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Los 33 orientales 1955-07-28 – Orquesta Carlos Di Sarli

José “Natalín” Felipetti ; Rosario Mazzeo Letra: Arturo Juan Rodríguez

Le tango du jour est instrumental, et en écoutant la musique sensuelle de Di Sarli, je suis sûr que la plupart de ceux qui ne sont pas uruguayens ont pensé que j’étais tombé sur la tête, une fois de plus, en proposant cette image de couverture. J’ai imaginé cette illustration en me référant à Géricault, un peintre qui a donné à la fois dans le militaire et l’orientalisme. Mais qui sont ces 33 orientales que Di Sarli célébrera trois fois par le disque ?

De l’importance de l’article

Il peut échapper aux personnes qui ne parlent pas bien espagnol, la différence entre las (déterminant pluriel, féminin) et los (déterminant pluriel, masculin). Las 33 orientales, ça pourrait-être ceci,

Los ou las ?

mais los 33 orientales, c’est plutôt cela :

El juramento de los 33 orientales Juan Manuel Blanes (1878).

Je vous raconterai l’ de ces 33 mecs en fin d’article, passons tout de suite à l’écoute.

Extrait musical

Les compositeurs sont José Felipetti (bandonéoniste et éditeur musical) et Alfredo Rosario Mazzeo, violoniste, notamment dans l’orchestre de Juan D’Arienzo, puis de Polito (qui fut pianiste également de D’Arienzo). Rosario Mazzeo avait la particularité d’utiliser un archet de violon alto, plus grand pour avoir un son plus lourd.

Los 33 orientales 1955-07-28 – Orquesta Carlos Di Sarli.

Je n’ai pas grand-chose à dire sur cette version que vous puissiez ne pas connaître. Je suis sûr que dans les cinq secondes vous aviez repéré que c’était Di Sarli, avec ses puissants accords sur son 88 touches (le piano) et les légatos des violons. Comme il est d’usage chez lui, les nuances sont bien exprimées. Les successions de fortissimos mourant dans des passages pianos (moins forts) et les accords finaux où dominent le piano font que c’est du 100% Di Sarli.

Il s’agit du troisième de Los 33 orientales par Di Sarli. Comme d’habitude, vous aurez droit aux autres dans le chapitre dédié, Autres versions

Les trois disques de Los 33 orientales par Carlos Di Sarli.

On notera que la version de 1952 est un 33 tours Long Play, c’est-à-dire qu’il y a deux tangos par face, ici et Los 33 orientales. Sur la face A, il y a Cuatro vidas et . Le passage de 78 à 33 tours permettait de plus que doubler la durée enregistrable. Mais ce n’est que la généralisation du microsillon qui permet d’atteindre des durées plus longues de plus de 20 minutes par face. Ce disque est donc un disque de « transition » entre deux technologies.

Paroles

Bien qu’il soit instrumental dans les versions connues, il y a eu des paroles écrites par Arturo Juan Rodriguez.
Au cas où elles seraient perdues, je vous propose un extrait de celles d’un autre tango appelé également los 33 orientales, à l’origine et rebaptisé par la suite La uruguyaita Lucia.
Il a été écrit en 1933 par Eduardo Pereyra avec des paroles de Daniel López Barreto.
Je vous le propose à l’écoute, dans la version de Ricardo Tanturi avec Enrique Campos (1945).

La uruguyaita Lucia 1945-04-12 – Ricardo Tanturi C Enrique Campos

Y mientras en el cerro; de los bravos 33 el clarín se oía
y al mundo una patria nueva anunciaba
un tierno sollozo de mujer, a la gloria reclamaba
el amor de su gaucho, que más fiel a la patria su vida le entregó.
Cabellos negros, los ojos
azules, muy rojos
los labios tenía.
La Uruguayita Lucía,
la flor del pago ‘e Florida.
Hasta los gauchos más fieros,
eternos matreros,
más mansos se hacían.
Sus ojazos parecían
azul del cielo al mirar.

Ningún gaucho jamás
pudo alcanzar
el corazón de Lucía.
Hasta que al pago llegó un día
un gaucho que nadie conocía.
Buen payador y buen mozo
cantó con voz lastimera.
El gaucho le pidió el corazón,
ella le dio su alma entera.

Fueron felices sus amores
jamás los sinsabores
interrumpió el idilio.
Juntas soñaron sus almitas
cual tiernas palomitas
en un rincón del nido.
Cuando se quema el horizonte
se escucha tras el monte
como un suave murmullo.
Canta la tierna y fiel pareja,
de amores son sus quejas,
suspiros de pasión.

Pero la patria lo llama,
su hijo reclama
y lo ofrece a la gloria.
Junto al clarín de Victoria
también se escucha una queja.
Es que tronchó Lavalleja
a la dulce pareja
el idilio de un día.
Hoy ya no canta Lucía,
su payador no volvió.

