Archives par étiquette : Juan Manuel de Rosas

La rumbita candombe 1942-12-29 — Orquesta Juan D’Arienzo con Héctor Mauré

Osvaldo Novarro; Tito Luar (Raúl Fortunato) Letra: Mario Battistella

Pourquoi une femme noire ten­ant un bon­go sur plan de sur­feurs hawaïens ? Comme vous vous en doutez, j’ai une expli­ca­tion. Alors par­tons à la décou­verte de la Rumbi­ta can­dombe, un curieux mariage qui a fêté ses noces de chêne et qui con­tin­ue de faire bouger les danseurs d’aujourd’hui.

Extrait musical

La rumbi­ta can­dombe 1942-12-29 — Orques­ta Juan D’Arien­zo con Héc­tor Mau­ré.

Comme l’indique le titre, on recon­naît rapi­de­ment un rythme de rum­ba. J’écris « un » rythme de rum­ba, car il y a en a des dizaines. His­torique­ment, la rum­ba est orig­i­naire de Cuba où elle a été mêlée avec divers­es dans­es, notam­ment d’origine africaine. Cela se recon­naît par la com­plex­ité des rythmes qui sont loin des rythmes cod­i­fiés en Europe. Il n’est qu’à deman­der à un danseur européen moyen de faire son­ner le clave de la sal­sa en rythme, pour voir à quel point c’est hors de sa cul­ture.
N’étant pas moi-même un spé­cial­iste de la rum­ba, j’ai essayé de déter­min­er le type de rum­ba util­isée dans cette com­po­si­tion. Par­mi la cen­taine de pos­si­bil­ités, je trou­ve que la rum­ba yam­bu (une des trois prin­ci­pales rum­bas cubaines) est un assez bon can­di­dat.

La rumbi­ta can­dombe de D’Arienzo et Mau­ré que j’ai mixé avec un rythme de rum­ba yam­bu.

Bien sûr, la ver­sion de D’Arienzo est un peu par­ti­c­ulière et il a mis en avant le plaisir des danseurs de milon­ga en prenant plus de lib­ertés par rap­port au rythme orig­i­nal que les autres inter­pré­ta­tions. On notera, par exem­ple, une cadence bien plus rapi­de.

Le Général Juan Manuel de Rosas assis­tant à une man­i­fes­ta­tion de can­dombe vers 1838 assis­tant à une man­i­fes­ta­tion de can­dombe vers 1838.

De Rosas avait une trentaine d’esclaves, mais il était plutôt sym­pa avec eux et les esclaves qui avaient fui le Brésil le con­sid­éraient comme un libéra­teur. On voit qu’il a un homme noir sur le siège à son côté, ce qui doit prob­a­ble­ment témoign­er de sa prox­im­ité. On remar­quera les tam­bours du can­dombe. Le pein­tre, Martín Boneo s’est représen­té avec son épouse, debout à l’arrière de De Rosas. La fille du cou­ple (Manueli­ta) est en rouge au côté de l’homme noir assis.

Paroles de la version de Juan D’Arienzo et Héctor Mauré

Les dif­férentes ver­sions dis­posent de paroles légère­ment dif­férentes. Celles de l’en­reg­istrement de D’Arienzo et Mau­ré sont les plus diver­gentes par rap­port aux paroles orig­i­nales. J’indiquerai, en fin d’article, les paroles orig­i­nales et don­nerai quelques indi­ca­tions pour les autres ver­sions.

Presten todos aten­ción
Que ya empezó
Y a virutear esta milon­ga
Que el rey negro bau­ti­zo

No es su cuna el arra­bal
Negro y cumbe

Por eso es que
Todos le dicen
La milon­ga can­dombe

Ae ae ae ae
Ae ae ae ae

A bailar a can­tar
A seguir sin parar

Ae ae ae ae
Ae ae ae ae

Que se va y se fue
La milon­ga can­dombe.

Osval­do Novar­ro; Tito Luar (Raúl For­tu­na­to) Letra: Mario Bat­tis­tel­la

Traduction libre de la version de Juan D’Arienzo et Héctor Mauré

Prêtez tous atten­tion.
Ça a déjà com­mencé et pour virutear (référence à la viru­ta et l’usure du planch­er) cette milon­ga que le roi noir a bap­tisée.
Ce n’est pas son berceau les faubourgs
Noir et cumbe (esclaves noirs ayant fui et vivant libres)
C’est pourquoi tous l’ap­pel­lent la milon­ga can­dombe
Ae ae ae ae
À danser, à chanter
À con­tin­uer sans s’ar­rêter,
Ae ae ae ae
Car elle s’en va et est par­tie
La milon­ga can­dombe.

Autres versions

Je com­mence par les auteurs de la musique, Osval­do Novar­ro et Tito Luar.

La rumbi­ta can­dombe 1942-06-02 — Hawai­ian Ser­e­naders con Osval­do Novar­ro.

Les Hawai­ian Ser­e­naders est un groupe argentin, mal­gré ce que pour­rait laiss­er penser son nom. Il fut act­if durant une ving­taine d’années après sa créa­tion en 1940 par le chanteur Osval­do Novar­ro (Héc­tor Vil­lanue­va) asso­cié à Tito Luar (Raúl For­tu­na­to) (Directeur d’orchestre, trom­bon­iste et vio­loniste) et auteurs de la musique de notre titre du jour.
Les deux hommes étaient d’origine vénézuéli­enne, pas l’ombre d’un Hawaïen dans l’histoire.

À l’o­rig­ine du groupe Hawai­ian ser­e­naders, un groupe de musique hawaïenne mené par Osval­do Novar­ro dans les années 30.

À ce sujet, il est amu­sant de not­er qu’il y a eu un autre groupe nom­mé The Hawai­ian Ser­e­naders, mais qu’ils étaient Grecs et étaient dirigés par Felix Mendelssohn (prob­a­ble­ment un pseu­do­nyme…). Je ne résiste pas à la ten­ta­tion de vous présen­ter une de mes 600 cumpar­si­tas par ces Grecs « hawaïens »…

La cumpar­si­ta 1941 — Felix-Mendelssohn & His Hawai­ian Ser­e­naders.

Les sonorités sont beau­coup plus hawaïennes que pour le groupe argentin…

La rumbi­ta can­dombe 1942-12-29 — Orques­ta Juan D’Arien­zo con Héc­tor Mau­ré. C’est notre titre du jour.
La rumbi­ta can­dombe 1943-06-28 — Orques­ta Osval­do Frese­do con Oscar Ser­pa.

Oscar Ser­pa et surtout l’interprétation mag­nifique de Frese­do fait que cette ver­sion peut très bien être pro­posée en bal, même si peu de DJ s’y risquent.

