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El día que me quieras 1930-02-07 – Orquesta Cayetano Puglisi con Roberto Díaz

Raúl Brujis Letra: Ramón C. Acevedo

J’espère que vous me pardonnerez cette petite facétie. « El día que me quieras » (Le jour où tu m’aimeras) ; vous connaissez tous ce titre pour l’avoir entendu par Gardel, que ce soit sur disque, ou dans le film du même nom. La version que je vous propose est bien plus rare et antérieure de cinq ans à celle de Gardel. En fait, j’ai saisi l’occasion de l’anniversaire de l’enregistrement de ce titre, il y a exactement 95 ans, pour évoquer cet orchestre un peu moins connu. Mais rassurez-vous, vous aurez droit au titre de Gardel et Le Pera, également, ainsi qu’à d’autres tangos du même titre…

Extrait musical

El día que me quieras 1930-02-07 – Orquesta Cayetano Puglisi con Roberto Díaz.

L’introduction est plutôt jolie et élégante. Le violon de Cayetano Puglisi domine en chantant les autres instruments plus percussifs et qui marquent le rythme, puis il cède la place à Roberto Díaz qui chante à son tour un court passage. Comme nous le verrons, ce titre est assez différent de celui de Gardel qui est bien plus connu. Le thème est cependant le même.
On notera quelques passages agités des bandonéons de Federico Scorticati et Pascual Storti en double-croche qui font le contrepoint avec les violons de Cayetano Puglisi et Mauricio Mise plus suaves. Pour une musique de 1930, c’est assez bien orchestré. Cayetano Puglisi, cet excellent violoniste qui a intégré les plus fameux orchestres, comme ceux de Firpo, Canaro D’Arienzo et Maffia a également eu son propre sexteto avec lequel il a enregistré une quinzaine de titres en 1929 et 1930. Je n’ai pas cité son frère José, à la contrebasse, ni Armando Federico au piano.
J’aime bien et dans une milonga où les danseurs seraient amateurs de thèmes un peu vieillots, cet enregistrement pourrait intégrer une tanda.

Paroles de Ramón C. Acevedo

Yo quisiera tenerte entre mis brazos
Y besarte en tu boca sin igual,
Yo quisiera prodigarte mil abrazos
Mujer esquiva de rostro angelical.

Tu sonrisa altanera y orgullosa
Tu mirada quisiera doblegar,
Y que aun, negándome besara
Con un beso, sublime y sin final.
Raúl Brujis L : Ramón C. Acevedo

Traduction des paroles de Ramón C. Acevedo

J’aimerais te tenir dans mes bras et t’embrasser sur ta bouche sans pareille,
Je voudrais te prodiguer mille abrazos, femme insaisissable au visage angélique.

Ton regard souhaiterait faire céder ton sourire hautain et fier, et aussi, même si tu me le niais, m’embrasser, avec un baiser sublime et sans fin.

Autres versions

Il n’y a pas d’autre enregistrement de ce titre, alors je vous propose d’écouter quelques enregistrements du tango de même titre, mais écrit 4 ans plus tard par Carlos Gardel et Alfredo le Pera pour le film de la Paramount… El día que me quieras. Nous écouterons aussi d’autres thèmes ayant le même titre.
Tout d’abord, réécoutons le tango du jour, qui est le plus ancien titre…

El día que me quieras 1930-02-07 – Orquesta Cayetano Puglisi con Roberto Díaz.

C’est notre tango du jour et le seul enregistrement de la composition de Raúl Brujis.

Version 2, de Víctor Pedro Donato et Miguel Gómez Bao

El día que me quieras 1930-11-05 Orquesta Ricardo Luis Brignolo con Luis Díaz.

Quelques mois après, Brignolo enregistre un tango composé par Víctor Pedro Donato avec des paroles de Miguel Gómez Bao. Ce titre est bien moins moderne que notre tango du jour. Il ressort encore d’un style canyengue très marqué.

Paroles de la version de Víctor Pedro Donato et Miguel Gómez Bao

El boliche del Turco no tendrá ni un cohete,
el piberío del hueco los hará estallar,
la cantina del “Beppo” abrirá los espiches
y todo el “Grevanaje” en curda dormirá.
La farra, el capuchino tomará el chocolate,
ese día yo banco con mi felicidad
y la orquesta de Chicho, pelandruna y mistonga
hará un tango canyengue con la marcha nupcial.

A tu hermano el tarasca compraremos botines,
al zambullo una faja de esas pa’ adelgazar,
y al menor, al checato, dos docenas de anteojos
y una jaula con trampa pa’ que vaya a cazar,
a tu vieja diez cajas de pastillas de menta,
a tu viejo toscanos para reventar,
y el globo luminoso que tiene la botica
a tu hermana la tuerta como ojo de cristal.

El bañao de la esquina será un lago encantado
y las ranas cantantes en la noche un jazz-band,
el buzón de la esquina el Pasaje Barolo,
la cancel‘e tu casa, la escala celestial.
El día que me quieras, pebeta de mi barrio,
toditas mis ternuras pa’vos sólo serán,
aunque llore a escondidas mi viejecita santa
que al extrañar mis besos tendrá unas canas más.
Víctor Pedro Donato et Miguel Gómez Bao

Traduction de la version de Víctor Pedro Donato et Miguel Gómez Bao

Le bazar (les pulperias faisaient office de bar, vendaient de tout et pourvoyaient des distractions, comme les jeux de boules, ou la danse) du Turc n’aura plus de fusées (feux d’artificee, les Argentins sont des fanatiques des activités pyrotechniques), les gamins du terrain vague les auront fait exploser,
la cantine du« Beppo » (Beppo est un prénom d’origine italienne dérivé de Joseph) ouvrira les robinets (des tonneaux de vin, bien sûr) et tous les « Grevanaje » (je pense qu’il faut rapprocher cela de Grebano qui signifie idiot, rustre), ivres, dormiront.
La fête, le cappuccino boira le chocolat, ce jour-là, je reste avec mon bonheur et l’orchestre de Chicho (je ne l’ai pas identifié), paresseux et triste jouera un tango canyengue avec la marche nuptiale.

Pour ton frère, El Tarasca , nous achèterons les bottes, au gros (zambulo, à la panse proéminente) une de ces ceintures pour perdre du poids (la faja est la ceinture qu’utilisent les gauchos. Elles sont souvent décorées de pièces de monnaie. Dans le cas présent, il peut s’agir de ceintures de toiles, également utilisées par les gauchos), et au plus jeune, le vérificateur, deux douzaines de paires de lunettes et une cage avec un piège pour qu’il puisse aller à la chasse. À ta vieille (mère), dix boîtes de bonbons à la menthe, à ton vieux (père) des cigares à éclater (faut-il y voir des cigares de farces et attrapes qui explosent quand on les fume ?), et le globe lumineux qu’a l’apothicaire pour ta sœur borgne, comme œil de verre.

