Un cygne peut en cacher un autre. Celui que nous allons évoquer aujourd’hui, s’est fait faire une toilette par D’Arienzo, le 15 mai 1950, il y a 74 ans. Mais il avait déjà adopté un autre cygne, 12 ans plus tôt, presque jour pour jour. Allons faire un tour avec les vilains petits canards, canards que l’orchestre ne fait pas.
Une petite précision pour les lecteurs qui sont en version traduite, en français, un canard est une fausse note. Juan D’Arienzo fait donc tout pour éviter que ses musiciens en fassent.
Extrait musical
La partition de El cisne, dans la version d’Antonio Anselmi. La dédicace semble étonnante. En effet elle est adressée à José Gomez, qui était justement un ami de Jose Maria Rizzuti, l’auteur d’un autre « El cisne », mais en tango. Il peut toutefois s’agir d’un homonyme, mais la coïncidence est amusante…El cisne 1950-05-15 — Orquesta Juan D’Arienzo.
Une valse entraînante, mais D’Arienzo sait-il en faire d’un autre type ? Au piano, Fulvio Salamanca, intervient toujours selon le principe négocié avec Biagi quinze ans. Comme c’est de coutume, la fin paraît s’accélérer, mais c’est toujours la même méthode. Le tempo reste stable, mais les notes sont doublées, ce qui entraîne les danseurs dans un galop final effréné. Il est presque impossible, voire complètement impossible de deviner les paroles en entendant la musique de cette valse. Mais il est temps d’en parler.
Paroles
La version de D’Arienzo est instrumentale. Cependant Antonio Anselmi a également écrit les paroles que voici :
En un lago cristalino hacia la orilla costando un blanco cisne nadando del lago dueño y señor, llega hacia el bosque vecino a saturarse de arome porque espera a su paloma para una cita de amor.
Como hace rato que espera ya la impaciencia lo inquieta por la paloma coqueta que a la cita no llegó y abriendo sus blancas alas medita el cisne arrogante ¿será verdad que otro amante su cariño me robó?
Pero después de un momento desde la vecina loma se ve llegar la paloma en un vuelo señorial; y como el cisne pregunta: ¿dónde te has entretenido?, contesta: Con mi querido a la sombra de un sauzal.
Que es lo que has dicho, paloma, que bien no lo he comprendido, has hablado de un querido y te olvidas quién soy yo. De pronto el cisne celoso, muy enceguecido acaso de un terrible picotazo a su paloma mató.
Cargo a su presa en el pico y allá en el lugar más hondo fue a sumergirse hasta el fondo del lago, dueño y señor. Desde entonces en la noche cuando todo está dormido se oye del cisne un gemido porque llora de amor.
Antonio Anselmi (Musique et paroles)
Traduction libre
Dans un lac cristallin, vers la rive voisine, un cygne blanc nage, du lac maître et seigneur. Il arrive à la forêt voisine pour se saturer d’arome, car il attend sa colombe pour un rendez-vous amoureux. Comme ça fait un moment qu’il attend, l’impatience l’inquiète pour la colombe coquette qui n’est pas arrivée au rendez-vous et ouvrant ses ailes blanches, le cygne arrogant médite. Serait-il vrai qu’un autre amant m’aurait volé son affection ? Mais au bout d’un moment, de la colline voisine, on voit la colombe venir d’un vol majestueux ; et comme le cygne demande : « Où vous êtes-vous amusée ? » elle répond : « Avec mon chéri à l’ombre de saules pleureurs. »
Qu’as-tu dit, colombe, que je n’ai pas bien compris ? Tu as parlé d’un être cher et tu oublies qui je suis. Aussitôt, le cygne jaloux, peut-être très aveuglé, d’un terrible coup de bec sur sa colombe, la tua. Il chargea sa proie sur le bec et là, dans l’endroit le plus profond, il alla plonger jusqu’au fond du lac, maître et seigneur. Depuis cela, la nuit, quand tout dort, on entend le cygne gémir parce qu’il pleure d’amour.
Autres versions
Si vous entendez cette valse, il est fort probable qu’elle soit interprétée par Juan D’Arienzo, car il n’en existe pas d’autres enregistrements historiques, pas même une petite chanson pour entendre comment les paroles s’harmonisent avec la musique. En revanche, vous pouvez entendre el Cisne sous forme de tango. Par D’Arienzo et par Fresedo. Attention, ce cygne n’est pas composé par Antonio Anselmi, mais par Jose Maria Rizzuti. C’est donc une œuvre qui n’a de commun que le titre.
