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Frío 1938-07-26 – Orquesta Francisco Canaro con Roberto Maida

Joaquín Mauricio Mora Letra: José María Contursi

Sans doute influencé par la température polaire de ces derniers jours à Buenos Aires, j’ai choisi Frío (Froid) pour l’anecdote du jour. Cette version magnifique et presque orpheline a été enregistrée par Canaro et Maida il y a exactement 83 ans… Cet enregistrement parle d’un froid interne, mais il a été enregistré en hiver, comme l’a été l’année précédente Invierno (l’hiver) par les mêmes… Je vous invite à grelotter.

Un petit mot sur Joaquín Mauricio Mora (1905-1979)

Certains talents passent un peu dans l’oubli, tout comme ce magnifique tango du jour et je suis content de les rappeler à notre souvenir.
Joaquín Mora est né en 1905 en Uruguay, d’une mère de ce pays et d’un père argentin. Il fit de sérieuses études musicales au point de devenir professeur de piano et il se toqua pour le bandonéon qui bien qu’aussi un instrument à touches exige une dextérité différente. Avec cet instrument qu’il apprit de façon autodidacte, il jouera dans de nombreux orchestres, par exemple avec Azucena Maizani et le Trio Irusta-Fugazot-Demare en Europe et il fut l’un des bandonéonistes de Miguel Caló.

Portraits de Joaquin Mora. En haut dans l’orchestre de Miguel Calo en 1935, en bas avec les musiciens de son orchestre en 1936. À droite, avec son orchestre en Uruguay

Il tourna également en Amérique du Sud, et joua même avec la Sonora Matancera (en 1949).

Cartes de musicien de Mora : Colombie — Managua au Nicaragua — Medellín (Colombie).

Un jour il perdit son bandonéon et il continua comme pianiste…
Mais il fut aussi un compositeur intéressant.
Parmi ses compositions, citons celles dont nous avons des enregistrements. Une bonne partie étant avec des paroles de Contursi :
Al verla pasar / Como aquella princesa / Esclavo / Frío / Más allá / Sin esperanza (Vals)
Tangos sans paroles de Contursi (instrumentaux ou avec d’autres paroliers) :
Divina (marche puis en tango) / En las sombras / Margarita Gauthier / Si volviera Jesús / Ushuaia / Volver a vernos / Yo soy aquel muchacho

Extrait musical

Frío 1938-07-26 – Orquesta Francisco Canaro con Roberto Maida.

Le mode mineur prédominant dans cette musique donne un air de tristesse. Maida chante délicatement, mais en suivant le rythme soutenu de l’orchestre qui ne se calmera que dans les dernières secondes par un ralentissement (calendo ou même morendo).

Paroles

De vraiment très belles paroles, mais José María Contursi nous a habitué à ces textes splendides et simples.

Por qué seguir penando así
Si el sol no brilla para mí,
En esta noche inacabable, mi querer
Se desangra lentamente por ti.

No sé si el viento llevará
Mi voz, cansada de llamar,
Giro la vista, angustiado
De ver a mi lado
Sombras, nada más.

Me agobia el peso de las penas mías
Anduve tanto y tanto, sin llegar,
Mi espíritu cansado, necesita
Quebrar sus alas mustias y olvidar.
Si encontrara un reparo en el camino
Donde el alma pudiera cobijar,
Garúa de recuerdos y este frío
Este frío mortal, mi soledad.

Busqué la paz en la oración
Mi voz, un rezo musitó,
Y en las palabras,
Las primeras que aprendí
Y el recuerdo de mi madre, me ahogó.