Le marécage du coin sera un lac enchanté et les grenouilles chanteuses de la nuit, un groupe de jazz. La boîte aux lettres de l’angle sera le passage Barolo (plus que passage, on dirait aujourd’hui le Palais, un des hauts bâtiments luxueux du centre-ville de Buenos Aires), la porte d’entrée de ta maison (porte intérieure séparant l’entrée de la maison, sorte de sas), l’échelle céleste.
Le jour où tu m’aimeras, petite (terme affectueux) de mon quartier, toutes mes tendresses seront pour toi seule, même si, de façon cachée, je verserai quelques larmes pour ma sainte petite mère qui, manquant de mes baisers, aura encore quelques cheveux blancs de plus.

Version 3, la plus célèbre, celle de Carlos Gardel et Alfredo Le Pera

El día que me quieras 1935-03-19 – Carlos Gardel con acomp. de la orquesta dir. por Terig Tucci.

Paroles de la version de Carlos Gardel et Alfredo Le Pera

Acaricia mi ensueño
el suave murmullo de tu suspirar,
¡como ríe la vida
si tus ojos negros me quieren mirar!
Y si es mío el amparo
de tu risa leve que es como un cantar,
ella aquieta mi herida,
¡todo, todo se olvida!

El día que me quieras
la rosa que engalana
se vestirá de fiesta
con su mejor color.
Al viento las campanas
dirán que ya eres mía
y locas las fontanas
me contarán tu amor.
La noche que me quieras
desde el azul del cielo,
las estrellas celosas
nos mirarán pasar
y un rayo misterioso
hará nido en tu pelo,
luciérnaga curiosa
que verá…¡que eres mi consuelo!

Recitado:
El día que me quieras
no habrá más que armonías,
será clara la aurora
y alegre el manantial.
Traerá quieta la brisa
rumor de melodías
y nos darán las fuentes
su canto de cristal.
El día que me quieras
endulzará sus cuerdas
el pájaro cantor,
florecerá la vida,
no existirá el dolor…

La noche que me quieras
desde el azul del cielo,
las estrellas celosas
nos mirarán pasar
y un rayo misterioso
hará nido en tu pelo,
luciérnaga curiosa
que verá… ¡que eres mi consuelo!

Carlos Gardel Letra: Alfredo Le Pera

Traduction de la version de Carlos Gardel et Alfredo Le Pera

Ma rêverie caresse le doux murmure de ton soupir,
Comme la vie rirait si tes yeux noirs voulaient me regarder !
Comme si était mien l’abri de ton rire léger qui est comme une chanson,
Elle calme ma blessure, tout, tout est oublié !

Le jour où tu m’aimeras, la rose qui orne s’habillera de fête, avec sa plus belle couleur.
Au vent, les cloches diront que tu es déjà à moi, et folles, les fontaines me conteront ton amour.
La nuit où tu m’aimeras depuis le bleu du ciel,
Les étoiles jalouses nous regarderont passer et un mystérieux éclair se nichera dans tes cheveux,
curieuse luciole qui verra… que tu es ma consolation !

Récité :
Le jour où tu m’aimeras, il n’y aura plus que des harmonies,
L’aube sera claire et la source joyeuse.
La brise apportera le calme, le murmure des mélodies, et les fontaines nous donneront leur chant de cristal.
Le jour où tu m’aimeras, l’oiseau chanteur adoucira ses cordes,
La vie fleurira, la douleur n’existera pas…

La nuit où tu m’aimeras depuis le bleu du ciel,
Les étoiles jalouses nous regarderont passer et un mystérieux éclair se nichera dans tes cheveux,
curieuse luciole qui verra… que tu es ma consolation !

Extrait du film El día que me quieras de John Reinhardt (1934)

« El día que me quieras », dúo final Carlos Gardel y Rosita Moreno du film du même nom de 1934 dirigé par John Reinhardt. Dans ce film, Carlos Gardel chante également Sol tropical, Sus ojos se cerraron, Guitarra, guitarra mía, Volver et Suerte negra avec Lusiardo et Peluffo.

Autres versions du thème composé par Gardel

Il existe des dizaines d’enregistrements, y compris en musique classique ou de variété. Je vous propose donc une courte sélection, principalement pour l’écoute.

El día que me quieras 1948-05-11 – Orquesta Florindo Sassone con Jorge Casal.

Une version chantée par Jorge Casal qui ne démérite pas face aux interprétations de Gardel.

El día que me quieras 1955-06-30 – Orquesta Francisco Canaro con Juan Carlos Rolón.

Une version pour faire pleurer les ménagères nées après 1905…

El día que me quieras 1968 – Orquesta Típica Atilio Stampone.

Stampone, bien qu’il s’agisse d’une version instrumentale, n’a pas destiné cet enregistrement aux danseurs.

El día que me quieras 1972 – Trio Hugo Díaz.

Encore une version instrumentale, mais fort intéressant à défaut d’être pour la danse par le trio Hugo Diaz… Si vous n’entendez pas l’harmonica, c’est que ce trio est celui du bandonéoniste uruguayen, Hugo Díaz, à ne pas confondre avec Victor Hugo Díaz qui est le magicien de l’harmonica, qui lui est argentin (Santiago del Estero) et sans doute bien plus connu…

El día que me quieras 1977-06-14 – Orquesta Osvaldo Pugliese.

Une version sans doute surprenante, essentiellement construite autour de solos de violon et piano.

El día que me quieras 1978 – María Amelia Baltar.

Une version expressive par la compagne de Piazzolla.

El día que me quieras 1979 – Alberto Di Paulo y su Orquesta Especial para Baile.

Bien que l’orchestre affirme être de danse, je ne suis pas convaincu que cela plaira aux danseurs de tango, mais peut-être aux amateurs de slow et boléros (dans le sens argentin qui qualifie des musiques romantiques au rythme flou et pas nécessairement de vrais boléros).

El día que me quieras 1997 – Enrique Chia con Libertad Lamarque.

Une introduction à la Mozart (Flûte enchantée) et s’élève la magnifique voix de Libertad Lamarque. C’est bien sûr une chanson et pas un tango de danse, mais c’est joli, n’est-ce pas ?

Avec cette belle version, je propose d’arrêter là, et je vous dis, à bientôt, les amis !

De puro guapo 1940-01-25 – Orquesta Pedro Laurenz con Juan Carlos Casas

Pedro Laurenz (Pedro Blanco) Letra: Manuel Andrés Meaños

Même si Pedro Laurenz et Juan Carlos Casas ont enregistré dix tangos, la plupart du temps, dans les milongas, seuls quatre de ces titres sont diffusés par les DJ. Ces titres le méritent, mais cela occulte les autres enregistrements qui peuvent permettre de faire des tandas plus intéressantes. En effet, les titres habituels sont tellement proches qu’on a l’impression de danser plusieurs fois le même titre.

Extrait musical

Partition de Puro puapo, version Laurenz et Meaños.
De puro guapo 1940-01-25 – Orquesta Pedro Laurenz con Juan Carlos Casas.

