24 — Orquesta Osmar Maderna. C’est notre tango du jour.El bajel Horacio Salgán au piano. C’est un enregistrement de la radio, la qualité est médiocre et de plus, le public était enrhumé.El bajel — Horacio Salgán (piano) et Ubaldo De Lío (guitare). Une version de bonne qualité sonore avec en plus la guitare de Ubaldo De Lío.El bajel 2013 — Orquesta Típica Sans Souci.
L’orchestre Sans Souci sort de sa zone de confort qui est de jouer dans le style de Miguel Caló. Le résultat fait que c’est le seul tango de notre sélection qui soit à peu près dansable. On notera en fin de musique, le petit chapelet de notes qui est la signature de Miguel Caló, mais que l’on avait également dans l’enregistrement de Maderna…
El bajel 2007 — Trio Peter Breiner, Boris Lenko y Stano Palúch.
Une version tirant fortement du côté de la musique classique. Mais c’est une tendance de beaucoup de musiciens que de tirer vers le classique qu’ils trouvent parfois plus intéressant à jouer que les arrangements plus sommaires du tango de bal.
Julio ou Francisco ?
Si le prénom de Julio a été retenu dans les histoires de tango, c’est qu’il était, comme Canaro, un entrepreneur, un homme d’affaires qui savait faire marcher sa boutique et se mettre en avant. Son frère Francisco, aîné d’un an, n’avait pas ce talent et est resté toute sa vie au second plan, malgré ses qualités exceptionnelles de pianiste et compositeur. Il a failli créer un sexteto avec Clausi, mais le projet n’a pas abouti, justement, par manque de capacité entrepreneuriale. Nous évoquerons en fin d’article un autre sexteto dont il est à l’origine, sans lui avoir donné son prénom. En tango comme ailleurs, ce n’est pas tout que de bien faire, encore faut-il le faire savoir. C’est dommage, mais ceux qui tirent les marrons du feu ne sont pas toujours ceux qui les mangent. Julio, était donc un homme avec un caractère plutôt fort et il savait mener sa barque, ou son bajel dans le cas présent. Il a su utiliser les talents de son grand frère pour faire marcher sa boutique. Francisco est mort pauvre et Pedro Laurenz qui, comme Francisco a beaucoup donné à Julio, a aussi connu une fin économiquement difficile. Julio a signé ou cosigné des titres avec Maffia, Francisco (son frère) et Laurenz, sans toujours faire la part des participations respectives, qui pouvaient être nulles dans certains cas, malgré son nom en vedette. Par exemple ; El arranque, Boedo ou Tierra querida sont signés par Julio Caro alors qu’ils sont de Pedro Laurenz qui n’est même pas mentionné.
Sexteto De Caro – Julio de Caro (violoniste et directeur d’orchestre, Emilio De Caro (violoniste), Pedro Maffia (bandonéoniste), Leopoldo Thompson (contrebassiste), Francisco De Caro (pianiste), Pedro Laurenz (bandonéoniste).
Sur cette image tirée de la couverture d’une partition de La revancha de Pedro Laurenz on trouve l’équipe de compositeurs associée à Julio De Caro :
Emilio De Caro, le petit frère qui a composé une dizaine de titres joués par l’orchestre de Julio.
Francisco De Caro, le grand frère qui est probablement le compositeur principal de l’orchestre de Julio, que ce soit sous son nom, en collaboration de Julio ou comme compositeur « caché ».
Pedro Maffia, qui « donna » quelques titres à Julio quand il travaillait pour le sexteto
Pedro Laurenz, qui fut également un fournisseur de titres pour l’orchestre.
Je pourrais rajouter Ruperto Leopoldo Thompson (le contrebassiste) qui a donné Catita enregistré par l’orchestre de Julio de Caro en 1932. Contrairement aux compositions des frères de Julio, de Maffia et de Laurenz, c’est un tango traditionnel, pas du tout novateur.
Quelques indices proposés à l’écoute
Avancer que Julio De Caro n’est pas forcément la tête pensante de l’évolution decarienne, mérite tout de même quelques preuves. Je vous propose de le faire en musique. Voici quelques titres interprétés, quand ils existent, par l’orchestre de Julio de Caro pour ne pas fausser la comparaison… Vous en reconnaîtrez certains qui ont eu des versions prestigieuses, notamment par Pugliese.
Tangos écrits par Julio de Caro seul :
Viña del mar 1936-12-13 – Orquesta Julio De Caro con Pedro Lauga.
Après l’annonce, le thème qui sera repris ensuite par le chanteur, Pedro Lauga. Une composition classique de tango.
1937 (Mil novecientos treinta y siete) 1938-01-10 – Orquesta Julio de Caro con Luis Díaz.