Joaquín Mauricio Mora Letra: José María Contursi

Roberto Maida ne change que ce qui est en gras. Podestá, chante tout et fait même des reprises…

Traduction libre des paroles

Pourquoi continuer à pleurer ainsi si le soleil ne brille pas pour moi, en cette nuit sans fin, mon amour saigne lentement pour toi.
Je ne sais pas si le vent portera ma voix, fatiguée d’appeler, je détourne le regard, angoissé de voir des ombres à mon côté, rien de plus.
Le poids de mes peines me submerge, j’ai tant et tant marché, sans arriver, mon esprit fatigué, a besoin de briser ses ailes desséchées et d’oublier.
Si je trouvais une retraite sur le chemin où l’âme pouvait s’abriter, un crachin (pluie fine) de souvenirs et ce froid, ce froid mortel, ma solitude.
Je cherchais la paix dans la prière, ma voix murmurait une obsécration, et dans les mots, les premiers que j’appris et le souvenir de ma mère, je me noyais.

Ce joli texte et cette exquise musique n’ont pas fait beaucoup d’adeptes. On notera tout de même une version par Alberto Podestá avec l’auteur, Joaquín Mora.

Frío 1938-07-26 – Orquesta Francisco Canaro con Roberto Maida. C’est notre tango du jour.
Frío 1960 – Alberto Podestá Acc. Joaquín Mora y su orquesta.

On se rend compte avec cette version de l’écriture novatrice de Mora que le classicisme de Canaro avait estompée. En fait, c’est presque l’inverse, car la musique de Mora donne des références à la musique classique française de l’époque. Pfffff. Pas facile à expliquer, tout cela.
C’est à écouter, mais c’est une belle réalisation.

À demain, les amis et merci à ceux qui ont lu jusqu’au bout. Je me suis rendu compte aujourd’hui que certains ne voyaient que le chapô et la photo sur Facebook, négligeant de cliquer sur le lien où se trouve l’anecdote du jour…

Faîtes passer l’info si vous pensez que les anecdotes peuvent les intéresser.

Les anecdotes de tango, c’est un site, pas une photo avec trois lignes sur Facebook. Pensez à cliquer sur le lien…

Tres Esquinas 1941-07-24 – Orquesta Ángel D’Agostino con Ángel Vargas

Ángel D’Agostino y Alfredo Attadía Letra: Enrique Cadícamo

Je suis aux anges de vous parler aujourd’hui de Tres Esquinas (trois coins de rue), car ce merveilleux tango immortalisé par les deux angelitos (D’Agostino et Vargas) parle à tous les danseurs. C’est une composition de Ángel D’Agostino et Alfredo Attadía, Enrique Cadícamo lui a donné ses paroles et son nom. Partons en train jusqu’à Tres Esquinas à la découverte du berceau de ce tango.

Naissance de Tres Esquinas

En 1920, Ángel D’Agostino a composé ce titre dans une version sommaire pour une saynète nommée « Armenonville » montée par Luis Arata, Leopoldo Simari et José Franco. Comme on peut s’en douter, cette pièce parlait de la vie des pauvres filles du cabaret Armenonville.
Ángel D’Agostino jouait cette composition au piano sous le titre, Pobre Piba (Pauvre gamine).

Arata-Simari-Franco

Une vingtaine d’années plus tard selon la légende (histoire) D’Agostino fredonnait le titre que reprit Vargas à la sortie de la salle où ils venaient d’intervenir. Cadícamo imagina le premier vers « Yo soy del barrio de Tres Esquinas ». Alfredo Attadía qui était le premier bandonéon et l’arrangeur de l’orchestre de D’Agostino s’occupa des arrangements. Il doit cependant d’avoir son nom à la partition par son apport sur le phrasé des bandonéons, phrasé inspiré par la façon de chanter de Vargas qui devrait donc à ce double titre avoir aussi son nom sur la partition 😉

Extrait musical

Commençons par écouter cette merveille pour se mettre dans l’humeur propice à notre découverte.

Tres Esquinas 1941-07-24 – Orquesta Ángel D’Agostino con Ángel Vargas.
Tres Esquinas. Ángel D’Agostino y Alfredo Attadía Letra: Enrique Cadícamo. À gauche, deux couvertures, puis partition et accords guitare et disque.