Eduardo Pereyra Letra: Daniel López Barreto

libre et indications

Et pendant que tu étais sur la colline ; des braves du 33 le clairon a été entendu et au monde il annonça une nouvelle patrie, un tendre sanglot d’une femme, à la gloire il a revendiqué l’amour de son gaucho, qui le plus fidèle à la patrie lui a donné sa vie.
Cheveux noirs, yeux bleus, lèvres très rouges, elle avait.
La Uruguayita Lucía, la fleur du bled (pago, coin de campagne et la population qui l’habite) Florida.
Même les gauchos les plus féroces, éternels matreros (bourrus, sauvages, qui fuient la justice), se faisaient apprivoiser.
Ses grands yeux semblaient bleus de ciel quand elle regardait.
Aucun gaucho ne put jamais atteindre le cœur de Lucia.
Jusqu’au jour où un gaucho arriva dans le coin et que personne ne connaissait.
Bon payador et bien beau, il chantait d’une voix pitoyable.
Le gaucho lui demanda le cœur, elle lui donna son âme en entier.
Leurs amours étaient heureuses, jamais les ennuis n’interrompirent l’idylle.
Ensemble, leurs petites âmes rêvaient comme de tendres colombes dans un coin du nid.
Lorsque l’horizon brûla, s’entendit derrière la montagne comme un doux murmure.
Le couple tendre et fidèle chante, leurs plaintes sont d’amour, leurs soupirs de passion.
Mais la patrie l’appelle, elle réclame son fils et lui offre la gloire.
Jointe au clairon de victoire, une plainte s’entend également.
C’est Lavalleja (voir en fin d’article) qui a coupé court à l’idylle du couple en une journée.

La version de José « Natalín » Felipetti ; Rosario Mazzeo et Arturo Juan Rodríguez n’a peut-être ou sans doute rien à voir, mais cela permet tout de même d’évoquer un autre titre faisant référence aux 33 orientales et même à Lavalleja, que je vous présenterai dans la dernière partie de l’article.

Autres versions

Je vous propose 5 versions. Trois par Di Sarli plus deux dans le style de Di Sarli

Los 33 orientales 1948-06-22 – Carlos Di Sarli.

La musique avance à petits pas fermes auxquels succèdes des envolées de violons, le tout appuyé par les accords de Di Sarli sur son piano. C’est joli dansant, du Di Sarli efficace pour le bal.

Los 33 orientales 1952-06-10 – Carlos Di Sarli.

Cette version est assez proche de celles de 1948. Le piano est un tout petit plus dissonant, dans certains accords, accentuant, le contraste en les aspects doux des violons et les sons plus martiaux du piano.

Los 33 orientales 1955-07-28 – Orquesta Carlos Di Sarli.

Los 33 orientales 1955-07-28 – Orquesta Carlos Di Sarli. C’est notre tango du jour. La musique est plus liée, les violons plus expressifs. Le contraste piano un peu dissonant par moment et les violons, plus lyriques est toujours présent. C’est peut-être ma version préférée, mais les trois conviennent parfaitement au bal.

Los 33 orientales 1960 – Los Señores Del Tango.

En septembre 1955, des chanteurs et musiciens quittèrent, l’orchestre de Di Sarli et fondèrent un nouvel orchestre, Los Señores Del Tango, en gros, le pluriel du surnom de Di Sarli, El Señor del tango… Comme on s’en doute, ils ne se sont pas détachés du style de leur ancien directeur. Vous pouvez l’entendre avec cet enregistrement de 1960 (deux ans après le dernier enregistrement de Di Sarli).

Los 33 orientales 2003 – Gente De Tango (estilo Di Sarli).

Gente De Tango annonce jouer ce titre dans le style de Di Sarli. Mais on notera quand même des différences, qui ne vont pas forcément toute dans le sens de l’orchestre contemporain ? L’impression de fusion et d’organisation de la musique est bien moins réussie. Le bandonéon semble parfois un intrus. Le systématisme de certains procédés fait que le résultat est un peu monotone. N’est pas Di Sarli qui veut.

Qui sont les 33 orientales ?

Rassurés-vous, je ne vais pas vous donner leur nom et numéro de téléphone, seulement vous parler des grandes lignes.

J’ai évoqué à propos du 9 juillet, jour de l’indépendance de l’Argentine, que les Espagnols avaient été mis à la porte. Ces derniers se sont rabattus sur Montevideo et ont été délogés par les Portugais, qui souhaitaient interpréter en leur faveur le .

Un peu d’histoire

On revient au quinzième siècle, époque des grandes découvertes, Christophe Colomb avait débarqué en 1492, en… Colombie, enfin, non, pas tout à fait. Il se croyait en Asie et a plutôt atteint Saint-Domingue et Cuba pour employer les noms actuels.

