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Les femmes et le tango

8 mars, journée internationale (des droits) des femmes

Le 8 mars est la journée internationale (des droits) des femmes. Il me semble d’actualité, d’aborder la question des femmes dans le tango. Il faudrait plus qu’un article, qu’un livre et sans doute une véritable encyclopédie pour traiter ce sujet, aussi, je vous propose uniquement quelques petites indications qui rappellent que le tango est aussi une histoire de femmes.

« We can do it » (on peut le faire). Affiche de propagande de la société Westinghouse Electric pour motiver les femmes dans l’effort de guerre en 1943. Elle a été créée par J. Howard Miller en 1943.

Cette affiche rappelle, malgré elle, que la journée du 8 mars était au début la journée des femmes travailleuses, journée créée en mémoire des 129 ouvrières tuées dans l’incendie de leur manufacture le 8 mars 1908. Ce sont les propres propriétaires de cette usine, la Cotton Textile Factory, qui ont mis le feu pour régler le problème avec leurs employées qui réclamaient de meilleurs salaires et conditions de vie avec le slogan « du pain et des roses »…

Du pain et des roses, un slogan qui coûtera la vie de 129 ouvrières du textile le 8 mars 1908 à New York.

On se souvient en Argentine de faits semblables, lors de la semaine tragique de janvier 1919 où des centaines d’ouvriers furent assassinés, faits qui se renouvèleront deux ans plus tard en Patagonie où plus de 1000 ouvriers grévistes ont été tués.
Aujourd’hui, la journée des femmes cherche plutôt à établir l’égalité de traitement entre les sexes, ce qui est un autre type de lutte, mais qui rencontre, notamment dans l’Argentine d’aujourd’hui, une opposition farouche du gouvernement.

Une petite musique de fond pour la lecture de cette anecdote…

Las mujeres y el amor (Ranchera) 1934-08-16 – Orquesta Osvaldo Fresedo con Roberto Ray.

Il s’agit d’une ranchera écrite par Eduardo Vetere avec des paroles de Manuel R. López. Le thème (les femmes et l’amour) me semblait bien se prêter à notre thème du jour).

Les origines du tango et les femmes

Je passerai sous silence les affirmations disant que le tango se dansait initialement entre hommes, car, si, on a quelques photos montrant des hommes dansant de façon plus ou moins grotesque, cela relève plus de la charge, de la moquerie, que du désir de pratiquer l’art de la danse.
Le tango a diverses origines. Parmi celles-ci, le monde du spectacle, de la scène, du moins pour ses particularités musicales. Dans les spectacles qui étaient joués dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, il y avait des femmes sur scène. Elles chantaient, dansaient. Elles étaient actrices. Les thèmes de ces spectacles étaient les mêmes qu’en Europe et souvent inspirés par les productions du Vieux Continent. Elles étaient destinées à ceux qui pouvaient payer, et donc à une certaine élite. Je ferai le parallèle avec Carmen de Jorge Bizet, pas à cause de la habanera, mais pour montrer à quoi pouvait ressembler une des productions de l’époque. Des histoires, souvent sentimentales, des figurants et différents tableaux qui se succédaient. La plupart du temps, ces spectacles relèvent du genre « vaudeville ». Les femmes, comme Carmen, étaient souvent les héroïnes et a minima, elles étaient indispensables et présentes. Au vingtième siècle, lorsque le tango a mûri, on retrouve le même principe dans le théâtre (Buenos Aires est la ville du Monde qui compte le plus de théâtres), mais aussi dans le cinéma. Je pense que vous aurez remarqué à la lecture de mes anecdotes qu’une part importante des tangos provient de films et de pièces de théâtre.
Une autre origine tourne autour des faubourgs de Buenos Aires, du mal-être d’hommes en manque de compagnie féminine. Dans ce monde dur, où les couteaux sortaient facilement, où on travaillait dans des usines, aux abattoirs ou aux travaux agricoles et notamment l’élevage, les femmes étaient rares et convoitées. Cela donnait lieu à des bagarres et on se souvient que le tango canyengue évoquait par ses passes des figures de combat au couteau. Les hommes qui avaient la possibilité de danser avec une femme d’accès facile jouaient une sorte de comédie pour les compagnons qui regardaient, cherchant à se mettre en valeur, se lançant, comme en témoignent les paroles des tangos, dans des figures audacieuses et combatives, comme les fentes. La pénurie de femmes, malgré les importations à grande échelle de grisettes françaises et de pauvres hères d’autres parties de l’Europe, fait que c’est dans les bordels qu’il était le plus facile de les aborder. Dans ces maisons, closes, il y avait une partie de spectacle, de décorum et la danse pouvait être un moyen de contact. Il suffisait de payer une petite somme, comme on l’a vu, par exemple pour Lo de Laura. Dans cet univers, le tango tournait autour des femmes, comme en témoigne la très grande majorité des paroles, et ce sont des femmes, dans les meilleurs quartiers qui tenaient les « maisons ». Dans les faubourgs, c’était plutôt le cabaretier qui favorisait les activités pour que les clients de sa pulperia passe du temps et consomme.
Une dernière origine du tango, notamment en Uruguay est l’immigration (forcée) d’Afrique noire. Ces esclaves, puis affranchis, tout comme ce fut le cas dans le Sud des USA, ont développé un art musical et chorégraphique pour exprimer leur peine et enjoliver leur vie pénible. Là encore, les femmes sont omniprésentes. Elles dansaient et chantaient. Elles étaient cependant absentes comme instrumentiste, les tambours du étaient plutôt frappés par des hommes, mais ce n’est pas une particularité de la branche noire du tango.