La negri­ta can­dombe (La rumbi­ta can­dombe) 1943-07-16 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro con Car­los Roldán.

La ver­sion de Canaro est sans doute celle qui est la plus con­nue. Son rythme assez calme respecte mieux, que la ver­sion de D’Arienzo, le rythme de la rum­ba. Comme il en a l’habitude et grâce à ses per­cus­sion­nistes de son orchestre de jazz, Canaro peut pro­pos­er une intro­duc­tion au tam­bour et une orches­tra­tion un peu dif­férente.

Paroles de la version originale

Presten todos aten­ción
Que va a empezar,
Esta será la nue­va dan­za
Que ten­dremos que bailar…
Fue su cuna la ilusión
El cabaré
Por eso es que la lla­mamos
La rumbi­ta can­dombe.

(Estri­bil­lo)
Ae, ae, ae, ae
Ae, ae, ae, ae (coro)
A bailar, a can­tar
A seguir sin parar,
Ae, ae, ae, ae
Ae, ae, ae, ae (coro)
Ya se va, ya se fue
La rumbi­ta can­dombe.

El autor de su com­pás
Es un bongó,
Que se enam­ora­do de una milon­ga
Un domin­go se casó
Y es por eso que al vibrar,
Sen­ti­men­tal su rit­mo es
Mez­cla de rum­ba
Y can­dombe fed­er­al.
Osval­do Novar­ro; Tito Luar (Raúl For­tu­na­to) Letra: Mario Bat­tis­tel­la

Traduction libre des paroles de la version originale

Prêtez tous atten­tion.
Ça va com­mencer,
Ce sera la nou­velle danse que nous devrons danser…
Son berceau était l’il­lu­sion, le cabaret, c’est pour ça qu’on l’ap­pelle, la rumbi­ta can­dombe.

(Refrain)
Ae, ae, ae, ae
Ae, ae, ae, ae (chœur)
À danser, à chanter
À con­tin­uer sans s’ar­rêter,
Ae, ae, ae, ae (chœur)
Déjà elle s’en va, déjà elle est par­tie
La rumbi­ta can­dombe.

L’au­teur de son rythme est un bon­go, qui est tombé amoureux d’une milon­ga.
Un dimanche, il s’est mar­ié et c’est pourquoi, lorsqu’il vibre, sen­ti­men­tal, son rythme est un mélange de rum­ba et de can­dombe fédéral.

Paroles de la version de Canaro et Roldán

Presten todos aten­ción
Que va a empezar,
Esta será la nue­va dan­za
Que ten­dremos que bailar…
Fue su cuna la ilusión
Que le dio fe,
Por eso es que la lla­mamos
La negri­ta can­dombe.

Así, así, así, así
Así, así, así, así (coro)
A bailar, a can­tar
A seguir sin parar,
Así, así, así, así (coro)
Ya se va, ya se fue
La negri­ta can­dombe.

El autor de su com­pás
Es un bongó,
Que al arrib­ar a la Argenti­na
De una criol­la se prendó…
Y es por eso que al vibrar,
Sen­ti­men­tal su rit­mo es
Mez­cla de rum­ba
Y can­dombe fed­er­al.

Osval­do Novar­ro; Tito Luar (Raúl For­tu­na­to) Letra: Mario Bat­tis­tel­la (y?)

Traduction libre de la version de Canaro et Roldán

C’est pourquoi nous l’ap­pelons
La negri­ta can­dombe.
(La rumbi­ta est passée de la musique, petite rum­ba à une negri­ta, petite femme noire).
Comme ceci, comme cela, comme cela
(con­traire­ment aux autres ver­sions, Roldán chante “así” et pas “ae”).
Comme ceci, comme ça, comme ça
Danser, chanter
Pour con­tin­uer sans s’ar­rêter,
Comme ceci, comme ça, comme ça
Déjà elle s’en va, déjà elle est par­tie
La negri­ta can­dombe.
L’au­teur de son rythme est un bon­go, qui à son arrivée en Argen­tine, d’une créole, est tombé amoureux…
(la local­i­sa­tion en Argen­tine et la men­tion d’une créole ancrent la chan­son. Canaro était Uruguayen de nais­sance et les esclaves étaient en grande par­tie orig­i­naires du Brésil, et bien sûr d’Afrique avant).
Et c’est pourquoi, quand il vibre, sen­ti­men­tal, son rythme est un mélange de rum­ba et de can­dombe fédéral.

Quelques éléments sur la milonga candombe

Même si le pro­pos de Osval­do Novar­ro et Tito Luar était de créer un nou­veau rythme à base de rum­ba en le mix­ant avec des rythmes de can­dombe, cette expéri­men­ta­tion qui n’a pas don­né d’autres musiques est con­tem­po­raine de l’apparition de la milon­ga can­dombe.
En effet, on attribue à Sebastián Piana la mise en forme de la milon­ga can­dombe.
Sa pre­mière milon­ga can­dombe est Pena mula­ta (écrite en 1940).

Pena mula­ta 1941-02-18 — Orques­ta Car­los Di Sar­li con Rober­to Rufi­no (Sebastián Piana Letra: Home­ro Manzi).

C’est le plus ancien enreg­istrement de milon­ga can­dombe. Amis DJ, si vous avez une milon­ga can­dombe d’avant 1940, c’est sûre­ment un can­dombe ou un autre rythme… Ce n’est pas inter­dit de le pass­er, mais prenez vos pré­cau­tions pour ne pas met­tre en dif­fi­culté les danseurs qui sont sou­vent moins à l’aise avec les milon­gas can­dombe et qui peu­vent être totale­ment per­dus avec des can­dombes.

Aleluya 1943-12-15 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro con Car­los Roldán (Sebastián Piana Letra: Cátu­lo Castil­lo).

Et une ver­sion par Piana lui-même :

Aleluya 1944 — Sebastián Piana con Jorge Demare.

Une ver­sion brute, un peu rugueuse, mais qui fait bien sen­tir les orig­ines de l’inspiration de Piana.