Le tango est encore composé de façon très traditionnelle, sans les innovations que son frère apporte, comme dans Flores negras que vous pourrez entendre ci-dessous.
Ja, ja, ja 1951-06-01 – Orquesta Julio De Caro con Orlando Verri. Des rires que l’on retrouvera dans Mala junta.
Je vous laisse méditer sur l’intérêt de ces enregistrements.
Attention, pour ces titres, comme pour les suivants, il ne s’agit pas de musique de danse. Ce n’est donc pas l’aune de la dansabilité qu’il faut les apprécier, mais plutôt sur leur apport à l’évolution du genre musical, ce qui permet de voir que l’apport de Julio dans ce sens n’est peut-être pas aussi important que ce qu’il est convenu de considérer.
Tangos cosignés avec Francisco De Caro (en réalité écrits par Francisco)
Mala pinta (Mala estampa) 1928-08-27 — Orquesta Julio De Caro.
Si on considère que c’est un enregistrement de 1928, on mesure bien la modernité de cette composition. Pugliese l’enregistrera en 1944.
La mazorca 1931-01-07 — Orquesta Julio De CaroEl bajel 1948-06-24 — Orquesta Osmar Maderna. C’est notre tango du jour,
Tangos écrits seulement par Francisco De Caro
Sueño azul 1926-11-29 — Orquesta Julio De Caro.
On pensera à la magnifique version de Osvaldo Fresedo (celle de 1961, bien sûr, pas celle de 1937 écrite par Tibor Barczy (T. Baresi) avec des paroles de Tibor Barczy et Roberto Zerrillo et qu’a si merveilleusement interprété Roberto Ray. La version de 1961 n’est pas pour la danse, c’est plutôt une œuvre « symphonique » et qui s’inscrit dans la lignée de Francisco De Caro, objet de mon article. Merci à Fred, TDJ, qui m’incite à donner cette précision que j’aurais dû faire, d’autant plus que l’univers de De Caro est souvent moins connu, voire méprisé par les danseurs.
Flores negras 1927-09-13 — Orquesta Julio De Caro.
S’il fallait une seule preuve du talent de Francisco, je convoquerai à la barre ce titre. On peut entendre comment commence le titre, avec ces élans des cordes que l’on retrouvera chez Pugliese bien plus tard, tout comme les sols de pianos de Francisco seront ressuscités par Pugliese en son temps. La contrebasse de Thompson marque le compas, mais avec des éclipses, tout comme le fera Pugliese dans ces alternances de passages rythmées et d’autres glissés. Si vous faites attention, vous pourrez distinguer la différence entre le violon d’Emilio et celui de son grand frère Julio qui utilise encore le cornet de l’époque acoustique. Cette différence de sonorité permet d’attribuer avec certitude les traits plus virtuoses à Emilio. Même si on n’est pas vraiment dans la danse, ce titre pourra curieusement plaire aux amateurs des tangos de Pugliese des années 50, ce qui démontre l’avancée de Francisco par rapport à ses contemporains. Par rapport à notre tango du jour, il reste un peu de la structure traditionnelle, mais avec de telles variations que cela rendrait la tâche des danseurs très compliquée s’ils leur prenaient l’envie de le danser en improvisation. Cette magnifique mélodie fait partie de la bande-son du film La puta y la ballena (2004). De Angelis, et Fresedo en ont des versions intéressantes et fort différentes. Celle de De Angelis est même tout à fait dansante.
Je rajoute un enregistrement de qualité très moyenne, mais qui est un excellent témoignage de l’admiration d’Osvaldo Pugliese pour Francisco De Caro.
Flores negras — Osvaldo Pugliese (solo de piano).
Encore une version enregistrée à la radio et avec un public enrhumé.
Loca bohemia 1928-09-14 — Orquesta Julio De CaroUn poema 1930-01-08 Sexteto Julio De Caro.
Si on compare avec une composition de Julio, même plus tardive, comme Viña del mar (1936), on voit bien qui est le novateur des deux.
Tangos cosignés par Francisco De Caro et Pedro Laurenz
Esquelas 1932-04-07 — Orquesta Julio De Caro con Luis Díaz
Tangos écrits par Pedro Laurenz et signés Julio De Caro
Tierra querida 1927-09-12 — Orquesta Julio De CaroBoedo 1928-11-16 — Orquesta Julio De Caro
Boedo, une composition de Pedro Laurenz, signée Julio de Caro et interprété par son orchestre en novembre 1928.
