Sixto Ramón Ríos
Il est difficile de ne pas être bouleversé par Merceditas, cette chanson sublime que l’on rencontre parfois au détour d’une tanda. Mais vous ne savez peut-être pas que ce titre n’a pas été conçu comme un tango et que l’histoire qu’elle conte est une de plus belles histoires d’amour du vingtième siècle.
Je vous invite à découvrir une trentaine de versions parmi la centaine qui a été enregistrée.
Extrait musical

Le thème commence avec un tutti des violons et bandonéons qui lancent le thème principal avec une énergie et douceur confondantes. Après une trentaine de secondes, l’introduction majestueuse laisse place à un motif de piano plus léger, presque allègre, qui laisse de nouveau la place au reste de l’orchestre alternant des fortissimos et pianos très marqués. Les passages pianos pourraient poser des problèmes aux danseurs dans une ambiance bruyante. Quoi qu’il en soit, la voix d’Adolfo Rivas reprend le thème du début en déclamant les merveilleuses paroles de Sixto Ramón Ríos. Carlos Raúl Aldao le rejoint ensuite avec sa voix un peu plus grave pour nous offrir ce duo qui est beaucoup dans le succès de cette version.
À tour de rôle, les chanteurs et l’orchestre continueront de dérouler l’histoire jusqu’à son terme.
Rappelons que l’orchestre Símbolo Osmar Maderna est l’orchestre de Maderna qu’a repris Aquiles Roggero à la mort du chef. En l’absence d’enregistrement, il est difficile de savoir si Maderna, lui-même, interprétait Merceditas. Cependant, c’est peu probable dans la mesure où le titre n’a été déposé à la SADAIC qu’en 1952, un an après la mort de Maderna et que l’auteur, lui-même n’a participé à un enregistrement qu’en 1952. C’est peut-être un indice supplémentaire pour invalider la thèse que Ramón aurait enregistré ce titre dans les années 40.
Paroles
Qué dulce encanto tiene
Tu recuerdo Merceditas
Aromada florecita
Amor mío de una vezLa conocí en el campo
Allá muy lejos una tarde
Donde crecen los trigales
Provincia de Santa FeAsí nació nuestro querer
Con ilusión, con mucha fe
Pero no sé por qué la flor
Se marchitó y muriendo fueComo una queja errante
En la campiña va flotando
El eco vago de mi canto
Recordando aquel amorPero a pesar del tiempo
Transcurrido es Merceditas
La leyenda que hoy palpita
En mi nostálgica canciónAmándola con loco amor
Así llegué a comprender
Lo que es querer, lo que es sufrir
Porque le di mi corazónSixto Ramón Ríos
Traduction libre
Quel doux charme que ton souvenir Merceditas, petite fleur parfumée, mon amour immédiat (coup de foudre).
Je l’ai rencontrée dans la campagne, très loin, une après-midi, là où poussent les champs de blé, dans la province de Santa Fe.
C’est ainsi qu’est né notre amour avec passion, avec beaucoup de foi, mais je ne sais pas pourquoi la fleur s’est fanée et est partie en mourant.
Comme une plainte errante, dans la campagne, flotte l’écho vague de mon chant, se souvenant de cet amour.
Mais malgré le temps, Merceditas est devenu la légende qui aujourd’hui palpite dans ma chanson nostalgique.
L’aimer d’un amour fou, c’est ainsi que j’ai compris ce que c’est d’aimer, ce que c’est de souffrir, parce que je lui ai donné mon cœur.
Qui est Merceditas ?

Celle que Sixto Ramón Ríos nommait Pastorcita de las flores (petite bergère des fleurs, dont il a fait une autre chanson) était une jeune paysanne de la Province de Santa Fe (Humbolt), de son nom complet : Mercedes Strickler Khalow. Une entrevue avec Merceditas par Luis Landriscina nous permet de découvrir la trame de la passion qui a uni Ramón et Mercedes. Une belle histoire d’amour qui dura jusqu’à la mort de Ramón, même si Mercedes le refusa deux fois en mariage, comme elle s’en explique dans l’entrevue.
Je vous glisse ici, quelques extraits de l’entrevue menée par Luis Landriscina :
Entrevue avec Mercedecitas
“Él vino a Humbolt con una compañía de teatro. Tocaba la guitarra y cantaba – me (Luis Landriscina) dijo Merceditas:
- Una noche, después de actuar, en el intermedio del espectáculo, me invitó a bailar. Yo acepté, bailamos un tango.