Deux accords au piano d’Héctor Grané, puis l’appel qui fait se souvenir que Laurenz était bandonéoniste (ici, accompagné au bandonéon par Ángel Domínguez et Rolando Gavioli). Avec le complément de la contrebasse de Alberto Celenza, le rythme très marqué des bandonéons et du piano se continue. Il faut attendre presque une minute pour que les violons s’expriment de façon plus audible et encore, pour quelques secondes. À 1:25 un très beau motif du violoniste Mauricio Mise annonce l’intervention de Juan Carlos Casas qui débute à 1:45. La voix parfaitement déliée s’intègre dans le phrasé agressif des bandonéons qui, lorsque Casas termine le seul refrain, reprennent jusqu’au final le rythme puissant.

Paroles

Entre cortes y quebradas,
suave rezongué en tu oído
todo mi verbo florido
que te dijo mi querer.
Vos mostraste en tu sonrisa
toda tu coquetería,
y yo, vencida mi hombría…
Yo que siempre supe vencer.

Pa’ conseguir tu cariño
quiero jugarme la vida
al naipe que me ha gustado…
No es la primera partida
en que mi resto he jugado…
Y si al final copo y gano,
—taura soy en la postura—
hay un facón, brava mano,
coraje y bravura
pa’ hacerme valer.

Lo que yo quiero lo tengo,
y eso por taura y por guapo…
Basta que en un brazo el trapo
tenga y en otro el facón…
Si no bastan mis hazañas
pongo mi coraje a prueba.
¡Nadie ventaja me lleva
cuando está en juego tu amor!
Pedro Laurenz (Pedro Blanco) Letra: Manuel Andrés Meaños

Juan Carlos Casas ne chante que le refrain (en gras).

Traduction libre

Entre cortes y quebradas (figures de tango archaïques),
J’ai doucement grommelé dans ton oreille
Tout mon verbe fleuri
Que t’a dit mon amour.
Tu as montré avec ton sourire
Toute ta coquetterie (séduction)
et moi, ma virilité vaincue…
Moi qui avais toujours su vaincre.
Pour obtenir ton affection
Je veux risquer ma vie
à la carte qui m’a plu…
Ce n’est pas la première partie
dans lequel j’ai joué mon repos…
Et si à la fin je bois et gagne,
—taura (Caïd), je suis dans la posture —
il y a un couteau, main vive (courageuse, prompte à tirer le couteau),
Courage et bravoure
pour me faire valoir.
Ce que je veux, je l’ai
Et cela par taura et par beau (parce que je suis un caïd et beau)…
Il suffit que, dans un bras il y ait le chiffon (étoffe pour protéger. Les gauchos utilisaient leur poncho enroulé sur le bras comme protection)
et dans l’autre, le couteau…
Si mes exploits ne suffisent pas
Je mets mon courage à l’épreuve.
Personne n’a l’avantage sur moi
Quand est en jeu ton amour !

Autres versions

De puro guapo 1935-07-24 – Orquesta Francisco Canaro con Roberto Maida.

On est tellement habitués à entendre la version de Laurenz et Casas, que cette version pesante de Canaro semble d’une antiquité insupportable. De fait, il semble peu intéressant de substituer cet enregistrement à notre tango du jour. Bien sûr, les amateurs de canyengue seront sans doute d’un avis contraire et c’est bien. J’aime la diversité des opinions.

De puro guapo 1935-11-26 – Orquesta Francisco Lomuto con Jorge Omar.

Enregistré seulement quatre mois plus tard, la version de Lomuto se dégage un peu plus de la gangue de la vieille garde que la version de Canaro. Quelques libertés des instruments allègent également cet enregistrement. La sonorité est plus proche de celle que produira trois ans plus tard Laurenz.

De puro guapo 1940-01-25 – Orquesta Pedro Laurenz con Juan Carlos Casas. C’est notre tango du jour.

Les enregistrements suivants seront instrumentaux et chercheront à proposer de nouvelles directions dans l’interprétation de l’œuvre. Je vous invite à juger de la diversité.

De puro guapo 1966 – Leopoldo Federico y Roberto Grela.

Grela que nous avons entendu tant de fois en duo avec Troilo est ici avec Leopoldo Federico. Le bandonéon de ce dernier et la guitare de Grela nous livrent un titre très intéressant à écouter, foisonnant de créativité.

De puro guapo 1967-11-29 – Orquesta Aníbal Troilo.

La version de Troilo est assez majestueuse. Elle n’est clairement pas destinée à la danse, même si je connais certains qui me contrediront.

De puro guapo 1968 – Pedro Laurenz con su Quinteto.

Près de 30 ans plus tard, Laurenz remet son titre en jeu. Cette version un peu sautillante ne me convainc pas, mais pas du tout. On a l’impression que les musiciens s’endorment, malgré la présence de la guitare électrique…
Le quintette était formé de Pedro Laurenz (bandonéon), Eduardo Walczak (violon), Rubén Ruiz (guitare électrique), José Colángelo (piano) et Luis Pereyra qui a remplacé le bandonéon par la contrebasse.

De puro guapo 1969-09-18 – Orquesta Juan D’Arienzo.

On réveille tout le monde avec cette version de D’Arienzo. Si on reconnaît des éléments de D’Arienzo, cet enregistrement tardif manque sans doute de la puissance que peuvent manifester d’autres titres de la même époque. Les efforts de D’Arienzo pour produire un son plus « moderne » dénaturent son style et là encore, je ne défendrai pas ce titre pour constituer une tanda, même si cela reste dansable.

De puro guapo 1972-11-10 – Orquesta Osvaldo Pugliese.

Après les recherches de Troilo, cette version marque une autre étape dans la recherche d’une harmonie particulière. Autant les mêmes efforts chez D’Arienzo tombaient à plat, autant le résultat de Pugliese apporte un suspens musical qui rend l’œuvre passionnante à écouter. Là encore, ce n’est pas un titre à danser, mais à écouter avec une attention soutenue pour profiter de tous ces instants subtils.

De puro guapo 1996 – Quinteto Real.

Puisqu’on a décidé de s’éloigner, au fil du temps du tango de danse, cette version du Quinteto Real s’essaye à une synthèse entre les recherches de Pugliese et l’orchestration de Laurenz. Le résultat, au regard des deux modèles opposés a du mal à convaincre, ou pour le moins à me convaincre.

De puro guapo 2002 – La Furca.

La Furca essaye de maintenir la dragée haute. Il est curieux de voir que cette œuvre qui a suscité la merveilleuse version de Laurenz Casas a eu peu de descendance à la hauteur.
Je vous propose de terminer ce tour du tango « De Puro Guapo » avec une petite surprise.

