C’est sympa de faire des rêves, mais parfois le retour à la réalité est terrible. C’est ce qui arrive au héros de cette magnifique valse, sans doute un peu trop rare dans les milongas. Ciriaco Ortiz, à la tête de l’orchestre Los Provincianos, l’a enregistrée, il y a exactement 93 ans…
Sueño imaginado 1932-01-05 – Orquesta Típica Los Provincianos con Carlos Lafuente. Dir. Ciriaco Ortiz.
Dès le début on remarque que le titre est conçu sous forme de questions-réponses. L’orchestre lance une question et un soliste donne la réponse. Si les violons avec Elvino Vardaro sont majoritairement les solistes, les bandonéons, dont celui de Ciriaco Ortiz et peut-être celui du jeune Aníbal Troilo ont également leurs réparties. Pour les danseurs, ces dialogues sont très intéressants, car cela leur permet de varier l’improvisation. La répétitivité de la structure permet de préparer une « réponse » au cas où les premiers dialogues auraient été loupés dans l’improvisation. Pour les danseurs moins avancés, les premiers temps de chaque mesure sont marqués par la contrebasse de Manfredo Liberatore. C’est le Poum du Poum-Tchi-Tchi de la valse (Temps fort-Temps faible-Temps faible). On n’entend pas vraiment le piano, en revanche, on a l’impression qu’une caisse claire sonne les temps faibles. C’est donc une valse facile pour les danseurs qui ont besoin d’un repère temporel bien marqué. À 1:58, Carlos Lafuente chante le refrain. Sa voix peut un peu surprendre, mais, comme l’intervention est courte, cela ne devrait pas trop perturber les danseurs. On remarquera que l’orchestre fait la place au chanteur en l’accompagnant en sourdine par un discret Poum-Tchi-Tchi, ce qui permet aux danseurs de garder le rythme. On remarquera la complexité modale de l’œuvre, avec de nombreux changements de tonalité, ce qui peut parfois donner une impression de dissonance si on reste sur l’élan de la tonalité précédente.
Il est difficile d’authentifier les instrumentistes de l’orchestre, car les orchestres de la Victor étaient à géométrie variable. Comme ces orchestres se limitaient aux enregistrements, ils se construisaient à chaque session avec des musiciens de premier plan, disponibles. On considère généralement que les principaux musiciens de Los Provincianos dirigés par Ciriaco Ortiz étaient : Ciriaco Ortiz, Aníbal Troilo, Horacio Gollino (bandonéonistes) Orlando Carabelli (pianiste) Elvino Vardaro, Manuel Núñez, Antonio Rossi (violonistes) Manfredo Liberatore (contrebassiste)
Un des orchestres de la Victor
Cette photo généralement légendée comme étant de Los Provincianos, sans doute à cause de la présence de Ciriaco Ortiz. Cependant, Mercedes Simone n’est pas intervenue dans cet orchestre. Il me semble donc qu’il faut plutôt considérer que c’est une composition mixte, notamment avec l’orchestre Típica Victor de Carabelli dont Ciriaco Ortiz était également membre. On notera la présence du jeune Aníbal Troilo. Sur la droite, le violoniste Benjamín Holgado Barrio qui est à l’origine de la première scission de l’orchestre de D’Agostino. Il réclamait 17 pesos, pour lui et les autres membres de l’orchestre, au lieu des 15 pesos qui étaient octroyés pour les enregistrements, et D’Agostino a viré tout l’orchestre, Vargas compris. Celui-ci est revenu un peu plus tard, mais la magie fut un peu brisée. Je propose pour cette photo, la date du 13 août 1931, car c’est celle qui permet de réunir le plus de protagonistes. Mercedes Simone a enregistré ce jour Circo criollo avec la Tipica Victor (Carabelli). Sur cette photo, il manque Carabelli et, Lesende, qui n’a jamais enregistré avec la Victor est plutôt un intrus. En effet, il enregistrait à l’époque avec deux compagnies concurrentes de la Victor, la Brunswick (avec la Orquesta Típica Brunswick) et avec la Columbia (avec l’orchestre de Antonio Bonavena). Horacio Gollino est généralement indiqué comme ayant fait partie des premiers bandonéonistes de Los Provincianos. Il était né le 5 février 1911, il aurait donc eu quasi 20 ans, ce qui semble correspondre à l’âge du troisième bandonéoniste de la photo. José María Otero, qui est toujours très bien documenté, indique que ce serait en fait Toto (Juan Miguel Rodríguez). Si on observe la photo suivante, représentant l’orchestre de Troilo en 1941, il semblerait que l’on puisse valider l’hypothèse de Toto.
De gauche à droite, en bas : David Díaz, Toto (Juan Miguel Rodríguez), Anibal Troilo, Eduardo Marino et Hugo Baralis. À l’arrière : Pedro Sapochnik, Orlando Goñi, Francisco Fiorentino, Kicho Díaz et Astor Piazzolla (qui fit le forcing auprès de Troilo pour remplacer Toto qui était malade). Hugo Baralis a appuyé sa candidature…
Cependant, selon Toto Tango qui est également une source de haute qualité, Toto serait né en 1919. Il aurait donc eu 12 ans si ma datation de la photo est bonne, ce qui semble tout de même un peu jeune et ne correspond pas à l’image. Si on regarde l’âge probable des différents musiciens de la première photo, la date de 1931 est fort plausible ; Troilo fait vraiment jeune (il est né en 1914 et aurait donc 17 ans), sur la seconde, il a 27 ans, il semble difficile de considérer qu’il y a beaucoup moins de 10 ans entre les photos. Je propose donc d’identifier Horacio Gollino sur cette photo, ce qui nous permettra d’avoir enfin un visage à mettre sur ce musicien de grande qualité, qui termina sa vie en donnant des cours de musique sans pouvoir pratiquer le bandonéon à cause de la paralysie d’un de ses bras.
Paroles
Que sueño aquel tan hondo y cruel Me vi en la gloria de tu pecho amante Y a al instante todo se acabo Fue mi Sueño imaginado Nada más que un soplo de placer Que se fumó y una ilusión hecha canción que se apagó Cieto Minocchio Letra: Francisco Brancatti
Traduction libre
Quel rêve si profond et cruel. Je me suis vu dans la gloire de ta poitrine aimante et, instantanément, tout fut terminé. C’était mon rêve imaginé, rien de plus qu’un souffle de plaisir qui partit en fumée et une illusion faite chanson qui s’éteignait.
Autres versions…
Il n’y a pas d’autre version enregistrée de cette valse, même si le titre a inspiré de nombreux auteurs de tous types de musique. Je vous propose donc de terminer en réécoutant cette valse.
Sueño imaginado 1932-01-05 – Orquesta Típica Los Provincianos con Carlos Lafuente. Dir. Ciriaco Ortiz. C’est notre valse du jour.
À bientôt, les amis. Faîtes de beaux rêves qui se réaliseront.
« Comme il faut » , le titre de ce tango est en français et il signifie que l’on fait les choses bien, comme il faut qu’elles soient réalisées. Nous allons toutefois voir, que sous ce titre « anodin » se cache une tricherie, quelque chose qui n’est peut-être pas fait, « comme il faut ».
Je parle français comme il faut
Je pense que vous ne serez pas surpris de découvrir un titre en français, il y a en a plusieurs et les mots français sont couramment utilisés par les Argentins et fort fréquents dans le tango.
Deux raisons expliquent cette abondance.
La première, c’est le prestige de la France de l’époque.
La haute société argentine parlait couramment le français qui était la langue « chic » de l’époque. À ce sujet, il y a une quinzaine d’années, une amie me faisait visiter son club nautique. C’est le genre d’endroit dont on devient membre par cooptation ou héritage familial. J’ai été surpris d’y entendre parler français, sans accent, par une bonne partie et peut-être même la majorité des personnes que l’on croisait. Je m’en suis ouvert et mon amie m’a informé que les personnes de cette société avaient coutume de parler entre eux en français, cette langue étant toujours celle de l’élite.
La seconde, vous la connaissez.
Les orchestres de tango se sont donné rendez-vous en France au début du vingtième siècle. Il était donc naturel que s’expriment des nostalgies, des références pour montrer que l’on avait fait le voyage ou tout simplement que s’affichent les expressions à la mode.
Je peux vous conseiller un petit ouvrage sur la question, EL FRANCÉS EN EL TANGO: Recopilación de términos del idioma francés y de la cultura francesa utilizados en las letras de tango. Il a été écrit par Víctor A. Benítez Boned qui cite et explicite 78 mots de français qui se retrouvent dans le tango et 41 noms propres désignant des Français ou des lieux de France. On peut considérer qu’environ 200 tangos font directement référence à la France, aux Français (souvent aux Françaises) ou à la langue française. Víctor A. Benítez Boned en cite 177.
Comme il faut 1951-09-26 – Orquesta Carlos Di Sarli.Comme il faut de Eduardo Arolas avec la dédicace “A mis estimados y distinguidos amigos Francisco Wright Victorica, Vladislao A. Frías, Juan Carlos Parpaglione y Manuel Miranda Naón”.
Les dédicataires sont des étudiants en droit qui ont probablement cassé leur tire-lire pour être dédicataires : Francisco Wright Victorica, étudiant de la Faculté de droit et de sciences sociales de Buenos Aires en 1917 Vladislao A. Frías ; étudiant de la Faculté de droit et de sciences sociales de Buenos Aires en 1917, puis juge au civil et membre de la cour d’appel au tribunal de commerce de Buenos Aires. Juan Carlos Parpaglione, étudiant de la Faculté de droit et de sciences sociales de Buenos Aires en 1917. Manuel Miranda Naón, étudiant de la Faculté de droit et de sciences sociales de Buenos Aires. En 1918, il a participé au mouvement de réforme de cette université.
Paroles
Luna, farol y canción, dulce emoción del ayer fue en París, donde viví tu amor. Tango, Champagne, corazón, noche de amor que no está, en mi sueño vivirá…
Es como debe ser, con ilusión viví las alegrías y las tristezas; en esa noche fue que yo sentí por vos una esperanza en mi corazón. Es como debe ser en la pasión de ley, tus ojos negros y tu belleza. Siempre serás mi amor en bello amanecer para mi vida, dulce ilusión.
En este tango te cuento mi tristeza, dolor y llanto que dejo en esta pieza. Quiero que oigas mi canción hecha de luna y de farol y que tu amor, mujer, vuelva hacia mí.