Les femmes comme source d’inspiration

Si on décidait de se priver des tangos parlant des femmes, il n’en resterait sans doute pas beaucoup. Que ces dernières soient une étoile inaccessible, une traitresse infidèle, une compagne aimante, une femme de passage entrevue et perdue ou une mère. En effet, le thème de la mère est fortement présent dans le tango. Même les mauvais garnements, comme Gardel, n’ont qu’une seule mère.

Madre hay una sola 1930-12-10 — Ada Falcón con acomp. de Francisco Canaro (Agustín Bardi Letra : José de la Vega).

Je vous propose une version chantée par une femme, la maîtresse malheureuse de Francisco Canaro, Ada Falcón.

Je ne ferai pas le tour du thème des femmes inspiratrices, car vous le retrouverez dans la plupart de mes anecdotes de tango.

Les femmes danseuses

Je n’aborderai pas non plus le thème des femmes danseuses, mais il me semble important de les mentionner, car, comme je l’indiquais au début de cet article, c’est aussi pour approcher les femmes que les hommes se convertissent en danseurs…

Carmencita Calderón et Benito Bianquet (El Cachafaz) dansent El Entrerriano de , dans le film « Tango » (1933) de Luis Moglia Barth.

Les femmes et la musique

La musique en Europe était surtout une affaire d’hommes si on se réfère à la composition ou à la direction d’orchestre. Les femmes tenaient des rôles plus discrets, comme violonistes dans un orchestre, ou, plus sûrement, elles jouaient du piano familial. Le manque de femmes dans la composition et la direction d’orchestre n’est donc pas un phénomène propre au tango. C’est plutôt un travers de la société patriarcale ou la femme reste à la maison et développe une culture artistique destinée à l’agrément de sa famille et des invités du « maître » de maison.
Cependant, quelques femmes ont su dominer le tabou et se faire un nom dans ce domaine.

Les femmes musiciennes

Aujourd’hui, on trouve des orchestres de femmes, mais il faut reconnaître que les femmes ont tenu peu de pupitres à l’âge d’or du tango.
Francisca Bernardo, plus connue sous son de Paquita Bernardo, est la pionnière des bandonéonistes femmes.

Paquita Bernardo (1900-1925) , première femme connue pour jouer du bandonéon, un instrument réservé aux hommes auparavant.

Morte à 25 ans, elle n’a pas eu le temps de laisser une marque profonde dans l’histoire du tango, car elle n’a pas enregistré de disque. Cependant on connaît ses talents de compositrice à travers quelques œuvres qui nous sont parvenues comme Floreal, un titre enregistré en 1923 par .

Floreal 1923-08-14 — Orquesta Juan Carlos Cobián.

L’enregistrement acoustique ne rend pas vraiment justice à la compositrice. C’est un autre inconvénient que d’être décédé avant l’apparition de l’enregistrement électrique…

Je vous propose également deux autres de ses compositions enregistrées par Carlos Gardel, malheureusement encore, toujours à l’ère de l’enregistrement acoustique.