Un Puro guapo peut en cacher un autre

Il arrive souvent qu’on demande au DJ un morceau spécifique. C’est généralement le cas pour les démonstrations de danseurs, mais aussi pour les danseurs usuels de la milonga. Souvent (lire, tout le temps), ils sont décomposés quand je leur dis, mais quelle version ? Suit une petite écoute au casque, jusqu’à ce qu’ils trouvent la version souhaitée.
À ce sujet, j’ai eu, en quelques occasions, des danseurs qui m’ont chanté le titre qu’ils voulaient pour leur démo. Là encore, trouver le titre est généralement assez facile, mais quand il y a trente versions, il faut faire preuve de perspicacité.
Parfois, la difficulté vient de ce qu’un orchestre a enregistré deux tangos du même titre, mais différents. C’est par exemple le cas avec De puro guapo qui existe aussi dans une version écrite par Rafael Iriarte (Rafael Yorio) avec des paroles de Juan Carlos Fernández Díaz.
Ce tango a été enregistré par plusieurs orchestres qui ont aussi enregistré la version de Laurenz, par exemple, Francisco Canaro. Mais on se rendra bien vite compte que ce n’est pas le même. Imaginez le désarroi du couple de danseurs en démonstration si le DJ met le mauvais tango. Le DJ doit savoir poser les bonnes questions et faire écouter le titre aux danseurs , si possible, et les danseurs devraient s’assurer de la version qu’ils souhaitent utiliser en donnant l’orchestre, l’éventuel chanteur et la date d’enregistrement afin d’éviter tout risque et ambiguïté. Enfin, presque tous les risques, car nous avons vu qu’un orchestre comme celui de Canaro pouvait enregistrer le même jour avec le même chanteur, le même titre, un en version de danse et un en version d’écoute…

La couverture de la version de Iriarte et Meaños. Je vous passe les paroles du tango, comme on peut s’en douter en voyant cette illustration, l’histoire est tragique, plus que celle de Laurenz à laquelle elle peut tout de même répondre…
De puro guapo 1927-11-16 – Orquesta Francisco Canaro.

On retrouve le canyengue cher à Canaro. Cette version instrumentale nous dispense de la noirceur des paroles. On remarque que le titre n’a rien à voir avec celui écrit par Laurenz.

De puro guapo 1928-01-14 – Carlos Gardel con acomp. de Guillermo Barbieri, José Ricardo (guitarras).

Gardel avec ses guitaristes nous présente cette chanson tragique.

De puro guapo V2 1928-02-02 – Orquesta Osvaldo Fresedo con Ernesto Famá.

Deux semaines après Gardel, Fresedo enregistre le titre dans une version destinée à la danse. Tout au moins la danse de l’époque…

De puro guapo 1972-12-13 – Roberto Goyeneche con Atilio Stampone y su Orquesta Típica.

Goyeneche nous donne une très belle interprétation de ce titre. Bien sûr, une chanson, bien jolie à écouter et chargée d’émotion.

Comme la version de Laurenz, la version de Iriarte a donné lieu à des interprétations très variées, mais elle n’aura sans doute pas les honneurs du bal, comme la version que Laurenz a enregistrés avec Casas et qui nous ravit à chaque fois.

Bon, laissons les puros guapos à leurs vantardises et méfaits et je vous dis, à bientôt, les amis !

La yumba 1946-08-21 – Orquesta Osvaldo Pugliese

Osvaldo Pugliese

Quand on pense à Osvaldo Pugliese, deux souvenirs reviennent forcément en mémoire. La yumba et le concert au Teatro Colón du 26 décembre 1985. Ces deux éléments distants de 40 ans sont intimement liés, nous allons voir comment.

Extrait musical

La yumba 1946-08-21 – Orquesta Osvaldo Pugliese
Partition de La yumba (Osvaldo Pugliese).

Naissance d’un mythe

Lorsque Pugliese a lancé La yumba, cela a été immédiatement un succès. Mais il est intéressant de connaître le parcours. Vous lirez peut-être que cela vient du bruit du bandonéon quand il s’ouvre et se ferme ou d’autres choses plus ou moins fantaisistes. Je préfère, comme toujours, me raccrocher aux sources et donc, dans le cas présent à Osvaldo Pugliese.

Je lui laisse la parole à Osvaldo Pugliese à travers une entrevue avec Arturo Marcos Lozza :

Osvaldo Puglise – Al Colón – Arturo Marcos Lozza (1985)

Nosotros partimos de la etapa de Julio De Caro. Yo, de joven, viví esa etapa. No la viví escuchándola, la viví practicándola. Se deduce que tenía que haber una superación, no porque yo me lo hubiera impuesto, no. Vino solo, vino por necesidad específica, también por necesidad interna, espiritual. Y fuimos impulsando poco a poco una superación, una línea que cristalizó en “La yumba”.

  • En esa partitura, en esa interpretación, usted apela a un ritmo que tiene un sello muy especial…

Le he dado una marcación percusiva. Por ejemplo, los norteamericanos en el jazz hacen una marcación dinámica, mecánica, regular, monocorde. Para mi concepto, la batería no corre en el tango. Ya han hecho experiencias Canaro, Fresedo y qué sé yo cuántos, pero para mí la batería es un elemento que golpea. El tango, en cambio, tiene una característica procedente de la influencia del folclore pampeano, que es el arrastre, muy aplicado por la escuela de Julio De Caro, por Di Sarli y por nosotros también. Y después viene la marcación que Julio De Caro acentuó en el primer y tercer tiempo, en algunos casos con arrastre. Y nosotros hemos hecho la combinación de las dos cosas: la marcación del primer tiempo y del tercero, y el arrastre percusivo y que sacude.

  • Y esa combinación de marcación percusiva y de arrastre le da al tango una fuerza que es incapaz de dársela una batería.

No, no, la batería no se la puede dar, arruina. No quiero usar ni batería, ni pistón, ni trombones. Lo único que me llama la atención, y que en algún momento lo voy a incorporar, como se lo dije un día al finado Lipesker, es el clarinete bajo, un clarinete que Lipesker ya tocaba en la orquesta de Pedro Maffia y que le sacaba lindo color, oscuro y sedoso. Bueno, con la flauta y un clarinete bajo yo completaría una orquesta típica.

[…]

Le dimos una particularidad a nuestra interpretación y la gente reaccionaba gritándonos « ¡no se mueran nunca!”, “¡viva la sinfónica!”, « ¡al Colón, al Colón!”. Bueno, esas son cosas que expresan un sentimiento, pero son exageraciones: ni somos una sinfónica, ni nada por el estilo.

Eso sí, cuando tocamos, ponemos todo.

  • Ponen pólvora, ponen yumba, hay polenta en la interpretación. ¡Cuántos al escuchar a la típica del maestro, terminan con la piel de gallina por la emoción!

Y bueno, yo no sé. Para mí, sentir eso es una satisfacción. Pero me digo a mí mismo: « quédate ahí nomás, Osvaldo, no te fanfarronees y seguí trabajando siempre con la cabeza fría”.

Arturo Marcos Lozza ; Osvaldo Pugliese al Colón.

Traduction libre de la l’entrevue entre Osvaldo Pugliese et Arturo Lozza

Nous sommes partis de l’étape de Julio De Caro. Moi, en tant que jeune homme, j’ai vécu cette étape. Je ne l’ai pas vécue en l’écoutant, je l’ai vécue en le pratiquant. Il s’ensuit qu’il devait y avoir une amélioration, non pas parce que je me l’étais imposée, non. Elle est venue seule, elle est venue d’un besoin spécifique, aussi d’un besoin intérieur, spirituel. Et nous avons progressivement promu une amélioration, une ligne qui s’est cristallisée dans « La yumba ».