Lune, réverbère et chanson, douce émotion d’hier c’était à Paris, où j’ai vécu ton amour. Tango, Champagne, cœur, nuit d’amour qui n’est pas là, dans mon rêve vivra… C’est comme il faut (comme il se doit), avec enthousiasme j’ai vécu les joies et les peines ; C’est ce soir-là que j’ai senti de l’espoir pour toi dans mon cœur. C’est comme doit être la véritable passion (les Argentins disent de ley, de la loi, par exemple un porteño de ley pour dire un véritable portègne), de tes yeux noirs et de ta beauté. Tu seras toujours mon amour dans la belle aurore pour ma vie, douce illusion (doux sentiment). Dans ce tango, je te conte ma tristesse, douleur et larmes que je laisse dans ce morceau. Je veux que tu entendes ma chanson faite de lune et de réverbère et que ton amour, femme, revienne jusqu’à moi.
Elle est où la tricherie promise ?
Comme je vois que vous semblez intéressés, voici la tricherie. Le tango « Comme il faut » a un frère jumeau « Comparsa criolla » signé Rafael Iriarte.
Couverture et partition de Comparsa Criolla de Rafael Iriarte. La mention du concours de 1930 est en haut de la couverture.
La gémellité n’est pas une tricherie me direz-vous, mais alors comment nommer deux tangos identiques attribués à des auteurs différents ? On dirait aujourd’hui un plagiat. Nous avons déjà rencontré plusieurs tangos dont les attributions étaient floues, que ce soit pour la musique ou les paroles. Firpo n’a-t-il pas cherché à mettre sous son nom La cumparsita, alors pourquoi pas une comparsa ? Mais revenons à notre paire de tangos et intéressons-nous aux auteurs. Eduardo Arolas (1892-1924), un génie, mort très jeune (32 ans). Non seulement il jouait du bandonéon de façon remarquable, ce qui lui a valu son surnom de « Tigre du bandonéon », mais en plus, il a composé de très nombreux titres. C’est assez remarquable si on tient compte de sa très courte carrière. Il s’est dit cependant qu’il s’inspirait de l’air du temps, utilisant ce que d’autres musiciens pouvaient interpréter à une époque où beaucoup n’écrivaient pas la musique. Il me semble que c’est plus complexe et qu’il est plutôt difficile de dénouer les fils des interactions entre les musiciens à cette époque où il y avait peu de partitions, peu d’enregistrements et donc surtout une connaissance par l’écoute, ce qui favorise l’appropriation d’airs que l’on peut de toute bonne foi croire originaux. Pour revenir à notre tango du jour et faire les choses Comme il faut, voyons qui est le second auteur, celui de Comparsa criolla, Rafael Iriarte. (1890-1961). Lui aussi a fait le voyage à Paris et Néstor Pinsón évoque une collaboration dans la composition qui aurait eu lieu en 1915. Si on s’intéresse aux enregistrements, les plus anciens semblent dater de 1917 et sont de Arolas lui-même et de la Orquesta Típica Pacho. Les deux disques mentionnent seulement Arolas comme seul compositeur.
Eduardo Arolas et un disque par la Tipica Pacho qui serait également de 1917 selon Enrique Binda, spécialiste de la vieille garde).
Peut-être que le fait que Arolas avait accès au disque à cette époque et pas Iriarte a été un élément. Peut-être aussi que la part d’Arolas était suffisamment prépondérante pour justifier qu’il soit le seul mentionné. Je n’ai pas trouvé de témoignage indiquant une brouille entre les deux hommes, si ce n’est une hypothèse de Néstor Pinsón. Faut-il voir dans le fait que Iriarte signe de son seul nom la version qu’il dépose en 1930 et qui obtiendra un prix, au septième concours organisé par la maison de disque « Nacional ». Ce qui est curieux est que Francisco Canaro, qui était ami de Arolas ait enregistré sa version avec la mention de Iriarte et pas celle de son ami décédé six ans plus tôt. Faut-il voir dans cela une reconnaissance de Canaro pour la part de Iriarte ? Pour vous permettre d’entendre les similitudes, je vous propose d’écouter le début de deux versions. Celui de 1951 de Comme il faut, notre tango du jour par Di Sarli et celui de Comparsa criolla de Tanturi de 1941. J’ai modifié la vitesse de la version de Tanturi pour que les tempos soient comparables.
Débuts de : Comme il faut de Eduardo Arolas par Carlos Di Sarli (1951) et Comparsa criolla de Rafael Iriarte par Ricardo Tanturi (1941).
Autres versions
Comme il s’agit du « même » tango, je vais placer par ordre chronologique plusieurs versions de Comme il faut et de Comparsa criolla.
Comme il faut 1917 – Eduardo Arolas
Les musiciens de l’orchestre de Arolas en 1916. Arolas est en bas, au centre. Juan Marini, pianiste, à gauche, puis Rafael Tuegols et Atilio Lombardo (violonistes) et Alberto Paredes (violonceliste). Ce sont eux qui ont enregistré la version de 1917 de Arolas.
Comme il faut 1917 – Orquesta Típica PachoComparsa criolla 1930-11-18 – Francisco CanaroComme il faut 1936-10-27 – Juan D’ArienzoComme il faut 1938-03-07 – Anibal TroiloComparsa criolla 1941-06-16 – Ricardo TanturiComme il faut 1947-01-14 – Carlos Di SarliComparsa criolla 1950-12-12 – Orchestre Quintin VerduComme il faut 1951-09-26 – Orquesta Carlos Di Sarli.Comme il faut 1955-07-15 – Carlos Di SarliComme il faut 1966-09-30 – Hector VarelaComme il faut 1980 – Alfredo De AngelisComme il faut 1982 – Leopoldo Federico
Mon cher Correcteur, Thierry, m’a fait remarquer que je n’avais pas proposé de versions chantées. N’en ayant pas sous la main, j’ai fait un appel à des collègues qui m’ont proposé deux versions, Nelly Omar avec Bartolomé Palermo de 1997 et Sciamarella Tango con Denise Sciammarella de 2018 :
Comme il faut 1997 – Nelly Omar con Bartolomé Palermo y sus guitarras. Merci à Howard Jones qui m’a signalé cette version.Comme il faut 2013 – Gente de tangoComme il faut 2018 – Sciamarella Tango con Denise Sciammarella. Merci à Yüksel Şişe qui m’a indiqué cette version.Comme il faut 2020-08 – El Cachivache
Je vous propose d’arrêter là les exemples, il y en aurait bien sûr quelques autres et je vous dis, à bientôt les amis !
Rosendo Luna, de son nom complet Enrique Domingo Cadícamo a composé et écrit les paroles de notre tango du jour, El cuarteador. C’est pour nous l’occasion de découvrir un métier oublié, banni de Buenos Aires en 1966 avec l’interdiction des moteurs de sang (la traction animale). El cuarteador est un cavalier muni d’une forte monture qui loue ses services aux voituriers embourbés ou en mauvaise passe.
Enrique Cadícamo a composé ce titre sur le mini piano qu’il venait d’acheter.
Schroeder, le peanuts créé par Charles M. Schulz et son mini piano.
Je me suis posé la question de savoir ce qu’était un mini piano. En fait, ce n’est probablement pas un instrument dans le genre de celui de Schroeder, mais tout simplement un piano droit, sans doute un peu moins large avec seulement cinq ou six octaves. Son instrument était de la maison John Carlitt, une maison allemande de la ville de Dresde et ce facteur faisait dans le piano traditionnel, pas dans le jouet. Cadícamo semble avoir été assez discret sur l’usage de cet instrument, il n’a sans doute pas été un véritable pianiste, son talent n’en a absolument pas souffert comme on peut l’entendre dans cette composition. Curieusement, Ángel Villodo n’a pas composé ce titre ou un autre du même genre alors qu’il a travaillé comme cuarteador. Ce sont deux autres Ángel, D’Agostino et Vargas qui l’enregistreront à la suite de Troilo-Fiorentino et Canaro-Amor. Attention, nous allons patauger dans la boue, dans la boue de Barracas.
Extrait musical
El cuarteador 1941-09-08 – Orquesta Aníbal Troilo con Francisco Fiorentino.
Le titre commence par une annonce.
Paroles
Fue en un café de la Boca y allá por el ano dos, donde este tango nació. Estaba linda la fiesta. Y compadreando la orquesta de esta manera empezó. Yo soy Prudencio Navarro, el cuarteador de Barracas. Tengo un pingo que en el barro cualquier carro tira y saca. Overo de anca partida, que en un trabajo de cuarta de la zanja siempre aparta ¡Chiche! la rueda que se ha quedao.
Yo que tanta cuarta di, yo que a todos los prendí a la cincha de mi percherón, hoy, que el carro de mi amor se me encajó, no hay uno que pa’ mi tenga un tirón.
En la calle del querer el amor de una mujer en un bache hundió mi corazón… ¡Hoy, ni mi overo me saca de este profundo zanjón!
Yo soy Prudencio Navarro, el cuarteador de Barracas. Cuando ve mi overo un carro compadreando se le atraca.
No hay carga que me lo achique, porque mi chuzo es valiente; yo lo llamo suavemente ¡Chiche! Y el pingo pega el tirón.
Rosendo Luna (Enrique Domingo Cadícamo) (Musique et paroles)
Traduction libre et indications
C’était dans un café de La Boca et en l’an 2 (1902) que ce tango est né. La fête était sympa. Et l’orchestre amicalement commença de cette façon.
Je suis Prudencio Navarro, le cuarteador de Barracas. J’ai un pingo (cheval en lunfardo) qui tire et sort de la boue n’importe quel chariot. Overo (Cheval couleur de pêche, aubère ou alezan) avec la croupe fendue (car musclée), qui dans un travail de cuarta (travail du cuarteador qui consiste à tirer des chariots embourbés. Le nom vient du fait que l’on pliait la sangle de tirage pour la rendre quadruple et ainsi plus résistante), du fossé sort toujours, Chiche ! (Nom du cheval, ou expression pour le mobiliser) la roue qui était coincée. Moi qui ai donné tant de cuartas, moi qui les ai tous accrochés à la sangle de mon percheron, aujourd’hui, que la voiture de mon amour s’est coincée, il n’y en a pas un qui pour moi ferait une traction. Dans la rue de l’amour, l’amour d’une femme dans un nid-de-poule a fait sombrer mon cœur… Aujourd’hui, même mon overo ne peut pas me sortir de ce fossé profond ! Je suis Prudencio Navarro, le cuarteador de Barracas. Quand mon overo voit une voiture, il s’y colle (comme un amoureux qui recherche le contact d’une femme, jeu de mots, car c’est aussi attacher le chariot). Il n’y a pas de fardeau qui puisse le rétrécir, parce que mon chuzo (aiguillon) est courageux ; je l’appelle doucement Chiche ! Et le pingo (cheval, mais peut aussi avoir un sens plus coquin) tire.