- Me gustaba, pero de un momento a otro lo dejé de querer. Fue el día que vino con los anillos para comprometernos. No lo acepté. Ahí me desenamoré. Yo no quería comprometerme.
- Ramón era buen mozo y me escribía unos versos hermosos. Pero nunca pensé en casarme. Yo quería ser libre. No le contesté más sus cartas, no quería que perdiera su tiempo conmigo. Y entonces empezó a mandarme más cartas, todas con versos muy tristes, que me hacían llorar. Todavía las conservo. Versos muy tristes le salían, porque yo lo había dejado.
- Pero, salvo Ramón, nunca dejé a ninguno de ellos llegar a la puerta de mi casa. Así como nunca pensé en casarme: yo quería ser libre.
Me dijo, ya anciana Merceditas, aquella única vez que la vi:
- La escuché un día que puse la radio.
- ¿Sabía que era usted?
- Lo supe al instante.
- ¿Y qué sintió?
Aquí quedó en silencio, quiso decir algo pero no pudo, encogió su cabeza bajo los hombros, su mirada se humedeció mirando lejos
- ¿Le llegó al corazón?
- Sí.
- Volvimos a vernos, después de 40 años. El tiempo había pasado y yo ya había perdido a mi hermana y a mi madre.
- Cuando empezó a escribirme de nuevo, volvió con la idea de casarnos y vivir juntos. Él todavía tenía los anillos. Pero yo no quería. Viajaba a Buenos Aires a visitarlo en su cumpleaños. Le dije: “Vamos a quedar amigos”.”
Se escribieron a razón de una carta por día hasta la muerte de Ramón Sixto Ríos ocurrida en la Navidad de 1995.
“- Sus cartas… eran todas cartas de amor, como las del primer día. Y era tan bueno y generoso: para las fiestas me mandaba plata… y regalos. Era un hombre completamente enamorado.
- ¿Y usted?
- Lo quería, pero no estaba enamorada. Creo mucho en Dios y sé que cuando algo me va mal es porque Dios me castigó.
- ¿Dios la castigó?
- Sí, porque yo lo dejé. Igual, viví un amor de leyenda: nadie me amó como él me amó.”
Traduction des extraits de l’entrevue
« Il est venu à Humboldt avec une troupe de théâtre. Il jouait de la guitare et chantait — m’a dit Merceditas (à Luis Landriscina, l’interviewer) :
— Un soir, après avoir joué, pendant l’entracte du spectacle, il m’a invité à danser. J’ai accepté, on a dansé un tango.
— Il me plaisait, mais en un instant, j’ai arrêté de l’aimer. Ce fut le jour où il est venu avec les alliances pour nous fiancer. Je ne l’ai pas accepté. C’est là que je me suis désenamourée. Je ne voulais pas m’engager.
— Ramón était un beau jeune homme et m’a écrit des couplets magnifiques. Mais je n’ai jamais pensé à me marier. Je voulais être libre. Je ne répondais plus à ses lettres, je ne voulais pas qu’il perde son temps avec moi. Puis il a commencé à m’envoyer d’autres lettres, toutes avec des vers très tristes qui me faisaient pleurer. Je les ai toujours. Des vers très tristes sont sortis de lui, car je l’avais quitté.
— Mais, à part Ramón, je n’ai jamais laissé aucun d’eux venir à la porte de ma maison. Tout comme je n’ai jamais pensé à me marier : je voulais être libre.
Merceditas m’a dit, maintenant femme âgée, la seule fois que je l’ai vue :
— Je l’ai entendu un jour quand j’ai allumé la radio.
— Vous saviez que c’était vous ?
— Je l’ai su tout de suite.
— Et qu’avez-vous ressenti ?
Elle est restée en silence, elle voulait dire quelque chose, mais ne le pouvait pas, elle enfonça la tête dans ses épaules, le regard humide regardant au loin.
— Est-ce que ça vous a touché le cœur ?
— Oui.
— On s’est revus après 40 ans. Le temps avait passé et j’avais déjà perdu ma sœur et ma mère (elle était orpheline de père lors de la rencontre en 1939 et devait aider aux travaux agricoles, peut-être une des raisons de sa décision de ne pas suivre Ramón).