  • Dans cette partition, dans cette interprétation, vous faites appel à un rythme qui a un cachet très particulier…

Je lui ai donné une marque percussive. Par exemple, les Nord-Américains dans le jazz font un marquage dynamique, mécanique, régulier, monotone. Pour mon concept, la batterie ne va pas dans le tango. Canaro, Fresedo et je ne sais pas combien ont déjà fait des expériences, mais pour moi la batterie est un élément qui frappe. Le tango, d’autre part, a une caractéristique issue de l’influence du folklore de la pampa, qui est l’arrastre (traîner), très utilisé par l’école de Julio De Caro, par Di Sarli et par nous également. Et puis vient le marquage que Julio De Caro a accentué au premier et troisième temps, dans certains cas avec des arrastres. Et nous avons fait la combinaison des deux choses : le marquage du premier et du troisième temps, et l’arrastre percussive et tremblante.

  • Et cette combinaison de marquage percussif et d’arrastre donne au tango une force qu’une batterie est incapable de lui donner.

Non, non, la batterie ne peut pas la donner, elle ruine. Je ne veux pas utiliser de batterie, ni de pistons, ni de trombones. La seule chose qui attire mon attention, et qu’à un moment donné je vais incorporer, comme je l’ai dit un jour au regretté Lipesker, c’est la clarinette basse, une clarinette que Lipesker jouait déjà dans l’orchestre de Pedro Maffia et qui lui a donné une belle couleur sombre et soyeuse. Eh bien, avec la flûte et une clarinette basse, je compléterais un orchestre typique.

[…]

Nous avons donné une particularité à notre interprétation et les gens ont réagi en criant « ne meurs jamais ! », « Vive le symphonique ! », « au Colón, au Colón ! ». Eh bien, ce sont des choses qui expriment un sentiment, mais ce sont des exagérations : nous ne sommes pas un symphonique, ou quelque chose comme ça.

Bien sûr, quand nous jouons, nous y mettons tout ce qu’il faut.

  • Ils ont mis de la poudre à canon, ils ont mis de la yumba, il y a de la polenta (puissance, énergie) dans l’interprétation. Combien en écoutant la Típica du maître finissent par avoir la chair de poule à cause de l’émotion !

Et bien, je ne sais pas. Pour moi, ressentir cela est une satisfaction. Mais je me dis : « reste où tu es, sans plus, Osvaldo, ne te vante pas et continue de travailler, toujours avec la tête froide. »

On voit dans cet extrait la modestie de Pugliese et son attachement à De Caro.

Autres versions

Il existe des dizaines d’enregistrements de La yumba, mais je vous propose de rester dans un cercle très restreint, celui d’Osvaldo Pugliese lui-même.

La yumba 1946-08-21 – Orquesta Osvaldo Pugliese. C’est notre tango du jour.

Elle allie l’originalité musicale, sans perdre sa dansabilité. Sans doute la meilleure des versions pour la danse avec celle de 1948, mais dont la qualité sonore est moins bonne, car tirée d’un film.

Pugliese jouant la Yumba en 1948 !

La yumba en 1948. Le film “Mis cinco hijos” (mes cinq enfants), nous donne l’occasion de voir Osvaldo Pugliese à l’époque du lancement de La yumba.

Extrait du film « Mis cinco hijos » dirigé par Orestes Caviglia et Bernardo Spoliansky sur un scénario de Nathan Pinzón et Ricardo Setaro. Il est sorti le 2 septembre 1948. Ici, Osvaldo Pugliese interprète La yumba avec son orchestre. On peut voir à la fin de l’extrait le succès qu’il rencontre « Al Colón!« 

La version de 1952

La yumba 1952-11-13 – Orquesta Osvaldo Pugliese.

Une version magnifique. Peut-être celle qui est le plus passée en Europe. On pourra la trouver un peu moins dansante. Cependant, comme cette version est très connue, les danseurs arrivent en général à s’y retrouver.

Le très, très célèbre concert du 26 décembre 1985, où Pugliese arrive enfin Al Colón comme le proclamaient les fans de Pugliese en 1946 (et dans le film de 1948).

1985-12-26, Osvaldo Pugliese Al Colón. La yumba
Version courte (seulement la yumba)
Version longue avec la présentation des musiciens. C’est celle que je vous conseille si vous avez un peu plus de temps.

Osvaldo Pugliese avec Atilio Stampone en 1987.

1987, Une interprétation de La yumba à deux pianos, celui de Osvaldo Pugliese et celui de Atilio Stampone.

Le 26 juin 1989, Astor Piazzolla se joint à l’orchestre de Osvaldo Pugliese. Ils interprètent au Théâtre Carre d’Amsterdam (Pays-Bas), La yumba et Adiós nonino.

Le 26 juin 1989, Astor Piazzolla se joint à l’orchestre de Osvaldo Pugliese. Ils interprètent au Théâtre Carre d’Amsterdam (Pays-Bas), La yumba et Adiós nonino.

Dans le documentaire « San Pugliese », un des musiciens témoigne que les musiciens étaient assez réservés sur l’intervention de Astor Piazzolla. Osvaldo Pugliese, en revanche, considérait cela comme un honneur. Un grand homme, jusqu’au bout.

Pugliese au Japon

La yumba 1989-11 – Orquesta Osvaldo Pugliese.

La yumba 1989-11 – Orquesta Osvaldo Pugliese. Le dernier enregistrement de La yumba par San Pugliese, au Japon (Nagoya) en novembre 1989. Si vous écoutez jusqu’à la fin, au début des applaudissements, vous pourrez entendre une petite fantaisie au piano par Osvaldo Pugliese.

Je vous laisse sur ce petit jeu de notre cher maître, à la fois sérieux et facétieux.

La yumba – À partir d’un pochoir mural dans le quartier de Palermo. La ronde d’india, est inspirée par ma fantaisie à l’évocation de Yumba…

La tablada 1942-07-23 – Orquesta Aníbal Troilo

Francisco Canaro

Quand on pense à l’Argentine, on pense à sa viande et ce n’est pas un cliché sans raison. Les Argentins sont de très grands amateurs et consommateurs de viande. Chaque maison a sa parilla (barbecue) et en ville, certains vont jusqu’à improviser leurs parillas dans la rue avec un demi-bidon d’huile. Dans les espaces verts, il y a également des parillas aménagées et si vous préférez aller au restaurant, vous n’aurez pas beaucoup à marcher pour obtenir un bon asado. Le tango du jour, la tablada a à voir avec cette tradition. En effet, la tablada est le lieu où est regroupé le bétail avant d’aller au matadero

Corrales viejos, matadero, la tablada…

Extrait musical

La tablada 1942-07-23 – Orquesta Aníbal Troilo
La tablada. La couverture de gauche est plus proche du sujet de ce tango que celle de droite…
La partition est dédicacée par Canaro à des amis d’Uruguay (auteurs, musiciens…).