Autres versions
El cuarteador 1941-09-08 – Orquesta Aníbal Troilo con Francisco Fiorentino. C’est notre tango du jour.El cuarteador 1941-10-06 – Orquesta Francisco Canaro con Francisco Amor.El cuarteador 1942 Orquesta Ángel D’Agostino con Ángel Vargas.
Mais Enrique Cadícamo a aussi réalisé un court métrage où on peut entendre les deux anges interpréter ce thème. Nous en avons déjà parlé à propos de Tres esquinas.
Voici la vidéo au moment où D’Agostino et Vargas entament El cuarteador de Barracas, mais je vous recommande de voir les 9 minutes du court-métrage en entier, c’est intéressant dès le début et avant El cuarteador de Barracas, il y a Tres Esquinas…
El cuarteador de Barracas à 6:54 du film de Enrique Cadícamo.
Timbre uruguayen mettant en avant un cuarteador. Remarquez le harnachement du cheval.
Los cuarteadores
Nous avons vu qu’Ángel Villoldo avait exercé ce métier, mais il avait aussi été clown dans un cirque, typographe et a de fait exercer de nombreux petits métiers pour survivre. Pour les mêmes raisons, les gauchos dont les territoires ont été rattrapés par l’urbanisation de Buenos Aires se sont adaptés et sont passés du gardiennage des vaches au sauvetage des chariots et tranvias (tramways) en péril dans la boue ou dans des déclivités trop fortes. Pour les voyages en chariot, il était prudent de s’attacher les services d’un ou plusieurs cuarteadores pour pouvoir se tirer d’embarras dans les chemins défoncés qui servaient de routes à l’époque.
À gauche, Prudencio Navarro par Rodolfo Ramos et à droite, des voyageurs attendant les cuarteadores…
Voici comment les voyageurs J. et G. Robertson, narrèrent leur traversée de la pampa entre Buenos Aires et Santa Fe.
« Après avoir attaché l’attelage à la malle-poste (diligence), sous la direction du cocher, on adjoignit quatre cuarteadores, mal vêtus, chacun sur son cheval, sans autre harnais que la sangle. Celle-ci était attachée par une extrémité à la selle et de l’autre au timon de la voiture… À peine avions-nous atteint les faubourgs que nous rencontrâmes un de ces terribles marécages. Ce sont des masses de boue épaisse de trois à trois mètres et demi de profondeur et trente à cinquante de largeur (la profondeur semble exagérée, mais retenons que c’était boueux). Les cuarteadores éclaboussèrent dans la boue, puis la deuxième équipe les suivit, et lorsque les deux équipes quittèrent le marais et, par conséquent, furent sur la terre ferme, avant que la voiture n’entre dans le bourbier, elles avaient gagné un endroit où se tenir pour développer leur force. À coups de fouet et d’éperon, encouragés par les cris des postillons, les chevaux nous traînèrent triomphalement hors du marais. De cette façon, nous avons traversé avec succès tous les bourbiers, marécages et ruisseaux qui séparent Buenos Aires et Santa Fe. »
La gravure du 19e siècle qui m’a servie pour réaliser l’illustration de l’anecdote.
On remarquera la sangle (ici qui n’est pas quadruple), entre la selle et le timon. Il s’agit d’aider dans une montée. J’ai rajouté de la boue dans ma version pour rendre l’expérience encore plus probante. Cette gravure est indiquée comme étant de Buenos Aires, mais je n’ai pas trouvé le lieu. On remarquera au premier plan à droite, un autre cuarteador se relaxant avec le pied sur la sangle de tirage posée sur la croupe du cheval. Il attend à son tour que des chariots fassent appel à ses services. Voilà, cette anecdote tire à sa fin, vous écouterez sans doute de façon différente les belles versions de cette composition de Rosendo Luna.
Carlos Viván (Miguel Rice Treacy), paroles et musique
Carlos Viván, l’auteur et le compositeur de ce tango fut un bon vivant et ce tango touche de très près sa vie qui fut clairement parmi les plus instables possibles. Le seul point étonnant est qu’il l’a écrit à 26 ans et pas, comme on peut le supposer, à la fin de sa vie tourmentée… L’abondance des versions à l’âge d’or et par la suite, prouve que ce sujet touchait la sensibilité des Argentins ; et la vôtre ?
Extrait musical
Cómo se pianta la vida 1940-08-20 -Orquesta Enrique Rodríguez con Armando MorenoPartitions de Cómo se pianta la vida de Carlos Viván (paroles et musique)
Paroles
Berretines locos De muchacho rana Me arrastraron ciegos En mi juventud En milongas, timbas Y en otras macanas Donde fui palmando Toda mi salud
Mi copa bohemia De rubia champagne Brindando amoríos Borracho la alze Mi vida fue un barco Cargado de hazañas Que juntó a las playas Del mar lo encalle
Cómo se pianta la vida Cómo rezongan los años Cuando fieros desengaños Nos van abriendo una herida Es triste la primavera Si se vive desteñida
Cómo se pianta la vida De muchacho calavera
Los veinte abriles cantaron un día la milonga triste de mi berretín y en la contradanza de esa algarabía al trompo de mi alma le faltó piolín. Hoy estoy pagando aquellas ranadas Final de los vivos Que siempre se da Me encuentro sin chance En esta jugada La muerte sin grupo Ya ha entrado a tallar
Cómo se pianta la vida De muchacho calavera Carlos Viván — 1929 — Paroles et musique
Traduction libre
Les folles lubies d’un gars débrouillard m’ont entraîné à l’aveuglette dans ma jeunesse, dans les milongas (Carlos Viván était un grand danseur de tango), les timbas (salle de jeu) et autres clubs où j’ai ruiné toute ma santé. Mon verre bohème de champagne blond, trinquant aux amours, ivre, je l’ai levé (Carlos Viván était plutôt amateur de Whisky, sans doute à cause de ses origines irlandaises). Ma vie a été un navire plein d’exploits, qui rejoignit les plages marines et s’échoua. Comme la vie se perd (piantar, c’est en lunfardo, s’enfuir), comme les années grognent quand de féroces déceptions nous ouvrent une blessure. Le printemps est triste s’il se vit déteint. Comment se perd la vie d’un gars débauché. Les vingt avrils (même si « Avril » en Argentine tombe en automne, c’est l’équivalent de l’expression « Printemps » pour marquer les années. Dans le vers précédent, il parlait d’ailleurs de printemps) ont chanté un jour la milonga triste de ma lubie et dans la contredanse de ce brouhaha, Il me manquait au plus profond de mon âme une innocence (piolín, verlan de limpio, propre, personne sans casier judiciaire…). Aujourd’hui, je paie pour ces méfaits. Le final des canailles arrive toujours. Je me retrouve sans chance dans ce jeu dangereux. La mort sans mentir est déjà entrée pour tailler. Comme se perd la vie, d’un garçon débauché.
Autres versions
Voici une petite sélection de versions illustrant le succès du thème pendant plus de 50 ans.
Cómo se pianta la vida 1930-03-18 – Azucena Maizani con conjuntoCómo se pianta la vida 1930-03-21 – Alberto Vila con guitarrasCómo se pianta la vida 1930-03-27 – Orquesta Luis Petrucelli con Roberto DíazCómo se pianta la vida 1930-04-02 – Orquesta Pedro Maffia con Carlos Viván.
Carlos Viván chante sa composition. Il a 27 ans au moment de l’enregistrement.
Cómo se pianta la vida 1930 – Roberto Maida acomp. de Orquesta Alberto Castellano.
Roberto Maida avant Francisco Canaro…
Cómo se pianta la vida 1930 – Tania acomp. de Orquesta Alberto Castellano.
Tania avec le même orchestre que Roberto Maida.
Cómo se pianta la vida 1932 – Orquesta Típica Auguste-Jean Pesenti du Coliseum de Paris.
En France aussi, la vie des tangueros est un peu dissolue…
Cómo se pianta la vida 1940-08-20 – Orquesta Enrique Rodríguez con Armando Moreno. C’est notre tango du jour.Cómo se pianta la vida 1942-09-15 – Orquesta Ricardo Tanturi con Alberto Castillo.Cómo se pianta la vida 1950-12-26 – Orquesta Edgardo Donato con Carlos Almada.Cómo se pianta la vida 1959c – Héctor Mauré con guitarras y bandoneonCómo se pianta la vida 1963-04-30 – Orquesta Aníbal Troilo con Roberto Goyeneche arr. de Julián Plaza.
On notera le début impressionnant proposé par Troilo et Plaza qui offre un tremplin pour Goyeneche pour lancer le titre d’une façon particulièrement expressive. Une version que je trouve convaincante et touchante. Pas de danse possible, mais un régal à écouter.
Cómo se pianta la vida 1981-07-08 – Orquesta Osvaldo Pugliese con Abel Córdoba.
C’est la plus originale et travaillée, un cran au-dessus de celle de Troilo, mais il faut être vraiment fan de Córdoba pour être enchanté par cette version. Je préfère les versions de danse ou celle de Troilo avec Goyeneche, mais la beauté du tango est qu’on a le choix et chacun pourra trouver son bonheur dans la très grande variété de ces enregistrements.
Pedro Maffia ; Pedro Laurenz Letra : José Pedro De Grandis
Encore un tango qui ne laisse pas les tangueros se reposer, notamment dans cette version. Les deux Pedro, Laurenz puis Maffia ont créé un monstre qui aspire toute l’énergie vitale des danseurs de la première à la dernière note. Le charme semble aussi avoir opéré également sur les directeurs d’orchestre, car de très nombreuses versions en ont été enregistrées. La version du jour est par l’un des deux compositeurs, Laurenz avec Juan Carlos Casas.