Les titres apparentés au candombe, composés par Sebastián Piana

• Juan Manuel 1934 — Sebastián Piana Letra: Home­ro Manzi (Milon­ga fed­er­al)
• Pena mula­ta 1940 — Sebastián Piana Letra: Home­ro Manzi (Mar­cha can­dombe)
• Car­navalera 1941 — Sebastián Piana Letra: Home­ro Manzi (Milon­ga can­dombe)
• Papá Bal­tasar 1942 — Sebastián Piana Letra: Home­ro Manzi (Milon­ga can­dombe)
• Aleluya 1944 — Sebastián Piana Letra: Cátu­lo Castil­lo (Milon­ga negra)
• Ahí viene el negro Raúl 1973 — Sebastián Piana Letra: León Benarós (Tan­go can­dombe)
• Cal­abú 1973 — Sebastián Piana Letra: León Benarós (Can­ción de cuna can­dombe)
• El vende­dor de velas 1973 — Sebastián Piana Letra: León Benarós (can­dombe pregón)
• Hue­vi­tos de olor 1973 — Sebastián Piana Letra: León Benarós (can­dombe pregón)
• La aceitu­na del negro 1973 — Sebastián Piana — Letra: León Benarós (can­dombe pregón)
• La cri­a­da de misia Jovi­ta 1973 — Sebastián Piana Letra: León Benarós (can­dombe)
• La mule­cona 1973 — Sebastián Piana Letra: León Benarós (can­dombe)
• Loren­zo Bar­cala 1973 — Sebastián Piana Letra: León Benarós (can­dombe)
• Marycham­bá ‑1973 — Sebastián Piana Letra: León Benarós (can­dombe)
• Matan­do hormi­gas 1973 — Sebastián Piana Letra: León Benarós (can­dombe pregón)
• Sol­dao, pelo col­orao 1973 — Sebastián Piana Letra: León Benarós (can­dombe)
• Tomá pa’ shu­ca 1973 — Sebastián Piana Letra: León Benarós (can­dombe)
• Carum­baié — Sebastián Piana Letra: Julián Centeya (Milon­ga can­dombe)
• Jac­in­to ret­into — Sebastián Piana Letra: Maria Luisa Car­nel­li (Milon­ga can­dombe)
• Pastel­era — Sebastián Piana Letra: Cátu­lo Castil­lo (Milon­ga negra)
• Se casa el negri­to — Sebastián Piana Letra: Maria Luisa Car­nel­li (Milon­ga can­dombe)

Pour ter­min­er, un peu de théorie musi­cale du can­dombe avec les jeux des tam­bours.
Pour la par­tie can­dombe, c’est un peu plus facile, car nous sommes plus accou­tumés à ces rythmes.
Le can­dombe utilise trois types de tam­bours :
Tam­bor chico
https://youtu.be/p2CL5-Ok4SI
Tam­bor repique
https://www.youtube.com/watch?v=VwxzY1fgrUw&t=96s
Tam­bor piano
https://youtu.be/K77E_k0S_q8
Les trois tam­bours jouant ensem­ble :

Les trois types de tam­bours du can­dombe, de gauche à droite : Tam­bor repique, tam­bor chico, tam­bor piano et un autre tam­bor chico.

Et les surfeurs ?

Ah oui, j’allais oubli­er. Mais vous avez sans doute dev­iné.
La femme noire, c’est la negri­ta de Canaro, le tam­bor chico qu’elle tient dans les mains, c’est le can­dombe et les sur­feurs et l’exocet, c’est une par­tie d’une affiche de 1940 pour Hawaï.

Une affiche pub­lic­i­taire pour Hawaï de la Pan Amer­i­can Air­ways.

Le surf à Hawaï sem­ble être une très vieille activ­ité, comme en témoigne James Cook en 1779.

Duke Kahanamoku en 1910.

À l’époque, les îles s’appelaient Îles Sand­wich, nom qu’avait don­né Cook en l’honneur de John Mon­tagu de Sand­wich, l’inventeur du sand­wich. Atten­tion, il ne faut pas les con­fon­dre avec les Îles Sand­wich du Sud, revendiquées, comme les Îles Mal­ouines, par l’Argentine…

Le dernier état des USA (Hawaï) dans l’hémis­phère Nord et les Îles Sand­wich du Sud, revendiquées par l’Ar­gen­tine.

À bien­tôt les amis !

Los 33 orientales 1955-07-28 — Orquesta Carlos Di Sarli

José “Natalín” Felipetti ; Rosario Mazzeo Letra: Arturo Juan Rodríguez

Le tan­go du jour est instru­men­tal, et en écoutant la musique sen­suelle de Di Sar­li, je suis sûr que la plu­part de ceux qui ne sont pas uruguayens ont pen­sé que j’étais tombé sur la tête, une fois de plus, en pro­posant cette image de cou­ver­ture. J’ai imag­iné cette illus­tra­tion en me référant à Géri­cault, un pein­tre qui a don­né à la fois dans le mil­i­taire et l’orientalisme. Mais qui sont ces 33 ori­en­tales que Di Sar­li célébr­era trois fois par le disque ?

De l’importance de l’article

Il peut échap­per aux per­son­nes qui ne par­lent pas bien espag­nol, la dif­férence entre las (déter­mi­nant pluriel, féminin) et los (déter­mi­nant pluriel, mas­culin). Las 33 ori­en­tales, ça pour­rait-être ceci,

Los ou las ?

mais los 33 ori­en­tales, c’est plutôt cela :

El jura­men­to de los 33 ori­en­tales Juan Manuel Blanes (1878).

Je vous racon­terai l’histoire de ces 33 mecs en fin d’article, pas­sons tout de suite à l’écoute.

Extrait musical

Les com­pos­i­teurs sont José Felipet­ti (ban­donéon­iste et édi­teur musi­cal) et Alfre­do Rosario Mazzeo, vio­loniste, notam­ment dans l’orchestre de Juan D’Arienzo, puis de Poli­to (qui fut pianiste égale­ment de D’Arienzo). Rosario Mazzeo avait la par­tic­u­lar­ité d’utiliser un archet de vio­lon alto, plus grand pour avoir un son plus lourd.

Los 33 ori­en­tales 1955-07-28 — Orques­ta Car­los Di Sar­li.

Je n’ai pas grand-chose à dire sur cette ver­sion que vous puissiez ne pas con­naître. Je suis sûr que dans les cinq sec­on­des vous aviez repéré que c’était Di Sar­li, avec ses puis­sants accords sur son 88 touch­es (le piano) et les légatos des vio­lons. Comme il est d’usage chez lui, les nuances sont bien exprimées. Les suc­ces­sions de for­tis­si­mos mourant dans des pas­sages pianos (moins forts) et les accords fin­aux où domi­nent le piano font que c’est du 100% Di Sar­li.

Il s’agit du troisième enreg­istrement de Los 33 ori­en­tales par Di Sar­li. Comme d’habitude, vous aurez droit aux autres dans le chapitre dédié, Autres ver­sions

Les trois dis­ques de Los 33 ori­en­tales par Car­los Di Sar­li.

