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El esquinazo 1951-07-20 – Quinteto Pirincho dir. Francisco Canaro con refrán por Francisco Canaro

Ángel Gregorio Villoldo Letra : Carlos Pesce ; A. Timarni (Antonio Polito)

Au début des années 2000, dans une milon­ga en France où j’étais danseur, l’organisateur est venu me dire qu’il ne fal­lait pas frap­per du pied, que ça ne se fai­sait pas en tan­go. Il ne savait sans doute pas qu’il repro­dui­sait l’interdiction de Ansel­mo Tarana, un siè­cle plus tôt. Je vais donc vous racon­ter l’histoire frap­pante de El esquina­zo.

Extrait musical

El esquina­zo — Ángel Gre­go­rio Vil­lol­do Letra : Car­los Pesce ; A. Timarni (Anto­nio Poli­to). Par­ti­tion pour piano et deux cou­ver­tures, dont une avec Canaro.
El esquina­zo 1951-07-20 — Quin­te­to Pir­in­cho dir. Fran­cis­co Canaro con refrán por Fran­cis­co Canaro.

Vous aurez remar­qué, dès le début, l’incitation à frap­per du pied. On retrou­ve cette invi­ta­tion sur les par­ti­tions par la men­tion golpes (coups).

El esquina­zo — Ángel Gre­go­rio Vil­lol­do Letra: Car­los Pesce ; A. Timarni (Anto­nio Poli­to). Par­ti­tion pour gui­tare (1939).

El Esquinazo, un succès à tout rompre (partie 1) anatomie du pousse-au-crime

Dès le début de la par­ti­tion, on voit inscrit « Golpes » (coups).

La zone en rouge, ici au début de la par­ti­tion, est la mon­tée chro­ma­tique en tri­o­lets de dou­ble-croche et en dou­ble-croche. C’est donc un pas­sage vif, d’autant plus que l’on remar­que des appog­gia­tures brèves.Ce sont ces petites notes bar­rées qui indiquent que l’on doit (peut) jouer une note sup­plé­men­taire, une frac­tion de temps avant, voire en même temps que la note qu’elle com­plète. Ces appog­gia­tures aug­mentent donc le nom­bre de notes et par con­séquent l’impression de vitesse.
Après cette mon­tée rapi­de, on s’attend à une suite, mais Vil­lol­do nous offre une sur­prise, un silence (la zone verte), mar­qué ici par un quart de soupir pour la ligne mélodique supérieure et un demi-soupir suivi d’un soupir pour l’accompagnement.
La zone bleue com­porte des signes de per­cus­sion et le texte indique Golpes en el puente (coup dans le pont). Ras­surez-vous, il ne s’agit pas d’un pont au sens com­mun, mais de la tran­si­tion entre deux par­ties d’une musique. Ici, il est donc con­sti­tué seule­ment de coups, coups que fai­saient les musi­ciens avec les talons et que bien­tôt le pub­lic imi­ta de divers­es manières.

Mar­i­ano Mores copiera cette struc­ture pour son célèbre « Taquito mil­i­tar ».
Voici la ver­sion enreg­istrée en 1997 par Mar­i­ano Mores de Taquito mil­i­tar. Cette ver­sion com­mence par le fameux motif suivi de coups.

Taquito mil­i­tar 1997 — Mar­i­ano Mores.

Cette ver­sion à l’orgue Ham­mond est un peu par­ti­c­ulière, mais vous pour­rez enten­dre toutes les ver­sions clas­siques dans l’article dédié à Taquito mil­i­tar.

El Esquinazo, un succès à tout rompre (partie 2) les paroles

Ángel Vil­lol­do a com­posé ce tan­go avec des paroles. Même si Vil­lol­do était lui-même chanteur, c’est à Pepi­ta Avel­lane­da (Jose­fa Calat­ti) que revint l’honneur de les inau­gur­er. Mal­heureuse­ment, ces paroles orig­i­nales sem­blent per­dues, tout comme celles de El entr­erri­ano qu’il avait « écrites » pour la même Pepi­ta.
J’émets l’hypothèse que les célèbres coups don­nés au planch­er au départ par les musi­ciens devaient avoir une expli­ca­tion dans les paroles. El esquina­zo, c’est pren­dre la tan­gente dans une rela­tion amoureuse, s’enfuir, ne plus répon­dre aux ten­dress­es, pren­dre ses dis­tances, pos­er un lapin (ne pas venir à un ren­dez-vous). On peut donc sup­pos­er que les pre­mières paroles devaient exprimer d’une façon imagée cette fuite, ou la façon dont elle était ressen­tie par le parte­naire.
J’ai indiqué « écrites » au sujet des paroles, mais à l’époque, les paroles et même la musique n’étaient pas tou­jours écrites. Elles sont donc prob­a­ble­ment restées orales et retrou­ver un témoin de l’époque est désor­mais impos­si­ble.
Cepen­dant, notre tan­go du jour nous apporte un éclairage intéres­sant sur l’histoire, grâce aux quelques mots que lâche Canaro après les séries de coups. En effet, dans sa ver­sion, il est plutôt ques­tion de quelqu’un qui frappe à la porte pour ne pas dormir dehors sous la pluie…
Je serai assez ten­té d’y voir un reflet des paroles orig­i­nales qui jus­ti­fieraient bien plus les coups que les paroles de Pesce et Timarni. Le désamour (esquina­zo) pour­rait expli­quer qu’une porte reste fer­mée, l’occupant restant sourd aux sup­pli­ca­tions de lui (dans le Canaro) ou d’elle (dans le cas de Pepi­ta Avel­lane­da).

Paroles dites par Canaro dans sa version de 1951

Les paroles pronon­cées par Fran­cis­co Canaro dans sa ver­sion de 1951

Canaro inter­vient qua­tre fois durant le thème pour don­ner des phras­es, un peu énig­ma­tiques, mais que j’aime à imag­in­er, tirées ou inspirées des paroles orig­i­nales de Vil­lol­do.

  1. Frappe, qu’ils vien­nent t’ouvrir.
  2. Suis là, puisque tu l’as
  3. Ils fêtent l’esquinazo
  4. Ouvre que je suis en train de me mouiller. Ne me fais pas dormir dehors

Ces paroles de Canaro, sont-elles inspirées directe­ment de celles de Vil­lol­do ? En l’absence des paroles orig­i­nales, on ne le saura pas, alors, pas­sons aux paroles postérieures, qui n’ont sans doute pas la « saveur » de celles de la pre­mière ver­sion.

Paroles

Nada me impor­ta de tu amor, golpeá nomás…
el corazón me dijo,
que tu amor (car­iño) fue una fal­sía,
aunque juraste y juraste que eras mía.
No llames más, no insis­tas más, yo te daré…
el libro del recuer­do,
para que guardes las flo­res del olvi­do
porque vos lo has queri­do
el esquina­zo yo te doy.

Fue por tu cul­pa que he toma­do otro camino
sin tino… Vida mía.
Jamás pen­sé que lle­garía este momen­to
que sien­to,
la más ter­ri­ble real­i­dad…
Tu ingrat­i­tud me ha hecho sufrir un des­en­can­to
si tan­to… te quería.
Mas no te creas que por esto guar­do encono
Per­dono
tu más injus­ta falsedad.

Ángel Gre­go­rio Vil­lol­do Letra: Car­los Pesce; A. Timarni (Anto­nio Poli­to)

Traduction libre et indications

Je me fiche de ton amour, une tocade, rien de plus (gol­pear, c’est don­ner un coup, mais aus­si droguer, intox­i­quer. Cer­tains y voient la jus­ti­fi­ca­tion des coups frap­pés par les musi­ciens, mais il me sem­ble que c’est un peu léger et que les paroles ini­tiales devaient être plus con­va­in­cantes et cer­taine­ment moins accept­a­bles par un pub­lic de plus en plus raf­finé. C’est peut-être aus­si une sim­ple évo­ca­tion des coups frap­pés à la porte de la ver­sion chan­tée par Canaro, ce qui pour­rait ren­forcer l’hypothèse que Canaro chante des bribes des paroles d’origine)…
Mon cœur me dis­ait que ton amour était un men­songe, bien que tu aies juré et juré que tu étais à moi.
N’appelle plus, (le tan­go s’est mod­ernisé. Si à l’origine, l’impétrant venait frap­per à la porte, main­tenant, il utilise le télé­phone…) n’insiste plus, je te don­nerai… le livre de sou­venirs, pour que tu gardes les fleurs de l’oubli parce que toi tu l’as, l’esquinazo (dif­fi­cile de trou­ver un équiv­a­lent. C’est l’abandon, la non-réponse aux sen­ti­ments, la fuite, le lapin dans le cas d’un ren­dez-vous…) que je te donne.
C’est ta faute si j’ai pris un autre chemin sans but… (tino, peut sig­ni­fi­er l’habileté à touch­er la cible)
Ma vie.
Je n’ai jamais pen­sé que ce moment, dont je ressens la ter­ri­ble réal­ité, arriverait…
Ton ingrat­i­tude m’a fait subir un désamour si toute­fois… Je t’aimais.
Mais, ne crois pas que, pour cette rai­son, je con­serve de l’amertume. Je par­donne ton men­songe le plus injuste.