Colomb était parti en mission pour le compte de la Castille (Espagne), mais selon le traité d’Alcaçovas, signé en 1479 entre la Castille et le Portugal, la découverte serait plutôt à inclure dans le domaine de domination portugais, puisqu’au sud du parallèle des îles Canaries, ce que le roi du Portugal (Jean II) s’est empressé de remarquer et de mentionner à Colomb. Le pape est intervenu et après différents échanges, le Portugal et la Castille sont arrivés à un accord, celui de Tordesillas qui donnait à la Castille les terres situées à plus de 370 lieues à l’ouest des îles du Cap-Vert. Une lieue espagnole de l’époque valait 4180 m, ce qui fait que tout ce qui est à plus à l’ouest du méridien passant à 1546 km du Cap Vert est Espagnol, mais cela implique également, que ce qui moins loin est Portugais. La découverte de ce qui deviendra le Brésil sera donc une aubaine pour le Portugal.

À gauche, les délimitations des traités d’Alcaçovas et de Tordessillas. À droite, la même chose avec une orientation plus moderne, avec le Nord, au nord…

Je pense que vous avez suivi cette révision de vos d’histoire, je passe donc à l’étape suivante…
Les Brésiliens Portugais et les Espagnols, tout autour, cherchaient à étendre leur domination sur la plus grande partie de la Terre nouvelle. Les Portugais ont défoncé la limite du traité de Tortessillas en creusant dans la partie amazonienne du continent, mais ils convoitaient également les terres plus au Sud et qui étaient sous dominance espagnole, là où est l’Uruguay actuel. Les Espagnols, qui avaient un peu négligé cette zone, établirent Montevidéo pour mettre un frein aux prétentions portugaises.
La situation est restée ainsi jusqu’à la fin du 18e siècle, à l’intérieur de ces possessions espagnoles et portugaises, de grands propriétaires commençaient à bien prendre leurs aises. Aussi voyaient-ils d’un mauvais œil les impôts espagnols et portugais et ont donc poussé vers l’indépendance de leur zone géographique.
Les Argentins ont obtenu cela en 1816 (9 juillet), mais les Espagnols se sont retranchés dans la partie est du Pays, l’actuel Uruguay qui n’a donc pas bénéficié de cette indépendance pourtant signée pour toutes les Provinces-Unies du Rio de la Plata.
Le 12 octobre 1822, le Brésil (7 septembre) proclame son indépendance vis-à-vis du Portugal par la voix du prince Pedro de Alcântara qui se serait écrié ce jour-là, l’indépendance ou la mort ! Il est finalement mort, mais en 1934 et le brésil était « libre » depuis au moins 1825.
Dans son Histoire du Brésil, , remet en cause cette déclaration du prince héritier de la couronne portugaise qui s’il déclare l’indépendance, il instaure une monarchie constitutionnelle et Pedro de Alcântara devient le premier empereur du Brésil sous le nom de Pierre Ier. Révolutionnaire, oui, mais empereur…
Donc, en Uruguay, ça ne s’est pas bien passé. Artigas qui avait fait partie des instigateurs de l’indépendance de l’Argentine a été contraint de s’exiler au Paraguay à la suite de trahisons, ainsi que des dizaines de milliers d’Uruguayens. Parmi eux, et Manuel Oribe.

Juan Antonio Lavalleja (photos de gauche) et Manuel Oribe, les meneurs des 33 orientales. Ils seront tous les deux présidents de le la république uruguayenne.

Où on en vient, enfin, aux 33 orientales

Après de terribles péripéties, notamment de Lavalleja contre les Portugais-Brésiliens qui avaient finalement délogé les Espagnols de Montevideo en 1816, il fut fait prisonnier et exilé jusqu’en 1821. L’année suivante, le Brésil obtenait son indépendance, tout au moins son début d’indépendance. Lavalleja se rallia du côté de Pierre 1er, voyant en lui une meilleure option pour obtenir l’indépendance de son pays.
En 1824, il est déclaré déserteur pour être allé à Buenos Aires. Son but était de reprendre le projet d’Artigas et d’unifier les Provinces du Rio de la Plata.
Une équipe de 33 hommes a donc fait la traversée du Rio Uruguay. Une fois sur l’autre rive, ils ont prêté serment sur la Playa de la Agraciada (ou ailleurs, il y a deux points de débarquement potentiel, mais cela ne change rien à l’affaire).

El juramento de los 33 orientales sur la plage selon le peintre Juan Manuel Blanes et l’emplacement du débarquement (dans le cercle rouge). La pyramide commémore cet événement.