Un démarrage sur les chapeaux de roues
Le point de départ de ce tango a été donné par De Grandis qui avait écrit un texte, sur la misère de l’abandon. En 1925-1926, il était violoniste dans le sexteto du bandonéoniste Enrique Pollet, celui qu’on retrouvera par la suite dans l’orchestre de Pugliese et qui est à l’origine de la superbe variation finale de Recuerdo.
Un jour que ce sexteto jouait dans son lieu habituel, Le Café El Parque (près de Tribunales et assez près du théâtre Colón), Pedro Laurenz qui était ami de Pollet prit connaissance du texte et sur l’instant sur son bandonéon, imagina un air pour la première partie, puis il alla le montrer à Pedro Maffia qui était alors au cinéma Select Lavalle, à proximité, dans l’orchestre de Julio De Caro. Maffia fut tellement enthousiasmé qu’il demanda à Laurenz de pouvoir le terminer. Et ainsi, le tango intégra le répertoire de Julio De Caro qui l’enregistrera deux ans plus tard, la même année que Gardel et beaucoup d’autres. Après cette première vague, le tango fut moins enregistré, juste ressuscité à diverses reprises par Laurenz. La seconde vague n’arrivera que dans les années 50 avec une nouvelle folie autour du thème, folie qui dure jusqu’à nos jours où beaucoup d’orchestres ont ce tango à leur répertoire. Pedro Laurenz l’a enregistré au moins cinq fois, vous pourrez comparer les versions dans la partie « autres versions ».
Extrait musical
Amurado. Pedro Maffia ; Pedro Laurenz Letra: José Pedro de Grandis La dédicace est au Docteur Prospero Deco, qui deviendra le Directeur del Hospital General de Agudos José María Penna de 1945 à 1955. À droite, son buste dans l’hôpital.Amurado 1940-07-29 – Orquesta Pedro Laurenz con Juan Carlos Casas.
Tout commence par un puissant appel du bandonéon qui résonne comme un clairon, puis la machine se met en marche. Le rythme est puissamment martelé, par les bandonéons, la contrebasse, le piano, en contrepoint, des plages de douceur sont données par les violons et en son temps par Juan Carlos Casas, mais à aucun moment le rythme et la tension ne baissent, jusqu’à la fin presque abrupte. On notera aussi un magnifique solo de bandonéon, indispensable pour un titre composé par deux bandonéonistes… L’intervention, courte de Casas, n’exprime pas toute la douleur du texte et les danseurs peuvent prendre du plaisir sans remord. Cette incroyable composition emporte les danseurs et hérisse les poils de bonheur de bout en bout. Cette version est une merveille absolue qui fait regretter que Laurenz et Casas n’ait pas plus enregistré.
Paroles
Campaneo a mi catrera y la encuentro desolada. Sólo tengo de recuerdo el cuadrito que está ahí, pilchas viejas, unas flores y mi alma atormentada… Eso es todo lo que queda desde que se fue de aquí.
Una tarde más tristona que la pena que me aqueja arregló su bagayito y amurado me dejó. No le dije una palabra, ni un reproche, ni una queja… La miré que se alejaba y pensé : ¡Todo acabó!
¡Si me viera ! ¡Estoy tan viejo! ¡Tengo blanca la cabeza! ¿Será acaso la tristeza de mi negra soledad ? Debe ser, porque me cruzan tan fuleros berretines que voy por los cafetines a buscar felicidad.
Bulincito que conoces mis amargas desventuras, no te extrañe que hable solo. ¡Que es tan grande mi dolor ! Si me faltan sus caricias, sus consuelos, sus ternuras, ¿qué me quedará a mis años, si mi vida está en su amor?
¡Cuántas noches voy vagando angustiado, silencioso recordando mi pasado, con mi amiga la ilusión !… Voy en curda… No lo niego que será muy vergonzoso, ¡pero llevo más en curda a mi pobre corazón!
Pedro Maffia ; Pedro Laurenz Letra: José Pedro de Grandis
Juan Carlos Casas ne chante que ce qui est en gras.
Traduction libre et indications
Je contemple mon lit et le trouve désolé. Je n’ai comme souvenir que le petit tableau qui est ici, de vieilles couvertures, quelques fleurs et mon âme tourmentée… C’est tout ce qui reste depuis qu’elle est partie d’ici. Un après-midi plus triste que le chagrin qui m’afflige, elle a préparé son petit bagage et m’a laissé emmuré. Je n’ai pas dit un mot, pas un reproche, pas une plainte… Je l’ai regardée s’éloigner et j’ai pensé : Tout à une fin ! Si elle me voyait ! Je suis si vieux ! J’ai la tête blanche ! Est-ce peut-être la tristesse de ma noire solitude ? Ça doit l’être, parce que j’ai des idées tant débiles que je vais dans les cafés pour chercher le bonheur. Petit logis, qui connaît mes mésaventures amères, ne t’étonne pas que je parle tout seul. Que ma douleur est grande ! Si me manquent ses caresses, ses consolations, sa tendresse, que me restera-t-il dans mes années, si ma vie est dans son amour ? Combien de nuits je vais vagabondant, angoissé, silencieux, me souvenant de mon passé, avec mon ami l’illusion… Je vais me saouler… Je ne nie pas que ce soit honteux, mais je supporte mieux mon pauvre cœur quand je suis bourré (saoul) !
Autres versions
J’ai mis en rouge les versions par les auteurs (Maffia, 1 version et Laurens, 5 versions).
Amurado 1927-02-11 – Orquesta Roberto Firpo.
Une version calme, sans doute trop calme si on la compare à notre tango du jour…
Amurado 1927-04-08 – Orquesta Francisco Lomuto.
Une autre version tranquille, exécutée avec conscience, mais sans doute pas de quoi susciter la folie.
Amurado 1927-06-08 – Ignacio Corsini con guitarras de Pagés-Pesoa-Maciel.
Une jolie interprétation de Corsini, à écouter, bien sûr.
Amurado 1927-07-20 – Pedro Maffia y Alfredo De Franco (Duo de bandoneones).
Pedro Maffia l’auteur de la seconde partie nous propose ici sa version en duo avec Alfredo De Franco. Une version simple, mais plus rapide que les autres de l’époque. Il nous manque certains instruments auxquels nous sommes désormais habitués pour totalement apprécier cette version qui peut paraître un peu monotone et répétitive.
Amurado 1927-07-22 – Carlos Gardel con acomp. de Guillermo Barbieri, José Ricardo (guitarras).
Avec seulement deux guitares, Gardel donne la réponse à Corsini qui le mois précédent avait enregistré le titre avec trois guitares. C’est également joli et tout autant pour l’écoute et pas pour la danse.
Amurado 1927-08-16 – Orquesta Francisco Canaro con Agustín Irusta.
Canaro enregistre à son tour, sur un rythme calme, qui est de toute façon une de ses caractéristiques de l’époque. De jolis traits de violon et bandonéon allègent un peu le marquage puissant du rythme. La voix de Irusta, un peu nasale, apporte une petite variation dans cette interprétation qui ne sera sans doute pas à la hauteur des danseurs d’aujourd’hui.
Amurado 1927-09-07 – Agustín Magaldi con guitarras.
Il ne manquait que lui, après Corsini et Gardel, voici Magaldi. Moi, j’aime bien. Bien sûr, ce n’est pas plus pour la danse que les versions des deux concurrents, mais ça se laisse écouter.
Amurado 1927-09-12 – Orquesta Julio De Caro.
Je pense que dès les premières mesures vous aurez remarqué la différence d’ambiance par rapport à toutes les versions précédentes. Le rubato marqué, parfois exagéré et la variation du solo de bandonéon sont déjà très proches de ce que proposera Laurenz 13 ans plus tard. On notera les sonorités étranges qui apparaissent vers la fin du morceau, De Caro aime ajouter des instruments atypiques.
Amurado 1927-12-06 – Orquesta Juan Maglio « Pacho » con José Galarza.
On revient sans doute un cran en arrière dans la modernité, mais la partie d’orchestre est assez sympathique. La voix de Galarza sera en revanche un peu plus difficile à accepter par les danseurs d’aujourd’hui.
Amurado 1928 – Trío Argentino (Irusta, Fugazot, Demare) y su Orquesta Típica Argentina con Roberto Fugazot.
Le piano de Demare démarre puis laisse la place à la voix de Fugazot qui gardera ensuite la vedette en masquant un peu le beau jeu de Demare au piano qui ne pourra que placer un magnifique accord final.
Amurado 1940-07-29 – Orquesta Pedro Laurenz con Juan Carlos Casas.
C’est notre tango du Jour. Si on note la filiation avec l’interprétation de De Caro, la version donnée par Laurenz est éblouissante en tous points. Il a fait le ménage dans les propositions parfois un peu confuses de De Caro et le résultat est parfait pour la danse.
Amurado 1944-11-24 – Orquesta Osvaldo Pugliese.
Tout en restant fidèle à l’écriture de Laurenz, Pugliese propose sa version avec une pointe de Yumba et son alternance de moments tendus et d’autres, relâchés, et des nuances très marquées. Le résultat est comme toujours superbe, mais beaucoup plus difficile à danser pour les danseurs qui ne connaissent pas cette version. En milonga, c’est donc à réserver à des danseurs expérimentés ou motivés. L’accélération de la variation en solo du bandonéon qui nous mène au final est tout aussi belle que celle de Laurenz, les danseurs pourront s’y donner rendez-vous pour oublier les petits pièges des parties précédentes.
Amurado 1946 (transmisión radial) – Orquesta Pedro Laurenz.
Six ans plus tard, Laurenz propose une version instrumentale. Il s’agit d’un enregistrement radiophonique, d’une qualité impossible pour la danse, mais nous avons une version enregistrée l’année suivante.
Amurado 1947-01-16 – Orquesta Pedro Laurenz.
Cette version est très proche et je ne la proposerai sans doute pas, car je suis sûr que le petit estribillo chanté par Casas va manquer aux danseurs.
Amurado 1952-09-25 – Orquesta Pedro Laurenz.
Après un peu de temps de réflexion, Laurenz propose une nouvelle version, très différente. On sent qu’il a voulu dans la première partie tirer parti des idées de Pugliese, mais la réalisation est un peu plus sèche, moins coulée et la seconde partie s’enfonce un peu dans la guimauve. Mon petit Pedro, désolé, mais on reste avec ta première version, même si on garde de cette version le final qui est tout aussi beau que dans l’autre.
Amurado 1955-09-16 – Orquesta José Basso.