El Esquinazo, un succès à tout rompre (partie 3) le succès du pousse-au-crime.

Nous avons vu dans la pre­mière par­tie com­ment était pré­paré le frappe­ment du talon. Dans la sec­onde et avec les paroles, nous avons essayé de trou­ver un sens à ces frap­pés, à ces taquitos qui à défaut d’être mil­i­taires, sont bien ten­tants à imiter, comme nous l’allons voir.
Le pre­mier témoignage sur la repro­duc­tion des coups par le pub­lic est celui de Pintin Castel­lanos qui racon­te dans Entre cortes y que­bradas, can­dombes, milon­gas y tan­gos en su his­to­ria y comen­tar­ios. Mon­te­v­ideo, 1948 la fureur autour de El esquina­zo.
La com­po­si­tion de Vil­lol­do a été un tri­om­phe […]. L’accueil du pub­lic fut tel que, soir après soir, il gran­dis­sait et le rythme dia­bolique du tan­go sus­men­tion­né com­mença à ren­dre peu à peu tout le monde fou.
Tout d’abord, et avec une cer­taine pru­dence, les clients ont accom­pa­g­né la musique de « El Esquina­zo » en tapant légère­ment avec leurs mains sur les tables.
Mais les jours pas­saient et l’engouement pour le tan­go dia­bolique ne ces­sait de croître.
Les clients du
Café Tarana (voir l’article sur En Lo de Lau­ra où je donne des pré­ci­sions sur Lo de Hansen/Café Tarana) ne se con­tentaient plus d’accompagner avec le talon et leurs mains. Les coups, en gar­dant le rythme, aug­men­tèrent peu à peu et furent rejoints par des tass­es, des ver­res, des chais­es, etc.
Mais cela ne s’est pas arrêté là […] Et il arri­va une nuit, une nuit fatale, où se pro­duisit ce que le pro­prié­taire de l’établissement floris­sant ressen­tait depuis des jours. À l’annonce de l’exécution du tan­go déjà con­sacré de
Vil­lol­do, une cer­taine ner­vosité était per­cep­ti­ble dans le pub­lic nom­breux […] l’orchestre a com­mencé la cadence de « El Esquina­zo » et tous les assis­tants ont con­tin­ué à suiv­re le rythme avec tout ce qu’ils avaient sous la main : chais­es, tables, ver­res, bouteilles, talons, etc. […]. Patiem­ment, le pro­prié­taire (Ansel­mo R. Tarana) a atten­du la fin du tan­go du démon, mais le dernier accord a reçu une stand­ing ova­tion de la part du pub­lic. La répéti­tion ne se fit pas atten­dre ; et c’est ain­si qu’il a été exé­cuté un, deux, trois, cinq, sept… Finale­ment, de nom­breuses fois et à chaque inter­pré­ta­tion, une salve d’applaudissements ; et d’autres choses cassées […] Cette nuit inou­bli­able a coûté au pro­prié­taire plusieurs cen­taines de pesos, irré­cou­vrables. Mais le prob­lème le plus grave […] n’était pas ce qui s’était passé, mais ce qui allait con­tin­uer à se pro­duire dans les nuits suiv­antes.
Après mûre réflex­ion, le mal­heureux « 
Pagani­ni » des « assi­ettes brisées » prit une réso­lu­tion héroïque. Le lende­main, les clients du café Tarana ont eu la désagréable sur­prise de lire une pan­car­te qui, près de l’orchestre, dis­ait : « Est stricte­ment inter­dite l’exécution du tan­go el esquina­zo ; La pru­dence est de mise à cet égard. »

Ce tan­go fut donc inter­dit dans cet étab­lisse­ment, mais bien sûr, il a con­tin­ué sa car­rière, comme le prou­ve le témoignage suiv­ant.

Témoignage de Francisco García Jiménez, vers 1921

La orques­ta arrancó con el tan­go El esquina­zo, de Vil­lol­do, que tiene en su desar­rol­lo esos golpes reg­u­la­dos que los bailar­ines de antes mar­ca­ban a tacón limpio. En este caso, el con­jun­to de La Palo­ma hacía lo mis­mo en el piso del palquito, con tal fuerza, que las vie­jas tablas deja­ban caer una nube de tier­ra sobre la máquina del café express, la caja reg­istrado­ra y el patrón. Este ech­a­ba denuestos; los de arri­ba seguían muy serios su tan­go ; y los par­ro­quianos del cafetín se rego­ci­ja­ban.

Témoignage de Fran­cis­co Gar­cía Jiménez

Traduction libre du témoignage de Francisco García Jiménez

L’orchestre a com­mencé avec le tan­go El esquina­zo, de Vil­lol­do, qui a dans son développe­ment ces rythmes réglés que les danseurs d’antan mar­quaient d’un talon clair.
Dans ce cas, le con­jun­to La Palo­ma a fait de même sur le sol de la tri­bune des musi­ciens, avec une telle force que les vieilles planch­es ont lais­sé tomber un nuage de saleté sur la machine à expres­so, la caisse enreg­istreuse et le patron. Il leur fit des reproches ; Ceux d’en haut suiv­aient leur tan­go très sérieuse­ment, et les clients du café se réjouis­saient.
On con­state qu’en 1921, l’usage de frap­per du pied chez les danseurs était moin­dre, voire absent. Cet argu­ment peut venir du fait que l’interdit de Tarana a été effi­cace sur les danseurs, mais j’imagine tout autant que les paroles et l’interprétation orig­inelle étaient plus prop­ices à ces débor­de­ments.
L’idée des coups frap­pés à une porte, comme les coups du des­tin dans la 5e sym­phonie de Lud­wig Van Beethoven, ou ceux de la stat­ue du com­man­deur dans Don Gio­van­ni de Wolf­gang Amadeus Mozart, me plaît bien…

Autres versions

El esquina­zo 1910-03 05 — Estu­di­anti­na Cen­te­nario dirige par Vicente Abad.

Cette ver­sion anci­enne est plutôt un tan­go qu’une milon­ga, comme il le devien­dra par la suite. On entend les coups frap­pés et la man­do­line. On note un petit ralen­tisse­ment avant les frap­pés, ralen­tisse­ment que l’on retrou­vera ampli­fié dans la ver­sion de 1961 de Canaro.

El esquina­zo 1913 — Moulin Rouge Orch­ester Berlin — Dir. Fer­di­nand Litschauer.

Encore une ver­sion anci­enne, enreg­istrée à Berlin (Alle­magne) en 1913, preuve que le tan­go était dès cette époque totale­ment inter­na­tion­al. Les frap­pés sont rem­placés par de frêles per­cus­sions, mais on notera le gong au début…

Le disque de El esquina­zo par l’orchestre du Moulin Rouge (alle­mand, mal­gré ce que pour­rait faire penser son nom) et la ver­sion Russe du disque… On notera que les indi­ca­tions sont en anglais, russe et français. La Inter­na­tion­al Talk­ing Machine est la société qui a fondé Odeon… S’il en fal­lait une de plus, cette preuve témoigne de la mon­di­al­i­sa­tion du tan­go à une date pré­coce (1913).
El esquina­zo 1938-01-04 — Orques­ta Juan D’Arienzo.

Est-il néces­saire de présen­ter la ver­sion de D’Arienzo, prob­a­ble­ment pas, car vous l’avez déjà enten­du des mil­liers de fois. Tout l’orchestre se tait pour laiss­er enten­dre les frap­pés. Même Bia­gi renonce à ses habituelles fior­i­t­ures au moment des coups. En résumé, c’est une exé­cu­tion par­faite et une des milon­gas les plus réjouis­santes du réper­toire. On notera les courts pas­sages de vio­lons en lega­to qui con­trastent avec le stac­ca­to général de tous les instru­ments.

El esquina­zo 1939-03-31 — Rober­to Fir­po y su Cuar­te­to Típi­co.

Rober­to Fir­po au piano démarre la mon­tée chro­ma­tique une octave plus grave, mais reprend ensuite sur l’octave com­mune. Cela crée une petite impres­sion de sur­prise chez les danseurs qui con­nais­sent. La suite est joueuse, avec peut être un petit manque de clarté qui pour­ra décon­te­nancer les danseurs débu­tants, mais de toute façon, cette ver­sion est assez dif­fi­cile à danser, mais elle ravi­ra les bons danseurs, car elle est prob­a­ble­ment la plus joueuse.

El esquina­zo 1951-07-20 — Quin­te­to Pir­in­cho dir. Fran­cis­co Canaro con refrán por Fran­cis­co Canaro.

C’est notre tan­go du jour. Fran­cis­co Canaro nous donne sans doute des clefs dans les quelques paroles qu’il dit. Cette ver­sion est de vitesse mod­érée, entre canyengue et milon­ga. Elle sera plus adap­tée aux danseurs mod­estes.

El esquina­zo 1958 — Los Mucha­chos De Antes.

Avec clar­inette et gui­tare en vedette, cette ver­sion est très dynamique et sym­pa­thique. Ce n’est bien sûr pas le top pour la danse, mais on a d’autres ver­sions pour cela…

El esquina­zo 1960 — Orques­ta Car­los Figari con Enrique Dumas.