Ce débarquement et ce serment, le juramento de los 33 orientales marquent le début de la guerre d’indépendance qui se prolongera dans d’autres guerres surnommées Grande et Petite. Les Britanniques furent mis dans l’affaire, mais ils pensèrent plus aux leurs, d’affaires, que d’essayer d’aider, n’est-ce pas Monsieur Canning (qui a depuis perdu la rue qui portait son nom et qui s’appelle désormais Scalabrini Ortiz) ? Le salon Canning connu de tous les danseurs de tango est justement situé dans la rue Scalabrini Ortiz (anciennement Canning).
Les Argentins, dont le président Rivadavia espérait unifier l’ancienne province orientale à l’Argentine, ils se sont donc embarqués dans la guerre, mais le coût dépassait sensiblement les ressources disponibles. Le Brésil recevait l’aide directe des Anglais, l’affaire était donc assez mal engagée pour les indépendantistes uruguayens.
Un projet de traité en 1827 fut rejeté, jugé humiliant par les Argentins et futurs Uruguayens indépendants.
La Province de Buenos Aires, dirigée par Dorrego, le Sénat et l’empereur du Brésil se mirent finalement d’accord en 1928. Juan Manuel de Rosas était également favorable au traité rendant l’Uruguay indépendant bien que Dorrego et Rosas ne faisaient pas bon ménage. L’exécution de Dorrego coïncide avec l’ascension au pouvoir de De Rosas et ce n’est pas un hasard…
L’histoire ne se termine pas là. Nos deux héros, Juan Antonio Lavalleja et Manuel Oribe qui avaient fait la traversée des 33 sont tous les deux devenus présidents de l’Uruguay et de à petite guerre, ce sont plusieurs décennies de pagaille qui s’en suivirent. L’indépendance et la mise en place de l’Uruguay n’ont pas été simples à mettre en œuvre. Les paroles du tango de Pereyra et Barreto nous rappellent que ces années firent des victimes.
Les 33 orientales restent dans le souvenir des deux peuples voisins du Rio de la Plata. À Buenos Aires, une rue porte ce nom, elle va de l’avenue Rivadavia à l’avenue Caseros et semble se continuer par une des rues les plus courtes de Buenos Aires, puisqu’elle mesure 50 m, la rue Trole… Au nord, de l’autre côté de Rivadavia, elle prend le nom de Rawson, mais, si c’est aussi un tango, c’est aussi une autre histoire.

Alors, à demain, les amis !

Los 33 orientales. La traversée par les 33. Ne soyez pas étonné par le drapeau bleu-blanc-rouge, c’est effectivement celui des 33. Vous pouvez le voir sur le tableau de Juan Manuel Blanes.

Entre dos fuegos 1940-04-12 — Orquesta Juan D’Arienzo

López Buchardo

Entre deux feux, est un tango instrumental. Pour l’illustration de l’anecdote du jour, j’avais plusieurs pistes possibles. J’ai choisi celle de la souris entre deux chats aux yeux de feu, mais d’autres possibilités étaient ouvertes. Découvrons ce tango qui met le feu dans les milongas…

Pourquoi entre deux feux ?

On connaît bien sûr l’expression, qui depuis l’antiquité grecque, impose aux humains d’affronter en même temps deux menaces, comme les tourbillons et les récifs du détroit de Messine qui ont donné naissance aux êtres légendaires, .

C’est aussi une expression militaire, où les combattants essuient les tirs de deux côtés à la fois.
Mais puisqu’on est dans le domaine du tango, on se doute que l’entre deux feux concerne plutôt une jeune femme aux prises avec deux séducteurs.
Cela nous est confirmé par une des couvertures de partition.

L’Argentine pendant la Première Guerre mondiale

En 1914, l’Argentine avait son activité économique tournée vers l’Europe. L’Angleterre, l’Allemagne et dans de plus faibles proportions, la France.
En termes de population, les pays « fournisseurs » étaient l’Italie, l’ et la France au point qu’à la veille de la guerre, à Buenos Aires, 80 % des hommes étaient nés en Europe et dans tout le pays, près de 30 % de la population était d’origine européenne.
Ceci explique que même si l’Argentine est restée indépendante pendant tout le conflit, elle n’a pas été indifférente à celui-ci, ne serait-ce qu’à cause des répercussions économiques, les importations et exportations avec l’Europe étant quasiment paralysées.
Pour assouvir la soif de nouvelles des Argentins, les journaux et revues de l’époque parlent abondamment de la Guerre.

La couverture de gauche comporte un « jeu ». En effet, le soldat allemand dit qu’il aura la victoire, car il a x canons, obus et ainsi de suite. On remarquera que les chiffres sont peu compréhensibles.
Il faut lire la réponse du soldat français pour comprendre l’astuce : « el soldado frances replica: Vuelva la hoja y lea al trasluz ». Le soldat français répond : tourne la page et lis-la à contre-jour.