Sur les disques, c’est le nom de l’orchestre qui prime. S’il c’étaiSur les disques, c’est le nom de l’orchestre qui prime. S’il c’était appelé Hermanos De Caro ou tout simplement De Caro, peut-être que la contribution majeure de Francisco De Caro serait plus connue aujourd’hui. Sur le disque, seul le nom de Julio De Caro apparaît pour la composition, alors que c’est une œuvre de Pedro Laurenz. On comprend qu’à un moment ce dernier ait également quitté l’orchestre.
El arranque 1934-01-04 — Orquesta Julio De Caro
Tango cosigné avec Pedro Laurenz (avec apports de Laurenz majoritaires, voire totaux)
Orgullo criollo 1928-09-17 — Orquesta Julio De CaroMala junta 1927-09-13 — Orquesta Julio De Caro
Tangos cosignés avec Pedro Maffia (en réalité écrits par Maffia)
Chiclana 1936-12-15 — Quinteto Los Virtuosos.
Quinteto Los Virtuosos (Francisco De Caro (piano), Pedro Maffia et Ciriaco Ortiz (bandonéon), Julio De Caro et Elvino Vardaro (violon)
Tiny 1945-12-18 Orquesta Osvaldo Pugliese.
Pas de version enregistrée par Julio de Caro.
Tangos co-écrits avec Maffia et Laurenz mais signés par Julio de Caro
Buen amigo 1925-05-12 — Orquesta Julio De Caro.
On pensera aux versions de Troilo ou Pugliese pour se rendre compte de la modernité de la composition de Maffia et Laurenz. L’enregistrement acoustique rend toutefois difficile l’appréciation de la subtilité de la composition.
Photographiés en 1927, de gauche à droite : Francisco De Caro, Manlio Francia, Julio De Caro et Pedro Laurenz.
Le violoniste Manlio Francia composa deux tangos qui furent joués par l’orchestre de Julio De Carro, Fantasias (1929) et Pasionaria (1927).
Mais alors, pourquoi on parle de Julio et pas de Francisco ?
J’ai évoqué la personnalité forte de Julio. En fait, l’orchestre initial a été formé par Francisco qui a demandé à ses deux frères de se joindre à son sexteto, en décembre 1923. Le succès aidant, l’orchestre a obtenu différents contrats permettant à l’orchestre de grossir, notamment pour le carnaval (oui, encore le carnaval) jusqu’à devenir une composition monstrueuse d’une vingtaine de musiciens. Ceci explique que le sexteto est généralement appelé orquesta típica, même si ce terme est généralement réservé aux compositions ayant plus d’instrumentistes (bandonéonistes et violonistes). Au départ, cet orchestre monté par Francisco n’ayant pas de nom, il s’annonçait juste « sous la direction de Julio De Caro. Mais un jour, dans une publicité du club Vogue ou se produisait l’orchestre, l’orchestre était annoncé comme l’orchestre « Julio De Caro. Cela n’a pas plut à Maffia et Petrucelli qui décidèrent alors d’abandonner l’orchestre ne supportant plus le caractère, fort, de Julio et sa volonté de dominer. Ceux qui connaissent les Daltons penseront sans doute à la personnalité de Joe Dalton pour la comparer à celle de Julio De Caro.
Joe, c’est assurément Julio. Francisco était-il Averell ?
Plus tard, Gabriel Clausi et Pedro Laurenz quitteront l’orchestre à cause du caractère de Julio. Ces derniers ont gardé des attaches avec Francisco et lorsque Osvaldo Pugliese s’est chargé de faire passer à la postérité l’héritage des frères De Caro, c’est à Francisco qu’il se référait. Donc, ce qui était clair à l’époque, est un peu tombé dans l’oubli, notamment à cause des disques qui portent uniquement le nom de Julio De Caro, puisque tous les orchestres étaient à son nom, ce dernier ayant toujours refusé le partage, Maffia-De Caro ou De Caro-Laurenz, même pas en rêve pour lui.
Orchestre De Caro sur un bateau ?