Une ver­sion en chan­son qui perd le car­ac­tère joueur de la milon­ga, même si quelques coups de claves rap­pel­lent les frap­pés fameux. En revanche, cette chan­son nous présente les paroles de Car­los Pesce et A. Timarni. J’aime beau­coup, même si ce n’est pas à pro­pos­er aux danseurs.

El esquina­zo 1961-12-01 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro (en vivo al Teatro Koma de Tokyo, Japón).

El esquina­zo 1961-12-01 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro (en vivo al Teatro Koma de Tokyo, Japón). Cette ver­sion très joueuse com­mence par la célèbre invite à frap­per du pied, répétée trois fois. Les deux pre­mières sont très lentes et la troisième fois, la pause est beau­coup plus longue, ce qui provoque un effet irré­sistible. C’est un exem­ple, bien que tardif de com­ment les orchestres jouaient avec les danseurs, jeux que nous avons per­dus à cause des ver­sions figées par le disque. Bien sûr, il s’agit ici d’un con­cert, mais un DJ taquin pour­rait pro­pos­er cette ver­sion à danser, notam­ment à cause des paus­es et de l’accélération finale qui peu­vent sur­pren­dre (aus­si dans le bon sens du terme), les danseurs.

El esquina­zo 1962 — Los Vio­lines De Oro Del Tan­go.

Une ver­sion à la lim­ite de l’excès de vitesse, même sur autoroute. Je trou­ve cela très sym­pa, mais j’y réfléchi­rai à deux fois avant de dif­fuser en milon­ga…

El esquina­zo 1970 — Cuar­te­to Juan Cam­bareri.

Je pense que vous avez repéré Juan Cam­bareri, ce ban­donéon­iste vir­tu­ose qui après une car­rière dans dif­férents orchestres s’est mis « à son compte » avec un orchestre, dans les années 50 et un peu plus tard (1968) dans un cuar­te­to com­posé de :

Juan Riz­zo au piano, Juan Gan­dol­fo et Felipe Escomabache aux vio­lons et Juan Cam­bareri au ban­donéon. Cet enreg­istrement date de cette péri­ode. Comme à son habi­tude, il imprime une cadence d’enfer que les doigts vir­tu­os­es des qua­tre musi­ciens peu­vent jouer, mais qui posera des prob­lèmes à un grand nom­bre de danseurs.

El esquina­zo 1974 — Sex­te­to Tan­go.

Le début sem­ble s’inspirer de la ver­sion de Canaro au Japon en 1961, mais la suite vous détrompera bien vite. C’est claire­ment une ver­sion de con­cert qui a bien sa place dans un fau­teuil d’orchestre, mais qui vous don­nera des sueurs froides sur la piste de danse.

El esquina­zo 1976 — Di Mat­teo y su trio.

La ver­sion pro­posée par le trio Di Mat­teo ne ras­sur­era pas les danseurs, mais c’est plaisant à écouter. À réserv­er donc pour le salon, au coin du feu (j’écris depuis Buenos Aires et ici, c’est l’hiver et cette année, il est par­ti­c­ulière­ment froid…).

El esquina­zo 1983 — Orques­ta José Bas­so.

Une assez belle ver­sion, orches­trale. Pour la milon­ga, on peut éventuelle­ment lui reprocher un peu de mor­dant en com­para­i­son de la ver­sion de D’Arienzo. On notera égale­ment que quelques frap­pés sont joués au piano et non en per­cus­sion.

El esquina­zo 1991 — Los Tubatan­go.

Comme tou­jours, cet orchestre sym­pa­thique se pro­pose de retrou­ver les sen­sa­tions du début du vingtième siè­cle. Out­re le tuba qui donne le nom à l’orchestre et la basse de la musique, on notera les beaux con­tre­points de la flûte et du ban­donéon qui dis­cu­tent ensem­ble et en même temps comme savent si bien le faire les Argentins…

El esquina­zo 2002 — Armenonville.

Une intro­duc­tion presque comme une musique de la renais­sance, puis la con­tre­basse lance la mon­tée chro­ma­tique, des coups don­nés et la musique est lancée. Elle se déroule ensuite de façon sym­pa­thique, mais pas assez struc­turée pour la danse. Une accéléra­tion, puis un ralen­tisse­ment et l’estribillo est chan­té en guise de con­clu­sion.

El esquina­zo 2007 — Este­ban Mor­ga­do Cuar­te­to.

Une ver­sion légère et rapi­de pour ter­min­er tran­quille­ment cette anec­dote du jour.

À demain, les amis !

Une autre façon de cass­er la vais­selle…

El bulín de la calle Ayacucho 1941-06-17 — Orquesta Aníbal Troilo con Francisco Fiorentino

José Servidio ; Luis Servidio Letra: Celedonio Esteban Flores

El bulín de la calle Ayacu­cho a été écrit en 1923 par deux amis d’enfance pour décrire leur vie de bohème, un style de vie courant chez les artistes et musi­ciens. En France, on a eu Chien-Cail­lou, sobri­quet don­né à Rodolphe Bres­din par ses amis et dont Champfleury s’inspira pour sa nou­velle, « Chien-cail­lou ». Nous avons vu hier le triste des­tin de Alfre­do Gob­bi, les his­toires de bulines, sont légion dans l’imaginaire tanguero. Intéres­sons-nous donc à celui de la rue Ayacu­cho…

Extrait musical

Par­ti­tion de El bulín de la calle Ayacu­cho.
El bulín de la calle Ayacu­cho 1941-06-17 — Orques­ta Aníbal Troi­lo con Fran­cis­co Fiorenti­no.

Même si on ne com­prend rien aux paroles, ce qui ne sera pas votre cas après avoir lu cette anec­dote, on ne peut qu’admirer ce chef‑d’œuvre dont la qual­ité tient avant tout à la sim­plic­ité, la flu­id­ité, l’harmonie entre la voix et la musique.
Le rythme est soutenu, la musique avance avec déci­sion, aucun danseur ne peut résis­ter à envahir la piste. Quand après une minute, Fiorenti­no com­mence à chanter, la magie aug­mente encore, les cordes et ban­donéons con­tin­u­ent de mar­quer la cadence, sans flanch­er et la voix de Fiore lie le tout avant de laiss­er la parole au piano et on se sur­prend à être sur­pris par l’arrivée de la fin, tant on aimerait que cela dure un peu plus longtemps.

Paroles

El bulín de la calle ayacu­cho,
Que en mis tiem­pos de rana alquil­a­ba,
El bulín que la bar­ra bus­ca­ba
Pa caer por la noche a tim­bear,
El bulín donde tan­tos mucha­chos,
En su racha de vida fulera,
Encon­traron mar­ro­co y catr­era
Rechi­fla­do, parece llo­rar.

El primus no me fal­la­ba
Con su car­ga de aguar­di­ente
Y habi­en­do agua caliente
El mate era allí señor.
No falta­ba la gui­tar­ra
Bien encor­da­da y lus­trosa
Ni el bacán de voz gan­gosa
Con berretín de can­tor.

El bulín de la calle Ayacu­cho
Ha queda­do mis­ton­go y fulero:
Ya no se oye el can­tor milonguero,
Engrupi­do, su musa entonar.
Y en el primus no bulle la pava
Que a la bar­ra con­tenta reunía
Y el bacán de la rante ale­gría
Está seco de tan­to llo­rar.

Cada cosa era un recuer­do
Que la vida me amar­ga­ba :
Por eso me la pasa­ba
Fulero, rante y tristón.

Los mucha­chos se cor­taron
Al verme tan afligi­do
Y yo me quedé en el nido
Empol­lan­do mi aflic­ción.

Cotor­ri­to mis­ton­go, tira­do
En el fon­do de aquel con­ven­til­lo,
Sin alfom­bras, sin lujo y sin bril­lo,
¡Cuán­tos días felices pasé,
Al calor del quer­er de una piba
Que fue mía, mimosa y sin­cer­al…
¡Y una noche de invier­no, fulera,
Has­ta el cielo de un vue­lo se fue!

José Ser­vidio ; Luis Ser­vidio Letra : Cele­do­nio Este­ban Flo­res

Fiorenti­no avec Troi­lo chante ce qui est en gras.
Fiorenti­no avec Bas­so chante ce qui est en bleu.
Rodol­fo Lesi­ca chante ce qui est en gras, plus le dernier cou­plet sur lequel il ter­mine.

Traduction libre et indications

Huile sur toile non signée. Une pava (sorte de bouil­loire) sur un réchauf­feur à alcool, Primus. Sur le plateau un mate (en cale­basse) et une bom­bil­la (paille ser­vant à aspir­er la bois­son). Dans l’assiette, la yer­ba (les feuilles broyées ser­vant à pré­par­er le mate). Tout le néces­saire pour le mate, en somme. En Argen­tine et pays voisins, le mate est aus­si une céré­monie ami­cale. Le mate passe de main en main, un seul pour toute l’assemblée.