La partition avec sa couverture de El cisne, mais cette fois par Jose Maria Rizzuti. Un tango sans paroles.
Avant de retrouver D’Arienzo, une petite pépite. Un enregistrement de 1922. Il y a donc plus d’un siècle que Fresedo l’a enregistré.
El cisne 1922-08-25 — Orquesta Osvaldo Fresedo.
Malgré un enregistrement acoustique, ancien, la musique est plutôt magnifique. Un très beau Fresedo, que l’on serait presque tenté de passer en milonga. Pour terminer, on retrouve D’Arienzo, avec le cygne en tango sur une musique de Rizzuti.
El cisne 1938-05-06 — Orquesta Juan D’Arienzo.
C’est un des derniers enregistrements de Biagi dans l’orchestre de D’Arienzo. Sa place est bien établie. Il a toutes les petites pauses pour ajouter ses petites fioritures. Il surnage par moment sur l’orchestre et s’il n’a pas de partie en soliste, contrairement aux violons, il est toujours présent et ponctue le compas. Je trouve amusant de constater que 15 ans plus tard, la façon de faire de Biagi a continué d’être utilisée par D’Arienzo et ses pianistes, comme nous l’avons constatée pour notre valse du jour, que du coup, je vous replace ici. Quand on aime, on ne compte pas.
El cisne 1950-05-15 — Orquesta Juan D’Arienzo. C’est notre valse du jour.
À demain, les amis !
El cisne. Mon histoire est pliée pour aujourd’hui.
De floreo de Julio Carrasco est l’élément central d’une trilogie de trois tangos. Flor de tango (1945), De floreo (1950) et Mi lamento (1954). De floreo peut avoir différentes significations allant d’un bavardage inutile ou léger, par exemple, un piropo (compliment à une femme que l’on cherche à conquérir) à une danse parfaitement maîtrisée. Pour ma part, j’ai choisi une autre acception, celle du musicien épanoui qui domine son instrument. Il n’est qu’à écouter le solo de violon de Enrique Camerano pour se conforter dans cette idée.
Extrait musical
De floreo. Partition, Disque Odeon 30610B (matrice 17601), pochette et disque vinyle 4334 de EMI. De floreo est le sixième et dernier titre de la face A, mais aussi le nom de l’album, ce qui témoigne de son succès.De floreo 1950-03-29 – Orquesta Osvaldo Pugliese.
Les bandonéons lancent un rythme très marqué, lié par quelques glissandos des violons. Puis à 0:35 les violons prennent le dessus dans le staccato avec de légers motifs de piano de Pugliese. Comme il est habituel à cette époque pour Pugliese, l’œuvre est construite par des touches successives en legato et staccato. Cette organisation semble indiquer aux danseurs quoi faire. Encore faut-il que les danseurs soient attentifs aux changements d’expression, car une écoute trop légère ferait manquer les transitions et danser à contrecourant. C’est ce qui peut rendre certains titres de Pugliese si passionnants, mais parfois difficiles à danser. Contrairement à ce qui est généralement exprimé, je ne pense pas que Pugliese soit à réserver aux excellents danseurs. Certains y voient une musique romantique et tranquille, à danser avec une personne de cœur. D’autres se déchaînent dans des envolées incompréhensibles, pensant révolutionner l’art de la danse et laisser un public ébloui à la limite de l’évanouissement devant tant de génie. Entre ces deux extrêmes, il y a les danseurs qui écoutent la musique et qui savent adapter leur danse aux évolutions de la musique, tout en respectant les autres danseurs. Il n’y a donc pas besoin d’être un excellent danseur, seulement un excellent auditeur. Bien sûr, ceux qui peuvent être les deux existent, mais dans un beau bal, avec des danseurs qui dansent en musique, il y a une vibration particulière sur la piste durant les tandas de Pugliese. À 1:40 commence le passage que l’on ne peut pas louper et danser mal, le sublime solo de violon de Enrique Camerano qui se dilue ensuite dans les accords nerveux des bandonéons, puis des autres instruments. Le thème du solo de violon ressurgit ensuite jusqu’au final et l’interprétation se termine par les deux accords traditionnels chez beaucoup d’orchestres, dont celui de Pugliese.
Détail du revers de la pochette du disque 33 tours De floreo édité par EMI sous le numéro 4334.
Autres versions
De floreo 1950-03-29 – Orquesta Osvaldo Pugliese. C’est notre tango du jour.De floreo 2004 – Color Tango de Roberto Álvarez.