On remarque que sur la couverture de la partition et sur la couverture de gauche de Caras y Caretas, le soldat français porte un élégant pantalon rouge, rouge garance pour être précis. Après la défaite de 1870 contre la Prusse, les autorités françaises ont tiré plusieurs conclusions.

  1. Il faut enseigner la géographie aux Français, car les grossières erreurs de stratégies de l’état-major français venaient de lacunes dans ce domaine. Jules Ferry et sur tout Ferdinand Buisson travailleront à améliorer le système scolaire.
  2. Le pantalon rouge garance est trop voyant et avec l’augmentation de portée des armes, les soldats français deviennent des cibles trop voyantes.

On remarquera que sur les illustrations de 1914 et 1915, presque un demi-siècle plus tard, la couleur rouge est toujours utilisée… Je vous épargne les campagnes pour ou contre et les interminables débats sur la question, jusqu’au fantassin qui déclare qu’il ne souhaite pas que l’on change la couleur, car elle fait de l’effet aux femmes.
Ce n’est qu’en 1915 et progressivement, que la couleur « bleu horizon » est adoptée. Ce qui a hâté le mouvement, c’est que la culture de la garance avait périclité en France et que la teinture chimique pour faire la couleur rouge était fabriquée… en Allemagne.

Extrait musical

Cela étant écrit, il est temps de passer à l’écoute du , par l’énergique d’Arienzo.

Entre dos fuegos 1940-04-12 — Orquesta Juan D’Arienzo.

Avec la façon d’interpréter qu’à D’Arienzo, on peut penser plutôt à quelqu’un essuyant des coups de feu de deux partis. Le début peut paraître une marche martiale, la fleur au fusil. Il est à noter que cet a été fait après un an de guerre. On a l’impression que les instruments s’affrontent. La musique est très dynamique avec de brusques sautes d’humeur, donnant du suspens à la musique, ce qui en fait un titre amusant à danser, au moins pour les danseurs qui pourront en percevoir les fantaisies. Les autres pourront continuer à marcher au pas cadencé du roi du rythme (Rey del compás).

Autres versions

Cette version de 1916 a été enregistrée par Canaro qui est, de très loin, le chef d’orchestre ayant enregistré le plus, 3799 enregistrements selon la discographie de Christoph Lanner. Ce titre porte la référence 25 dans son catalogue.

Entre dos fuegos 1915 (o 1916) — Orquesta Típica Canaro Sello: Atlanta Disco: 3025 Matriz: 47 Fecha Grabación: 1916.

Cette version est tout de même un peu répétitive et lancinante. Le disque usé et l’ ne donnent pas envie de la passer dans une milonga…

Entre dos fuegos 1940-04-12 — Orquesta Juan D’Arienzo. C’est du jour. Comme celui de Canaro, enregistré en temps de guerre mondiale, ce qui peut laisser penser que la version un peu militaire n’est pas étrangère à son interprétation.
Entre dos fuegos 1966-07-25 (enregistrement) et 1966-12-04 (date de sortie) — Orquesta Juan D’Arienzo. D’Arienzo a réenregistré le titre, 26 ans plus tard.

Le même jour, il a enregistré au moins 6 titres :
1966-07-25, Vea, vea 1966-07-25, Entre dos fuegos 1966-07-25, Rodriguez Peña 1966-07-25, 1966-07-25 et El amanecer 1966-07-25.
Cela explique peut-être la qualité moyenne de cette interprétation. On est plus dans la quantité que la qualité. Les six titres ont la même contrebasse, marquant bien le tempo. Cela reste du tango de danse, mais avec sans doute moins de subtilités pour les danseurs avancés que dans les années 30 et 40.

Pourquoi des chats et une souris ?

Une des couvertures de la partition de Entre dos fuegos avait des chats et une souris qui semblait avoir des difficultés à trouver un moyen de rejoindre son trou que l’on voit au pied du mur, car elle est prise entre deux feux.

J’ai aussi imaginé une variation de l’illustration où les chats sont de feu, la souris est alors littéralement entre deux feux…

Silencio 1933 -03-27 – Carlos Gardel con la orquesta de Francisco Canaro y coro de mujeres

Carlos Gardel; Letra: Alfredo Le Pera ; Horacio G. Pettorossi

Le tango du jour est Silencio, enregistré par Gardel avec l’orchestre de Canaro en 1933. Ce titre « expiatoire » dévoile une des failles de Carlos Gardel, Enfant de France. Je vous invite à découvrir ou redécouvrir ce titre chargé d’émotion et d’histoire.

Une fois n’est pas coutume, je vais vous faire voir et écouter une version différente du tango du jour, avant la version du jour.
Nous sommes en 1932, Carlos Gardel est en France (comme beaucoup de musiciens et artistes Argentins à l’époque). Il y tourne quatre films et dans le dernier de la série, il chante une chanson dont on ne peut comprendre la totalité de l’émotion qu’avec un peu d’histoire.