Je pense que vous avez remarqué ce fameux phrasé dès le début. On y tellement habitué maintenant que l’on pense que cela a toujours existé… Lorsque Vargas chante, le bandonéon se fait discret, se contentant au même titre que les autres instruments de marquer le rythme et de proposer quelques ornements pour les ponts. On notera le superbe solo de violon de Holgado Barrio après la voix de Vargas et la reprise du bandonéon (vers 2:20). Vargas a le dernier mot et termine le titre.

Je n’ai pas trouvé d’enregistrement de Pobre piba pour juger de l’apport de Attadia, mais il y a fort à parier que ce titre éphémère, lié à une pièce qui n’a pas accédé à une gloire intemporelle n’a pas inspiré les maisons de disque.

Paroles

Yo soy del barrio de Tres Esquinas,
viejo baluarte de un arrabal
donde florecen como glicinas
las lindas pibas de delantal.
Donde en la noche tibia y serena
su antiguo aroma vuelca el malvón
y bajo el cielo de luna llena
duermen las chatas del corralón.

Soy de ese barrio de humilde rango,
yo soy el tango sentimental.
Soy de ese barrio que toma mate
bajo la sombra que da el parrral.
En sus ochavas compadrié de mozo,
tiré la daga por un loco amor,
quemé en los ojos de una maleva
la ardiente ceba de mi pasión.

Nada hay más lindo ni más compadre
que mi suburbio murmurador,
con los chimentos de las comadres
y los piropos del Picaflor.
Vieja barriada que fue estandarte
de mis arrojos de juventud…
Yo soy del barrio que vive aparte
en este siglo de Neo-Lux.

Ángel D’Agostino y Alfredo Attadía Letra: Enrique Cadícamo

Traduction libre des paroles

Je suis du quartier de Tres Esquinas (plus un village qu’un quartier au sens actuel), un ancien bastion d’une banlieue où les jolies filles en tablier fleurissent comme des glycines (Il s’agit des travailleuses des usines locales).
Où dans la nuit chaude et sereine le géranium déverse son arôme ancien et sous le ciel de la pleine lune dorment les logis du corralón (le corralón est un habitat collectif, le pendant du conventillo, mais à la campagne. Au lieu de donner sur un couloir, les pièces qui accueillent les familles donnent sur un balcon. Au pluriel, cela peut aussi désigner le lieu où on parque le bétail et tout l’attirail de la traction animale. Je pense plutôt au logement dans ce cas à cause des géraniums qui me font plus penser à un habitat, même si les corralones étaient proches. Les géraniums éloignent les mouches qui devaient pulluler à cause de la proximité du bétail).
Je viens de ce quartier de rang modeste, je suis le tango sentimental.
Je suis de ce quartier qui boit du maté à l’ombre de la vigne.
Dans ses ochavas (la ochava est la découpe des angles des rues qui au lieu d’être vifs à 90 % présentent un petit pan de façade oblique) j’étais un jeune homme, j’ai jeté le poignard pour un amour fou, j’ai brûlé dans les yeux d’une mauvaise l’appât brûlant de ma passion.
Il n’y a rien de plus beau ni de plus compadre que mon faubourg murmurant, avec les commérages des commères et les compliments du Picaflor (les piropos sont des compliments pour séduire et un picaflor [oiseau-mouche] est un homme qui butine de femme en femme).
Un vieux quartier qui fut l’étendard de mon audace de jeunesse…
Je suis du quartier qui vit à part en ce siècle de Néo-Lux.

Autres versions

Comme souvent, les versions immenses semblent intimider les suiveurs et il n’existe pas d’enregistrement remarquable de l’époque, si on exclut Hugo Del Carril à la guitare et notre surprise du jour, mais patience…

Tres Esquinas 1941-07-24 – Orquesta Ángel D’Agostino con Ángel Vargas. C’est notre tango du jour.
Tres Esquinas 1942-05-07 – Hugo Del Carril con guitarras.

Il me semble difficile de s’attacher à cette version une fois que l’on a découvert celle des deux anges. On retrouve l’ambiance de Gardel, mais cet enregistrement ne sera normalement jamais proposé dans une milonga.

Tres Esquinas 2010 – Sexteto Milonguero con Javier Di Ciriaco.