Cette photo est en général étiquetée comme étant l’orchestre de Julio De Caro en route pour l’Europe en mars 1931. Cependant on reconnaît Thompson, mort en août 1925. La photo est donc à dater entre 1924 et cette date si c’est l’orchestre De Caro. Je propose de placer cette photo sur un bateau se rendant en Uruguay ou qui en revient. Julio de Caro avait, à diverses reprises, travaillé en Uruguay, avec Eduardo Arolas, Enrique Delfino et Minotto Di Cicco (dans l’orchestre duquel Francisco était pianiste). Comme Thomson était avec Juan Carlos Cobián en 1923 et auparavant avec Osvaldo Fresedo, cela confirme que cette photo est au plus tôt de décembre 1923. Lorsque Francisco du monter son orchestre (qui prit le prénom de son frère), il fit appel outre à ses frères, Emilio et Julio, à Thompson, Luis Petrucelli (bandonéon) puis Pedro Láurenz en septembre 1924 Pedro Maffia (bandonéon) remplacé en 1926 par Armando Blasco et Alfredo Citro (violon). Il y a peu de photos des artistes en 1924 et les portraits que j’ai trouvés ne permettent pas de garantir les noms des autres personnes présentes. Quoi qu’il en soit, je termine cette anecdote avec une photo prise sur un bateau, même si ce n’est probablement pas un bajel…
On associe souvent RaúlBerón à Miguel Caló et on n’a pas tort. Berón commence vraiment sa carrière avec Caló et la termine avec lui. Cependant, il y a eu quelques séparations, notamment en 1943, date de notre tango du jour. Dans cet intervalle s’est glissé le talentueux Jorge Ortiz, un ténor alors que Caló privilégiait des voix plus graves de barytons. Je vous propose d’écouter Mi cantar par l’intérimaire de talent, Jorge Ortiz.
Extrait musical
Mi cantar 1943-05-21 — Orquesta Miguel Caló con Jorge Ortiz [Héctor Stamponi (Luciano Héctor Stamponi) Letra: Homero Expósito (Homero Aldo Expósito)].
Paroles
Mi cantar es un canto de esperanza, flor de yuyo, rabia mansa, soledad.
Mi cantar lo robé de las estrellas en las horas de tristeza que tu adiós me dejó. Callejón de caricias y sonidos que, llegando del olvido dan motivo a mi canción.
Mi cantar es un canto de esperanza, es un grito de dolor. Un ayer de perfumes y de flor, y un adiós sin motivo, y el rencor de esperar y de esperar escribió con olvido.
Mi cantar gracia plena del fracaso, con mi angustia, con tu acaso, con tu adiós.
Mi cantar cofre azul de lo imposible, noche siempre, noche horrible, noche así, como yo. Corazón, tú qué sabes de la angustia de mi voz cansada y mustia, no pretendas despertar.
Mi cantar es la gracia del fracaso, es el no saber llorar.
Ma chanson est une chanson d’espoir, une fleur sauvage (fleur de mauvaise herbe, voir Yuyo verde), une douce rage, une solitude. J’ai volé mon chant aux étoiles dans les heures de tristesse que ton adieu m’a laissées. Une ruelle de caresses et de sons qui, venus de l’oubli, donnent raison à ma chanson. Ma chanson est une chanson d’espoir, c’est un cri de douleur. Un hier de parfums et de fleurs, et un adieu sans raison, et la rancœur de l’attente et de l’attente écrites dans l’oubli. Mon chant de toute la grâce de l’échec, avec mon angoisse, avec tes hésitations, avec tes adieux. Ma chanson, coffre bleu de l’impossible, nuit de toujours, nuit horrible, nuit ainsi, comme moi. Mon cœur, toi qui connais l’angoisse de ma voix fatiguée et fanée (se dit aussi d’une fleur), n’essaye pas de te réveiller. Mon chant est la grâce de l’échec, celui de ne savoir pas pleurer.
L’orchestre de Miguel Caló en 1943
Ce n’est pas pour rien que l’orchestre de Miguel Caló était appelé les Étoiles (Las Estrellas). Il avait monté un orchestre exceptionnel. Presque chaque exécutant pourrait faire l’objet d’une notice. Bandonéons : Domingo Federico, Armando Pontier, José Cambareri, Felipe Ricciardi Piano : Osmar Maderna Violons : Enrique Francini, Aquiles Aguilar, Ariol Ghesaghi, Angel Bodas Contrebasse : Ariel Pedernera Chanteurs : Jorge Ortiz (ténor, celui de ce titre), Raúl Iriarte et Alberto Podestá (barytons). Signalons aussi pour mémoire Raúl Berón, un autre baryton qui est indissociable de l’orchestre de Miguel Caló. C’est qu’en 1943, RaúlBerón était avec l’orchestre de Lucio Demare. Il est retourné avec Caló seulement en 1944. Il y a donc un trou dans l’association avec Berón qui a duré de 1942 à 1963 (avec quelques trous, dont un grand en ce qui concerne les enregistrements entre 1950 et 1963…
Jorge Ortiz avec Miguel Caló
Curieusement, ce titre est encore un orphelin. Personne n’a, semble-t-il, eu l’idée de l’enregistrer à la suite de Caló et Ortiz. Pour terminer en musique, je vous propose donc quelques exemples de tangos chantés par Jorge Ortiz avec l’orchestre de Calo : La première session d’enregistrement, sur deux jours a donné trois titres parfaits :
Barrio de tango 1943-01-19 — Orquesta Miguel Caló con Jorge Ortiz (Aníbal Troilo Letra: Homero Manzi).Pa’ qué seguir 1943-01-19 – Orquesta Miguel Caló con Jorge Ortiz (Francisco Fiorentino Letra: Pedro Lloret).A las siete en el café 1943-01-20 — Orquesta Miguel Caló con Jorge Ortiz (Armando Baliotti Letra: Santiago Luis D. Adamini).