La piaule (dans un con­ven­til­lo, habi­tat pop­u­laire, c’est une pièce où vivait, s’entassait, une famille. Cette pièce don­nait directe­ment sur un couloir qui lui don­nait du jour, le bulín n’ayant en général pas d’autre ouver­ture que la porte don­nant sur le couloir) de la rue Ayacu­cho, que je louais à l’époque (pour être pré­cis, son loge­ment était prêté par l’éditeur Jules Korn, pas loué…) où j’étais dans la dèche (rana, a plusieurs sens, astu­cieux, je pense que là il faut com­pren­dre les temps heureux de la démerde, pau­vre mais heureux), le bulín dans lequel la bande cher­chait à se réfugi­er (tomber, au sens de point de chute, abri) la nuit pour jouer (tim­bear, c’est jouer de l’argent en principe), le bulín où tant de mecs, dans leur ligne de vie (racha = suc­ces­sions de faits, bons ou mau­vais) quel­conque, trou­vaient mar­ro­co (pain) et litière. (chi­fla­do = cinglé, rechi­fla­do, plus que cinglé. Il faut com­pren­dre que le bulín était un lieu de folie), sem­ble pleur­er.
Le primus (réchauf­feur à alcool, voir illus­tra­tion ci-dessus) ne me fai­sait pas défaut avec sa pro­vi­sion d’alcool (aguar­di­ente est plutôt une eau-de-vie, mais je pense qu’ici on par­le du com­bustible du petit réchaud) fai­sait de l’eau chaude, le mate était roi là-bas (on dirait plutôt, ici, mais là-bas souligne que c’est loin dans le passé. J’ai traduit señor par roi, pour les Argentins pau­vres, le maté est par­fois la seule nour­ri­t­ure d’un repas. D’ailleurs, aujourd’hui avec la crise, beau­coup d’Argentins revi­en­nent à ce régime, encour­agé par le gou­verne­ment qui dit qu’un seul repars par jour suf­fit. Les plus pau­vres se fond du mate coci­do, le mate des enfants, car en infu­sion, cela demande moins de yer­ba, d’herbe à mate).
La gui­tare ne fai­sait pas défaut, bien accordée et lus­trée, ni l’important (bacán, il s’agit de l’auteur des paroles, Cele qui se tourne en déri­sion) à la voix à la voix nasil­larde avec la voca­tion de chanteur. (Berretín, nous l’avons vu est le loisir).
Le bulín de la rue Ayacu­cho est resté mis­érable et quel­conque :
Le chanteur milonguero pré­ten­tieux ne s’entend plus taquin­er sa muse en chan­tant.
Et sur le primus, la pava ne chauffe plus, elle qui réu­nis­sait la bande joyeuse et le bacán à la bohème (rante de ator­rante, clochard) allè­gre est sec de tant pleur­er.
Chaque chose était un sou­venir que la vie me rendait amer :
C’est pourquoi j’ai passé un bon moment, errant (quel­conque, clochard…) et triste.
Les copains se tirèrent quand ils me virent si affligé et je suis resté dans le nid à rumin­er mon afflic­tion.
Petite piaule mis­érable (cotor­ri­to est un syn­onyme de bulín), retirée au fond de ce con­ven­til­lo, sans tapis, sans luxe et sans éclat.
Com­bi­en de jours heureux j’ai passés, dans la chaleur de l’amour d’une fille qui était mienne, câline et sincère…
Et une nuit d’hiver, quel­conque, jusqu’au ciel d’un vol, s’en fut !

La censure

Cette his­toire de jeunes fauchés qui fai­saient de la musique dans une cham­bre en buvant du mate n’eut pas l’heur de plaire aux mil­i­taires qui avaient pris le pou­voir en 1943. De nom­breux tan­gos, comme nous l’avons déjà vu (ple­garia) ont été inter­dits, ou mod­i­fiés pour avoir des paroles plus respecta­bles. Ce fut le cas de celui-ci. Voici les paroles mod­i­fiées :

La version des paroles après censure

Mi cuar­ti­to feliz y coque­to
Que en la calle Ayacu­cho alquil­a­ba
mi cuar­ti­to feliz que alber­ga­ba
un romance sin­cero de amor
Mi cuar­ti­to feliz donde siem­pre
una mano cor­dial me tendía
y una lin­da cari­ta ponía
con bon­dad su son­risa mejor…

Ver­sion accep­tée par la cen­sure de la dic­tature mil­i­taire de 1943

Traduction de la version après censure

Ma petite cham­bre joyeuse et coquette que je louais dans la rue Ayacu­cho.
Ma petite cham­bre heureuse qui hébergeait une romance amoureuse sincère.
Ma petite cham­bre heureuse où tou­jours une main cor­diale se tendait.
Et un joli petit vis­age posait avec gen­til­lesse son meilleur sourire…
Il doit être dif­fi­cile de faire plus cucu. Les mil­i­taires sont de grands roman­tiques…

Les admin­is­tra­teurs de la SADAIC ont demandé une entre­vue au général Perón, nou­veau prési­dent pour faire tomber cette ridicule cen­sure sur les paroles de tan­go. Le 25 mars 1949, ce dernier qui dis­ait ne pas être au courant de cette cen­sure a don­né droit à leur requête. Les tan­gos pou­vaient désor­mais retrou­ver les paroles qu’ils souhaitaient.

El bulín de la calle Ayacu­cho 1925-12-27 — Car­los Gardel con acomp. de José Ricar­do. Cette pre­mière ver­sion a été enreg­istrée à Barcelone (Espagne).
El bulín de la calle Ayacu­cho 1926 — Car­los Gardel con acomp. de Guiller­mo Bar­bi­eri, José Ricar­do. Cette ver­sion a été enreg­istrée à Buenos Aires.
El bulín de la calle Ayacu­cho 1941-06-17 — Orques­ta Aníbal Troi­lo con Fran­cis­co Fiorenti­no. C’est notre tan­go du jour.
El bulín de la calle Ayacu­cho 1949-04-07 — Orques­ta José Bas­so con Fran­cis­co Fiorenti­no.

La presta­tion de l’orchestre est très dif­férente de celle de Troi­lo, sans doute un peu grandil­o­quente. On sent que Bas­so a voulu se mesur­er à Troi­lo, mais je trou­ve que ce qu’il a ajouté n’apporte rien au thème. Fiorenti­no chante tou­jours superbe­ment, cepen­dant l’orchestre se marie moins bien avec le chant. Il se met en retrait, ce qui met en avant la voix, il n’y a pas la même har­monie. FIorenti­no chante plus dans cette ver­sion.

El bulín de la calle Ayacu­cho 1951-07-17 — Orques­ta Héc­tor Varela con Rodol­fo Lesi­ca.

Un grand chanteur, peut-être un peu trop roman­tique et lisse pour ce titre. Je pense qu’on a du mal à accrocher.

El bulín de la calle Ayacu­cho 1956 — Arman­do Pon­tier con Julio Sosa.

Une superbe ver­sion en vivo. Dom­mage que ce soit un enreg­istrement de piètre qual­ité, réal­isé lors des Car­navales de Huracán de 1956. Julio Sosa chante toutes les paroles (un peu en désor­dre).

El bulín de la calle Ayacu­cho 1961-09-08 — Jorge Vidal con acomp. de gui­tar­ras, cel­lo y con­tra­ba­jo.

Le vio­lon­celle qui débute et accom­pa­gne Vidal tout au long est l’autre vedette de ce titre. On souhait­erait presque avoir une ver­sion pure­ment instru­men­tale pour mieux l’écouter. On retrou­ve la tra­di­tion de Gardel, pour un tan­go à écouter, mais pas à danser.

Edmun­do Rivero l’a égale­ment inter­prété. En voici une ver­sion avec vidéo. La ver­sion disque est de 1967.

Edmun­do Rivero chante El bulín de la calle Ayacu­cho
El bulín de la calle Ayacu­cho 2018-02 — Tan­go Bar­do con Osval­do Pere­do.

Cette ver­sion a sans doute peu de chance de con­va­in­cre les danseurs. Il con­vient toute­fois d’encourager les orchestres con­tem­po­rains à faire revivre les grands titres.

El bulín de la calle Ayacucho

Ce con­ven­til­lo et la cham­bre étaient situés au 1443 de la rue Ayacu­cho.

Calle Ayacu­cho 1443. L’immeuble n’existe plus. On notera tout de même sur l’immeuble de droite, le beau bas-relief et à gauche, une autre mai­son anci­enne.