Silencio 1932-11 Carlos Gardel con la de Juan Cruz Mateo. Une version émouvante tirée du film « Melodía de arrabal » de Louis Gasnier.

Ce film a été tourné en France, à l’est de Paris, aux Studios de Joinville-le-Pont en octobre et novembre 1932. Le scénario est d’Alfredo Le Pera (auteur des paroles de ce titre, également).

Juan Cruz Mateo

L’orchestre représenté dans le film et qui joue la bande-son est la Orquesta típica Argentina de Juan Cruz Mateo. C’est un des 200 orchestres de tango de l’âge d’or. On n’en connaît guère aujourd’hui qu’une cinquantaine ayant suffisamment d’enregistrements pour être significatifs et sans doute pas beaucoup plus d’une cinquantaine ayant suffisamment de titres pour faire une tanda, et cela à la condition de ne pas être trop exigeant. D’ailleurs, pour certains titres que j’appelle « orphelins », je mélange les orchestres pour constituer une tanda complète et cohérente. Par exemple, la Típica Victor dirigée par Carabelli et l’orchestre de Carabelli. Cela, c’est plus fréquemment pour les milongas qui sont plutôt déficitaires en nombre (moins de 600 milongas ont été enregistrées entre 1935 et 1955), contre presque le double de valses et quatre fois plus de tangos. En effet, l’âge d’or du tango, c’est à peine 6000 titres et tous ne sont pas pour la danse… C’est donc un patrimoine ridiculement petit par rapport à ce qui a été joué et pas enregistré.

Sur l’image de gauche, l’équipe du film « La Casa es seria » avec Juan Cruz Mateo, le pianiste de Gardel à droite de l’image. À sa droite, au premier plan, Le Pera et sur la gauche de l’image au premier plan… Carlos Gardel. Les autres sont des personnes de la Paramount qui a produit le film. La photo du centre montre Mateo et Gardel en répétition. À droite, autoportrait de Mateo devenu peintre…

Juan Cruz Mateo, ce pianiste et directeur d’orchestre argentin est un de ces oubliés. C’est sans doute, car il a fait sa carrière principalement en France et qu’il s’est recyclé comme peintre futuriste à la fin des années 30.
On lui doit notamment l’accompagnement orchestral de trois films interprétés par Gardel durant ses séjours parisiens, Espérame, La casa es seria et Melodía de arrabal dont est tiré cet extrait. C’est également le pianiste qui a le plus accompagné Carlos Gardel. Donc, si vous entendez chanter Gardel avec un accompagnement de piano, c’est certainement lui…

Extrait musical

Silencio 1933 -03-27 – Carlos Gardel con la orquesta de Francisco Canaro y coro de mujeres.

Cette version est particulièrement émouvante, avec son chœur de femme et la voix de Gardel. Nous y reviendrons après avoir étudié les paroles.

Les paroles

Silencio en la noche.
Ya todo está en calma.
El músculo duerme.
La ambición descansa.

Meciendo una cuna,
una canta
un canto querido
que llega hasta el alma,
porque en esa cuna,
está su esperanza.

Eran cinco hermanos.
Ella era una santa.
Eran cinco besos
que cada mañana
rozaban muy tiernos
las hebras de plata
de esa viejecita
de canas muy blancas.
Eran cinco hijos
que al taller marchaban.

Silencio en la noche.
Ya todo está en calma.
El músculo duerme,
la ambición trabaja.

Un se oye.
Peligra la Patria.

Y al grito de guerra
los hombres se matan
cubriendo de sangre
los campos de Francia.

Hoy todo ha pasado.
Renacen las plantas.
Un himno a la vida
los arados cantan.
Y la viejecita
de canas muy blancas
se quedó muy sola,
con cinco medallas
que por cinco héroes
la premió la Patria.

Silencio en la noche.
Ya todo está en calma.
El músculo duerme,
la ambición descansa…

Un coro lejano
de madres que cantan
mecen en sus cunas,
nuevas esperanzas.
Silencio en la noche.
Silencio en las almas…

Carlos Gardel; Horacio G. Pettorossi Letra: Alfredo Le Pera ; Horacio G. Pettorossi.

Carlos Gardel et Imperio Argentina chantent la totalité du texte. Ernesto Famá ne chante que ce qui est en gras et deux fois ce qui est en bleu.

libre et indications

Le titre commence par un son de clairon. Le clairon jouant sur trois notes, cet air fait immédiatement penser à une musique militaire (le clairon ne permet de jouer facilement que 4 notes et trois autres notes ne sont accessibles qu’aux virtuoses de cet instrument, autant dire qu’elles ne sont jamais jouées.
Les notes, Sol Do Mi sont égrenées lentement, comme dans les sonneries aux morts. On peut dire que Canaro annonce la couleur dès le début…
Gardel reprend à la suite de la sonnerie sur le même Mi. Cela permet de faire la liaison entre le clairon et sa voix, ce qui n’était pas si évident à concevoir. Dans la version de 1932 c’est une trompette et pas un clairon qui lance Sol Sol Do et Gardel commence sur un Mi, ce qui est logique, c’est sa tessiture. La version de Canaro est donc à mon sens mieux construite de ce point de vue et l’usage du clairon est plus pertinent.