Basso reprend l’appel initial du bandonéon, en l’accentuant encore plus que Laurenz dans sa version de 1940. Un violon virtuose nous transporte, puis le bandonéon tout aussi agile reprend le flambeau. Par moment on retrouve l’esprit de la version de la version de Laurenz en 1940, mais entrecoupée de passages totalement différents. Je ne sais pas ce qu’en penseraient les danseurs. D’un côté les rappels proches de Laurenz peuvent leur faire regretter l’original, mais les idées différentes peuvent aussi éveiller leur curiosité et les intéresser. Peut-être à tenter dans un lieu rempli de danseurs un peu curieux.
Amurado 1956 – Edmundo Rivero con acomp. de Carlos Figari y su Orquesta.
Une version à écouter, avec la puissance d’un grand orchestre.
Amurado 1956c – Trio Hugo Diaz.
Le trio d’Hugo Diaz, harmoniciste que l’on retrouvera 12 ans plus tard avec une version encore plus intéressante.
Amurado 1959-01-08 – Orquesta José Basso.
Encore Basso, qui s’essaye à l’amélioration de son interprétation et je trouve que c’est une réussite qui devrait intéresser encore plus de danseurs que la version de 1955.
Amurado 1961-09-08 – Jorge Vidal con acomp. de guitarras, cello y contrabajo.
Amurado 1961-09-08 – Jorge Vidal con acomp. de guitarras, cello y contrabajo. Vidal avec ce conjunto de cordes nous propose une version très originale. Sa superbe voix est parfaitement mise en valeur par les cordes qui l’accompagnent. Dommage que ce ne soit pas pour la danse.
Amurado 1962-04-19 Orquesta Leopoldo Federico con Julio Sosa.
Dans la première époque du titre, on avait entendu Corsini, Gardel et Magaldi. Dans cette nouvelle période, après Rivero, voici Julio Sosa, El varón del tango. Une version qui fait se dresser les poils de plaisir. Quelle version !
Bien au-delà de la version avec Sosa, l’orchestre s’exprime magnifiquement. On est bien sûr totalement hors du domaine de la danse, mais c’est une merveille.
Amurado 1990 Roberto Goyeneche con arreglos y dirección de Raúl Garello.
Goyeneche manquait à la liste des chanteurs ayant mis ce titre à son répertoire. Cet enregistrement comble cette lacune.
Amurado 1995-08-23 – Sexteto Tango.
Une version par les anciens musiciens de Pugliese.
Voilà, avec une trentaine de versions, vous avez encore une fois un échantillon de la richesse du tango. En général, seules une ou deux versions passent en milonga, mais quelquefois les modes changent et des titres oubliés redeviennent à la mode. Ainsi, le tango reste vivant et quand des orchestres contemporains se chargent de rénover la chose, c’est parfois une seconde chance pour les titres.
Sur ces entrefaites, je vous dis, à demain, les amis.
Quand on pense à l’Argentine, on pense à sa viande et ce n’est pas un cliché sans raison. Les Argentins sont de très grands amateurs et consommateurs de viande. Chaque maison a sa parilla (barbecue) et en ville, certains vont jusqu’à improviser leurs parillas dans la rue avec un demi-bidon d’huile. Dans les espaces verts, il y a également des parillas aménagées et si vous préférez aller au restaurant, vous n’aurez pas beaucoup à marcher pour obtenir un bon asado. Le tango du jour, la tablada a à voir avec cette tradition. En effet, la tablada est le lieu où est regroupé le bétail avant d’aller au matadero…
La tablada 1942-07-23 – Orquesta Aníbal TroiloLa tablada. La couverture de gauche est plus proche du sujet de ce tango que celle de droite…La partition est dédicacée par Canaro à des amis d’Uruguay (auteurs, musiciens…).
Autres versions
La tablada 1927-06-09 – Orquesta Francisco Canaro.
Une version presque gaie. Les vaches « gambadent », du pas lourd du canyengue.
La tablada 1929-08-02 – Orquesta Cayetano Puglisi.
Une version pesante comme les coups coups donnés par les mataderos pour sacrifier les animaux.
La tablada 1929-12-23 – Orquesta Francisco Canaro.
Cette version est assez originale, on dirait par moment, une musique de dessin animé. Cette version s’est dégagée de la lourdeur des versions précédentes et c’est suffisamment joueur pour amuser les danseurs les plus créatifs.
Cette version française fait preuve d’une belle imagination musicale. Alemany est probablement Argentin de naissance avec des parents Polonais. Son nom était-il vraiment Alemany, ou est-ce un pseudonyme, car il a travaillé en Allemagne avant la seconde guerre mondiale avant d’aller en France où il a fait quelques enregistrements comme cette belle version de la tablada avant d’émigrer aux USA. Ses musiciens étaient majoritairement argentins, car il avait fait le voyage en Argentine en 1936 pour les recruter. Cette version est donc franco-argentine pour être précis…
La tablada 1942-07-23 – Orquesta Aníbal Troilo. C’est notre tango du jour.La tablada 1946-09-10 – Orquesta Francisco Canaro.
L’introduction en appels sifflés se répondant est particulièrement longue dans cette version. Il s’agit de la référence au train qui transportait la viande depuis La Tablada jusqu’à Buenos Aires. Les employés devaient siffler pour signaler le départ, comme cela se fait encore dans quelques gares de campagne.
La tablada 1950-11-03 – Enrique Mora y su Cuarteto Típico.
Encore une version bien guillerette et plutôt sympathique, non ?
La tablada 1951 – Orquesta Roberto Caló.
C’est le frère qui était aussi chanteur, mais aussi pianiste (comme on peut l’entendre dans cet enregistrement), de Miguel Caló.
La tablada 1951-12-07 – Horacio Salgán y su Orquesta Típica.
Une version qui se veut résolument moderne, et qui explore plein de directions. À écouter attentivement.
Dans cette version, très intéressante et étonnante, Basso s’éclate au piano, mais les autres instruments ne sont pas en reste et si les danseurs peuvent être étonnés, je suis sûr que certains apprécieront et que d’autres me maudiront.
La tablada 1957 – Mariano Mores y su Gran Orquesta Popular.
L’humour de Mariano Mores explose tout au long de cette version. Là encore, c’est encore un coup à se faire maudire par les danseurs, mais si vous avez envie de rigoler, c’est à préconiser.
La tablada 1957-03-29 – Orquesta Héctor Varela. Varela est plus sérieux, mais sa version est également assez foisonnante. Décidément, la tablada a donné lieu à beaucoup de créativité.La tablada 1962 – Orquesta Rodolfo Biagi.
On revient à des choses plus classiques avec Rodolfo Biagi qui n’oublie pas de fleurir le tout de ses ornements au piano. À noter le jeu des bandonéons avec le piano et les violons qui dominent le tout, insensibles au staccato des collègues.
La tablada 1962-08-21 – Cuarteto Troilo-Grela.
Le duo Grela, Troilo est un plaisir raffiné pour les oreilles. À écouter bien au chaud pour se laisser emporter par le dialogue savoureux entre ces deux génies.
La tablada 1965-08-11 – Orquesta Juan D’Arienzo.
La spatialisation stéréophonique est sans doute un peu exagérée, avec le bandonéon à droite et les violons à gauche. Beaucoup de DJ passent les titres en mono. C’est logique, car tout l’âge d’or et ce qui le précède est mono. Cependant, pour les cortinas et les enregistrements plus récents, le passage en mono peut être une limitation. Vous ne pourrez pas vous en rendre compte ici, car pour pouvoir mettre en ligne les extraits sonores, je dois les passer en mono (deux fois moins gros) en plus de les compresser au maximum afin qu’ils rentrent dans la limite autorisée de taille. Mes morceaux originaux font autour de 50 Mo chacun. Pour revenir à la diffusion en stéréo, le DJ doit penser que les danseurs tournent autour de la piste et qu’un titre comme celui leur donnera à entendre le bandonéon dans une zone de la salle et les violons dans une autre. Dans ce cas, il faudra limiter le panoramique en rapprochant du centre les deux canaux. Encore un truc que ne peuvent pas faire les DJ qui se branchent sur l’entrée ligne où les deux canaux sont déjà regroupés et ne peuvent donc pas être placés spatialement de façon individuelle (sans parler du fait que l’entrée ligne comporte généralement moins de réglage de tonalité que les entrées principales).
La tablada 1966-03-10 – Orquesta Florindo Sassone.
Une meilleure utilisation de la spatialisation stéréophonique, mais ça reste du Sassone qui n’est donc pas très passionnant à écouter et encore moins à danser.
La tablada 1968 – Orquesta Típica Atilio Stampone.
Stampone a explosé la frontière entre la musique classique et le tango avec cette version très, très originale. J’adore et je la passe parfois avant la milonga en musique d’ambiance, ça intrigue les premiers danseurs en attente du début de la milonga.
La tablada 1968-06-05 – Cuarteto Aníbal Troilo.
On termine, car il faut bien une fin, avec Pichucoet son cuarteto afin d’avoir une autre version de notre musicien du jour qui nous propose la tablada.
Après ce menu musical assez riche, je vous propose un petit asado…
L’asado
Je suis resté discret sur le thème matadero évoqué dans l’introduction. Matar en espagnol est tuer (à ne pas confondre avec mate) qui est la boisson nationale. Si vous écrivez « maté », vous voulez dire « tué ». Il ne faut donc surtout pas mettre d’accent, même si ça prononce maté, ça s’écrit mate. L’accent tonique est sur le ma et pas sur le te. J’arrête de tourner autour du pot, le matadero, c’est l’abattoir.
À la fin du 16e siècle, Jean de Garay apporta 500 vaches d’Europe (et bien sûr quelques taureaux). Ces animaux se plurent, l’herbe de la pampa était abondante et nourrissante aussi les bovins prospérèrent au point que deux siècles plus tard, Félix de Azara, un naturaliste espagnol constatait que les criollos ne consommaient que de la viande, sans pain. Plus étonnant, ils pouvaient tuer une vache pour ne manger que la langue ou la partie qui les intéressait. Puis, la colonisation s’intensifiant, la viande est devenue la nourriture de tous, y compris des nouveaux arrivants. Certaines parties délaissées par la « cuisine » traditionnelle furent l’aubaine des plus pauvres, mais certaines parties qui étaient très appréciées par les personnes raffinées et négligées par les consommateurs traditionnels continuent à faire le bonheur des commerçants avisés qui répartissent les parties de l’animal selon les quartiers. Le travail du cuir est aussi une ressource importante de l’Argentine, mais dans certaines provinces, l’asado (la grillade) se fait avec la peau et dans ce cas, le cuir est perdu. C’est un reste de l’habitude de tuer une vache pour n’utiliser que la portion nécessaire à un moment donné. Les Argentins consomment un kilo de viande et par personne chaque semaine. Je devrais écrire qui consommaient, car depuis l’arrivée du nouveau gouvernement en Argentine, le prix de la viande a triplé et la consommation a fortement baissée en quantité (de l’ordre de 700 grammes par semaine et surtout en qualité, les viandes les moins nobles étant désormais plus recherchées, car moins chères).