La enmascarada 1924 – Carlos Gardel con acomp. de , (guitarras), avec des paroles de Francisco García Jiménez.
Soñando 1925 — Carlos Gardel con acomp. de Guillermo Barbieri, José Ricardo (guitarras), avec des paroles de Eugenio Cárdenas.

Mais d’autres femmes furent compositrices.

Les femmes compositrices

L’exemple de musique composée par une femme le plus célèbre est sans doute la merveilleuse , « Desde el alma » composée par Rosa Clotilde Mele Luciano, connue comme . Cette pianiste uruguayenne a une page officielle où vous pourrez trouver de nombreux éléments.

Rosita Melo, compositrice de Desde el Alma.
Desde el alma (Valse) 1947-10-22 — Orquesta Francisco Canaro con Nelly Omar.

Je vous propose une des plus belles versions, chantée par l’incroyable Nelly Omar (qui vécut 102 ans).

Là encore, c’est une courte citation et une femme un peu particulière va me permettre de faire la transition avec les auteures de paroles de tango. Il s’agit de María Luisa Garnelli.

Les femmes auteures

María Luisa Garnelli est à la fois compositrice et auteure. J’ai parlé d’elle au sujet d’une de ses compositions, La naranja nacio verde.

María Luisa Garnelli, alias Luis Mario et Mario Castro.

Retenons qu’elle a pris divers pseudonymes masculins, comme Luis Mario ou Mario Castro, ce qui lui permit d’écrire des paroles de tango en lunfardo, sans que sa famille bourgeoise le sache… Elle fut également journaliste et correspondante de guerre…
Je vous propose d’écouter un autre des titres dont elle a écrit les paroles, El malevo, sur une musique de Julio de Caro. Ici, une version chantée par une femme, Rosita Quiroga.

El malevo 1928 — Rosita Quiroga con guitarras.

Si vous souhaitez en connaître plus sur sa trajectoire particulière, vous pouvez consulter une biographie écrite par Nélida Beatriz Cirigliano dans Buenos Aires Historia.

Les femmes chanteuses

Je ne me lancerai pas dans la liste des chanteuses de tango, mais je vous propose une petite galerie de photos. Elle est très loin d’être exhaustive, mais je vous encourage à découvrir celles que vous pourriez ne pas connaître.
Je vous propose d’écouter une version de par Mercedes Simone pour nous quitter en musique en regardant quelques portraits de chanteuses de tango.

La cumparsita (Si supieras) 1966 — Mercedes Simone accompagnée par l’orchestre d’.

Dédicace

Je dédicace cette anecdote à Victoria, ma femme, à ma fille, à ma mère et à mes grand-mères, mais aussi à Thierry qui m’a proposé de faire une anecdote sur ce sujet. Il est aussi le correcteur de mes anecdotes.
À bientôt, les amis !

Les styles du tango

El Mundo du dimanche 1er octobre de 1944.

Il semble que tout a été dit sur les styles de tango. Je vous propose cependant un petit point, vu essentiellement sur l’aspect du tango de danse.

Ce qu’il convient de prendre en compte, c’est que les périodes généralement admises sont en fait toutes relatives.

Les orchestres ont, selon les cas, continué un style qui leur réussissait au-delà d’autres orchestres et a contrario, d’autres ont innové bien avant les autres, voire, sont revenus en arrière, remettant en avant des éléments disparus depuis plusieurs décennies.

On peut donc avoir deux enregistrements contemporains appartenant à des courants forts différents. C’est particulièrement sensible à partir des années 50, où la baisse de la pratique de danse a incité les orchestres à développer de nouveaux horizons, souvent en réchauffant des plats plus anciens.

Les origines (avant le tango)

Il ne s’agit pas ici de trancher dans un des nombreux débats entre spécialistes des origines. Du strict point de vue de la danse, les premiers tangos sont proche du style habanero et par conséquent, c’est plus du côté des habaneras qu’il convient de trouver la forme de danse.