On notera que la ver­sion de 1952 est un 33 tours Long Play, c’est-à-dire qu’il y a deux tan­gos par face, ici La Cachi­la et Los 33 ori­en­tales. Sur la face A, il y a Cua­tro vidas et Sueño de juven­tud. Le pas­sage de 78 à 33 tours per­me­t­tait de plus que dou­bler la durée enreg­is­tra­ble. Mais ce n’est que la général­i­sa­tion du microsil­lon qui per­met d’atteindre des durées plus longues de plus de 20 min­utes par face. Ce disque est donc un disque de « tran­si­tion » entre deux tech­nolo­gies.

Paroles

Bien qu’il soit instru­men­tal dans les ver­sions con­nues, il y a eu des paroles écrites par Arturo Juan Rodriguez.
Au cas où elles seraient per­dues, je vous pro­pose un extrait de celles d’un autre tan­go appelé égale­ment los 33 ori­en­tales, à l’origine et rebap­tisé par la suite La uruguyai­ta Lucia.
Il a été écrit en 1933 par Eduar­do Pereyra avec des paroles de Daniel López Bar­reto.
Je vous le pro­pose à l’é­coute, dans la ver­sion de Ricar­do Tan­turi avec Enrique Cam­pos (1945).

La uruguyai­ta Lucia 1945-04-12 — Ricar­do Tan­turi C Enrique Cam­pos

Y mien­tras en el cer­ro; de los bravos 33 el clarín se oía
y al mun­do una patria nue­va anun­cia­ba
un tier­no sol­lo­zo de mujer, a la glo­ria reclam­a­ba
el amor de su gau­cho, que más fiel a la patria su vida le entregó.
Cabel­los negros, los ojos
azules, muy rojos
los labios tenía.
La Uruguayi­ta Lucía,
la flor del pago ‘e Flori­da.
Has­ta los gau­chos más fieros,
eter­nos matreros,
más man­sos se hacían.
Sus oja­zos parecían
azul del cielo al mirar.

Ningún gau­cho jamás
pudo alcan­zar
el corazón de Lucía.
Has­ta que al pago llegó un día
un gau­cho que nadie conocía.
Buen payador y buen mozo
can­tó con voz las­timera.
El gau­cho le pidió el corazón,
ella le dio su alma entera.

Fueron felices sus amores
jamás los sins­a­bores
inter­rumpió el idilio.
Jun­tas soñaron sus almi­tas
cual tier­nas palomi­tas
en un rincón del nido.
Cuan­do se que­ma el hor­i­zonte
se escucha tras el monte
como un suave mur­mul­lo.
Can­ta la tier­na y fiel pare­ja,
de amores son sus que­jas,
sus­piros de pasión.

Pero la patria lo lla­ma,
su hijo recla­ma
y lo ofrece a la glo­ria.
Jun­to al clarín de Vic­to­ria
tam­bién se escucha una que­ja.
Es que tronchó Lavalle­ja
a la dulce pare­ja
el idilio de un día.
Hoy ya no can­ta Lucía,
su payador no volvió.

Eduar­do Pereyra Letra: Daniel López Bar­reto

Traduction libre et indications

Et pen­dant que tu étais sur la colline ; des braves du 33 le cla­iron a été enten­du et au monde il annonça une nou­velle patrie, un ten­dre san­glot d’une femme, à la gloire il a revendiqué l’amour de son gau­cho, qui le plus fidèle à la patrie lui a don­né sa vie.
Cheveux noirs, yeux bleus, lèvres très rouges, elle avait.
La Uruguayi­ta Lucía, la fleur du bled (pago, coin de cam­pagne et la pop­u­la­tion qui l’habite) Flori­da.
Même les gau­chos les plus féro­ces, éter­nels matreros (bour­rus, sauvages, qui fuient la jus­tice), se fai­saient apprivois­er.
Ses grands yeux sem­blaient bleus de ciel quand elle regar­dait.
Aucun gau­cho ne put jamais attein­dre le cœur de Lucia.
Jusqu’au jour où un gau­cho arri­va dans le coin et que per­son­ne ne con­nais­sait.
Bon payador et bien beau, il chan­tait d’une voix pitoy­able.
Le gau­cho lui deman­da le cœur, elle lui don­na son âme en entier.
Leurs amours étaient heureuses, jamais les ennuis n’in­ter­rom­pirent l’idylle.
Ensem­ble, leurs petites âmes rêvaient comme de ten­dres colombes dans un coin du nid.
Lorsque l’hori­zon brûla, s’entendit der­rière la mon­tagne comme un doux mur­mure.
Le cou­ple ten­dre et fidèle chante, leurs plaintes sont d’amour, leurs soupirs de pas­sion.
Mais la patrie l’ap­pelle, elle réclame son fils et lui offre la gloire.
Jointe au cla­iron de vic­toire, une plainte s’entend égale­ment.
C’est Lavalle­ja (voir en fin d’article) qui a coupé court à l’idylle du cou­ple en une journée.

La ver­sion de José « Natalín » Felipet­ti ; Rosario Mazzeo et Arturo Juan Rodríguez n’a peut-être ou sans doute rien à voir, mais cela per­met tout de même d’évoquer un autre titre faisant référence aux 33 ori­en­tales et même à Lavalle­ja, que je vous présen­terai dans la dernière par­tie de l’article.

Autres versions

Je vous pro­pose 5 ver­sions. Trois par Di Sar­li plus deux dans le style de Di Sar­li

Los 33 ori­en­tales 1948-06-22 — Car­los Di Sar­li.

La musique avance à petits pas fer­mes aux­quels suc­cèdes des envolées de vio­lons, le tout appuyé par les accords de Di Sar­li sur son piano. C’est joli dansant, du Di Sar­li effi­cace pour le bal.

Los 33 ori­en­tales 1952-06-10 — Car­los Di Sar­li.

Cette ver­sion est assez proche de celles de 1948. Le piano est un tout petit plus dis­so­nant, dans cer­tains accords, accen­tu­ant, le con­traste en les aspects doux des vio­lons et les sons plus mar­ti­aux du piano.

Los 33 ori­en­tales 1955-07-28 — Orques­ta Car­los Di Sar­li.

Los 33 ori­en­tales 1955-07-28 — Orques­ta Car­los Di Sar­li. C’est notre tan­go du jour. La musique est plus liée, les vio­lons plus expres­sifs. Le con­traste piano un peu dis­so­nant par moment et les vio­lons, plus lyriques est tou­jours présent. C’est peut-être ma ver­sion préférée, mais les trois con­vi­en­nent par­faite­ment au bal.

Los 33 ori­en­tales 1960 — Los Señores Del Tan­go.