C’est une version bien plus intéressante que celle de Ángel D’agostino et Raúl Aldao, de la même année. Cela commençait bien, non ? Un mois plus tard, ils enregistrent :
Ya sale el tren 1943-02-25 — Orquesta Miguel Caló con Jorge Ortiz (Luis Rubistein, Musique et paroles).
Une des plus impressionnantes introductions liées au monde ferroviaire. Je vous laisse découvrir si vous ne connaissez pas.
De barro 1943-05-21 — Orquesta Miguel Caló con Jorge Ortiz (Sebastián Piana Letra: Homero Manzi).
Pour moi, c’est un ovni, une soucoupe volante que l’on aura bien du mal à caser dans une tanda de Caló.
Mi cantar 1943-05-21 — Orquesta Miguel Caló con Jorge Ortiz [Héctor Stamponi (Luciano Héctor Stamponi) Letra: Homero Expósito (Homero Aldo Expósito)].
C’est notre tango du jour. Il me rassure sur l’association de Caló et Ortiz. Le dernier titre enregistré par ces deux-là, c’est une milonga candombe :
Le DJ qui veut faire une tanda Calo Ortiz a 6 titres au choix (la milonga est orpheline). Si on considère que De barro est à terre, il reste 5 titres… Pour une tanda de quatre, il faut en éliminer un et pour une tanda de trois, deux. C’est une des raisons où je trouve que les tandas de quatre sont plus intéressantes, car elles permettent de faire des parcours plus subtils que des tandas de trois. Mais c’est un autre débat. Voir mon article Tanda 5-4-3-2-1.
Lorsque Varela lance les quatre notes initiales, tous les danseurs réagissent. Elles raisonnent comme le pom pom pom pom de la 5e symphonie de Beethoven. Le destin des danseurs est fixé, ils doivent danser ce titre. Cette fascination date des premiers temps de ce titre qui a été enregistré, il n’y a pas trois ans, mais 68 ans et il nous parle toujours.
Le pom pom pom pom de Varela dans la version avec Ledesma.
Même si la partition ne comporte que les notes en rouge pour les trois premières notes, Varela fait jouer une double croche à la place de la croche du début de la seconde mesure à ses violons. C’est relativement discret. Je l’ai indiqué en plaçant deux points rouges avec un petit point bleu au centre. Varela fait jouer les deux petits points à la place de la croche qu’ils encadrent. Cela correspond aux paroles (me/ha), Ledesma chantant deux syllabes sur une seule note ; Varela demande à ses violons de faire pareil, par un très léger accent. On se retrouve donc avec environ trois double croches (No-me-ha), puis la croche pointée (las). On notera que les violons, comme Ledesma, chantent le (las) sur la note supérieure de l’accord (dernière note en rouge). Cela atténue la syncope initiale que devrait provoquer l’anacrouse avec la double croche initiale suivie d’une croche. L’interprétation est plus proche de trois doubles croches, ce qui est semblable aux coups du destin dans la cinquième symphonie de Beethoven. Trois coups brefs suivi d’un plus long. Varela utilise une montée à la quinte, alors que Beethoven utilise une descente à la tierce. Ce démarrage est différent suivant les orchestres et si Varela l’utilise pour la version de 1973, il ne le fait pas pour la version chantée par Mauré enregistrée la même année (1956). À la fin de la croche pointée rouge, on trouve (te-so-ro-mi) sur trois double croches et une croche qui fait durer le double de temps le (mi), puis le (o) qui dispose de toute une noire et qui dure donc quatre fois plus longtemps que les trois premières notes bleues.
Juan Pablo Marín
Juan Pablo Marín était guitariste et a écrit trois titres un peu connus. Fueron tres años, notre tango du jour en 1956, et l’année suivante, Reflexionemos qui a été enregistré trois fois en 1957, par Mauré, Gobbi et Nina Miranda et Serenata mía enregistré par Carlos Di Sarli avec le duo de Roberto Florio et Jorge Durán. Ces deux titres de 1957 ne sont pas comparables avec Fueron tres años ce qui explique un peu leur oubli. Je les laisse donc tranquillement dormir pour vous offrir notre tango du jour.