Autres versions

La tablada 1927-06-09 – Orquesta Francisco Canaro.

Une version presque gaie. Les vaches « gambadent », du pas lourd du canyengue.

La tablada 1929-08-02 – Orquesta Cayetano Puglisi.

Une version pesante comme les coups coups donnés par les mataderos pour sacrifier les animaux.

La tablada 1929-12-23 – Orquesta Francisco Canaro.

Cette version est assez originale, on dirait par moment, une musique de dessin animé. Cette version s’est dégagée de la lourdeur des versions précédentes et c’est suffisamment joueur pour amuser les danseurs les plus créatifs.

La tablada 1936-08-06 – Orquesta Edgardo Donato.

Une des versions le plus connues de cette œuvre.

La tablada 1938-07-11 – Orquesta Típica Bernardo Alemany.

Cette version française fait preuve d’une belle imagination musicale. Alemany est probablement Argentin de naissance avec des parents Polonais. Son nom était-il vraiment Alemany, ou est-ce un pseudonyme, car il a travaillé en Allemagne avant la seconde guerre mondiale avant d’aller en France où il a fait quelques enregistrements comme cette belle version de la tablada avant d’émigrer aux USA. Ses musiciens étaient majoritairement argentins, car il avait fait le voyage en Argentine en 1936 pour les recruter. Cette version est donc franco-argentine pour être précis…

La tablada 1942-07-23 – Orquesta Aníbal Troilo. C’est notre tango du jour.
La tablada 1946-09-10 – Orquesta Francisco Canaro.

L’introduction en appels sifflés se répondant est particulièrement longue dans cette version. Il s’agit de la référence au train qui transportait la viande depuis La Tablada jusqu’à Buenos Aires. Les employés devaient siffler pour signaler le départ, comme cela se fait encore dans quelques gares de campagne.

La tablada 1950-11-03 – Enrique Mora y su Cuarteto Típico.

Encore une version bien guillerette et plutôt sympathique, non ?

La tablada 1951 – Orquesta Roberto Caló.

C’est le frère qui était aussi chanteur, mais aussi pianiste (comme on peut l’entendre dans cet enregistrement), de Miguel Caló.

La tablada 1951-12-07 – Horacio Salgán y su Orquesta Típica.

Une version qui se veut résolument moderne, et qui explore plein de directions. À écouter attentivement.

La tablada 1955-04-19 – Orquesta José Basso.

Dans cette version, très intéressante et étonnante, Basso s’éclate au piano, mais les autres instruments ne sont pas en reste et si les danseurs peuvent être étonnés, je suis sûr que certains apprécieront et que d’autres me maudiront.

La tablada 1957 – Mariano Mores y su Gran Orquesta Popular.

L’humour de Mariano Mores explose tout au long de cette version. Là encore, c’est encore un coup à se faire maudire par les danseurs, mais si vous avez envie de rigoler, c’est à préconiser.

La tablada 1957-03-29 – Orquesta Héctor Varela. Varela est plus sérieux, mais sa version est également assez foisonnante. Décidément, la tablada a donné lieu à beaucoup de créativité.
La tablada 1962 – Orquesta Rodolfo Biagi.

On revient à des choses plus classiques avec Rodolfo Biagi qui n’oublie pas de fleurir le tout de ses ornements au piano. À noter le jeu des bandonéons avec le piano et les violons qui dominent le tout, insensibles au staccato des collègues.

La tablada 1962-08-21 – Cuarteto Troilo-Grela.

Le duo Grela, Troilo est un plaisir raffiné pour les oreilles. À écouter bien au chaud pour se laisser emporter par le dialogue savoureux entre ces deux génies.

La tablada 1965-08-11 – Orquesta Juan D’Arienzo.

La spatialisation stéréophonique est sans doute un peu exagérée, avec le bandonéon à droite et les violons à gauche. Beaucoup de DJ passent les titres en mono. C’est logique, car tout l’âge d’or et ce qui le précède est mono. Cependant, pour les cortinas et les enregistrements plus récents, le passage en mono peut être une limitation. Vous ne pourrez pas vous en rendre compte ici, car pour pouvoir mettre en ligne les extraits sonores, je dois les passer en mono (deux fois moins gros) en plus de les compresser au maximum afin qu’ils rentrent dans la limite autorisée de taille. Mes morceaux originaux font autour de 50 Mo chacun. Pour revenir à la diffusion en stéréo, le DJ doit penser que les danseurs tournent autour de la piste et qu’un titre comme celui leur donnera à entendre le bandonéon dans une zone de la salle et les violons dans une autre. Dans ce cas, il faudra limiter le panoramique en rapprochant du centre les deux canaux. Encore un truc que ne peuvent pas faire les DJ qui se branchent sur l’entrée ligne où les deux canaux sont déjà regroupés et ne peuvent donc pas être placés spatialement de façon individuelle (sans parler du fait que l’entrée ligne comporte généralement moins de réglage de tonalité que les entrées principales).

La tablada 1966-03-10 – Orquesta Florindo Sassone.

Une meilleure utilisation de la spatialisation stéréophonique, mais ça reste du Sassone qui n’est donc pas très passionnant à écouter et encore moins à danser.

La tablada 1968 – Orquesta Típica Atilio Stampone.

Stampone a explosé la frontière entre la musique classique et le tango avec cette version très, très originale. J’adore et je la passe parfois avant la milonga en musique d’ambiance, ça intrigue les premiers danseurs en attente du début de la milonga.

La tablada 1968-06-05 – Cuarteto Aníbal Troilo.

On termine, car il faut bien une fin, avec Pichuco et son cuarteto afin d’avoir une autre version de notre musicien du jour qui nous propose la tablada.

Après ce menu musical assez riche, je vous propose un petit asado

L’asado

Je suis resté discret sur le thème matadero évoqué dans l’introduction. Matar en espagnol est tuer (à ne pas confondre avec mate) qui est la boisson nationale. Si vous écrivez « maté », vous voulez dire « tué ». Il ne faut donc surtout pas mettre d’accent, même si ça prononce maté, ça s’écrit mate. L’accent tonique est sur le ma et pas sur le te. J’arrête de tourner autour du pot, le matadero, c’est l’abattoir.