Comment José Servidio décrit la chambre de Cele, celle qui lui a inspiré, ce titre

En 1923 com­puse « El bulín de la calle Ayacu­cho ». Gardel lo grabó en ese mis­mo año. Yo vivía entonces en Aguirre 1061, donde aún vive mi famil­ia. Cele­do­nio me tra­jo al café A.B.C. la letra ya hecha. Era para la pri­mav­era de 1923.
Nosotros éramos ami­gos des­de la infan­cia, él vivía en la calle Velaz­co entre Mal­abia y Can­ning. Com­puse el tan­go en un par de días, en el ban­doneón. La primera frase me sal­ió ensegui­da. El bulín de la calle Ayacu­cho exis­tió real­mente. Qued­a­ba en Ayacu­cho 1443. El dueño del bulín era Julio Korn, que se lo prestó a Cele­do­nio Flo­res. 
Era una piecita en la que ni los ratones falta­ban. Con­cur­rentes infalta­bles a las reuniones de todos los viernes, eran Juan Fulgini­ti, el can­tor Mar­ti­no, el can­tor Pagani­ni (del dúo Pagani­ni-Cia­cia); Nun­zi­at­ta, tam­bién can­tor, del dúo Cicarel­li-Nun­zi­at­ta; el fla­co Sola, can­tor, gui­tar­rista y gar­gan­ta priv­i­le­gia­da para la caña; yo, en fin…
Cia­cia, que forma­ba dúo con Pagani­ni, era el que cocin­a­ba siem­pre un buen puchero. En el bulín, del bar­rio de Reco­le­ta, había una sartén y una moro­chi­ta.
Se toma­ba mate, se char­la­ba. Como le decía, has­ta algún ratón merode­a­ba por allí. Las reuniones en el bulín de la calle Ayacu­cho duraron más o menos has­ta fines de 1921. Cuan­do Cele se puso de novio ter­mi­naron. Ya han muer­to casi todos los que nos reuníamos allí.
El tan­go lo editó un mae­stro de escuela, de apel­li­do Lami, que puso edi­to­r­i­al en Paraguay al 4200. Después se fal­si­ficó la edi­ción. El bulín de la calle Ayacu­cho lo estrenó el dúo Torel­li-Man­dari­no, en el teatro Soleil. Canataro acom­paña­ba con su gui­tar­ra al dúo.

José Gob­el­lo et Jorge Alber­to Bossio. Tan­gos, letras y letris­tas tomo 1. Pages 82 à 89.

Traduction libre du témoignage de José Servidio et indications.

En 1923, j’ai com­posé « El bulín de la calle Ayacu­cho ». Gardel l’a enreg­istré la même année. Je vivais à l’époque au 1061 de la rue Aguirre, où ma famille vit tou­jours. Cele­do­nio m’a apporté les paroles déjà écrites au café ABC. C’était pour le print­emps 1923.
Nous nous étions amis depuis l’enfance. Lui vivait rue Velaz­co entre Mal­abia et Can­ning (aujourd’hui Scal­ib­ri­ni Ortiz).
J’ai com­posé la musique en une paire de jours. Le bulín exis­tait réelle­ment dans la rue Ayacu­cho au 1443. Le pro­prié­taire en était Julio Korn (édi­teur de musique dont nous avons déjà par­lé au sujet des suc­cès de la radio en 1937), qui le prê­tait à Cele­do­nio Flo­res.
C’était une petite pièce dans laque­lle même les souris ne man­quaient pas.
Les par­tic­i­pants inévita­bles aux réu­nions tous les ven­dredis étaient Juan Fulgini­ti, le chanteur Mar­ti­no, le chanteur Pagani­ni (du duo Pagani­ni-Cia­cia) ; Nun­zi­at­ta, égale­ment chanteur (du duo Cicarel­li-Nun­zi­at­ta) ; le Fla­co Sola (fla­co = mai­gre), chanteur, gui­tariste et gosier priv­ilégié pour la cuite (caña, ivresse) ; Moi, enfin…
Cia­cia pré­parait tou­jours un ragoût. Dans le bulín, il y avait une poêle et une moro­chi­ta (mar­mite pat­inée).
On pre­nait le mate et on bavar­dait.
Comme je le dis­ais, même une souris rôdait dans les par­ages.
Les réu­nions dans le bulín de la rue Ayacu­cho ont duré plus ou moins jusqu’à la fin de 1921. Quand Cele (Cele­do­nio Este­ban Flo­res) s’est fiancé, ça s’est arrêté.
Presque tous ceux d’entre nous qui se sont ren­con­trés là-bas sont déjà morts.
Le tan­go a été édité par un maître d’école, nom­mé Lami, qui a créé une mai­son d’édition rue Paraguay au 4200. Plus tard, l’édition a été fal­si­fiée. Le bulín de la calle Ayacu­cho a été créé par le duo Torel­li-Man­dari­no, au Teatro Soleil. Canataro a accom­pa­g­né le duo avec sa gui­tare.
On notera que le nar­ra­teur est le com­pos­i­teur. Son frère, Luis, sem­ble avoir eu un rôle mineur dans cette com­po­si­tion. Ils avaient l’habitude de cosign­er, mais les par­tic­i­pa­tions étaient vari­ables selon les œuvres.

El bulín de la calle Ayacu­cho. J’avoue m’être inspiré de Van Gogh, mais il y a plusieurs dif­férences. Il n’y a pas de fenêtre, c’est un bulín, pas une cham­bre à Arles. Il y a une gui­tare et un pava sur le primus, prête pour le mate. Un petit change­ment dans les cadres pour per­son­nalis­er l’intérieur de la cham­brette de Cele dont on peut voir le por­trait dans le cadre en haut à droite.
Les calques util­isés pour créer cette image.

En lo de Laura 1943-03-12 — Orquesta Ángel D’Agostino con Ángel Vargas

Antonio Polito Letra Enrique Cadícamo (Domingo Enrique Cadícamo)

Cette milon­ga, enreg­istrée il y a exacte­ment 81 ans par D’Agostino et Var­gas évoque l’un des lieux de tan­go semi-clan­des­tin les plus fameux des débuts du tan­go. Celui qui était tenu par Lau­renti­na Mon­ser­rat, Lau­ra. Nous sommes à la fin du XIXe, début du XXe siè­cle. Je vous pro­pose de suiv­re le tan­go dans ses berceaux inter­lopes, à la recherche de ses heures de gloire.

Au sujet de Sacale pun­ta, j’ai évo­qué les « maisons » de tan­go. Je pro­longe ici l’enquête, plus au cœur de ces pre­miers sites, qui n’étaient pas que des lieux de danse…

Extrait musical

En lo de Lau­ra 1943-03-12 — Orques­ta Ángel D’Agostino con Ángel Var­gas

Les paroles

Milon­ga de aquel entonces
que trae un pasa­do envuel­to…
De aquel 911
ya no te que­da ni un vuel­to…
Milon­ga que en lo de Lau­ra
bailé con la Par­da Flo­ra
Milon­ga provo­cado­ra
que me dio car­tel de tau­ra…
Ah… milon­ga ‘e lo de Lau­ra

Milon­ga de mil recuer­dos
milon­ga del tiem­po viejo.
Qué triste cuan­do me acuer­do
si todo ha queda­do lejos…
Milon­ga vie­ja y sen­ti­da
¿quién sabe qué se ha hecho de todo?
En la pista de la vida
ya esta­mos dob­lan­do el codo.
Ah… milon­ga ‘e lo de Lau­ra

Ami­gos de antes, cuan­do chiquilín,
fui bailarín com­padri­to…
Saco negro, tren­sil­lao, y bien afrance­sao
el pan­talón a cuadri­tos…
¡Que baile solo el Moro­cho
! — me solía gri­tar
la bar­ra «
e los Bal­mace­da…
Viejos tan­gos que empezó a can­tar
la Pepi­ta Avel­lane­da
¡Eso ya no vuelve más!

Anto­nio Poli­to Letra Enrique Cadí­camo (Domin­go Enrique Cadí­camo).

Traduction

Milon­ga de cette époque qui apporte un passé révolu…
De ce 911, il ne te reste, pas même une pièce (mon­naie ren­due)…
Milon­ga que j’ai dan­sée que j’ai dan­sée chez Lau­ra (en lo de Lau­ra) avec la Par­da Flo­ra…
Milon­ga provo­ca­trice qui m’a don­né une répu­ta­tion de brave…
Ah… la milon­ga chez Lau­ra…

Milon­ga aux mille sou­venirs, milon­ga d’an­tan.
Quelle tristesse quand je me sou­viens que tout est si loin !
Milon­ga vieille et sincère, qui sait ce qu’il est devenu de tout ?
Sur la piste de la vie, nous avons atteint un âge vénérable (doblar el codo = pass­er un cap où il reste moins de temps à vivre que ce qu’on a vécu).
Ah… la milon­ga chez Lau­ra…

Amis d’an­tan, quand, enfant, j’é­tais un danseur com­padri­to…
Veste noire, galon, et le pan­talon bien français, à car­reaux…
Q’uil danse seul, le Moro­cho ! (homme à la peau som­bre) — avaient l’habitude de me crier la bande et les Bal­mace­da…
Wieux tan­gos qu’avait com­mencé à chanter la Pepi­ta Avel­lane­da… (peut-être la Par­da Flo­ra)
Cela ne revien­dra plus !