Extrait musical
Fueron tres años 1956-05-18 — Orquesta Héctor Varela con Argentino Ledesma.Partition de Fueron tres años
Paroles
No me hablas, tesoro mío, no me hablas ni me has mirado. Fueron tres años, mi vida, tres años muy lejos de tu corazón. ¡Háblame, rompe el silencio! ¿No ves que me estoy muriendo? Y quítame este tormento, porque tu silencio ya me dice adiós.
¡Qué cosas que tiene la vida! ¡Qué cosas tener que llorar! ¡Qué cosas que tiene el destino! Será mi camino sufrir y penar. Pero deja que bese tus labios, un solo momento, y después me voy; y quítame este tormento, porque tu silencio ya me dice adiós.
Aún tengo fuego en los labios, del beso de despedida. ¿Cómo pensar que mentías, sí tus negros ojos lloraban por mí? ¡Háblame, rompe el silencio! ¿No ves que me estoy muriendo? Y quítame este tormento, porque tu silencio ya me dice adiós.
Juan Pablo Marín (musique et paroles)
Traduction libre
Tu ne me parles pas, mon trésor, Tu ne me parles pas ni ne m’as regardé. Ce furent trois ans, ma vie, trois ans très loin de ton cœur. Parle-moi, rompt le silence ! Ne vois-tu pas que je suis en train de mourir ? Et ôte-moi ce tourment, car ton silence, déjà, me dit adieu.
Que de choses tient la vie ! Que de choses à tenir pour pleurer ! Que de choses tient le destin ! Ce sera mon chemin, souffrir et être peiné. Mais laisse-moi baiser tes lèvres, un seul instant, et ensuite je m’en vais ; Et enlève-moi ce tourment, car ton silence, déjà, me dit adieu.
J’ai encore du feu sur les lèvres, du baiser d’adieu. Comment penser que tu mentais, quand tes yeux noirs pleuraient pour moi ? Parle-moi, rompt le silence ! Ne vois-tu pas que je suis en train de mourir ? Et ôte-moi ce tourment, car ton silence, déjà, me dit adieu.
Autres versions
Seules les deux versions de Varela avec Ledesma et Falcón sont courantes, pourtant d’autres méritent d’être écoutées, voire dansées.
Fueron tres años 1956 — Héctor Mauré con acomp. de Orquesta Héctor Varela.
Cette version n’est pas précisément datée. Elle est peut-être postérieure à celle avec Ledesma, mais j’ai souhaité la mettre en premier pour la mettre en valeur. Même si ce n’est pas une version de danse, elle est magnifique et je pense que vous aurez plaisir à l’écouter. On notera que le début est différent. On peut l’attribuer au fait que Ledesma chante durant tout le titre et que par conséquent, faire un premier passage instrumental aurait été trop long. Varela l’a donc raccourci et il n’y a pas le pom pom pom pom initial.
Fueron tres años 1956-05-18 — Orquesta Héctor Varela con Argentino Ledesma. C’est notre tango du jour.Fueron tres años 1956-06-18 – Orquesta Graciano Gómez con Nina Miranda.
Le pom pom pom pom est remplacée une montée des cordes et bandonéons. Cela donne un départ assez spectaculaire et très différent. On connait Nina Miranda, une des grandes chanteuses uruguayennes. C’est vif et enlevé, mais ça manque sans doute de l’émotion que l’on trouve dans les versions de Varela.
Fueron tres años 1956-06-25 – Jorge Vidal con guitarras.
Un mois après la version enregistrée par Varela avec Ledesma, Jorge Vidal propose une version en chanson accompagnée par des guitares. On est dans un tout autre registre. Je trouve que l’on perd, là aussi un peu d’émotion.
Fueron tres años 1956-07-18 – Orquesta Símbolo ‘Osmar Maderna’ dir. Aquiles Roggero con Jorge Hidalgo.
Roggero choisit la même option que Gómez, un debut lié, mais plus doux.
Fueron tres años 1956-07-27 – Orquesta Enrique Mario Francini con Alberto Podestá.
Des nuances sans doute un peu exagérées démarrent le thème, avec des violons énervés. Podestá qui fait un peu de même ne me semble pas totalement convaincant. C’est de toute façon une version d’écoute et j’ai donc une excuse pour ne pas la passer en milonga…
Fueron tres años 1956-08-06 — Orquesta Donato Racciatti con Olga Delgrossi
On trouve pour la même année, 1956, une version de Rodriguez avec Moreno, mais j’ai un gros doute, car je n’y reconnais ni l’un ni l’autre dans cette interprétation qui de toute façon n’a rien de génial. Je préfère m’abstenir… Il y a donc au moins huit versions et peut-être plus enregistrées sur la seule année 1956. Il faudra attendre 1973, pour que Varela relance la machine à tubes (pour les non-francophones, machine à succès). Cette fois avec Jorge Falcón.