En sep­tem­bre 1955, des chanteurs et musi­ciens quit­tèrent, l’orchestre de Di Sar­li et fondèrent un nou­v­el orchestre, Los Señores Del Tan­go, en gros, le pluriel du surnom de Di Sar­li, El Señor del tan­go… Comme on s’en doute, ils ne se sont pas détachés du style de leur ancien directeur. Vous pou­vez l’entendre avec cet enreg­istrement de 1960 (deux ans après le dernier enreg­istrement de Di Sar­li).

Los 33 ori­en­tales 2003 — Gente De Tan­go (esti­lo Di Sar­li).

Gente De Tan­go annonce jouer ce titre dans le style de Di Sar­li. Mais on notera quand même des dif­férences, qui ne vont pas for­cé­ment toute dans le sens de l’orchestre con­tem­po­rain ? L’impression de fusion et d’organisation de la musique est bien moins réussie. Le ban­donéon sem­ble par­fois un intrus. Le sys­té­ma­tisme de cer­tains procédés fait que le résul­tat est un peu monot­o­ne. N’est pas Di Sar­li qui veut.

Qui sont les 33 orientales ?

Ras­surés-vous, je ne vais pas vous don­ner leur nom et numéro de télé­phone, seule­ment vous par­ler des grandes lignes.

J’ai évo­qué à pro­pos du 9 juil­let, jour de l’indépendance de l’Argentine, que les Espag­nols avaient été mis à la porte. Ces derniers se sont rabat­tus sur Mon­te­v­ideo et ont été délogés par les Por­tu­gais, qui souhaitaient inter­préter en leur faveur le traité de Torde­sil­las.

Un peu d’histoire

On revient au quinz­ième siè­cle, époque des grandes décou­vertes, Christophe Colomb avait débar­qué en 1492, en… Colom­bie, enfin, non, pas tout à fait. Il se croy­ait en Asie et a plutôt atteint Saint-Domingue et Cuba pour employ­er les noms actuels.

Colomb était par­ti en mis­sion pour le compte de la Castille (Espagne), mais selon le traité d’Al­caço­vas, signé en 1479 entre la Castille et le Por­tu­gal, la décou­verte serait plutôt à inclure dans le domaine de dom­i­na­tion por­tu­gais, puisqu’au sud du par­al­lèle des îles Canaries, ce que le roi du Por­tu­gal (Jean II) s’est empressé de remar­quer et de men­tion­ner à Colomb. Le pape est inter­venu et après dif­férents échanges, le Por­tu­gal et la Castille sont arrivés à un accord, celui de Torde­sil­las qui don­nait à la Castille les ter­res situées à plus de 370 lieues à l’ouest des îles du Cap-Vert. Une lieue espag­nole de l’époque valait 4180 m, ce qui fait que tout ce qui est à plus à l’ouest du méri­di­en pas­sant à 1546 km du Cap Vert est Espag­nol, mais cela implique égale­ment, que ce qui moins loin est Por­tu­gais. La décou­verte de ce qui devien­dra le Brésil sera donc une aubaine pour le Por­tu­gal.

À gauche, les délim­i­ta­tions des traités d’Al­caço­vas et de Tordessil­las. À droite, la même chose avec une ori­en­ta­tion plus mod­erne, avec le Nord, au nord…

Je pense que vous avez suivi cette révi­sion de vos cours d’histoire, je passe donc à l’étape suiv­ante…
Les Brésiliens Por­tu­gais et les Espag­nols, tout autour, cher­chaient à éten­dre leur dom­i­na­tion sur la plus grande par­tie de la Terre nou­velle. Les Por­tu­gais ont défon­cé la lim­ite du traité de Tortes­sil­las en creu­sant dans la par­tie ama­zoni­enne du con­ti­nent, mais ils con­voitaient égale­ment les ter­res plus au Sud et qui étaient sous dom­i­nance espag­nole, là où est l’Uruguay actuel. Les Espag­nols, qui avaient un peu nég­ligé cette zone, établirent Mon­te­v­idéo pour met­tre un frein aux pré­ten­tions por­tu­gais­es.
La sit­u­a­tion est restée ain­si jusqu’à la fin du 18e siè­cle, à l’intérieur de ces pos­ses­sions espag­noles et por­tu­gais­es, de grands pro­prié­taires com­mençaient à bien pren­dre leurs ais­es. Aus­si voy­aient-ils d’un mau­vais œil les impôts espag­nols et por­tu­gais et ont donc poussé vers l’indépendance de leur zone géo­graphique.
Les Argentins ont obtenu cela en 1816 (9 juil­let), mais les Espag­nols se sont retranchés dans la par­tie est du Pays, l’actuel Uruguay qui n’a donc pas béné­fi­cié de cette indépen­dance pour­tant signée pour toutes les Provinces-Unies du Rio de la Pla­ta.
Le 12 octo­bre 1822, le Brésil (7 sep­tem­bre) proclame son indépen­dance vis-à-vis du Por­tu­gal par la voix du prince Pedro de Alcân­tara qui se serait écrié ce jour-là, l’indépen­dance ou la mort ! Il est finale­ment mort, mais en 1934 et le brésil était « libre » depuis au moins 1825.
Dans son His­toire du Brésil, Armelle Enders, remet en cause cette déc­la­ra­tion du prince héri­ti­er de la couronne por­tu­gaise qui s’il déclare l’indépendance, il instau­re une monar­chie con­sti­tu­tion­nelle et Pedro de Alcân­tara devient le pre­mier empereur du Brésil sous le nom de Pierre Ier. Révo­lu­tion­naire, oui, mais empereur…
Donc, en Uruguay, ça ne s’est pas bien passé. Arti­gas qui avait fait par­tie des insti­ga­teurs de l’indépendance de l’Argentine a été con­traint de s’exiler au Paraguay à la suite de trahisons, ain­si que des dizaines de mil­liers d’Uruguayens. Par­mi eux, Juan Anto­nio Lavalle­ja et Manuel Oribe.

Juan Anto­nio Lavalle­ja (pho­tos de gauche) et Manuel Oribe, les meneurs des 33 ori­en­tales. Ils seront tous les deux prési­dents de le la république uruguayenne.

Où on en vient, enfin, aux 33 orientales

Après de ter­ri­bles péripéties, notam­ment de Lavalle­ja con­tre les Por­tu­gais-Brésiliens qui avaient finale­ment délogé les Espag­nols de Mon­te­v­ideo en 1816, il fut fait pris­on­nier et exilé jusqu’en 1821. L’année suiv­ante, le Brésil obte­nait son indépen­dance, tout au moins son début d’indépendance. Lavalle­ja se ral­lia du côté de Pierre 1er, voy­ant en lui une meilleure option pour obtenir l’indépendance de son pays.
En 1824, il est déclaré déser­teur pour être allé à Buenos Aires. Son but était de repren­dre le pro­jet d’Artigas et d’unifier les Provinces du Rio de la Pla­ta.
Une équipe de 33 hommes a donc fait la tra­ver­sée du Rio Uruguay. Une fois sur l’autre rive, ils ont prêté ser­ment sur la Playa de la Agra­ci­a­da (ou ailleurs, il y a deux points de débar­que­ment poten­tiel, mais cela ne change rien à l’affaire).