On retrouvera bien sûr des accents de Pugliese dans cette version de Color Tango. Son créateur, Roberto Álvarez, était l’un des arrangeurs de Pugliese (même si dans son orchestre, la plupart des musiciens étaient aussi arrangeurs). J’en profite pour rappeler qu’il y a eu deux et même trois orchestres Color Tango, tous héritiers de Pugliese. L’orchestre originel « Color Tango » créé par Roberto Álvarez (bandonéoniste de Pugliese), Amílcar Tolosa (violoniste de Pugliese) et Fernando Rodríguez (contrebassiste de Pugliese). À la suite d’un désaccord, l’orchestre se scinda en deux parties égales et Roberto Álvarez et Amílcar Tolosa dirigèrent chacun un orchestre « Color Tango ». Comme les deux orchestres avaient les mêmes droits à porter ce nom, ce fut un peu compliqué, mais un accord a été trouvé et les deux orchestres ont coexisté avec le nom de leur directeur accolé. Color Tango de Roberto Álvarez et Color Tango de Amílcar Tolosa. À ce sujet, une petite remarque. Les orchestres ne restent pas tous immuables et au fil du temps, des musiciens sont remplacés. Aujourd’hui, la situation est encore plus marquée. Les orchestres voyageant à travers le monde, ils ont souvent recours à des musiciens différents suivant les lieux de la tournée ou suivant les engagements déjà pris avec un autre orchestre par un instrumentiste. La séparation de l’orchestre avec le même nom n’est donc pas si surprenante, mais c’est bien que le nom les différencie, même si la plupart des éditions restent vagues sur le sujet. Un Color Tango peut en cacher un autre.
Voici une version en vidéo par Martin Klett & Ensemble.
De floreo 2019c – Martin Klett & Ensemble
La trilogie de Julio Carrasco
Comme indiqué ci-dessus, De floreo fait partie d’une trilogie composée par Julio Carrasco. Voici les trois titres à l’écoute. Je pense qu’il est intéressant de noter l’évolution et les similitudes sur la décennie de cette trilogie.
Flor de tango 1945-08-28 – Orquesta Osvaldo Pugliese
La musique est sans doute un peu trop déstructurée pour les danseurs d’aujourd’hui. L’alternance des légatos et staccatos, par exemple, peut surprendre. On est dans l’héritage de De Caro, cet orchestre qu’admirait Pugliese. Cela rend donc l’œuvre plus difficile à danser pour les danseurs contemporains qui sont moins habitués à l’improvisation, car dansant sur des enregistrements connus par cœur. À l’âge d’or, les danseurs découvraient « en direct » les nouveautés et ils devaient donc être plus attentifs à la musique. En résumé, je ne passerai ce titre en milonga qu’avec des danseurs bien familiarisés avec cette façon de danser, d’autant plus que le mode mineur adopté peut donner une pincée de tristesse qui pourrait s’ajouter aux hésitations provoquées par les surprises (richesses) de la musique et faire que le moment ne soit pas aussi agréable que possible. On notera toutefois la beauté de la musique avec le beau solo de violon à 1:30 et la variation virtuose des bandonéons en final.
Vous trouverez dans l’article sur Flor de tango, quelques éléments sur l’auteur de la trilogie, Julio Carrasco.
De floreo 1950-03-29 – Orquesta Osvaldo Pugliese. C’est notre tango du jour.
Pour rester dans la dansabilité. On remarquera que la présence d’un rythme bien marqué au début inspire la confiance des danseurs. Les phrases musicales sont plus claires et les transitions de danse plus faciles à prévoir. Certains motifs peuvent susciter de belles improvisations ou a minima des fioritures élégantes, permettant ainsi de danser de floreo… Et le solo de violon devrait faire fondre les danseurs à coup sûr et donc participer au succès de la danse.
Mi lamento 1954-03-17 – Orquesta Osvaldo Pugliese.
Mi lamento démarre avec une rythmique appuyée qui sécurise les danseurs, mais, par la suite, on retrouve des éléments d’insécurité, comme avec Flor de tango dont il partage la tonalité de Fa # mineur. Certains passages comme à 1:35, sans doute un peu trop calmes, peuvent enlever un peu d’énergie aux danseurs. Cela n’empêche pas de le passer, mais il convient de bien juger de l’atmosphère du bal pour le passer à bon escient en étant prêt à relancer la machine si l’on sent que les danseurs ne suivent pas cette proposition.