Fueron tres años 1973 — Orquesta Héctor Varela con Jorge Falcón.
C’est une autre sublime version, bravo, Monsieur Varela, trois versions merveilleuses du même thème, chapeau bas !
Fueron tres años 1974 — Orquesta Jorge Dragone Con Diego Solis.
Ce n’est pas inintéressant. Nous n’aurions pas les versions de Varela, on s’en contenterait peut-être. Ces artistes méritent cependant une écoute et comme ils ont enregistré dans un répertoire proche, on peut même faire une tanda pour accompagner ce titre.
Fueron tres años 2014 — Sexteto Milonguero con Javier Di Ciriaco.
C’est dommage que cet orchestre ne soit plus. Il avait une sympathique dynamique impulsée par son chanteur et directeur. On en a peut-être abusé, mais c’était un des orchestres qui avait un style qui n’était pas qu’une copie de ceux du passé. Je les avais fait venir au festival Tangopostale de Toulouse lorsque j’étais en charge des orchestres de bals et ils furent époustouflants et en plus, ils faisaient du tropical génial qu’il est dommage de ne pas plus avoir dans leurs disques, tournés sur le tango.
Fueron tres años 2016-12 — Orquesta Romántica Milonguera con Roberto Minondi.
Un autre orchestre qui a cherché un style propre et qui l’a trouvé. La très belle voix de Roberto Minondi et la sonorité particulière de l’orchestre donne une autre teinte au titre.
Fueron tres años 2018 — Cuarteto Mulenga con Maximiliano Agüero.
L’orchestre marque son originalité en déplaçant la syncope initiale du désormais fameux pom pom pom pom…
Fueron tres años 2023 — Conjuncto Berretin con Megan Yvonne.
Même si j’ai un faible pour les versions de Varela, je pense que vous avez écouté des choses qui vous plaisent dans ce tango tardif, puisque né après l’âge d’or du tango de danse. Si vous n’aimez rien de tous ces titres, je vous propose quelque chose de très différent qui prouve le succès majeur de ce thème écrit il y a 68 ans…
Fueron tres años — Los Rangers De Venezuela.
Aïe, ne me tapez pas sur la tête ! Vous avez la preuve que ce n’est pas nécessaire… C’est la cortina… Je vous propose de retrouver tout de suite votre titre préféré dans la liste qui précède.
¡Madre hay una sola! chantait Gardel dans le tango du même nom. La valse du jour est une valse pour les mères que l’on fête en Argentine le 3e dimanche d’octobre. Ce n’est donc pas tout de suite que les Argentins vont passer cette valse à leur maman, en revanche, dans beaucoup d’autres pays, cela se fête en mai. Certains vont donc pouvoir l’utiliser bientôt…
Extrait musical
Partition de Para ti, Madre.
Para ti madre 1932-05-04 — Orquesta Francisco Canaro con Agustín Irusta. Près de 30 secondes d’introduction, le temps d’aller chercher sa mère pour la faire danser.
Paroles
Este mundo, donde todo es leve humo, mentira, hojarasca, por sobre toda pequeñez humana, por sobre toda grandeza vacua, como un beso de dios, hecho materia, un simbolo, la madre se levanta
Dichoso tiempo aquel de la niñez maravillosa, infancia de oro y miel, bendita edad de ingenuidad, el mundo era un edén en donde el bien reinaba y lleno de ilusión era feliz el corazón. Caricia maternal, mano leal y generosa, ternura sin igual, mundo ideal, color de rosa. Del venturoso ayer sólo quedó el recuerdo, la vida dura y cruel ya me enseñó lo que es dolor.
Mi corazón sangrante tengo en el pesar más cruel sumido, extraña el buen calor del nido y en la canción se derrama su emoción. Evocación del bien perdido es para ti la canción y a acariciar tus oídos irán los latidos de mi corazón.
Ahora que no estás, te siento más hondo en el alma y nadie ha de poder borrar, jamás, tu imagen fiel. Ahora que no estás es tan tenaz la angustia de haber sido, quizás, alguna vez un poco cruel. El eco de tu voz, que es voz de Dios, vibra en mi oído y es soplo alentador que da valor al abatido. Tu beso inmaterial pasa mi sien rozando y aunque no estás aquí, muy maternal, velas por mí.
José Mocciola Letra : Venancio Clauso
Agustín Irusta ne chante que ce qui est en gras, c’est-à-dire que le plus triste de la chanson n’est pas évoqué. C’est mieux pour le chanter à sa mère si vous avez la chance de l’avoir encore en vie… En bleu, ce qui est dit ou chanté selon les versions par Echagüe et seulement par lui, dans les années 70. Carlos Dante et Ada Falcón chantent toutes les paroles (sauf ce qui est bleu, qui n’appartient qu’à Echagüe).