Une brève et caricaturale histoire du tango

On lit beau­coup de bêtis­es sur les prémices du tan­go, le mieux est donc de faire court pour lim­iter la liste de ces âner­ies. Ce que l’on peut en dire de façon à peu près cer­taine est qu’il n’est pas né dans les salons hup­pés de la bour­geoisie. Cepen­dant, les jeunes hommes de la bonne société, les niños biens, allaient par­fois s’encanailler dans les moins trou­bles des lieux de « diver­tisse­ment » de l’époque.
Comme bien sûr, les filles de bonne famille ne pou­vaient pas décem­ment se ren­dre dans les mêmes lieux, la danse se fai­sait avec les femmes du lieu, des ban­lieusardes, des soubrettes, des grisettes et des pros­ti­tuées, plus ou moins raf­finées. On n’y dan­sait donc pas entre hommes, en tout cas pas de façon général­isée et souhaitée…
Lorsque le tan­go est revenu cou­vert de gloire d’Europe et notam­ment de Paris, le tan­go s’est dif­fusé dans les hautes sphères. Il n’était plus néces­saire de fréquenter ce type de lieu pour le pra­ti­quer, les femmes de la bonne société pou­vaient alors s’adonner à cette danse qui s’est alors assagie. Les paroles out­ran­cières comme celles de Vil­lo­do ont été réécrites, la danse s’est raf­finée en adop­tant une atti­tude plus droite, plus élé­gante, le tan­go était prêt à entr­er dans son âge d’or. Par chance pour nous, c’est aus­si plus ou moins l’époque où l’enregistrement élec­trique est apparu, ce qui nous per­met de con­serv­er des sou­venirs sonores de bien meilleure qual­ité de cette époque. Enreg­istrement.

Allons au bordel

La mai­son que cer­tains appel­lent pudique­ment « école de danse » ou tout sim­ple­ment Lo de Lau­ra (ou du nom d’une autre ten­an­cière) est tout sim­ple­ment une mai­son de plaisirs. Cepen­dant, il ne faut pas y voir néces­saire­ment un lieu sor­dide, digne d’un roman de Zola.
En effet, la pros­ti­tu­tion au XIXe siè­cle avait dif­férents étages.

Les courtisanes

Tout en haut, la Cour­tisane. À Paris, la Pai­va en était sans doute le meilleur exem­ple. C’était une pros­ti­tuée, plus ou moins occa­sion­nelle qui a réus­si à se faire remar­quer et qui est devenu une femme entretenue, par un ou plusieurs rich­es hommes.
Avoir une maîtresse pour un homme très riche n’était pas mal vu à l’époque, au con­traire, c’est le con­traire qui aurait été choquant. On aurait pen­sé qu’il était pin­gre ou ruiné, ce qui n’aurait pas été bon pour les affaires.

L’hôtel de la Paï­va, 25 avenue des Champs-Élysées à Paris, France,

L’hôtel de la Paï­va est le seul hôtel par­ti­c­uli­er restant de l’époque où on affir­mait que c’étaient les Champs-Élysées qui étaient la plus belle avenue du Monde. En effet, l’horrible avenue actuelle n’a plus rien à voir avec le charme de tous ces hôtels qui rival­i­saient sur les « Champs ». Même ce sur­vivant est mis à mal, car désor­mais masqué par la devan­ture d’un bistrot.

Cliquez ce lien pour en savoir un peu plus sur ce lieu et sa pro­prié­taire.

Les cocottes

La cocotte (cocote en espag­nol) n’arrive pas au statut social des cour­tisanes. Elle est entretenue par divers « réguliers », mais aucun n’est suff­isam­ment riche ou généreux pour lui per­me­t­tre de s’établir dans un somptueux hôtel par­ti­c­uli­er.
Notons que les économies qu’arrivent à faire cer­taines leur per­me­t­tent d’ouvrir des maisons, que ce soient des pen­sions (loge­ments) ou des bor­dels. Elles con­tin­u­ent donc de tra­vailler, elles-mêmes ou font tra­vailler d’autres femmes, con­traire­ment aux Cour­tisanes, qui ne tra­vail­lent plus que pour le plaisir ou leur mécène.

Les occasionnelles

L’occasionnelle est celle qui ayant du mal à boucler son bud­get, se livre à l’exercice moyen­nant finance. Elle peut être une lingère, une fille de salle, une artiste de cabaret, ou toute autre pro­fes­sion qui ne garan­tit pas un revenu suff­isam­ment réguli­er et impor­tant pour vivre. Cer­taines auront un peu de chance dans leurs ren­con­tres et iront rejoin­dre les cocotes, voire les cour­tisanes, mais d’autres fer­ont cela à temps plein et entreront alors dans les maisons clos­es.

Les maisons closes (prostibulos)

Là encore il y a dif­férents étages. Je ne ren­tr­erai pas dans les détails, car cela n’aurait pas trop d’intérêt pour notre pro­pos. Ce qu’il suf­fit de savoir est que pour pra­ti­quer le tan­go dans les pre­miers temps, c’étaient des lieux où on pou­vait facile­ment trou­ver une parte­naire, pour danser, ou plus si affinité (et finances). En général, cela com­mençait avec un café, café qui reste tou­jours de mise dans la bouche des dragueurs des milon­gas portègnes…
Ces étab­lisse­ments étaient con­trôlés, notam­ment pour lim­iter la syphilis et gérés par une anci­enne pros­ti­tuée, un souteneur ou quelque entre­pre­neur entre­prenant. D’ailleurs, de très nom­breuses filles pau­vres, notam­ment des Français­es, sont venues à Buenos Aires avec les promess­es d’un bel Argentin et se sont retrou­vées dans ces étab­lisse­ments avec des for­tunes très divers­es. Par­mi elles, on pour­rait citer de nom­breuses « grisettes » comme Grise­ta, Male­na, Manón, Mar­got, María, Mimí, Mireya Ninón et Made­moi­selle Ivonne qui devient Madame Ivonne. Cette dernière toute­fois était une admin­is­tra­trice de pen­sion, pas de bor­del, elle a employé dif­férem­ment ses économies.
Les dif­férentes « écoles de danse » étaient donc des lieux où la danse n’était pas la seule activ­ité.

Les « Lo »

Par­mi les lieux les plus réputés pour la danse, on pour­rait citer Lo de Lau­ra, qui fait l’objet de ce tan­go et que nous avons déjà décrit à pro­pos de Sacale pun­ta, Lo de Maria la Vas­ca (la Basque). On cite sou­vent Lo de Hansen qui était un bar-restau­rant créé par un Alle­mand, Juan Hansen, en 1877, mais il est à la fois dou­teux que ce fût un lieu de danse et un bor­del. En revanche, Lo de Tan­cre­li revendique les deux fonc­tions.

Lo de Hansen

Cet étab­lisse­ment était situé dans le parc 3 de febrero (Paler­mo) qui a été inau­guré en 1875.
Pour ceux que ça intéresse, le nom vient du 3 févri­er 1852, date de la bataille de Caseros entre les armées de Rosas et Urquiza et qui mar­que le début de la péri­ode nom­mée « orga­ni­zación nacional » (organ­i­sa­tion nationale…) de l’histoire poli­tique mou­ve­men­tée de l’Argentine.
Le 4 mai 1877, Juan Hansen sol­licite auprès de la com­mis­sion du parc d’ouvrir un café-restau­rant dans une con­struc­tion du parc (prob­a­ble­ment antérieure à la créa­tion du parc en 1875, car elle était en mau­vais état. Il avait déjà un étab­lisse­ment depuis 1869, égale­ment à Paler­mo (en face de la gare). La com­mis­sion accepte et Juan Hansen effectuera dif­férents travaux comme l’ajout d’une ter­rasse sur le toit, le rem­place­ment du planch­er par un car­relage, l’agrandissement des fenêtres exis­tantes et la con­struc­tion d’un salon sup­plé­men­taire.

Le café de Hansen, ici nom­mé « Restau­rant del Par­que 3 de Febrero » et la men­tion J Hansen sur la droite de la façade. À droite, une vue « intérieure ». On voit sur ces deux pho­tos les amé­nage­ments pro­posés à la com­mis­sion : Le car­relage et la ter­rasse panoramique.

Le café restau­rant ouvre donc, mais se livr­erait à d’autres activ­ités, comme l’avancent « José Sebas­t­ian Tal­lón dans El tan­go en su eta­pa de músi­ca pro­hibi­da. Buenos Aires, Insti­tu­to Ami­gos del Libro Argenti­no, 1959 et repris par Enrique Hora­cio Puc­cia dans “el Buenos Aires de Ángel Vil­lol­do”. »
« Hansen à Paler­mo, était un mélange de bor­del somptueux et de restau­rant. Un com­merce de précurseurs, pour­rait-on dire, avec en prime les bagar­res fréquentes, le cabaret tumultueux qui a précédé les actuels. Ce fut la cour de récréa­tion de bacanci­tos (petits chefs) et com­padri­tos comme ils se définis­sent eux-mêmes. Et des bagar­reurs et des gens ayant divers prob­lèmes. »
Cepen­dant, plus qu’un bor­del, c’était une « Chup­ping house » comme dis­ent élégam­ment les Argentins qui ne veu­lent pas par­ler de la chose et la déguisent par une expres­sion anglaise qui pour­rait se traduire par mas­tur­ba­tion. Il sem­blerait que les bosquets avoisi­nants aient été prop­ices à ces activ­ités, notam­ment la nuit.
En effet, le café de Hansen avait deux vis­ages. Il était ouvert en per­ma­nence. De jour, il accueil­lait les promeneurs qui venaient se rafraîchir et manger et de nuit, les fêtards et fau­teurs de trou­ble s’y retrou­vaient.
Par­mi eux, les ama­teurs de tan­go. Ceux-ci venaient écouter, car il était inter­dit de le danser, comme l’affirment notam­ment Amadeo Las­tra et Miguel Angel Scen­na.
Cepen­dant, plusieurs témoignages indiquent que l’on dan­sait tout de même au son de la musique dans les alen­tours de l’établissement. Dans ce sens, je vous pro­pose le témoignage de Félix Lima :

« Se bail­a­ba? Esta­ba pro­hibido el bai­lon­go, pero a reta­guardia del caserón de Hansen, en la zona de las glo­ri­etas tanguea base liso, tan­gos dormilones, de con­tra­ban­do. Los mozos hacían la vista gor­da. El tan­go esta­ba en pañales. A un no había inva­di­do los salones de la “haute”. Sola­mente lo bail­a­ban las mujeres ale­gres »

« Est-ce qu’on y dan­sait ? Il était inter­dit de faire du bai­lon­go, mais à l’arrière de l’établissement d’Hansen, dans la zone des glo­ri­ettes, il se dan­sait des tan­gos tran­quilles, des tan­gos las­cifs (endormis), de con­tre­bande. Les serveurs fai­saient sem­blant de ne pas voir (vista gor­da). Le tan­go avait encore des couch­es (était bébé). Il n’avait pas encore investi les salons de la « haute ». Seules les femmes légères (ale­gres) le dan­saient.