Asado a la estaca (sur des pieux) — Asado con cuero (avec la peau de l’animal)
Asado dans un restaurant, les chaînes permettent de régler la hauteur des différentes grilles — asado familiar.
Tira de asado La viande est attachée à l’os. C’est assez spectaculaire et plein d’os que certains enlèvent avec leur couteau ou en croquant entre les restes de côtes.
Vacio (Vide) Un morceau de choix, sans os, tendre et à odeur forte. IL se cuit lentement à feu indirect.
Matambre Entre la peau et les os, le matambre est recherché. Il est également utilisé roulé, avec un remplissage entre chaque couche. Une fois découpé en rondelle, comme une bûche de Noël, c’est très joli. Le remplissage peut être des œufs durs, des légumes ou autres.
Colita de cuadril Partie de l’aloyau (croupe) proche de la queue, d’où le nom.
Entraña Partie intérieure des côtes de veaux.
Bife de chorizo Bifteck de chorizo, un steack à ne pas confondre avec la saucisse espagnole de ce nom.
Bife Ancho Un steack large, épais avec graisse.
Bife angosto Le contraire du précédent, plus fin.
Lomo La longe, une pièce de viande peu grasse.
Palomita Une coupe parmi tant d’autres. J’imagine que certains y voient une colombe, mais c’est bien du bœuf.
Picaña Arrière de la longe de bœuf de forme triangulaire.
Achuras Ce sont les abats. Ils sont présentés en tripes, chorizos, boudins, ris de veau, rognons et autres. Ils ne font pas l’unanimité chez les Argentins, mais un asado sans achuras, ce n’est pas un asado pour beaucoup.
Bondiola Le porc passe aussi un sale moment sur la parilla. Beaucoup la mangent en sandwich dans du pain français (rien à voir avec le pain de France). Le pain peut être chauffé sur la parilla.
Pechito de cerdo La poitrine de porc fait aussi partie des morceaux de choix de l’asado. Elle est considérée ici comme une viande plus saine (comme quoi tout est relatif).
Des légumes, poivrons, aubergines peuvent rejoindre l’asado, mais ce ne sera pas le met préféré des Argentins, même si on y fait cuire un œuf afin de ne pas manquer de protéines…
Le travail de l’asador
C’est la personne qui prépare l’asado. Son travail peut paraître simple, mais ce n’est pas le cas. Il faut préparer les morceaux, parfois les condimenter (modérément) et la cuisson est tout un art. Une fois que le bois ou le charbon de bois sont prêts, il faut régler la hauteur de la grille afin que la viande cuise doucement et longuement et de façon adaptée selon les pièces qui se trouvent aux différents endroits de la grille. Beaucoup d’Argentins aiment la viande bien cuite, les steaks tartares sont une idée qui n’est pas dans le vent ici. D’autres l’aiment à point et la bonne viande se coupe à la cuillère, voire avec le manche de la cuillère. Hors de l’Argentine, il est assez difficile de convaincre un boucher de découper la viande à l’Argentine, à moins de bien lui expliquer et d’acheter 40 kilos d’un coup. Il vous faudra donc aller en Argentine ou dans un restaurant argentin qui s’approvisionne bien souvent en bœuf de l’Aubrac (France). La coutume veut qu’on applaudisse l’asador qui a passé des heures à faire cuire amoureusement les animaux. L’Argentine n’est pas le paradis des végétariens, d’autant plus que les légumes sont souvent plus chers que la viande (même si en ce moment, c’est moins le cas). Il faut compter entre 4 et 10 $ le kilo, voire moins si vous achetez de grosses quantités, si vous payez en liquide, si vous avez la carte de telle ou telle banque… L’Argentine fourmille d’astuces pour payer un peu moins cher. Ne sortez pas l’American Express ici son slogan est plutôt « ne sortez pas avec elle » si vous ne voulez pas payer plus cher. En ce qui concerne les autres produits d’origine animale, le lait et les produits laitiers ne sont pas les grands favoris et le poisson coûte le même prix qu’en Europe et par conséquent est hors de prix pour la majorité des Argentins, sauf peut-être le merlu que l’on peut trouver à moins de 10 $ contre 30 ou 40 $ le saumon (d’élevage, congelé et à la chair très pâle et grasse). Bon, je me suis un peu échappé du domaine du tango, mais n’étant pas amateur de viande, il me fallait faire une forme de catharsis…
Hier, je vous ai proposé un titre « popurrí ». C’est-à-dire qu’il était constitué par l’assemblage de plusieurs tangos. Cet exercice est pratiqué par différents orchestres. Troilo en a fait plusieurs. Notre pot-pourri du jour s’appelle Selección de tangos de Julio de Caro, il est constitué de sept compositions de… Julio de Caro, bravo, vous avez deviné.
Voici les titres sur des partitions qui sont bien sûr toutes des compositions de Julio de Caro. Elles datent des années 20 du vingtième siècle.
Selección de tangos de Julio de Caro. Les couvertures des partitions des compositions de De Caro utilisé dans cette sélection.
Les pièces du puzzle
Voici toutes les pièces, dans l’ordre. Le tango du jour a été enregistré en 1949. Anibal Troilo avait donc comme modèles, les versions antérieures, mais n’oublions pas que ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’enregistrement que les orchestres ne jouaient pas leurs titres. Troilo peut très bien avoir entendu jouer Julio de Caro au moment où il assemblait le pot-pourri. Il avait donc des références qui ne nous sont plus accessibles.
Buen amigo 1925-05-12 – Orquesta Julio De CaroBuen amigo 1930-02-26 – Orquesta Julio De CaroBuen amigo 1942-09-16 – Orquesta Julio De Caro con Agustín VolpeBuen amigo 1950-12-18 – Orquesta Julio De Caro con Orlando Verri
Mala pinta
Mala pinta (Mala estampa) 1928-08-27 – Orquesta Julio De CaroMala pinta (Mala estampa) 1951-11-16 – Orquesta Julio De Caro
Guarda vieja
Guardia vieja 1926-10-06 – Orquesta Julio De CaroGuardia vieja 1943-09-07 – Orquesta Julio De CaroGuardia vieja 1949-11-18 – Orquesta Julio De Caro
Boedo 1928-11-16 – Orquesta Julio De CaroBoedo 1939-07-07 – Orquesta Julio De Caro con palabras de Héctor FarrelBoedo 1950-08-09 – Orquesta Julio De CaroBoedo 1952-09-17 – Orquesta Julio De Caro. J’aime beaucoup le début, mais par la suite, je trouve que ça fait un peu fouillis. Ce n’est pas pour la danse, alors je vous laisse au plaisir d’écouter ou d’écourter.
Tierra querida
Tierra querida 1927-09-12 – Orquesta Julio De CaroTierra querida 1936-12-15 – Quinteto Los Virtuosos
Francisco De Caro (piano), Pedro Maffia et Ciriaco Ortiz (bandonéon), Julio De Caro (violon à cornet), Elvino Vardaro (violon). Si Elvino Varado mérite l’épithète de virtuose, c’est un peu moins le cas pour Julio de Caro et son violon particulier (avec un cornet).
Tierra querida 1952-11-27 – Orquesta Julio De Caro
El monito 1925-07-23 — Orquesta Julio De Caro. On notera les parties sifflées.El monito 1928-07-19 — Julio De Caro y su Orquesta Típica.El monito 1939-05-23 — Orquesta Julio De Caro. Une version énergique.
On retrouve les sifflements et apparaît un dialogue « Raahhhh, Monito / Si / Quieres Café? / No / Por qué? ». C’est sans doute un souvenir du tango humoristique. On imagine que les clients devaient s’amuser lorsque l’orchestre évoquait le titre. Peut-être que l’idée vient d’un client imitant le singe et que cette scénette improvisée au départ s’est invitée dans la prestation de l’orchestre.
El monito 1949-09-29 — Orquesta Julio De Caro. Une dizaine d’années plus tard, De Caro nous offre une nouvelle version superbe. Les similitudes avec Pugliese sont encore plus marquées, notamment avec le tempo nettement plus lent et proche de celui de Pugliese. On retrouve toutefois le dialogue de la version de 1939, dans une version un plus large. “Ah, ah ah, Monito / Si / Quieres Café? / No / Por qué? / Quiero caramelo” (je veux un bonbon). Avec ces dialogues imitant la « voix » d’un singe, De Caro s’éloigne des paroles de Juan Carlos Marambio Catán en renouant avec le côté tango humoristique. Mais tous les orchestres se sont éloignés des paroles, du moins pour l’enregistrement, car toutes les versions disponibles aujourd’hui sont instrumentales (si on excepte Roberto Díaz). Ce qui est sûr est que cette version convient parfaitement à la danse, ce qui fait mentir ceux qui classe De Caro dans le définitivement indansable.
Mala junta 1927-09-13 – Orquesta Julio De CaroMala junta 1938-11-16 – Orquesta Julio De CaroMala junta 1949-10-10 – Orquesta Julio De Caro
Assembler le puzzle
Il y a des pots-pourris beaucoup plus simples à repérer que celui-ci. Troilo a fait œuvre de création avec des ponts (transition entre les différentes pièces du puzzle) relativement élaborés et en sélectionnant des parties pas forcément principales des œuvres citées. Vous devriez arriver à résoudre le puzzle en vérifiant les versions des titres que vous connaissez moins bien (De Caro ne passe quasiment jamais en milonga, mais ses compositions, si). Indice, parfois, c’est la partie chantée qui est utilisée. Parfois, c’est une version plus ancienne qu’il faut prendre comme référence et dans quelques cas, une version postérieure, ce qui confirme que Troilo connaissait l’état des interprétations de De Caro à l’époque, même si elles n’ont pas été enregistrées. Il se peut aussi que De Caro ait copié en reprenant les idées de Troilo. C’est le principe de l’émulation entre deux grands musiciens qui se respectaient. On peut le vérifier en constatant que Troilo a réalisé ces hommages à De Caro (les sélections) et que De Caro a composé « Aníbal Troilo » qu’il a d’ailleurs été le seul à enregistrer.