El jura­men­to de los 33 ori­en­tales sur la plage selon le pein­tre Juan Manuel Blanes et l’emplacement du débar­que­ment (dans le cer­cle rouge). La pyra­mide com­mé­more cet événe­ment.

Ce débar­que­ment et ce ser­ment, le jura­men­to de los 33 ori­en­tales mar­quent le début de la guerre d’indépendance qui se pro­longera dans d’autres guer­res surnom­mées Grande et Petite. Les Bri­tan­niques furent mis dans l’affaire, mais ils pen­sèrent plus aux leurs, d’affaires, que d’essayer d’aider, n’est-ce pas Mon­sieur Can­ning (qui a depuis per­du la rue qui por­tait son nom et qui s’appelle désor­mais Scal­abri­ni Ortiz) ? Le salon Can­ning con­nu de tous les danseurs de tan­go est juste­ment situé dans la rue Scal­abri­ni Ortiz (anci­en­nement Can­ning).
Les Argentins, dont le prési­dent Riva­davia espérait uni­fi­er l’ancienne province ori­en­tale à l’Argentine, ils se sont donc embar­qués dans la guerre, mais le coût dépas­sait sen­si­ble­ment les ressources disponibles. Le Brésil rece­vait l’aide directe des Anglais, l’affaire était donc assez mal engagée pour les indépen­dan­tistes uruguayens.
Un pro­jet de traité en 1827 fut rejeté, jugé humiliant par les Argentins et futurs Uruguayens indépen­dants.
La Province de Buenos Aires, dirigée par Dor­rego, le Sénat et l’empereur du Brésil se mirent finale­ment d’accord en 1928. Juan Manuel de Rosas était égale­ment favor­able au traité ren­dant l’Uruguay indépen­dant bien que Dor­rego et Rosas ne fai­saient pas bon ménage. L’exécution de Dor­rego coïn­cide avec l’ascension au pou­voir de De Rosas et ce n’est pas un hasard…
L’histoire ne se ter­mine pas là. Nos deux héros, Juan Anto­nio Lavalle­ja et Manuel Oribe qui avaient fait la tra­ver­sée des 33 sont tous les deux devenus prési­dents de l’Uruguay et de grande guerre à petite guerre, ce sont plusieurs décen­nies de pagaille qui s’en suivirent. L’indépendance et la mise en place de l’Uruguay n’ont pas été sim­ples à met­tre en œuvre. Les paroles du tan­go de Pereyra et Bar­reto nous rap­pel­lent que ces années firent des vic­times.
Les 33 ori­en­tales restent dans le sou­venir des deux peu­ples voisins du Rio de la Pla­ta. À Buenos Aires, une rue porte ce nom, elle va de l’avenue Riva­davia à l’avenue Caseros et sem­ble se con­tin­uer par une des rues les plus cour­tes de Buenos Aires, puisqu’elle mesure 50 m, la rue Trole… Au nord, de l’autre côté de Riva­davia, elle prend le nom de Raw­son, mais, si c’est aus­si un tan­go, c’est aus­si une autre his­toire.

Alors, à demain, les amis !

Los 33 ori­en­tales. La tra­ver­sée par les 33. Ne soyez pas éton­né par le dra­peau bleu-blanc-rouge, c’est effec­tive­ment celui des 33. Vous pou­vez le voir sur le tableau de Juan Manuel Blanes.

La pulpera de Santa Lucía 1945-04-24 — Alberto Castillo y su Orquesta Típica dir. por Enrique Alessio

Enrique Maciel Letra: Héctor Pedro Blomberg

Cette valse si agréable à danser, notam­ment dans la ver­sion qu’en donne Castil­lo avec son orchestre a fail­li ne pas voir de suc­cès. Lançons-nous à la ren­con­tre de la pulpera de la pulpería.

La pulpera de Santa Lucía

Tout d’abord, un peu de vocab­u­laire. Une pulpera, est une employée, ou une pro­prié­taire de pulpería. Le « í » est donc impor­tant. La chan­son par­le d’une femme, pas de son étab­lisse­ment.

Mais alors qui est cette femme et où était cet établissement?

Héc­tor Pedro Blomberg décrit une blonde aux yeux bleus. Elle pour­rait être inven­tée à l’image de son pays d’origine (son grand-père pater­nel était un marin norvégien).
En fait, même s’il y a plusieurs hypothès­es, la plus prob­a­ble est que cette femme était la fille d’un mon­sieur Miran­da qui tenait un lieu de ce type. À sa mort pour une his­toire poli­tique, on ver­ra dans les paroles que De Rosas n’est pas loin, sa femme et sa fille ont repris l’établissement qui était fameux. Il est décrit comme étant à l’angle de Caseros et Mar­tin Gar­cia. Mal­heureuse­ment, ce sont deux avenues, donc par­al­lèles. Je pro­pose donc plutôt l’angle de Mar­tin Gar­cia et Montes de Oca, juste­ment le bâti­ment qui touche l’église de San­ta Lucía…
La blonde aux yeux bleus s’appelait peut-être Dion­isia Miran­da si ces hypothès­es ne sont pas trop fauss­es…

Évidem­ment, l’histoire se passe au milieu du XIXe siè­cle et donc, ce bâti­ment n’existait pas. À l’époque, l’église devait être isolée dans un envi­ron­nement rur­al et les gau­chos devaient pass­er une bonne par­tie de leurs journées à la pulpería.

Extrait musical

La pulpera de San­ta Lucía 1945-04-24 — Alber­to Castil­lo y su Orques­ta Típi­ca dir. por Enrique Alessio.

Pour une ver­sion de chanteur, c’est tout à fait dans­able. C’est même une superbe valse. Je pense que vous éprou­verez beau­coup de plaisir à la danser, mal­gré les regrets exprimés dans les paroles.

Paroles

Era rubia y sus ojos celestes
refle­ja­ban la glo­ria del día
y canta­ba como una calan­dria
la pulpera de San­ta Lucía.

Era flor de la vie­ja par­ro­quia.
¿Quién fue el gau­cho que no la quería?
Los sol­da­dos de cua­tro cuar­te­les
sus­pira­ban en la pulpería.

Le can­tó el payador mazor­quero
con un dulce gemir de vihue­las
en la reja que olía a jazmines,
en el patio que olía a diame­las.