— Quand il a recommencé à m’écrire, il est revenu avec l’idée de nous marier et de vivre ensemble. Il avait encore les alliances. Mais je ne voulais pas. Elle se rendit à Buenos Aires pour lui rendre visite le jour de son anniversaire. J’ai dit : “On va rester amis.” »
Ils se sont écrit à raison d’une lettre par jour jusqu’à la mort de Ramón Sixto Ríos le jour de Noël 1995.
« — Ses lettres… étaient toutes des lettres d’amour, comme celles du premier jour. Et il était si bon et généreux : pour les fêtes, il m’envoyait de l’argent… et des cadeaux. C’était un homme complètement amoureux.
— Et vous ?
— Je l’aimais, mais je n’étais pas amoureuse. Je crois beaucoup en Dieu et je sais que quand quelque chose tourne mal, c’est parce que Dieu m’a puni.
— Dieu vous a punie ?
— Oui, parce que je l’ai laissé. Pourtant, j’ai vécu un amour de légende : personne ne m’a aimé comme il m’a aimé. »

Je vous ai proposé un résumé, mais je suis tombé sur cette vidéo qui a en outre l’intérêt de vous parler de Sixto Ramón Ríos.
Vous pouvez faire afficher les sous-titres dans plusieurs langues, ce qui vous facilitera la compréhension si vous n’êtes pas hispanophone.
Autres versions
Tout d’abord, rappelons qu’il s’agit d’un chamame, même s’il est d’un rythme particulièrement lent et que l’on est plus habitué à danser des chamames plus énergiques. Ce titre a été enregistré plus d’une centaine de fois, je vous présente une petite liste que vous pourrez facilement enrichir de vos versions préférées.
Même si Sixto Ramón Ríos l’aurait enregistré en 1941 chez Odeon, je n’ai pas cette version et je doute même qu’elle existe.
En revanche, en 1952, Sixto Ramón Ríos a enregistré le thème avec Miguel Repiso, l’année de son dépôt à la SADAIC (5 juin 1952).
Il est émouvant de penser que Ramón Ríos a donné vie à cette magnifique version. On aurait aimé qu’il donne sa voix, mais il semblerait qu’il se soit limité à la guitare. Miguel Repiso jouait de l’accordéon et le chanteur était Emeterio Fernández. On notera toutefois que Miguel Repiso et Sixto Ramón Ríos étaient également chanteurs, mais pas ici.

J’adore cette version chamamera. Vous y remarquerez l’accordéon. En effet, le chamame utilise cet instrument et pas le bandonéon, instrument emblématique du tango. On retrouve Emeterio Fernández au chant. En 1952, il était donc le spécialiste de ce thème… Le duo avec Godoy donne autre dimension au chant.
Le trio Cocomarola est composé de Tránsito Cocomarola, Emilio Chamorro et Samuel Claus.
Ernesto Montiel est un des pionniers du chamame. Il était donc logique qu’il enregistre ce thème magnifique. Julio Luján ajoute sa voix à celle du guitariste du Cuarteto, Isaco Abitbol pour former le duo.
Même si on peut émettre des réserves sur l’utilisation de l’orgue Hamond en accompagnement, c’est une bonne occasion pour évoquer Horacio Guarany et sa voix particulière.
C’est la version préférée de Merceditas (Mercedes Strickler Khalow) et le plus grand succès de Ramona.
Le merveilleux pianiste Ariel Ramírez qui a exploré le folklore et le tango, nous propose ici une version au piano avec un léger accompagnement. Ni chamame ni tango, juste une caresse pour les oreilles. Même sans paroles, il fait passer l’émotion.
Une version originale où les accents du chamame sont assez bien marqués, à comparer à celle qu’il enregistrera 37 ans plus tard et que vous pourrez écouter ci-dessous.
Une des versions les plus célèbres de Merceditas qui a également contribué à diffuser ce titre dans le monde.
Ce chanteur mexicain est aussi tombé sous le charme de cette chanson qu’il a enregistré en Argentine pour son album « Latinoamérica Canta ».
Une version bien romantique par Sandro (Roberto Sánchez Ocampo).