Aníbal Troilo 1949-09-29 – Orquesta Julio De Caro.
Autres versions
Anibal Troilo a réalisé plusieurs popurri (Selección). Une seule utilise les mêmes titres, la version de 1966. Vous allez pouvoir comparer les deux versions.
Selección de tangos de Julio de Caro 1949-07-22 – Orquesta Aníbal Troilo. C’est notre tango, ou notre paquet de tangos du jour.Selección de Julio de Caro 1966-12-06 – Orquesta Aníbal Troilo.
La connexion du monde du tango avec le théâtre, puis le cinéma a toujours été naturelle. Le tango du jour, Alma de bohemio est un parfait exemple de ce phénomène. Il a été créé pour le théâtre et a été repris à au moins deux reprises par le cinéma. Devenu le morceau de choix de notre chanteur du jour, il résonnera ensuite sur les grandes scènes où Alberto Podestá l’offrait à son public. Je suis sûr que certains versions vont vous étonner, et pas qu’un peu…
Extrait musical
Alma de bohemio. Roberto Firpo Letra:Juan Andrés Caruso. Partition et à droite réédition de 1966 de notre tango du jour sur un disque 33 tours.
À gauche, la partition dédicacée à l’acteur Florencio Parravicini qui jouait la pièce dont Alma de bohemio était le titre final. L’œuvre a été étrennée en 1914 au Teatro Argentino de Buenos Aires. On notera que la couverture de la partition porte la mention Tango de concierto. Les auteurs ont donc conçu ce tango comme une pièce à écouter, ce qui est logique, vu son usage. On notera que ce même tango a été réutilisé au cinéma à au moins deux reprises, en 1933 et en 1944, nous en parlerons plus bas. À droite, la réédition en disque microsillon de 1966 de notre tango du jour. Alma de bohemio est le premier titre de la face A et a donné son nom à l’album.
Alma de bohemio 1943-07-15 – Orquesta Pedro Laurenz con Alberto Podestá.
Paroles
Peregrino y soñador, cantar quiero mi fantasía y la loca poesía que hay en mi corazón, y lleno de amor y de alegría, volcaré mi canción.
Siempre sentí la dulce ilusión, de estar viviendo mi pasión.
Si es que vivo lo que sueño, yo sueño todo lo que canto, por eso mi encanto es el amor. Mi pobre alma de bohemio quiere acariciar y como una flor perfumar.
Y en mis noches de dolor, a hablar me voy con las estrellas y las cosas más bellas, despierto he de soñar, porque le confío a ellas toda mi sed de amar.
Siempre sentí la dulce ilusión, de estar viviendo mi pasión.
Yo busco en los ojos celestes y renegridas cabelleras, pasiones sinceras, dulce emoción. Y en mi triste vida errante llena de ilusión, quiero dar todo mi corazón.
Roberto Firpo Letra: Juan Andrés Caruso
Traduction libre
Pèlerin et rêveur, je veux chanter ma fantaisie et la folle poésie qui est dans mon cœur, et plein d’amour et de joie, je déverserai ma chanson. J’ai toujours ressenti la douce sensation de vivre ma passion. Si je vis ce dont je rêve, je rêve tout ce que je chante, c’est pourquoi mon charme c’est l’amour. Ma pauvre âme de bohème veut caresser et parfumer comme une fleur. Et dans mes nuits de douleur, je vais parler avec les étoiles et les choses les plus belles, il faut rêver éveillé, car je leur confie toute ma soif d’amour. J’ai toujours ressenti la douce sensation de vivre ma passion. Je recherche dans les yeux bleus (couleur du ciel et du drapeau argentin) et les chevelures noir obscur des passions sincères, une douce émotion. Et dans ma triste vie errante et pleine d’illusions, je veux donner tout mon cœur.
Autres versions
Alma de bohemio 1914 – Orquesta Argentina Roberto Firpo.
Le tango, tel qu’il était joué dans la pièce originale, par Firpo, c’est-à-dire sans parole. Ces dernières n’ont été écrites par Caruso qu’une dizaine d’années plus tard.
Alma de bohemio 1925-12-16 – Orquesta Julio De Caro.
Là où il y a de la recherche d’originalité, De Caro s’y intéresse.
Alma de bohemio 1925 – Ignacio Corsini.
La plus ancienne version chantée avec les paroles de Caruso. Il est assez logique que Corsini soit le premier à l’avoir chanté, car il était à la fois proche de Firpo avec qui il a enregistré Patotero sentimental en 1922 et de Caruso dont il a enregistré de nombreux titres. Il était donc à la croisée des chemins pour enregistrer le premier.
Séance d’enregistrement d’Ignacio Corsini (debout) avec, de gauche à droite, ses guitaristes Rosendo Pesoa, Enrique Maciel et Armando Pagés. La photo date probablement des années 30, elle est donc moins ancienne que l’enregistrement présenté.Alma de bohemio 1927-04-26 – Orquesta Osvaldo Fresedo.
Une belle version instrumentale, relativement étonnante pour l’époque.
Une version typique de Canaro. On verra qu’il l’enregistrera à d’autres reprises.
Alma de bohemio 1927-07-26 – Orquesta Roberto Firpo.
Treize ans plus tard, Roberto Firpo redonne vie à son titre, toujours de façon instrumentale.
Alma de bohemio 1929-05-18 – Orquesta Típica Victor.
Deux ans plus tard, la Típica Victor, dirigée par Adolfo Carabelli donne sa propre version également instrumentale.
Alma de bohemio 1929-09-19 – Ada Falcón con acomp. de Francisco Canaro.
Ada Falcón avec sa voix d’une grande pureté en donne une version magnifique accompagnée par son cher Canaro. On notera les notes tenues, un temps impressionnant, plus que ce qu’en avait donné Corsini. Disons que Falcón lancera la course à la note tenue le plus longtemps possible.
Le succès de Corsini avec les paroles de Caruso va permettre au titre de retourner dans le spectacle avec le premier film parlant argentin, Tango réalisé par Luis MogliaBarth et sorti en 1933.
1933 Tango – Alma de Bohemio par Alberto Gómez dans le film de Luis Moglia Barth, Tango sorti le 27 avril 1933.
Alberto Gómez suivra donc également les traces de Falcón avec de belles notes tenues.
Alma de bohemio 1930-09-05 – Orquesta Francisco Canaro.
Francisco Canaro reste sur la voie du tango de concierto avec une version très étonnante et qui fait l’impasse sur les notes très longuement tenues. Je pense qu’il faut associer cette interprétation aux recherches de Canaro en direction du tango fantasia ou symphonique. Pour moi, il n’est pas question de proposer cela à des danseurs, mais je trouve cette œuvre captivante et je suis content de vous la faire découvrir (enfin, à ceux qui ne connaissaient pas).
Alma de bohemio 1935-01-23 – Trío Ciriaco Ortiz.
Le Trío Ciriaco Ortiz offre lui aussi une version très sophistiquée et surprenante de l’œuvre. C’est bien sûr plus léger que ce qu’a fait Canaro cinq ans plus tôt, mais c’est un trio, pas une grosse machine comme celle de Canaro.
Alma de bohemio 1939-03-24 – Orquesta Rodolfo Biagi con Teófilo Ibáñez.
On peut au moins apporter au crédit de Biagi qu’il a essayé de faire la première version de danse. Cette version est à l’opposé de tout ce qu’on a entendu. Le rythme soutenu et martelé est presque caricatural. J’ai du mal à considérer cela comme joli et même si c’est éventuellement dansable, ce n’est pas la version que je passerais en milonga.
Alma de bohemio 1943-07-15 – Orquesta Pedro Laurenz con Alberto Podestá. C’est notre tango du jour.
Avec cette version mise au point par Pedro Laurenz, un immense chef d’orchestre ayant trop peu enregistré à mon goût, on a une bonne synthèse d’une version pour la danse et à écouter. Alberto Podestá gagne clairement le concours de la note tenue la plus longue. Il surpasse Falcón, Gómez et en 1949, Castillo ne fera pas mieux…
Alma de bohemio 1946-11-13 – Orquesta Francini-Pontier con Alberto Podestá.
Alberto Podestá s’attaque à son record de la note tenue la plus longue et je crois qu’il l’a battu avec cette version. Cela constitue une alternative avec la version de Laurenz.
Alma de bohemio 1947-04-02 – Orquesta Ricardo Tanturi con Osvaldo Ribó.
Alma de bohemio 1947-04-02 – Orquesta Ricardo Tanturi con Osvaldo Ribó. Avec cet enregistrement, Osvaldo Ribó prouve qu’il ne manque pas d’air, lui non plus…
Alma de bohemio 1947-05-21 – Roberto Firpo y su Nuevo Cuarteto.
Tiens, une version instrumentale. Firpo tenterait-il de tempérer les ardeurs des chanteurs gonflés ?
Alma de bohemio 1947-06-10 – Orquesta Ángel D’Agostino con Tino García.
La tentative de Firpo ne semble pas avoir réussi, Tino García explose les compteurs avec cette version servie par le tempo modéré de D’Agostino.
Voici Alberto Castillo, pour la seconde version cinématographique de Alma de Bohemio, dans un film qui porte le nom de ce tango.
Alberto Castillo chante Alma de bohemio (dans la seconde partie de cet extrait) dans le film réalisé par Julio Saraceni à partir d’un scénario de Rodolfo Sciammarella et Carlos A. Petit. Le film est sorti le 24 août 1949. L’orchestre est dirigé par Eduardo Rovira ou Ángel Condercuri… L’enregistrement a été réalisé le 6 mai 1949. Castillo ne dépasse pas Podestá dans le concours de la note tenue la plus longue, mais il se débrouille bien dans cet exercice.
Fidel Pintos (à gauche) et Alberto Castillo dans le film de Julio Saraceni Alma de bohemio (1949).Alma de bohemio 1951-07-17 – Juan Cambareri y su Cuarteto Típico con Alberto Casares.