Tres Esquinas 2010 – Sexteto Milonguero con Javier Di Ciriaco. J’ai eu le bonheur de découvrir cet orchestre à ses débuts à Buenos Aires où il mettait une ambiance de folie. Je l’ai fait venir à Tangopostale (Toulouse France) où il a suscité un enthousiasme délirant. Il nous reste le disque pour nous souvenir de ces moments intenses magnifiés par la voix de Javier Di Ciriaco.

Le jeune Ariel Ardit relève toutefois le défi et propose plusieurs versions électrisantes de ce titre. Voici un enregistrement public en vidéo datant de 2010.

Ariel Ardit interprète Tres Esquinas en 2010.

Ce n’est pas non plus pour la danse (du moins dans sa forme traditionnelle), mais c’est une magnifique version avec une grande richesse des contrepoints. Ariel Ardit donne beaucoup d’expression et l’orchestre n’est pas en reste. On comprend l’approbation du public.

SURPRISE : il reste une version en réserve à découvrir à la fin de cette anecdote, vous ne pouvez pas vous la perdre ! Avis pour Thierry, mon talentueux correcteur, ce n’est pas une coquille, mais une formulation calquée sur l’espagnol…

Un petit mot sur Tres Esquinas

Il faut imaginer un lieu relativement rural qui comportait des espaces de terrains vagues, des usines, des maisons pour les pauvres (corralones) et des cafés, dont un qui se nommait Tres Esquinas du nom de ce quartier qui disposait toutefois d’une station ferroviaire du même nom… Voici de quoi vous repérer. Attention, cette zone n’est pas trop à recommander aux touristes, mais on y organise des peñas magnifiques ! Pas des peñas pour touristes dans un café plus ou moins branché, mais des hangars remplis de centaines de danseurs qui s’éclatent sur des orchestres fabuleux en dansant, chacareras, gatos, zambas et une bonne dizaine d’autres titres. Ce qui est le plus surprenant est que quand l’orchestre enchaîne deux titres, les danseurs adoptent automatiquement le style de la nouvelle danse en moins de deux secondes. Si vous avez lu mes conseils pour la chacarera, vous savez déjà reconnaître celles à 6 et 8 compases et les dobles, c’est la partie fondue de l’iceberg du folklore argentin.

Le café Tres Esquinas est ici cerclé de rouge.

On voit qu’on est au bord de l’eau (Riachuelo) qui marque la limite sud de la ville de Buenos Aires (Vue Google). Comme on peut le voir, le quartier est d’usines, de terrains vagues et est maintenant bordé par l’autoroute qui va à La Plata (la capitale de la Province de Buenos Aires). Le café proprement dit n’est plus que l’ombre de lui-même. Notez toutefois la ochava  qui coupe l’angle de l’immeuble et qui marque l’entrée de ce qui était ce café historique.
La station de train portait aussi logiquement le nom du quartier.

À gauche la gare de Tres Esquinas vers 1909. À droite, une vue aérienne de Google.

Le cercle rouge est le café Tres Esquinas. Le cercle jaune marque la zone où était située la gare de Tres Esquinas détruite en 1955. L’autoroute qui a été créée en 1994-1996 a coupé en deux le quartier et probablement mis un peu de désordre dans les baraquements de latas (voir Del barrio de las latas, le berceau du tango pour en savoir plus sur ce type de construction)

Et pour terminer, un court-métrage reconstituant l’ambiance d’un bar comme celui de Tres Esquinas, réalisée par Enrique Cadícamo en 1943.

Voici la vidéo au moment où D’Agostino et Vargas entament Tres Esquinas, mais je vous recommande de voir les 9 minutes du court-métrage en entier, c’est intéressant dès le début et après Tres Esquinas, il y a El cuarteador de Barracas

Court-métrage sur un scénario et sous la direction de Enrique Cadícamo où l’on voit des scènes de café, pittoresques et l’interprétation de Tres esquinas et de El cuarteador de Barracas par Ángel D’Agostino et Ángel Vargas.

À demain, les amis !