La habanera

Vous connaissez ce rythme. DaaaTadaTaDaaa

Pour ceux qui ne sont pas lecteurs de la musique, les barres rouges (croches pointées) correspondent à 3 unités temporelles relatives (double croche), les barres bleues à une unité temporelle (double croche) et les barres vertes à deux unités temporelles (croche). Les barres sont donc proportionnelles à la durée des notes. Au début de la portée, il y a l’indication 2/4. Cela signifie qu’il y a deux noires par mesure (espace entre deux barres verticales). Les croches valent la moitié d’une noire en durée et les doubles croches la moitié d’une croche. Voilà, vous connaissez la lecture du rythme en musique (ou pas…).
Rythme de la habanera au piano. retrouvez le DaaaTadaTaDaaa…

La habanera porte ce nom, car c’est une restitution d’un rythme cubain. L’inventeur du genre est Sebastián de Iradier qui a composé El arreglito (le petit arrangement) où il joue avec ce rythme. En voici un extrait et je suis sûr que cela va vous rappeler quelque chose.

Axivil Criollo – El Arreglito – Compositeur Sebastián de Iradier vers 1840.

Avez-vous trouvé ?

Oui, vous avez trouvé. Ce cher a piqué la musique de Sebastián de Iradier.

Teresa Berganza chante la Habanera de Carmen de Bizet (le copieur 😉

Ce rythme, très présent dans les premiers tangos, est devenu plus discret, sauf pour les milongas qui l’ont largement exploité.

Dans la criolla (ici par l’orchestre de Francisco Canaro 1936-10-06), on reconnait parfaitement le rythme de la habanera qui a été accélérée et est devenue une des pierres de construction des milongas.

Lorsque le tango de danse a perdu de son élan, les orchestres sont revenus à ces formes traditionnelles, au point que les compositeurs l’on réintroduit très largement.

Autres apports

En parallèle, des formes chantées, notamment par les payadors et des danses, traditionnelles, voire tribales, ont influencé ces prémices, donnant une grande richesse à ce qui deviendra le tango, notamment à travers ses trois formes dansées, le tango, la milonga et la valse.

Les payadors

On lit parfois que Gardel était un payador. Cependant, même s’il était ami de José Bettinotti, il n’a pas été directement l’un de ces chanteurs qui s’accompagnaient à la guitare en improvisant. Cependant, l’influence des payadors est indéniable pour le tango, comme vous pouvez en juger. Par cet extrait, qui avec ses relents d’habanera pourrait s’approcher d’une milonga lente ou d’un .

José Bettinotti, El cabrero circa 1913

Exemple d’influence africaine

Parmi les sources, on met en avant des origines africaines. Même si l’Argentine n’a pas été une terre d’ très marquée, contrairement à beaucoup d’autres payés du continent américain, il y a eu une communauté d’origine africaine relativement importante au XIXe siècle. Celle-ci s’est atténuée par l’émigration, les mariages avec des populations d’autre origines et quelques faits guerriers où ils ont servi de chair à canon.

Même si l’Argentine a absorbé des éléments, c’est plutôt la province de l’Est, l’Uruguay qui a le plus été influencé par ces musiques, notamment les percussions.

Candombe solo para Uruguayos – Hugo Fattoruso – « Caminando » , Toma de Sonido Dario Ribeiro

Le candombe et la milonga candombe se retrouvent à la mode dans les années 50, bien avant que Juan Carlos Cacéres relance la mode.

Siga el baile 1953-10-28 – Castillo y su Orquesta Típica dirigé par Ángel Condercuri.

La dénomination « tango » est souvent associée à la déformation de « tambo » et désignait des lieux ou la communauté noire dansait. Il faut voir un jugement négatif par la bonne société blanche. Le terme est devenu synonyme de bamboche, de débauche, ou pour le moins de moeurs légères. La musique des faubourgs, même si elle n’était pas issue des Africains a hérité de ce vocable péjoratif, lorsque le tango s’est développé dans les bordels et autres lieux choquants pour la bonne société.

Les origines européennes

L’immigration européenne a apporté sa musique. Pour el vals, même criollo, on est très proche de la valse et des artistes comme Canaro ont même adopté des valses viennoises.

Pour la milonga, c »est un peu moins évident de retrouver des sources européennes, si ce n’est que la mode de la habanera en Europe et les échanges dans le monde latinoaméricain ont favorisé sa diffusion. La habanera symbolisait le marin pour l’Europe. La milonga, on devrait même écrire les milongas sont une salsa, un mélange d’influences.