« Con el alma te quiero, pulpera,
y algún día ten­drás que ser mía,
mien­tras llenan las noches del bar­rio
las gui­tar­ras de San­ta Lucía ».

La llevó un payador de Lavalle
cuan­do el año cuarenta moría;
ya no alum­bran sus ojos celestes
la par­ro­quia de San­ta Lucía.

No volvieron los trompas de Rosas
a can­tar­le vidalas y cie­los.
En la reja de la pulpería
los jazmines llora­ban de celos.

Y volvió el payador mazor­quero
a can­tar en el patio vacío
la doliente y postr­er ser­e­na­ta
que llevábase el vien­to del río:

¿Dónde estás con tus ojos celestes,
oh pulpera que no fuiste mía?”
¡Cómo llo­ran por ti las gui­tar­ras,
las gui­tar­ras de San­ta Lucía!

Enrique Maciel Letra: Héc­tor Pedro Blomberg

Traduction libre et indications

Elle était blonde et ses yeux bleu clair (célestes, couleur du dra­peau argentin) reflé­taient la gloire du jour et elle chan­tait comme une calan­dre (oiseau chanteur) la pulpera (la femme) de San­ta Lucia.
Elle était la fleur de l’ancienne paroisse. Quel gau­cho ne voudrait pas d’elle ? Les sol­dats de qua­tre casernes soupi­raient dans la pulpería (l’établissement).
Le payador mazor­quero (chanteur par­ti­san de Rosas, mil­i­taire, gou­verneur et putschiste) lui chan­tait avec un doux gémisse­ment de vihue­las (instru­ment de musique appar­en­té à la gui­tare) sur la clô­ture qui sen­tait le jas­min, dans la cour qui sen­tait le diame­las (sorte de jas­min).
« Pulpera, je t’aime de toute mon âme, et un jour tu devras être mienne, quand les nuits du quarti­er sont rem­plies des gui­tares de San­ta Lucia. »
Un payador de Lavalle (c’est aus­si le titre d’une ranchera de Brig­no­lo) l’a enlevée à la mort de l’année quar­ante ; déjà, ses yeux bleus n’éclairent plus la paroisse de San­ta Lucia.
Les trompettes de Rosas ne revin­rent pas lui chanter des vidalas et des cie­los (dans­es). Sur la clô­ture de l’épicerie, les jas­mins pleu­raient de jalousie.
Et le payador de Rosas revint chanter dans la cour vide
la séré­nade plain­tive et tar­dive qu’apportait le vent de la riv­ière :
Où es-tu avec tes yeux célestes, ô pulpera qui ne fut pas mienne ? Com­ment, pour toi pleurent les gui­tares, les gui­tares de San­ta Lucía !

Cette valse nous par­le donc d’un temps ou le quarti­er était rur­al et où De Rosas gérait d’une main de fer la Province de Buenos Aires, l’époque Rosis­tas.

Autres versions

La pulpera de San­ta Lucía 1929-06-19 — Igna­cio Corsi­ni con gui­tar­ras de Pagés-Pesoa-Maciel.

Cette ver­sion est impor­tante, car Corsi­ni est celui qui a lancé cette valse écrite par un de ces gui­taristes, Enrique Maciel… C’était à la radio, en 1928 et le suc­cès a été tel que les audi­teurs ont demandé un bis par télé­phone. Ceux qui avaient refusé le titre ont dû s’en mor­dre les doigts.

Une fois lancée, Canaro, comme à son habi­tude, l’a enreg­istrée…

La pulpera de San­ta Lucía 1929-07-03 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro.

C’est une ver­sion lente avec l’originalité de la présence d’une gui­tare hawaïenne. Canaro utilis­era cet instru­ment dans d’autres œuvres, dont juste­ment une valse com­posée par William H. Heag­ney, tout aus­si lente que celle-ci et qui se nomme… Bells of Hawaii (enreg­istrée le 9 novem­bre de la même année).

Bells of Hawaii 1929-11-09 — Orques­ta Fran­cis­co Canaro (William H. Heag­ney)

(Ce n’est bien sûr pas une ver­sion de la pulpera, c’est juste pour vous faire enten­dre une valse sim­i­laire avec de la gui­tare hawaïenne).

La pulpera de San­ta Lucía 1930 — Orques­ta Rafael Canaro con Car­los Dante.

Le frère de Fran­cis­co s’y colle ensuite avec Car­los Dante. Une ver­sion très rapi­de, plutôt chan­son avec une forte présence de la gui­tare qui fait penser à Corsi­ni.

La pulpera de San­ta Lucía 1945-04-24 — Alber­to Castil­lo y su Orques­ta Típi­ca dir. por Enrique Alessio. La pulpera de San­ta Lucía 1945-04-24 — Alber­to Castil­lo y su Orques­ta Típi­ca dir. por Enrique Alessio. C’est notre mer­veille de valse du jour.
La pulpera de San­ta Lucía 1974 — Hugo Díaz.

Une ver­sion très éton­nante avec ses dis­so­nances plaquées sur l’introduction. L’harmonica par­ti­c­ulière­ment expres­sif d’Hugo Díaz se promène par-dessus la gui­tare qui donne le rythme et per­met de ren­dre dans­able cette ver­sion assez par­ti­c­ulière. Même si vous ne la dansez pas, il faut la con­naître pour l’harmonica qui lui imprime son car­ac­tère si puis­sant.

La pulpera de San­ta Lucía 1977 Nel­ly Omar con gui­tar­ras — Jose Canet.

Une ver­sion sym­pa­thique, chan­tée par une femme et quelle chanteuse. Je pense que vous apprécierez son écoute.

La pulpera de San­ta Lucía 1983 — Miguel Vil­las­boas y su Orques­ta Típi­ca.

Pour ter­min­er, une ver­sion de l’autre rive. Bien dansante et amu­sante comme c’est le faire Vil­las­boas avec son piano bien ryth­mé et ses vio­lons qui flot­tent avec une sonorité si par­ti­c­ulière. On notera égale­ment le mag­nifique solo du ban­donéon. Tous n’aiment pas, mais moi, j’aime bien et c’est assez fes­tif pour ter­min­er ce tour des ver­sions de la Pulpera de San­ta Lucía.

Un « couple » étonnant

Dans la milon­ga d’hier, j’abordai les orig­ines noires du tan­go. Enrique Maciel, El Negro Maciel est effec­tive­ment d’origine noire et plus pré­cisé­ment noire améri­caine. Il est descen­dant d’esclaves du Sud des États-Unis. C’est son grand-père pater­nel, dont le nom de famille était Mar­shall qui a immi­gré en Argen­tine. Maciel fait plus Argentin que Mar­shall, j’imagine la scène à l’immigration « c’est quoi ton nom ? Mar­shall, Maciel ?