Traduction libre
Temps bienheureux de l’enfance merveilleuse, une enfance d’or et de miel, une époque bénie de naïveté. Le monde était un Éden où le bien régnait et où le cœur était heureux et plein d’illusions. Caresse maternelle, main loyale et généreuse, tendresse sans pareille, monde idéal, couleur de rose. Du passé heureux, il ne reste que le souvenir, la vie dure et cruelle m’a déjà appris ce que c’est que la douleur. Mon cœur saignant est submergé par les regrets les plus cruels, il manque de la bonne chaleur du nid et dans le chant se déverse son émotion. Une évocation du bien perdu, la chanson est pour toi, et en caressant tes oreilles, viendront les battements de mon cœur. Maintenant que tu n’es plus, je te sens au plus profond de mon âme et personne ne pourra jamais effacer ton image fidèle. Maintenant que tu es partie, l’angoisse d’avoir été, peut-être, parfois un peu cruel est si tenace. L’écho de ta voix, qui est la voix de Dieu, vibre à mon oreille et est un souffle encourageant qui donne du courage à celui qui est abattu. Ton baiser immatériel effleure ma tempe et même si tu n’es pas là, tu veilles sur moi d’une manière si maternelle.
Autres versions
Quelques-uns des disques présentés, de gauche à droite : Canaro Irusta, Canaro Falcon, De Angelis Dante, Maderna Datila, Corrales et à droite, la pochette d’un 33 tours de Canaro reprenant la version de 1932.Para ti madre 1932-05-04 — Orquesta Francisco Canaro con Agustín Irusta. C’est notre valse du jour.Para ti madre 1932-07-18 — Ada Falcón con acomp. de Francisco Canaro.
Fidèle à ses habitudes, Canaro réalise dans la foulée une version en chanson. Celle-ci, respectueuse des paroles, est donc plus triste. Cependant la jolie voix d’Ada fait que ce titre, bien accompagné par Canaro est agréable à écouter.
Para ti madre 1948-07-23 — Orquesta Alfredo De Angelis con Carlos Dante.
Si votre mère est cardiaque ou un peu bancale, évitez de la faire valser sur cette version très rapide proposée par De Angelis et Dante.
Para ti madre 1949-01-26 — Orquesta Osmar Maderna con Pedro Dátila y Mario Corrales (Pomar).
Une version qui pourrait être sympa si elle n’avait pas été massacrée par un ingénieur du son, fou. Les grands coups de potentiomètres pour augmenter les nuances sont ridicules. Avec un peu de boulot, on peut rétablir un semblant de normalité dans cette valse, mais quel gâchis.
Para ti madre 1972 — Alberto Echagüe con orquesta de Jorge Dragone.
Mais qu’est-ce qui a pris à Echagüe de s’associer avec Dragone pour enregistrer cette version sinistre ? Même si on arrive à supporter l’orgue électronique, la tristesse de l’introduction et l’ambiance de cette valse rendent définitivement impassable à une mère un tant soit peu aimée… Peut-être que j’ai une petite dent contre l’orgue électronique, car quand j’étais adolescent et que je jouais sur l’un d’entre eux, celui-ci a décidé de prendre feu, chose qui n’arrive pas avec les bons vieux Steinway Bossendörfer ou Yamaha… Echagüe dit la première strophe, cela donne un air un peu sinistre. Pour le reste, il chante les paroles avec de légères variantes.
Para ti madre (1972 ? Le disque est sorti le 14 janvier 1974) — Los Solistas de D’Arienzo con Alberto Echagüe.
Echagüe se rachète avec cette version enregistrée avec les anciens musiciens de D’Arienzo. Carlos Lázzari (Bandonéon, arrangements et directeur), Normando Lázara (Piano), Milo Dojman (Violín), Enrique Amadeo Guerra (Contrabajo) et Alberto Echagüe au chant. Echagüe change ce qu’il disait dans la version de Dragone, ce qui enlève un peu de sinistre. Le rythme plus rapide fait que la valse passe mieux.
Si rien ne vous convient, vous trouverez des dizaines de titres en cherchant avec Mamá, Madre et Madrecita. Beaucoup sont des valses, forme qui se prête particulièrement aux anniversaires et fêtes en tout genre. Et si tout cela ne vous suffit pas, pour terminer avec un genre différent, je vous propose, Para ti madrecita par le chanteur équatorien Julio Jaramillo sur une musique et des paroles de Sergio Bedoya.
Para ti madrecita — Julio Jaramillo, El Ruiseñor de América. Para ti madre.
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