Les débuts du tango dans les faubourgs et les milieux interlopes ont conduit celui-ci à des formes assez populaires, voire outrées que le canyengue d’aujourd’hui a du mal à retraduire en totalité.

La naissance européenne

Disons-le, tout bonnement, ce tango d’avant le tango n’est pas au sens strict du tango. À cela se rajoute que les rares enregistrements de l’époque ont été réalisés par voie acoustique et qu’ils ne sont donc pas du tout adaptés à nos oreilles contemporaines.

Voir les progrès de l’enregistrement pour plus d’informations sur l’enregistrement acoustique.

Vu les lieux où le tango était joué et malgré la fréquentation par des ninos bien (jeunes hommes de bonne famille), le tango ne s’est pas fait une place importante en Argentine avant d’acquérir ses lettres de noblesse en Europe et notamment en France.
Il y a une théorie différente qui se base sur un film réalisé en 1900 à Buenos Aires par Eugene Py. Le problème est que si Py a bien réalise un film, on ne l’a pas retrouvé. Un film est considéré par certains comme le film de Py qui aurait été retrouvé.

Dans ce film, on voit deux danseurs dans un décor pratiquer une forme de tango. Ce film est parfois qualifié de premier film de tango qui correspondrait à un film enregistré en 1900 par Eugène Py. La qualité de l’image, le vêtement de la femme, le style de danse font plutôt dater ce film des années 1920. Les partisans de l’attribution à Eugène Py indique que le film original a été réalisé en extérieur, sur la terrasse de l’entreprise Casa Lepage À Buenos Aires. On peut voir qu’ici, il s’agit d’un décor qui peut avoir été placé en extérieur pour faire croire a un intérieur. Cela semble un peu exagéré pour ce type de film. En admettant que ce soit le cas, les danseurs seraient des gens de la haute société. Aussi, pourquoi serviraient-ils de figurants ? Il est plus simple d’imaginer que ce sont des danseurs qui jouent un rôle. Donc, si ce film est de 1900 (ce dont je doute), il peut s’agir de danseurs figurants. Si le film est de 1920, il peut s’agir de personnes plus fortunées qui présentent leurs performances de danse. Je propose donc de rester sur les témoignages écrits et nombreux et de ne pas suivre l’hypothèse qui ferait de ce film la preuve que le tango était dansé dans la haute société dès 1900.

Le style du tango, avant le tango… ()

Avant 1926, date des premiers enregistrements électriques, pas d’enregistrements utilisables en danse.

Argañaraz – Orquesta Típica Criolla Alfredo Gobbi (1913)

Comme vous pouvez vous en rendre compte, le style sommaire et monotone de la musique est renforcé par l’obligation de jouer de façon assez forte et peu nuancée pour que le pavillon puisse graver le support d’enregistrement. On retrouve cependant certains éléments « Canyengue » que l’on connaît par les enregistrements électriques.

Je vous propose à titre d’exemple, Zorro gris un enregistrement électrique de 1927 par Francisco Canaro.

Zorro gris 1927-08-22, Francisco Canaro (enregistrement électrique).

La vieille garde (Guardia vieja)

Gobbi et Canaro, dans la première partie de leur carrière, sont des représentants de ce que l’on a nommé la vieille garde. On ne peut pas réduire cela au canyengue, car dès les années 20 des rythmes différents avaient vu le jour. Se détachant progressivement du style claudicant du canyengue, les orchestres abandonnent la habanera, accélèrent le rythme. Des titres en canyengue deviennent des milongas, comme par exemple : Milonga de mis amores, ici dans la version de Canaro en 1937 et qui a encore des accents de canyengue :

Extrait de Milonga de mis amores 1937-05-26, Francisco Canaro

contrairement à la version de la même année par Pedro Laurenz :

Extrait de Milonga de mis amores 1937-07-14, Pedro Laurenz canta Héctor Farrel

Ou celle du même de 1944 :

Extrait de Milonga de mis amores 1944-01-14, Pedro Laurenz

Des orchestres anciens évoluent, comme Di Sarli ou d’Arienzo, notamment à l’arrivée de Biagi dans l’orchestre et on arrive à la grande période du tango, l’âge d’or.

L’âge d’or (Edad de oro)

C’est la période considérée comme la plus adaptée au tango de danse. C’est logique, car à l’époque, le tango était une danse à la mode et chaque semaine, plusieurs orchestres se produisaient.