Comme dans les deux œuvres précédentes, on retrouve le solo de violon à 1:50. Après tout Julio Carrasco est violoniste et il est donc logique qu’il mette en valeur son instrument. Là encore, c’est Enrique Camerano qui interprète en sa qualité de premier violon le solo qui sera évoqué jusqu’à la fin, comme pour De floreo et contrairement à Flor de tango, où il est effacé par les bandonéons à la fin. La réputation de Julio Carrasco aurait pu lui ouvrir la carrière de premier violon dans l’orchestre de Pugliese, mais celui-ci a décliné l’invitation lors du départ de l’orchestre de Enrique Camerano. Cette évolution va donc d’une musique très decaréenne (de De Caro) a une musique au rythme plus appuyé, plus facile à danser. Les solos de violons sont tous les trois intéressants, mais celui de De floreo a sans doute ma préférence et comme il est sur le titre le plus dansable des trois, je passerai De floreo en priorité.
Et s’il fallait faire une tanda avec De floreo
Je propose cet exercice qui consiste à faire une tanda de Pugliese un peu moins consensuelle. Dans une milonga courte, je ne m’y risquerai sans doute pas et je resterai avec la vingtaine de titres validés par les danseurs. Mais admettons que je sois en présence de danseurs curieux, n’ayant pas peur de se mettre en « danger ». Dans cette tanda, je ne passerai probablement pas deux des titres de la trilogie, sauf si je vois que l’accueil est très bon et seulement pour des tandas de quatre titres et pas de trois comme cela se fait de plus en plus (difficile de passer un de ces titres en premier et en dernier, il en faut donc a minima un avant et un après). Pour donner un peu de variété à la tanda en gardant un esprit un peu decaréen, je pourrais proposer.
1) Boedo 1948-07-14 – Orquesta Osvaldo Pugliese.
Une composition de De Caro, assez connue et qui peut donc rassurer en premier thème.
2) De floreo en deuxième, car pas suffisamment connu pour bien faire lever les danseurs. Ce titre servira d’aiguillage. Si je vois qu’il est parfaitement adopté, je pourrai envisager de passer Mi lamento en 3e titre. Si je sens que c’est passable, sans plus, je reviendrais à un peu plus facile avec, par exemple :
3) Bien milonga 1951-07-31 – Orquesta Osvaldo Pugliese.
Pas trop difficile à danser et avec un beau solo de violon pour rester dans l’esprit de De floreo.
4) La cachila 1952-11-24 – Orquesta Osvaldo Pugliese.
Avec des passages très « yumba ». Ce titre très connu, plus facile à danser, pourrait terminer la tanda.
Si je vois qu’il faut raccrocher les wagons, je pourrais passer à Canaro à Paris en troisième titre de la tanda, qui est plus rassurant pour les danseurs et qui comporte de magnifiques solos de bandonéon et de violoncelle.
3) alternative selon la réception de De floreo. Canaro en París 1949-11-28 – Orquesta Osvaldo Pugliese
Le 4e titre pourra être un titre « phare de Pugliese », même si cela nuit un peu à l’harmonie de la tanda. Sinon, La Cachila pourra faire l’affaire.
Si je vois que Boedo ne passe pas très bien (tous les danseurs ne sont pas sur la piste), j’activerai l’aiguillage plus tôt et je basculerai vers les grands standards, en ne passant donc pas De floreo et autres. Passer une tanda de Pugliese avec des titres peu connus donne des sueurs froides au DJ. Pour cette raison, il est indispensable, lorsque l’on ne connaît pas le public, d’être prêt à tout changer à la volée et c’est un bon exemple de l’impossibilité de faire des playlists à l’avance, sauf si on est DJ résident et que l’on passe la musique toutes les semaines dans le même lieu, car, dans ce cas, on apprivoise les danseurs en formant leur goût. C’est d’ailleurs une responsabilité du DJ résident, car à routiner les danseurs sur un style de musique, on risque de les éloigner de la communauté tanguera. Par exemple, dans certaines milongas, le DJ résident met beaucoup de tango alternatif ou des titres peu typiques. Les danseurs s’y habituent et ont ensuite du mal à aller dans des milongas « normales ». Ouvrir les oreilles et les horizons, c’est bien, mais il ne faut pas oublier le cœur du tango. À bientôt les amis !
De floreo 1950-03-29 – Orquesta Osvaldo Pugliese – L’écoute des tourbillons de musique qui entrent dans les oreilles.
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