El Esquina­zo, un suc­cès à tout rompre

C’est dans cet étab­lisse­ment qu’a eu lieu l’incroyable suc­cès de El Esquina­zo d’Ángel Gre­go­rio Vil­lol­do. Voici com­ment le racon­te Pintin Castel­lanos dans Entre cartes y que­bradas, can­dombes, milon­gas y tan­gos en su his­to­ria y comen­tar­ios. Mon­te­v­ideo, 1948.
Pintin par­le du Café Tarana qui était le nom de l’époque du Café de Hansen (qui était mort le 3 avril 1891). Ansel­mo R. Tarana avait lorsqu’il en devint le pro­prié­taire le 8 mai 1903, adop­té le nom « Restau­rante Recreo Paler­mo. Antiguo Hansen ». Mais pour les clients, c’était Lo de Hansen ou Lo de Tarana. Sig­nalons que Tarana avait cinq voitures, pour rac­com­pa­g­n­er les clients à domi­cile, ce qui témoigne bien du suc­cès.
La com­po­si­tion de Vil­lol­do a été un tri­om­phe […]. L’accueil du pub­lic fut tel que, soir après soir, il se ren­dit au et le rythme dia­bolique du tan­go sus­men­tion­né com­mença à ren­dre peu à peu tout le monde fou. Pour avoir une idée de com­ment c’était joué à l’époque, un enreg­istrement de 1909 sor­ti le 5 mars 1910.

El esquina­zo 1910-03 05 — Estu­di­anti­na Cen­te­nario dirige par Vicente Abad (Ángel Gre­go­rio Vil­lol­do Letra Car­los Pesce ; A. Timarni [Anto­nio Poli­to])

Tout d’abord, et avec une cer­taine pru­dence, les clients ont accom­pa­g­né la musique de « El Esquina­zo » en tapant légère­ment avec leurs mains sur les tables.
Mais les jours pas­saient et l’engouement pour le tan­go dia­bolique ne ces­sait de croître.
Les clients du Café Tarana ne se con­tentaient plus d’accompagner avec le talon et leurs mains. Les coups, en gar­dant le rythme, aug­men­tèrent peu à peu et furent rejoints par des tass­es, des ver­res, des chais­es, etc.
Mais cela ne s’est pas arrêté là […] Et il arri­va une nuit, une nuit fatale, où se pro­duisit ce que le pro­prié­taire de l’établissement floris­sant ressen­tait depuis des jours. À l’annonce de l’exécution du tan­go déjà con­sacré de Vil­lol­do, une cer­taine ner­vosité était per­cep­ti­ble dans le pub­lic nom­breux […] l’orchestre a com­mencé le rythme ryth­mique de « El Esquina­zo » et tous les assis­tants ont con­tin­ué à suiv­re leur rythme avec tout ce qu’ils avaient sous la main : chais­es, tables, ver­res, bouteilles, talons, etc. […]. Patiem­ment, le pro­prié­taire (Ansel­mo R Tarana) a atten­du la fin du tan­go du démon, mais le dernier accord a reçu une stand­ing ova­tion de la part du pub­lic. La répéti­tion ne se fit pas atten­dre ; et c’est ain­si qu’il a été exé­cuté un, deux, trois, cinq, sept… Finale­ment, de nom­breuses fois et à chaque inter­pré­ta­tion, une salve d’applaudissements ; et d’autres choses cassées […] Cette nuit inou­bli­able a coûté au pro­prié­taire plusieurs cen­taines de pesos, irré­cou­vrables. Mais le prob­lème le plus grave […] n’était pas ce qui s’était passé, mais ce qui allait con­tin­uer à se pro­duire dans les nuits suiv­antes.
Après mûre réflex­ion, le mal­heureux « Pagani­ni » des « assi­ettes brisées » prit une réso­lu­tion héroïque. Le lende­main, les clients du café Tarana ont eu la désagréable sur­prise de lire une pan­car­te qui, près de l’orchestre, dis­ait : « Est stricte­ment inter­dite l’exécution du tan­go el esquina­zo ; La pru­dence est de mise à cet égard. »

Lo de María la Vasca

Cette mai­son était située en la calle Europa, aujourd’hui, Car­los Cal­vo au n° 2721. Elle apparte­nait à Car­los Kern (El Ingles) et sa femme, María Ran­gol­la, une basque française) et une anci­enne pros­ti­tuée, dev­enue Cour­tisane la gérait.
C’est là que Rosendo Men­dizábal a lancé « El Entr­erri­ano », voir cela dans l’article sur Sacale pun­ta.

El entr­erri­ano 1910-03-05 Estu­di­anti­na Cen­te­nario dir. Vicente Abad (enreg­istré en 1909, sor­tie du disque le 5 mars 1910). Une sym­pa­thique ver­sion avec une jolie man­do­line.
Extérieur et patio de la casa de Maria la Vas­ca.

Le mari de la Vas­ca, Car­los Kern dont l’autre surnom était Matasi­ete (tue sept en référence à son imposante stature) veil­lait à ce que les dames de la mai­son soient respec­tées.

Un mur­al réal­isé par Eduar­do Saba­do, Ernesto Mar­t­inchuk en décem­bre 2024, représente Lo de María la Vas­ca.

Un film un peu par­ti­c­uli­er sur cette mai­son : Orig­ines pro­hibidos y prostibu­lar­ios del tan­go — María Aldaz. Il y a beau­coup à lire, plus qu’à regarder, c’est comme un immense générique, ou un livre à défile­ment automa­tique, mais ce tra­vail est intéres­sant si vous avez le courage de vous y plonger.

Orig­ines pro­hibidos y prostibu­lar­ios del tan­go par María Aldaz

La Parda Loreto

Le mari de la Vas­ca pos­sé­dait un autre lieu, plus mod­este qui était situé à Chile au 1567 à la Soci­etad Patria e Lavoro. Cet immeu­ble n’existe plus. Sa danseuse la plus réputée était « La Par­da » Lore­to.
Avec le paiement d’un sup­plé­ment, il était pos­si­ble de prof­iter d’une cham­bre avec une des belles du bal.
Cette « annexe » de Lo de la Vas­ca, n’était pas for­cé­ment bien vue par Maria, qui était à juste titre jalouse de ce qui s’y pas­sait avec son mari.

Lo de Laura

Lo de Lau­ra est l’établissement en l’honneur duquel a été écrite la milon­ga du jour.
Elle était située en Paraguay 2512. J’en ai par­lé à pro­pos de Sacale pun­ta.
Cette mai­son était beau­coup plus grande que celle de María la Vas­ca.

Lo de Lau­ra (Lau­renti­na Mon­ser­rat). Cette « mai­son » était située en Paraguay 2512. C’est main­tenant une mai­son de retraite…

Sa fréquen­ta­tion était plus éli­tiste que celles des toutes les autres maisons.

Les maisons de tango dans les paroles de tangos

Voici quelques tan­gos qui par­lent de ces maisons, comme Lo de Lau­ra.

En lo de Laura 1943-03-12 — Antonio Polito Letra Enrique Cadícamo

Lo de Lau­ra

C’est le tan­go du jour, voir donc ci-dessus, mais ne boudons pas le plaisir d’écouter de nou­veau nos deux anges. Var­gas et D’Agostino.

En lo de Lau­ra 1943-03-12 — Orques­ta Ángel D’Agostino con Ángel Var­gas

No aflojés (Pedro Maffia et Sebastián Piana Letra : Mario Battistella)

Lo de Lau­ra et Lo de María la Vas­ca

 « Vos fuiste el rey del bai­lon­go en lo de Lau­ra y la Vas­ca… »

No aflo­jés 1940-11-13 – Orques­ta Ángel D’Agostino con Ángel Var­gas (Pedro Maf­fia ; Sebastián Piana Letra: Mario Bat­tis­tel­la)

Tiempos viejos (Francisco Canaro Letra:  Manuel Romero)

Lo de Lau­ra et lo de Hansen

En 1926, Car­los Gardel enreg­is­trait le bon vieux temps, celui des « maisons » de danse, ces bor­dels de luxe où on dan­sait le tan­go et cher­chait la com­pag­nie des femmes. La musique est de Fran­cis­co Canaro et les paroles de Manuel Romero.