Les musiciens étaient, Andrés Cañete (accordéon et direction), Pedro Néstor Cáceres (accordéon), Julio Atilio Gutiérrez (Guitare) et Miguel Ignacio Fernández (guitare et voix), Nicolás Oscar Dettler (Oscar Ríos, voix).
On retrouve Raúl Barboza qui semble apprécié de jouer cette œuvre.
Merceditas 1984 — Renato Borghetti. Le titre a eu beaucoup de succès au Brésil, comme en témoignent des enregistrements par Belmonte e Amaraí, Dino Rocha, el Quinteto Haendel, Tetê Espíndola e Alzira Espíndola ou Gal Costa que je vous propose plus bas dans cet article. N’oublions pas que la Province de Corrientes a une frontière commune avec le Brésil. Rappelons que Renato Borguetti a interprété d’autres chamames, comme « Milonga para as Missões » que d’aucuns prennent pour une milonga rioplatense à cause du titre…
Attention, version plus que surprenante. Une déstructuration magistrale de l’œuvre de Sixto Ramón Ríos.
Pour son premier album, Chango a choisi Merceditas et il est accompagné (discrètement) par son père au violon).
La même année, Chango rejoint avec son accordéon le groupe des Chalchaleros.
Enfin, une version qui est un chamame un peu plus énergique. À danser, en chamame… On notera toutefois que c’est l’œuvre d’un Paraguayen (Luis Osmer Meza, alias Luis Alberto del Paraná), mais la province argentine de Corrientes, est également voisine du Paraguay.
Contrairement à ce que pourrait faire penser leurs prénoms, ce sont deux frères. Dardo Néstor (Rudi) est le guitariste et Avelino (Nini) n’a pas de peau de chien, mais un bandonéon. Ils sont tous les deux de la province e Corrientes, là où réside l’âme du chamame. Leur père était le bandonéoniste et compositeur santafesino (de Santa Fe, comme Merceditas…), Avelino Flores (et oui, petit frère a le même prénom que son père, ce qui devait simplifier la vie de famille et favoriser l’usage de surnoms). Pour parler de leur interprétation, je trouve qu’il y a un merveilleux équilibre entre la guitare et le bandonéon. Chacun vient appuyer l’autre, sans mordre sur son domaine. Certains passages sont très chamameros et le résultat pourrait plaire à de nombreuses oreilles.
La voix chaude et grave de Teresa donne une version émouvante.
Une version à la guitare pour renouveler l’intérêt pour le titre avec de nouvelles sonorités offertes par ce virtuose.
Une autre version brésilienne. On notera que le titre est devenu Mercedita, comme dans d’autres versions brésiliennes.
On connaît ce guitariste pour quelques titres dans l’univers tango, dont la Milonga de la puteada et la Morena. Cependant, dans cet enregistrement, il me semble que la part belle est faite au violon de Quique Condomí.
Une version par l’accordéoniste virtuose Raúl Barboza. C’est une version instrumentale aux sonorités originales. Une belle écoute en perspective et qui montre l’évolution de l’artiste en 37 ans.
On connaît Mederos pour son goût pour le tango nuevo (Piazzolla), mais ici, il signe une version intimiste et simple.
La Boca et Buenos Aires en général regorge de petits orchestres. El Quinteto negro en est un exemple. Ils cherchent à se distinguer par des interprétations personnelles, ce qu’ils font ici, avec Merceditas, mais leur leader, le bandonéoniste Pablo Bernaba compose également certaines œuvres de leur répertoire. Je vous laisse juge et peut-être irez-vous les écouter dans quelque bar de la Boca, car il est peu probable qu’ils animent une milonga traditionnelle de Buenos Aires.
La chanteuse bolivienne qui n’hésite pas à chanter en français donne ici, une version dans lequel on reconnaît son style et sa voix particulière.
Merceditas 2024 — Renato Fagundes.
Julián Molina, guitare et voix; Adolfo Piriz, bandonéon; Juan José Belaustegui, guitare; Juan Cardozo, contrebasse; Cristian Vallejos, voix; Renato Fagundes, accordéon et direction. Cette vidéo vous permet de voir principalement Julián Molina et Adolfo Piriz. Curieusement, Renato et les autres musiciens n’apparaissent pas…
Voilà, les amis. Une belle et émouvante histoire d’amour. Peut-être que la prochaine fois que vous entendrez ce thème, vous penserez à Mercedes et Ramón…