El Mundo du dimanche 1er octobre de 1944. En rouge, les 4 piliers se produisent le même jour (Hoy). En bleu des orchestres de second plan, tout à fait dansables et en vert, des orchestres un peu moins pertinents pour la danse.

On voit l’énorme choix qui s’adressait aux danseurs. Les musiciens jouaient ensemble plusieurs fois par semaine et il y avait un climat d’émulation pour ne pas dire de compétition entre les orchestres.

On remarquera qu’en face de chacun des orchestres de tango, il y a un orchestre de « Jazz ». En effet, les bals de l’époque jouaient des genres variés et les orchestres se spécialisaient.

Certains comme Canaro avaient deux orchestres, ce qui lui permettait d’assurer les deux aspects de la soirée. D’ailleurs, Canaro utilise des cuivres dans son orchestre de tango, il jouait donc de la limite entre les deux formations. Vous avez pu écouter cela dans l’extrait de Milonga de mis amores, ci-dessus.

Chaque orchestre se distinguait par un style propre. Certains étaient plus intellectuels, comme Pugliese ou De Caro, d’autres plus joueurs, comme Rodriguez ou D’Arienzo, d’autres plus romantiques, comme Di Sarli ou Fresedo et d’autres plus urbains, comme Troilo.

Aujourd’hui, dans les milongas, le DJ s’arrange pour proposer ces quatre orientations pour éviter la monotonie et contenter les différentes sensibilités des danseurs.

Même si la production de l’époque est essentiellement tournée vers la danse, il y a également une production pour l’écoute.

Sur les disques de l’époque, il est facile de faire la différence, notamment pour les tangos avec chanteur. En effet, un tango à danser est indiqué : Nom de l’orchestre canta ou cantado por Nom du chanteur. Un tango à écouter est indiqué Nom du chanteur y su orquesta dirigido por ou con (avec) Nom de l’orchestre.

Nous n’entrerons pas dans les détails en ce qui concerne les styles des orchestres de l’âge d’or, cela fait l’objet d’un de mes cycles de cours/conférence (mini 3 h, voire 6 h). Il convient seulement de savoir reconnaître le tango de danse et de savoir apprécier les différences de style entre les orchestres.

Pour les DJ, il est important de tenir compte de l’évolution des styles du même orchestre. Il est souvent moins grave de mélanger deux orchestres enregistrés à la même époque que de mélanger deux enregistrements d’époques stylistiquement différentes du même orchestre.

Tango Nuevo

C’est celui initié par De Caro, repris ensuite par Troilo, Pugliese et Piazzolla, par exemple. Il est encore très vivant, notamment chez les orchestres de concert.

À noter que Pugliese et Troilo sont bien sûr des piliers du tango de bal et que leurs incursions nuevos, pas toujours pour la danse, ne doivent pas masquer leur importance dans le bal traditionnel.

N’oublions pas que Pugliese a aussi bien enregistré du canyengue, que du tango classique avant de faire du Nuevo… Curieusement, le tango dit nuevo reprend souvent des motifs les plus anciens, notamment la habanera des tout premiers titres du XIXe siècle.

Tango Electronico

Style Gotan Project. Il se caractérise principalement par une batterie et l’utilisation d’instruments électroniques. Curieusement, il est parfois assez proche, d’un point de vue rythmique, du tango musette qui est l’évolution européenne et notamment franco-italienne, du tango du début du XXe siècle.

Comme DJ, j’évite et en tout cas je n’en abuse pas, car cette musique est très répétitive et ne convient pas aux danseurs avancés. Cependant, il faut reconnaître que cette musique a fait venir de nouveaux adeptes au tango.

Le tango alternatif consiste à danser avec des repères « tango » sur des musiques qui ne sont absolument pas conçues comme telles.

Par exemple, la Colegiala de Ramirez est un tango alternatif, puisqu’on le danse en « milonga » alors que c’est un fox-trot.

Certains DJ européens placent des zambas que les danseurs dansent en tango. Quel dommage quand on sait la beauté de la danse.

N’oublions pas la dynamique «  » qui consiste à danser sur toute musique, chanson, de tout style et de toute époque. Cela ouvre des horizons immenses, car la très grande majorité de la musique actuelle est à 4 temps et permet donc de marcher sur les temps.