Son parte­naire dans la com­po­si­tion de ce tan­go est Héc­tor Pedro Blomberg qui comme son nom le sug­gère était Norvégien d’origine. Là encore, c’est son grand-père pater­nel qui s’est fixé après avoir épousé une Paraguayenne, elle-même auteure. En 1911, il embar­que sur un navire pour… la Norvège où il reste deux ans. Durant son voy­age il écriv­it des arti­cles pour les revues de l’époque. Par chance, on peut les lire sans retrou­ver toutes les revues, car ils ont été pub­liés en 1920 dans un ouvrage Las Puer­tas de Babel. Le pré­faci­er, Manuel Gálvez, nous en explique le titre. Je repro­duis cet extrait ici, car il est très évo­ca­teur du Buenos Aires des orig­ines du tan­go : 

«Los puer­tos de Buenos Aires, y los bar­rios que los rodean: La Boca, El Dock Sur, El Paseo de Julio, son las puer­tas de Babel. Por ellos se entra en la ciu­dad mon­stru­osa e inqui­etante donde todos los idiomas del mun­do y todas las razas se con­fun­den y mez­clan. Arri­ba está la ciu­dad rica y poderosa. Aba­jo, es decir en las puer­tas de Babel, se aglom­era la car­a­vana de los parias, la tur­ba sucia y doliente que arras­tra por los puer­tos y los mares su des­o­lación et su mis­e­ria.

Mul­ti­tud de lam­en­ta­bles fig­uril­las humanas des­fi­lan. Marineros ingle­ses, bor­ra­chos y bru­tales, pasan jun­tos a suaves y con­tem­pla­tivos chi­nos. Holan­deses et ital­ianos codéense en los antros del Paseo de Julio con árabes melancóli­cos que invo­can a Alá, y año­ran las amadas de Argel. Mujeres de todas las razas — las cig­a­r­ras del ham­bre — can­tan y dan­zan en los cabarets sinie­stros: andaluzas de Cádiz y de Mála­ga, grie­gas de Salóni­ca, mulatas mar­tiniqueñas, ingle­sas de Liv­er­pool u de Swansea. Todos los bar­rios trági­cos de tier­ra son evo­ca­dos en las puer­tas de Babel: el Bund, de Changai; el Sol­brero Rojo, de Marsel­la; las calle­jue­las sucias de los bar­rios que cir­cun­dan los grandes puer­tos. Y todas las can­ciones de la tier­ra dilúyense en los ámbitos de Babel: coplas de Sor­ren­to, que hacen soñar con el mar azul, fados por­tugue­ses, sen­suales y lán­gui­dos; can­rates des­o­la­dos de los archip­iéla­gos, oídos en las radas de Oceanía; bal­adas cán­di­das, y fra­gantes que evo­can las már­genes del Yang-Tse-Kiang; vie­jas gua­ji­ras de Cuba ; lúgubres coplas andaluzas.Y todas aque­l­las gentes van pasan­do bajo las arcadas del Paseo de Julio, o por las calles de la Boca o del Dock Sur, o se amon­to­nan en los antros, en los cabarets, en las hamadas, en los fumaderos de opio. Y la trage­dia estal­la a cada paso, allí en las puer­tas de Babel. Hom­bres tat­u­a­dos se apuñalean por algu­na de aque­l­las cig­a­r­ras del ham­bre, “gavio­tas de todos los puer­tos”, como tam­bién las lla­ma Blomberg. »

Pré­face de Las Puer­tas de Babel par Manuel Gálvez.

Traduction libre

« Les ports de Buenos Aires, et les quartiers qui les entourent : La Boca, El Dock Sur, El Paseo de Julio, sont les portes de Babel. C’est par eux que vous entrez dans la ville mon­strueuse et inquié­tante où toutes les langues du monde et toutes les races sont con­fon­dues et mélangées. Au-dessus se trou­ve la ville riche et puis­sante. En bas, c’est-à-dire aux portes de Babel, se rassem­ble la car­a­vane des pro­scrits, la foule immonde et triste qui traîne sa déso­la­tion et sa mis­ère à tra­vers les ports et les mers.
Une mul­ti­tude de pitoy­ables fig­urines humaines défi­lent. Les marins anglais, ivres et bru­taux, passent avec des Chi­nois doux et con­tem­plat­ifs. Néer­landais et Ital­iens se côtoient dans les clubs du Paseo de Julio avec des Arabes mélan­col­iques qui invo­quent Allah et se lan­guis­sent des bien-aimés d’Alger. Des femmes de toutes les races, les cigales de la faim, chantent et dansent dans les sin­istres cabarets : Andalous­es de Cadix et de Mala­ga, Grec­ques de Thes­sa­lonique, mulâtres mar­tini­quais­es, Anglais­es de Liv­er­pool ou de Swansea. Tous les quartiers trag­iques de la terre sont évo­qués aux portes de Babel : le Bund, à Changai ; le cha­peau rouge de Mar­seille (le nom vient du cha­peau que por­taient les cochers des mes­sageries Royales et qui a don­né le nom à nom­bre de relais de poste, auberges…) ; les ruelles sales des quartiers qui entourent les grands ports. Et tous les chants de la terre se dilu­ent dans les lam­beaux de Babel : les cou­plets de Sor­rente, qui font rêver la mer bleue, le fado por­tu­gais, sen­suel et lan­goureux ; les can­rates désolés des archipels (prob­a­ble­ment Canaries), enten­dus dans les rades de l’Océanie ; des bal­lades can­dides et par­fumées qui évo­quent les rives du Yang-Tsé-Kiang ; vieilles gua­ji­ras de Cuba ; Lugubres cou­plets andalous.
Et tous ces gens-là passent sous les arcades du Paseo de Julio, ou dans les rues de La Boca ou du Dock Sur, ou s’entassent dans les clubs, dans les cabarets, dans les hamadas, dans les fumeries d’opium (on en par­lait à pro­pos de El opio de Canaro). Et la tragédie éclate à chaque tour­nant, là-bas, aux portes de Babel. Des hommes tatoués sont poignardés pour l’une de ces cigales de la faim, « mou­ettes de tous les ports », comme les appelle aus­si Blomberg. »

Un petit documentaire pour terminer

Un doc­u­men­taire réal­isé par El Veci­nalRéseau social de Misiones. C’est en espag­nol, mais des infor­ma­tions com­plé­men­taires sont pro­posés, notam­ment sur De Rosas.

Un doc­u­men­taire réal­isé par El Veci­nalRéseau social de Misiones