À la fin du 16e siècle, Jean de Garay apporta 500 vaches d’Europe (et bien sûr quelques taureaux). Ces animaux se plurent, l’herbe de la pampa était abondante et nourrissante aussi les bovins prospérèrent au point que deux siècles plus tard, Félix de Azara, un naturaliste espagnol constatait que les criollos ne consommaient que de la viande, sans pain.
Plus étonnant, ils pouvaient tuer une vache pour ne manger que la langue ou la partie qui les intéressait.
Puis, la colonisation s’intensifiant, la viande est devenue la nourriture de tous, y compris des nouveaux arrivants. Certaines parties délaissées par la « cuisine » traditionnelle furent l’aubaine des plus pauvres, mais certaines parties qui étaient très appréciées par les personnes raffinées et négligées par les consommateurs traditionnels continuent à faire le bonheur des commerçants avisés qui répartissent les parties de l’animal selon les quartiers.
Le travail du cuir est aussi une ressource importante de l’Argentine, mais dans certaines provinces, l’asado (la grillade) se fait avec la peau et dans ce cas, le cuir est perdu. C’est un reste de l’habitude de tuer une vache pour n’utiliser que la portion nécessaire à un moment donné.
Les Argentins consomment un kilo de viande et par personne chaque semaine. Je devrais écrire qui consommaient, car depuis l’arrivée du nouveau gouvernement en Argentine, le prix de la viande a triplé et la consommation a fortement baissée en quantité (de l’ordre de 700 grammes par semaine et surtout en qualité, les viandes les moins nobles étant désormais plus recherchées, car moins chères).

Asado a la estaca (sur des pieux) — Asado con cuero (avec la peau de l’animal) Asado dans un restaurant, les chaînes permettent de régler la hauteur des différentes grilles — asado familiar.

Tira de asado
La viande est attachée à l’os. C’est assez spectaculaire et plein d’os que certains enlèvent avec leur couteau ou en croquant entre les restes de côtes.

Vacio (Vide)
Un morceau de choix, sans os, tendre et à odeur forte. IL se cuit lentement à feu indirect.

Matambre
Entre la peau et les os, le matambre est recherché. Il est également utilisé roulé, avec un remplissage entre chaque couche. Une fois découpé en rondelle, comme une bûche de Noël, c’est très joli. Le remplissage peut être des œufs durs, des légumes ou autres.

Colita de cuadril
Partie de l’aloyau (croupe) proche de la queue, d’où le nom.

Entraña
Partie intérieure des côtes de veaux.

Bife de chorizo
Bifteck de chorizo, un steack à ne pas confondre avec la saucisse espagnole de ce nom.

Bife Ancho
Un steack large, épais avec graisse.

Bife angosto
Le contraire du précédent, plus fin.

Lomo
La longe, une pièce de viande peu grasse.

Palomita
Une coupe parmi tant d’autres. J’imagine que certains y voient une colombe, mais c’est bien du bœuf.

Picaña
Arrière de la longe de bœuf de forme triangulaire.

Achuras
Ce sont les abats.
Ils sont présentés en tripes, chorizos, boudins, ris de veau, rognons et autres.
Ils ne font pas l’unanimité chez les Argentins, mais un asado sans achuras, ce n’est pas un asado pour beaucoup.

Bondiola
Le porc passe aussi un sale moment sur la parilla.
Beaucoup la mangent en sandwich dans du pain français (rien à voir avec le pain de France). Le pain peut être chauffé sur la parilla.

Pechito de cerdo
La poitrine de porc fait aussi partie des morceaux de choix de l’asado. Elle est considérée ici comme une viande plus saine (comme quoi tout est relatif).

Des légumes, poivrons, aubergines peuvent rejoindre l’asado, mais ce ne sera pas le met préféré des Argentins, même si on y fait cuire un œuf afin de ne pas manquer de protéines…

Le travail de l’asador

C’est la personne qui prépare l’asado. Son travail peut paraître simple, mais ce n’est pas le cas.
Il faut préparer les morceaux, parfois les condimenter (modérément) et la cuisson est tout un art. Une fois que le bois ou le charbon de bois sont prêts, il faut régler la hauteur de la grille afin que la viande cuise doucement et longuement et de façon adaptée selon les pièces qui se trouvent aux différents endroits de la grille.
Beaucoup d’Argentins aiment la viande bien cuite, les steaks tartares sont une idée qui n’est pas dans le vent ici. D’autres l’aiment à point et la bonne viande se coupe à la cuillère, voire avec le manche de la cuillère.
Hors de l’Argentine, il est assez difficile de convaincre un boucher de découper la viande à l’Argentine, à moins de bien lui expliquer et d’acheter 40 kilos d’un coup. Il vous faudra donc aller en Argentine ou dans un restaurant argentin qui s’approvisionne bien souvent en bœuf de l’Aubrac (France).
La coutume veut qu’on applaudisse l’asador qui a passé des heures à faire cuire amoureusement les animaux.
L’Argentine n’est pas le paradis des végétariens, d’autant plus que les légumes sont souvent plus chers que la viande (même si en ce moment, c’est moins le cas). Il faut compter entre 4 et 10 $ le kilo, voire moins si vous achetez de grosses quantités, si vous payez en liquide, si vous avez la carte de telle ou telle banque… L’Argentine fourmille d’astuces pour payer un peu moins cher.
Ne sortez pas l’American Express ici son slogan est plutôt « ne sortez pas avec elle » si vous ne voulez pas payer plus cher.
En ce qui concerne les autres produits d’origine animale, le lait et les produits laitiers ne sont pas les grands favoris et le poisson coûte le même prix qu’en Europe et par conséquent est hors de prix pour la majorité des Argentins, sauf peut-être le merlu que l’on peut trouver à moins de 10 $ contre 30 ou 40 $ le saumon (d’élevage, congelé et à la chair très pâle et grasse).
Bon, je me suis un peu échappé du domaine du tango, mais n’étant pas amateur de viande, il me fallait faire une forme de catharsis…

À demain, les amis !

La vi llegar 1944-04-19 — Orquesta Miguel Caló con Raúl Iriarte

Enrique Mario Francini Letra Julián Centeya

«La vi llegar», je l’ai vue venir, ne raconte pas l’arrivée espérée d’une femme, même si j’ai choisi dans mes illustrations de prendre le texte au pied de la lettre, je vais ici donner le véritable sens aux paroles de ce magnifique tango dont les paroles de Julián Centeya sont ici toute en finesse, je dirai même que tout le thème est un jeu de mots.

Extrait musical

La vi llegar 1944-04-19 — Orquesta Miguel Caló con Raúl Iriarte.

Paroles

La vi llegar…
¡Caricia de su mano breve!
La vi llegar…
¡Alondra que azotó la nieve
 !
Tu amor -pude decirle- se funde en el misterio
de un tango acariciante que gime por los dos.

Y el bandoneón
-¡rezongo amargo en el olvido!-
lloró su voz,
que se quebró en la densa bruma.
Y en la desesperanza,
tan cruel como ninguna,
la vi partir sin la palabra del adiós.

Era mi mundo de ilusión…
Lo supo el corazón,
que aún recuerda siempre su extravío?.
Era mi mundo de ilusión
y se perdió de mí,
sumándome en la sombra del dolor.
Hay un fantasma en la noche interminable.
Hay un fantasma que ronda en mi silencio.
Es el recuerdo de su voz,
latir de su canción,
la noche de su olvido y su rencor.

La vi llegar…
¡Murmullo de su paso leve
 !
La vi llegar…
¡Aurora que borró la nieve!
Perdido en la tiniebla, mi paso vacilante
la busca en mi terrible carnino de dolor.