Silencio militar – Día de los muertos por la patria. Interprété par le régiment de Grenadiers à cheval « General San Martín », escorte présidentielle de la République argentine.

On remarquera que la sonnerie « officielle n’est pas la même, même si elle inclut la même séquence de trois notes. La sonnerie aux morts française est assez proche, mais pas identique non plus à celle proposée par Canaro. Disons que c’est une sonnerie factice destinée à donner le La. Pardon, le clairon ne peut pas jouer de La. Disons qu’il donne le Mi à Gardel.

Silence dans la nuit. Tout est calme maintenant. Les muscles dorment. L’ambition se repose.
Balançant un berceau, une mère chante une chanson bien-aimée qui touche l’âme, parce que dans ce berceau, se trouve son espoir. (Le chœur de femmes intervient sur ce couplet).
Ils étaient cinq frères. Elle était une sainte. Il y avait cinq baisers qui, chaque matin, effleuraient très tendrement les mèches argentées de cette déjà vieille aux cheveux blanchis. Il y avait cinq garçons qui sont allés à l’atelier en marchant. (L’atelier c’est la guerre)
Silence dans la nuit. Tout est calme maintenant. Les muscles dorment, l’ambition travaille. (L’ambition passe du repos au travail. Elle prépare le combat).
Un clairon résonne. La patrie est en danger. Et au cri de guerre, les hommes s’entretuent, couvrant de sang les champs de France. (À la place des chants de femmes, c’est ici le clairon qui résonne).
Aujourd’hui, tout est fini. Les plantes renaissent. Les charrues chantent un hymne à la vie. Et la petite vieille aux cheveux très blancs se sent très seule, avec cinq médailles que pour cinq héros lui a décernées la Patrie.
Silence dans la nuit. Tout est calme maintenant.
Les muscles dorment, l’ambition se repose…
Un chœur lointain de mères qui chantent berçant dans leurs berceaux, de nouveaux espoirs.
Silence dans la nuit.
Silence dans les âmes…

Les versions

Silencio 1932-11 Carlos Gardel con la Orquesta típica Argentina de Juan Cruz Mateo.

Une version émouvante tirée du film « Melodía de arrabal » de Louis Gasnier. C’est le même extrait, qu’en début d’article, mais sans la vidéo. Comme déjà indiqué, la sonnerie de trompette au début est différente de la sonnerie de clairon de la version de Canaro de 1933.

Silencio 1933 -03-27 – Carlos Gardel con la orquesta de Francisco Canaro y coro de mujeres.

C’est le tango du jour. Dans la version du film, il y a deux petites réponses de Imperio Argentina, sa partenaire dans le film, mais qui n’apparaît pas à l’écran au moment où elle chante. Ici, c’est un chœur féminin qui donne la réponse à Gardel.

Silencio 1933 Imperio Argentina con acomp. de guitarras, piano y clarín (trompette).

La partenaire de Carlos Gardel dans le film Melodía de arrabal, reprend à son compte le titre. C’est également une superbe version à écouter. On notera que sur le disque il est écrit Tango du film melodía de Arrabal. En fait, elle n’y chante que deux phrases en voix off et ce disque n’est donc pas tiré du film (même s’il n’est pas à exclure qu’il ait été enregistré en même temps que la bande son du film (octobre-novembre 1932) et qu’il soit sorti en 1933, à l’occasion de la sortie du film (5 avril 1933 à Buenos Aires), comme les versions de Canaro, qui était toujours à l’affut d’un bon coup financier.

Silencio 1933 Imperio Argentina con acomp. de guitarras, piano y clarín. Disque de 1933 (à gauche) — Une réédition du même à droite, preuve du succès.

Une autre « erreur du disque est la mention d’un clairon. Contrairement à la version Canaro Gardel, c’est de nouveau une trompette, comme dans le film avec l’orchestre de Mateo.
Elle débute par Si Si Si Do Ré RéRé Ré Ré Mi Fa, Les notes en rouge sont inaccessibles à un clairon. Cela ne peut donc pas être un clairon, d’autant plus que la sonorité n’est pas la bonne.
Le piano apparait pour sa part tardivement, à une minute par une petite fioriture sur la respiration de la chanteuse (de esa viejecita DING – DONG de canas muy blancas). Après 1 :11, la guitare, le piano, puis la trompette se mêlent à la voix sur le refrain. À 2 : 18, on croit entendre une mandoline. Le piano termine élégamment en faisant descendre la tension par un motif léger ascendant puis descendant.
J’aime beaucoup le résultat, Imperio a pris sa revanche sur Gardel en nous fournissant une version complémentaire et tout aussi belle.