Tiem­pos viejos (Te acordás her­mano) 1926 — Car­los Gardel avec les gui­tares de Guiller­mo Bar­bi­eri et José Ricar­do (Fran­cis­co Canaro Letra: Manuel Romero)

Canaro l’a enreg­istré à de mul­ti­ples repris­es, mais seule­ment à par­tir de 1927, notam­ment avec sa com­pagne offi­cieuse, Ada Fal­cón.

Tiem­pos viejos (Te acordás her­mano) 1931-12-17 — Ada Fal­cón con acomp. de Fran­cis­co Canaro. C’est une autre ver­sion « chan­son ».

Je reviendrai à l’occasion du tan­go du jour sur une ver­sion de danse de ce titre, notam­ment le 28 sep­tem­bre avec la ver­sion enreg­istrée en 1937 par Fran­cis­co Canaro et Rober­to Mai­da.

¿Te acordás, her­mano ? ¡Qué tiem­pos aquél­los!
Eran otros hom­bres más hom­bres los nue­stros.
No se conocían cocó ni mor­fi­na,
los mucha­chos de antes no usa­ban gom­i­na.

¿Te acordás, her­mano? ¡Qué tiem­pos aquél­los!
¡Vein­ticin­co abriles que no volverán!
Vein­ticin­co abriles, volver a ten­er­los,
si cuan­do me acuer­do me pon­go a llo­rar.

¿Dónde están los mucha­chos de entonces?
Bar­ra antigua de ayer ¿dónde está?
Yo y vos solos quedamos, her­mano,
yo y vos solos para recor­dar…
¿Dónde están las mujeres aquél­las,
minas fieles, de gran corazón,
que en los bailes de Lau­ra pelea­ban
cada cual defen­di­en­do su amor?

¿Te acordás, her­mano, la rubia Mireya,
que quité en lo de Hansen al loco Cepe­da?

Casi me sui­ci­do una noche por ella
y hoy es una pobre mendi­ga hara­pi­en­ta.
¿Te acordás, her­mano, lo lin­da que era?
Se forma­ba rue­da pa’ ver­la bailar…
Cuan­do por la calle la veo tan vie­ja
doy vuelta la cara y me pon­go a llo­rar.

Fran­cis­co Canaro Letra: Manuel Romero

On note plusieurs élé­ments dans le texte, que j’ai mis en gras et que je traduis ici :
On ne con­nais­sait pas la cocaïne ni la mor­phine (pas de drogue autre que le tabac).
Les gars d’avant n’utilisaient pas de gom­i­na (le film argentin d’Enrique Car­reras ; Los mucha­chos de antes no usa­ban gom­i­na sor­ti le 13 mars 1969 pré­tend représen­ter cette époque et a choisi cette phrase de la chan­son comme titre.
Tu te sou­viens, frérot, de la blonde Mireya, que j’ai piqué à Lo de Hansen au fou Cepe­da ? Il a piqué la copine française, Mireille, à Cepe­da, le poète Andrés Cepe­da [surnom­mé le Loco ou le mau­vais, il était de plus anar­chiste] et il a fail­li se sui­cider pour elle et aujourd’hui, elle est une men­di­ante.

La Vasca [Juan Calos Bazán]

Lo de María la Vas­ca

Cou­ver­ture de la par­ti­tion pour piano de la Vas­ca de Juan Car­los Bazan.

On a la par­ti­tion, mais pas d’enregistrement de ce tan­go.

El fueye de Arolas [Pedro Laurenz Letra : Héctor Marcó]

Lo de Hansen

Lo de Hansen est cité dans « El fueye de Aro­las » [Le ban­donéon d’Arolas] écrit à la mémoire d’Arolas par Héc­tor Marcó en 1951, à l’occasion du retour des restes d’Arolas de Paris à Buenos Aires :
No ron­da en las noches de Hansen al muelle [Il s’agit du quai de la Marne, Aro­las étant mort à Paris]. La men­tion de Lo de Hansen est donc très som­maire, mais ça prou­ve qu’en 1924, l’établissement rasé en 1912 restait dans les mémoires).
Pedro Lau­renz le met­tra en musique, mais il n’a prob­a­ble­ment pas été enreg­istré.

La Pishuca — El baile en lo de Tranqueli

Noté par Eduar­do Bar­beris le 25 avril 1905 (com­pos­i­teur anonyme).

Lo de Tran­queli, cet étab­lisse­ment de bas étage était situé à l’angle sud-est des rues Suárez y Necochea (La Boca). L’immeuble n’en a plus pour très longtemps, il est désaf­fec­té. À droite, la par­ti­tion avec la retran­scrip­tion des paroles qui sont assez dif­fi­ciles à com­pren­dre.

Eduar­do Bar­beris (qui a fait un tra­vail ethno­graphique en récoltant ce tan­go) a essayé de repro­duire la façon de chanter ce qu’il entendait. Cela rend la par­ti­tion moins com­préhen­si­ble. Je vous pro­pose une ver­sion prob­a­ble et une tra­duc­tion approx­i­ma­tive à la suite…

Anoche en lo de Tran­queli
Bailé con la Bolado­ra
Y esta­ba la par­da Flo­ra
Que en cuan­to me vio estriló,
Que una vez en los Cor­rales
En un cafetín que esta­ba,
Le tuve que dar la bia­ba
Porque se me rever­só.

Pre­mier cou­plet du tan­go qui en compte cinq, de la même eau…

Hier soir à lo de Tran­queli, j’ai dan­sé avec la Bolado­ra. Il y avait la Par­da Flo­ra (Uruguayenne mulâtresse ayant tra­vail­lé à Lo de Lau­ra et danseuse réputée). Quand elle m’a vu elle s’est mise en colère, car aux Cor­rales dans un café où elle était, j’avais dû lui don­ner une bran­lée, car j’étais à l’en­vers (retourné, pas dans mon assi­ette).
Je pro­pose de rap­procher la Par­da Flo­ra de Pepi­ta Avel­lane­da, qui si elle n’est pas la même a un par­cours très sim­i­laire : Uruguay, Lo de Lau­ra, Flo­res et la Boca.
Aux Cor­rales viejos a eu lieu le 22 juin 1880, le dernier com­bat des guer­res civiles argen­tines. Les forces nationales y ont rem­porté la dernière manche con­tre les rebelles de la Province de Buenos Aires.

Los Cor­rales Viejos (situé à Par­que Patri­cios). On voit qu’on n’est pas dans l’am­biance feu­trée des salons parisiens, ni même dans celle de Lo de Lau­ra…

Selon le poète Miguel A.Camino, le tan­go est né aux Cor­rales Viejos dans les années 80, les duels au couteau leur ont appris à danser, le 8 (ocho) et la sen­ta­da, la media luna et le pas en arrière.
Lo de Tran­queli fait par­tie des piringundines, les bor­dels où on danse, mais de bas étages. Rien à voir avec les étab­lisse­ments de plus haute tenue comme Lo de Lau­ra.
Fer­nan­do Assun­cao, dans « El tan­go y sus cir­cun­stan­cias » men­tionne cette uruguayenne fameuse qui gérait un bor­del en Mon­te­v­ideo où il y avait régulière­ment (pour ne pas dire tout le temps du grabuge). On lui attribue la phrase « ¡Que haiga rela­jo pero con orden! », que ce soit déten­du, mais avec de l’ordre !

En guise de conclusion, provisoire…

Il est éton­nant et intéres­sant de voir com­ment le tan­go s’est frayé un chemin des faubourgs et de la pros­ti­tu­tion de bas étage, jusqu’aux plus hautes class­es de la société. Nous avons dévelop­pé aujourd’hui la pre­mière étape, celle où le tan­go est inter­dit de danse dans les lieux publics et doit donc se cacher dans des étab­lisse­ments déguisés sous le nom d’école de danse ou de bor­dels.
J’ai passé sous silence la danse dans les con­ven­til­los (habi­tats pop­u­laires), mais on imag­ine que les fana­tiques du tan­go devaient saisir toutes les occa­sions pos­si­bles, dans les glo­ri­ettes où on pou­vait enten­dre la musique de chez Hansen, jusqu’à la musique des manèges pour enfants (les calecitas).
Pro­gres­sive­ment, il se trou­ve un chemin et va être dan­sé dans de nou­veaux lieux, comme ici au Théâtre de la rue de la rue Vic­to­ria.

El Teatro de la Vic­to­ria. On trou­ve en général la pho­to de droite asso­ciée à Lo de Lau­ra. Il s’agit en fait d’une pho­togra­phie réal­isée en 1905 au Teatro de la Vic­to­ria qui était situé au 954 de la calle Vic­to­ria (actuelle Hipoli­to Irigoyen).

L’étape suiv­ante se passe en Europe, nous aurons l’occasion d’y revenir.
À suiv­re…

Danseurs en Lo de Lau­ra — Recon­sti­tu­tion fan­tai­siste à tous points de vue.