Ce qui manque souvent à cette musique, c’est le support à l’improvisation. On peut lui reconnaître une forme de créativité dans la mesure où elle permet / oblige de sortir des repères et donc d’innover. Mais est-t-il vraiment possible d’innover en tango ? C’est un autre débat.

Pourquoi l’âge d’or est bien adapté à la danse

Si on étudie un tango de l’âge d’or, on y découvrira plusieurs qualités favorisant la danse :

  • La musique a plusieurs plans sonores. On peut choisir de danser sur un instrument (dont le chanteur), puis passer à un autre. On peut aussi choisir de danser uniquement la marcation (tempo). Les instruments se répondent. On peut ainsi se répartir les rôles avec les partenaires en reconstituant le dialogue en le dansant.
  • La musique se répète plusieurs fois, mais avec des variations. Cela permet de découvrir le tango au cas où il ne serait pas connu et la seconde fois, l’oreille est plus familière et l’improvisation est plus confortable. Cette reprise est en général différente de la première exposition, mais reste tout à fait comparable. Par exemple, la première fois le thème est joué au violon ou au bandonéon et la seconde fois, c’est le rôle du chanteur ou d’un autre instrument. Si c’est le même instrument, il y aura de légères différences dans l’orchestration qui rendra l’écoute moins monotone.
  • Les changements de rythme, phrases, parties, sont annoncés. Un danseur musicien ou exercé sait reconnaître les parties et peut « deviner » ce qui va suivre, ce qui lui permet d’improviser plus facilement sans dérouter sa partenaire. Je devrais plutôt mettre cela au pluriel, car les deux membres du couple participent à l’improvisation. Si la personne guidée a envie d’appuyer, de marquer un élément qui va arriver, elle a le temps d’alerter le guideur pour qu’il lui laisse un espace. Les musiques alternatives ou des musiques d’inspiration pus classiques, comme certaines compositions de Piazzolla » proposent souvent des surprises qui font qu’elles ne permettent pas de deviner la suite, ou au contraire, sont tellement répétitives, que quand revient le même thème de façon identique et mécanique, les danseurs n’ont pas de nouvelles idées et finissent par tomber dans une routine. Évidemment, les danseurs qui n’écoutent pas la musique et qui se contentent de dérouler des chorégraphies ne verront pas de différences entre les différents types de tango. Ceci explique le des pratiques neotango auprès des débutants, même si ces bals ont aussi du succès auprès de danseurs plus affirmés. En revanche, on ne fera jamais danser, même sous la menace, un Portègne sur ce type de musique, en tout cas, en tango…

Ne faut-il danser que sur des tangos de l’âge d’or ?

Non, bien sûr que non. Les canyengues et la vieille garde comportent des titres sublimes et très amusants ou intéressants à danser. Certains danseurs sont prêts à danser plusieurs heures d’affilée sur ces rythmes. Cependant, un DJ qui passerait ce genre de musique de façon un peu soutenue à Buenos Aires se ferait écharper…

Quelques musiques modernes donnent des idées agréables à danser. Pour ma part, je propose souvent une tanda de valses « originales ». Le rythme à trois temps de la valse reste le même que pour les tangos traditionnels et le besoin d’improvisation est moins important, car il s’agit surtout de… tourner.

Même si les danseurs avancés aiment moins danser sur les d’Arienzo des années 50 ou postérieures, ils n’y rechignent pas toujours et l’énergie de ces musiques plaît à de très nombreux danseurs. C’est donc un domaine à proposer aux danseurs. D’ailleurs, les orchestres qui font à la manière de du d’Arienzo sont particulièrement nombreux. C’est bien le signe que c’est toujours dans l’air du temps.

Pour terminer, je précise que je suis DJ et que par conséquent, mon travail est de rendre les danseurs heureux. J’adapte donc la musique à leur sensibilité.

Pour un DJ résident, en revanche, il est important d’ouvrir les oreilles des habitués. Dans certains endroits, le DJ met toujours le même type de musique, pas forcément de la meilleure qualité pour la danse. Le problème est qu’il habitue les danseurs à ce type de musique et que quand ces derniers vont aller dans un autre endroit, ils vont être déroutés par la musique.

L’innovation, c’est bien, mais il me semble qu’il faut toujours garder un fond de culture « authentique » pour que le tango reste du tango.