Silencio 1933-03-30 — Orquesta Francisco Canaro con Ernesto Famá.

Trois jours après la version à écouter chantée par Gardel, Canaro enregistre le thème avec Ernesto Famá. Ce dernier en bon chanteur de refrain ne chante qu’une petite partie des paroles. Cela en fait un tango de danse. La tragédie des paroles est compensée par des fioritures, notamment avant la reprise du début du refrain.

Je ne vous propose pas d’autres versions, même s’il y en a environ deux douzaines, car avec cet échantillon réduit, on a l’émotion, l’image, l’homme qui chante, la femme qui chante et une version de danse. La totale, quoi ?
Parmi les versions que je laisse de côté, des interprétations de Gardel avec des guitares, Un Pugliese avec Maciel et pas mal de petits orchestres qui ont flashé pour le thème.

Pourquoi Silencio ?

Carlos Gardel Enfant de France

Je ne vais pas rouvrir le dossier et me fâcher avec mes amis uruguayens, mais je signale tout de même cette page où je présente les arguments en faveur d’une origine française de Gardel.
Ce qui ne peut pas être remis en question, c’est que Gardel est venu en France à diverses reprises, qu’il a visité sa famille française, notamment à Toulouse et Albi. Ce qu’on sait moins, c’est qu’étant né français, il était soumis à mobilisation pour la « Grande Guerre », celle de 1914-1918. Grâce à ses faux papiers uruguayens, il a pu échapper à l’accusation de désertion. Cependant, lors d’un séjour en France, il a visité les cimetières de la Grande Guerre.
On sent que cela le chatouillait. Le tango Silencio est un peu son expiation pour avoir échappé à la tuerie de 1914-1918. Tuerie et silence, cela ouvre m’a évoqué le grand sculpteur romantique, Auguste Préault, justement auteur de deux œuvres d’une force extrême, Tuerie et Le Silence.

Auguste Préault, sculpteur romantique

J’ai donc choisi pour l’illustration du jour, de partir d’une œuvre du sculpteur français Auguste Préault qui a réalisé en 1842 cette œuvre pour le monument funéraire d’un certain Jacob Roblès qui est désormais célèbre grâce à cette œuvre au cimetière du Père-Lachaise à Paris.
Il m’a paru logique de l’associer à « Tuerie » du même artiste pour évoquer la guerre de 1914-1918, même cette œuvre ne relate pas précisément des faits de guerre attestés. Elle se veut plus générique et provocatrice. D’ailleurs cette œuvre n’a été acceptée au salon officiel de 1839 que pour montrer ce qu’il ne fallait pas faire pour être un grand sculpteur. Préault réalisera la commande de Roblès en 1842, mais son œuvre ne sera exposée au salon qu’en 1849 (après 10 ans de purgatoire et d’interdiction d’exposition).
Le nom de « Le Silence » n’est pas de cette époque. Il a été donné plus tardivement, vers 1867.

Silencio. Montage et interprétation d’après « Tuerie » 1839 et « Le Silence » 1842 d’Auguste Préault, avec toute mon admiration. Ces œuvres portent le même message que Silencio.

Voici les deux œuvres et en prime un portrait de Préault par le photographe .

Auguste Préault par Nadar — Tuerie (Salon de 1834) — Monument funéraire de Jacob Roblès au Père-Lachaise (Paris). Sur le monument funéraire, l’inscription en hébreux « Ne rien cacher ». J’ai donc essayé de vous révéler l’origine de ce tango créé par un « déserteur ».

La vidéo de fin…

Pour une fois, je vais faire plusieurs entorses au format des anecdotes du jour en terminant par une vidéo au lieu d’une illustration que j’aurais réalisée.
Je n’ai pas choisi la musique, c’est une initiative de l’ami qui voulait rendre un hommage à la France en chantant ce tango qui n’est pas dans son répertoire habituel de folklore argentin.

  1. Je ne suis pas l’auteur de cette vidéo. C’est notre amie Anne-Marie Bou de Paris qui l’a réalisée à l’arrache (c’était totalement impromptu). à toi Anne-Marie.
  2. La danseuse extraordinaire, c’est Stella Maris, mais vous l’aurez reconnue. Muchísimas Stella.
  3. Je suis « danseur » médiocre dans cette vidéo. Vous comprenez maintenant pourquoi je préfère être DJ.
  4. La tour Eiffel s’est mise à scintiller pour saluer notre performance. C’était imprévu, mais on a apprécié cet hommage de la Vieille Dame au tango qu’elle a vu naître.