Y el bandoneón
dice su nombre en su gemido,
con esa voz
que la llamó desde el olvido.
Y en este desencanto brutal que me condena
la vi partir, sin la palabra del adiós…

Enrique Mario Francini Letra: Julián Centeya

Traduction libre et indications

Je l’ai vue venir… (À prendre comme « je t’ai vu venir avec tes gros sabots ». Il a deviné que quelque chose clochait)
Caresse de sa main furtive ! (Elle l’effleure avec sa main, mais elle n’ose pas le toucher franchement).
Je l’ai vue venir…
Alouette qui fouettait la neige ! (La traduction est difficile. Disons qu’il compare la main à une alouette qui jetterait de la neige, du froid sur le cœur de l’homme).
Ton amour, pourrais-je lui dire, se fond dans le mystère d’un tango caressant qui gémit pour nous deux. (La femme cherche ses mots pour annoncer la mauvaise nouvelle).

Et le bandonéon
— grognait amèrement dans le désamour ! — (Olvido est à prendre ici dans son sens second, plus rare, comme la fin de l’affection et pas comme l’oubli).
Sa voix pleurait, en se brisant dans la brume épaisse.
Et dans un désespoir, plus cruel qu’aucun autre, ce fut sans un mot d’adieu…

C’était mon monde d’illusions…
Le cœur le savait, lui qui se souvient toujours de sa perte.
C’était mon monde d’illusion qui fut perdu pour moi, me plongeant dans l’ombre de la douleur.
Il y a un fantôme dans la nuit interminable.
Il y a un fantôme qui rôde dans mon silence.
C’est le souvenir de sa voix, le battement de sa chanson, la nuit de son désamour et de son ressentiment.

Je l’ai vue venir…
Le murmure de son pas léger !
Je l’ai vue venir…
Aurore qui a envoyé la neige !
Perdu dans les ténèbres, mon pas vacillant la cherche sur mon terrible chemin de douleur.

Et le bandonéon prononce son nom dans son gémissement, de cette voix qui l’appelait depuis le désamour.
Et dans ce désenchantement brutal qui me condamne, je l’ai vue partir, sans un mot d’adieu…
Et le bandonéon prononce son nom dans son gémissement, de cette voix qui invoquait le désamour.
Et dans ce désenchantement brutal qui me condamne, je l’ai vue partir, sans un mot d’adieu…

Je l’ai vue venir

On emploie souvent cette expression quand dire que la personne qui nous parle ne va pas directement au but, mais que l’on a deviné bien avant qu’il le dise où il voulait aller.
Les paroles de ce tango alternent donc avec « je l’ai vue venir » en prenant la métaphore de l’arrivée avec la neige pour montrer qu’elle lance un froid et « je l’ai vue partir », sans un mot d’adieu. Là, on n’est pas dans le figuré, elle est vraiment partie.

Autres versions

La vi llegar 1944-04-19 — Orquesta Miguel Caló con Raúl Iriarte. C’est notre tango du jour
La vi llegar 1944-06-27 — Orquesta Aníbal Troilo con Alberto Marino.

Contrairement à Caló, Troilo ne donne pas la vedette aux violons et dès le début, les bandonéons les accompagnent et les différents solos sont courts et avec un accompagnement très présent. Francini est violoniste, mais Troilo est bandonéoniste…

Une version au cinéma extraite du film Los Pérez García (1950). Orquesta Francini-Pontier con Alberto Podestá.

La vi llegar 1949-50 — Orquesta Enrique Mario Francini y Armando Pontier Con Alberto Podestá. Extrait du film Los Pérez García sorti le premier février 1950.

Extrait du film Los Pérez García sorti le premier février 1950. Comme il n’y a pas de véritable enregistrement de ce titre par son compositeur, on est content de l’avoir dans ce film. Petit gag, Armando Pontier semble avoir un problème avec son bandonéon au début de l’interprétation. On peut aussi voir Enrique Mario Francini au violon, jouant sa composition. On peut juste regretter de ne pas avoir un disque de cette prestation. Peut-être qu’un jour on retrouvera les enregistrements de studio qui ont été exploités pour le film. Tout est possible en Argentine. C’est même là que l’on a retrouvé les parties perdues du chef d’œuvre de Fritz Lang, Metropolis.
Metteur en scène ; Fernando Bolín y Don Napy, scénario Oscar Luis Massa, Antonio Corma y Don Napy. Le film est tiré du feuilleton radiophonique du même nom et met en scène plus ou moins les mêmes acteurs.

A los amigos, La vi llegar 1958 – Francini-Pontier, Orquesta Típica – Dirección Argentino Galván.

C’est le 28e morceau du disque. Bien qu’il y ait deux titres enchaînés, la pièce est courte (1:50). La vi llegar qui est le thème le plus intéressant notamment grâce au violon solo de Francini commence à 45 s. Julio Ahumada (bandonéon et Jaime Gosis (piano) complètent l’orchestre. Ci-dessous, la couverture du disque.

C’est un 33 tours (long play) qui comporte 34 titres qui ont la particularité (sauf un), d’être joués par différents orchestres, mais tous dirigés par le même chef, Argentino Galván. J’ai proposé sur Facebook un jeu sur cette couverture, de découvrir tous les lieux, et clins d’œil au tango qu’elle mentionne.

La vi llegar 1961 — Orquesta Osvaldo Pugliese con Jorge Maciel.

Pour ceux qui aiment la voix pleurante de Maciel dans les années 60, ça devrait plaire. J’imagine même que certains le danseraient.

La vi llegar 1966 — Octeto Tibidabo dir. Atilio Stampone.

Seule version instrumentale de ma sélection. Le piano de Stampone en fait une version intéressante. J’ai aussi mis cette version, car Tibidado est présent sur la couverture du disque de 1960 dirigé par Argentino Galván. Le Tibidabo était un cabaret situé sur Corrientes au 1244. Il a fonctionné de 1942 à 1955. Aníbal Troilo en était un des piliers.

La vi llegar 1970-05-07 — Roberto Goyeneche Orquesta Típica Porteña dir. y arreglos Raúl Garello y Osvaldo Berlingieri.

Une version émouvante et impressionnante. Bien sûr, pas pour la danse, mais elle vaut l’écoute, assurément.

À propos des illustrations

On aura bien compris que la neige que j’ai représenté dans les deux images était « virtuelle ». C’est le froid qu’a laissé le désamour.
La première image est « Je l’ai vue venir ». Ici, au sens propre alors que c’est plutôt figuré dans la chanson.

Elle arrive pour rompre, elle est triste.

Puis, elle est partie. Sans parole d’adieu. Là, elle n’a pas de valise. Je trouvais que cela aurait alourdi cette image que je voulais toute légère. Elle part vers la lumière et lui reste dans l’ombre et le froid. J’avais fait au départ une ombre plus marquée en bas qui partait de celle de la femme qui part, mais je n’arrivai pas à cadrer ça dans un format 16/9e. Alors, il n’y a plus d’ombre.
À demain les amis, pour un thème, beaucoup plus glaçant. En effet, la neige d’aujourd’hui était virtuelle, mais demain, je vais jeter un froid.