Alberto Casares fait durer de façon modérée les notes, l’originalité principale de cette version est l’orchestration délirante de Cambareri, avec ses traits virtuoses et d’autres éléments qui donnent le sourire, à l’écoute, pour la danse, cela reste à prouver… Signalons qu’une version avec le chanteur Hector Berardi circule. Berardi a en effet remplacé Casares à partir de 1955, mais cette version est un faux. C’est celle de Casares dont on a supprimé les premières notes de l’introduction. Les éditeurs ne reculent devant aucune manœuvre pour vendre deux fois la même chose…
Alma de bohemio 1958-12-10 – Orquesta Osvaldo Pugliese.
Une version bien différente et qui marque la maîtrise créative de Pugliese. Souvenons-nous tout de même que d’autres orchestres, y compris Canaro s’étaient orientés vers des versions sophistiquées.
Alma de bohemio 1958 – Argentino Galván.
La version la plus courte (37 secondes), extraite du disque de Argentino Galván que je vous ai déjà présenté Historia de la orquesta tipica.
Alma de bohemio 1959-04-29 – Quinteto Pirincho dir. Francisco Canaro.
À la tête de son Quinteto Pirincho, Francisco Canaro, donne une nouvelle version de l’œuvre. Rien qu’avec ses versions on croise une grande diversité d’interprétations. De la version de 1927, canyengue, l’émouvante version avec Ada Falcón, celle de 1930, étonnamment moderne et finalement celle-ci, légère et relativement dansante. Il y a du choix chez Monsieur Canaro.
Alma de bohemio 1965-12-10 – Orquesta Aníbal Troilo con Nelly Vázquez.
Nelly Vázquez prouve que les femmes ont aussi du coffre. L’orchestre d’Aníbal Troilo est ici au service de la chanteuse, il ne propose pas une version révolutionnaire qui aurait nuit à l’écoute de Nelly Vázquez. Cette intégration fait que c’est une version superbe, à écouter les yeux fermés.
Alma de bohemio 1967 – Astor Piazzolla y su Orquesta.
Piazzolla propose sans doute la version la plus étonnante. Le chœur de voix féminines sera sans doute une surprise pour beaucoup. L’atmosphère inquiète avec les grands coups de cordes tranchants, moins, car ils font partie du vocabulaire usuel d’Astor. Le thème original est transfiguré, la plupart du temps difficile à retrouver, mais ce n’est pas un problème, car il n’a servi que de prétexte à Piazzolla pour illuminer les nouvelles voies qu’il ouvrait dans le tango.
Il y a bien d’autres enregistrements, mais aucun ne me semblait pourvoir lutter contre cette version de Piazzolla, aucun, peut-être pas, et je vous propose de revenir à notre concours de la note tenue la plus longue et je pense que c’est un chanteur d’Opéra, un des plus grands chanteurs d’opéra du vingtième siècle, Plácido Domingo qui nous l’offre. Écoutez comme, tranquillement, il explose tous les compteurs avec une facilité apparente incroyable.
Alma de bohemio 1981 — Plácido Domingo — dir. y arr. Roberto Pansera.
Impressionnant, non ?
Vous en redemandez, alors, je vous propose une version un peu plus tardive (1987) où, en plus, il joue l’accompagnement au piano. Il définitivement meilleur chanteur que pianiste, mais quel artiste.
Alma de Bohemio 1987 — Plácido Domingo (piano) — Avery Fisher Hall (New York)
Osmar Maderna (Osmar Héctor Maderna) Letra: Luis Rubistein
Curieusement, Osmar Maderna ne semble pas avoir enregistré ce titre qu’il a composé. Pourtant, dans la version de Caló, on reconnaît bien son orchestration. Si on creuse un peu la question, on se rend compte qu’il l’a enregistré, comme pianiste de Miguel Caló et entouré des musiciens exceptionnels de cet orchestre. Il était difficile de faire mieux pour mettre en musique un de plus beaux poèmes d’amour du tango.
Les musiciens de Miguel Caló
Piano : Osmar Maderna. Son style délicat et simple cadre parfaitement avec la merveilleuse déclaration d’amour que constitue ce tango. Le bon homme à la bonne place, d’autant plus qu’il est l’auteur de la musique… Bandonéons : Domingo Federico, Armando Pontier, José Cambareri (le mage du bandonéon et sa virtuosité époustouflante) et Felipe Ricciardi. Violons : Enrique Francini, Aquiles Aguilar, Ariol Ghesaghi et Angel Bodas. Contrebasse : Ariel Pedernera, dont nous avons entendu la version mutilée de 9 de Julio hier…
Extrait musical
En tus ojos de cielo 1944-07-10 – Orquesta Miguel Caló con Raúl BerónDisque Odeon 8390 Face A San souci – Partition de En tus ojos de cielo – Face B En tus ojos de cielo.
Face A du disque San souci
Comme il n’y a pas d’autres enregistrements de notre tango du jour, je vous propose la face A du disque où a été gravé En tus ojos de cielo. Il s’agit de San souci de Enrique Delfino. Ce titre a été enregistré trois jours plus tôt, le vendredi 7 juillet 1944.
Sans souci 1944-07-07 – Orquesta Miguel Caló (Enrique Delfino).
Pour ceux qui aiment faire des tandas mixtes, il est envisageable de passer les deux faces du disque dans la même tanda. En effet, dans une milonga courte (5 heures), on passe rarement deux tandas de Calo. Pour éviter d’avoir à choisir entre instrumental et chanté, on peut commencer par deux titres chantés, puis terminer par deux titres instrumentaux. Les titres instrumentaux sont souvent un peu plus toniques ce qui justifie de les placer à la fin. Par ailleurs, ils sont aussi un peu plus intéressants pour la danse avec certains orchestres, car l’orchestre est plus libre, n’étant pas au service du chanteur. Bien sûr, ce n’est pas une règle et chaque association doit se faire en fonction du moment et des danseurs. On peut même envisager une tanda instrumentale tonique qui termine de façon plus romantique, par exemple en fin de milonga.
Paroles
Je trouve que c’est un magnifique poème d’amour. Luis Rubistein a fait ici une œuvre splendide.
Como una piedra tirada en el camino, era mi vida, sin ternuras y sin fe, pero una noche Dios te trajo a mi destino y entonces con tu embrujo me desperté… Eras un sueño de estrellas y luceros, eras un ángel con perfume celestial. Ahora sólo soy feliz porque te quiero y en tus ojos olvidé mi viejo mal…
En tus ojos de cielo, sueño un mundo mejor. En tus ojos de cielo que son mi desvelo, mi pena y mi amor. En tus ojos de cielo, azulada canción, tengo mi alma perdida, pupilas dormidas en mi corazón…
Vos dijiste que, al fin, la vida es buena cuando un cariño nos embruja el corazón, con tu ternura, luz de sombra para mi pena, mi sombra ya no es sombra porque es canción… Sólo me resta decir ¡bendita seas!, alma de mi alma, esperanza y realidad. Ya nunca ha de arrancarme de tus brazos, porque en ellos hay amor, luz y verdad…
Osmar Maderna (Osmar Héctor Maderna) Letra: Luis Rubistein
Traduction libre
Comme une pierre jetée sur le chemin était ma vie, sans tendresse et sans foi, mais une nuit Dieu t’a conduite à mon destin et depuis avec ton sortilège je me suis réveillé… Tu étais un rêve d’étoiles et d’astres (lucero peut parler de Vénus et des astres plus brillants que la moyenne), tu étais un ange au parfum céleste. Maintenant seulement, je suis heureux parce que je t’aime et que dans tes yeux j’ai oublié mon ancien mal… Dans tes yeux de ciel, je rêve d’un monde meilleur. Dans tes yeux de ciel, qui sont mes insomnies, ma peine et mon amour. Dans tes yeux de ciel, une chanson bleue, j’ai mon âme perdue, des pupilles endormies dans mon cœur… Tu as dit que, finalement, la vie est bonne quand l’affection envoûte nos cœurs, avec ta tendresse, lumière d’ombre pour mon chagrin, mon ombre désormais n’est plus une ombre, car c’est une chanson… Il ne me reste plus qu’à dire « que tu sois bénie ! », âme de mon âme, espérance et réalité. Maintenant, rien ne m’arrachera jamais de tes bras, parce qu’en eux il y a l’amour, la lumière et la vérité…
Dans ses yeux
Les yeux bleus
Les yeux des femmes sont un sujet de choix pour les tangos. Ici, ils sont le paradis pour l’homme qui s’y abîme. On retrouve le même thème chez Francisco Bohigas dans El cielo en tus ojos
El cielo en tus ojos yo vi amada mía, y desde ese día en tu amor confié, el cielo en tus ojos me habló de alegrías, me habló de ternuras me dió valentías, el cielo en tus ojos rehizo mi ser.
Francisco Bohigas, El cielo en tus ojos
El cielo en tus ojos 1941-10-03 – Orquesta Carlos Di Sarli con Roberto Rufino.
Le ciel dans tes yeux, je l’ai vu ma bien-aimée, et à partir de ce jour-là j’ai fait confiance en ton amour, le ciel dans tes yeux m’a parlé de joie, il m’a parlé de tendresse, il m’a donné du courage, le ciel dans tes yeux a refait mon être.
Pour d’autres, comme Homero Expósito, les yeux fussent-il couleur de ciel, ne suffisent pas à le retenir auprès de la femme :
Eran sus ojos de cielo el ancla más linda que ataba mis sueños; era mi amor, pero un día se fue de mis cosas y entró a ser recuerdo.
Qué me van a hablar de amor – Homero Expósito
Qué me van a hablar de amor 1946-07-11 – Orquesta Aníbal Troilo con Floreal Ruiz
Ses yeux de ciel étaient l’ancre la plus belle qui liait mes rêves ; elle était mon amour, mais un jour, elle s’en fut de mes affaires et est devenue un souvenir.
Les autres couleurs d’yeux et en particulier les noirs
Je n’ai évoqué que très brièvement, les yeux bleus, couleur apportée par les colons européens, notamment Italiens, Français et d’Europe de l’Est, mais il y a des textes sur toutes les couleurs, même si les yeux noirs sont sans doute majoritaires…
Tus ojos de trigo (blé) dans Tu casa ya no está de Virgilio et son frère Homero Expósito, valse enregistrée par Osvaldo Pugliese avec Roberto Chanel en 1944.
Ojos verdes (tango par Juan Canaro) et vals par Humberto Canaro Letra: Alfredo Defilpo (superbe dans son interprétation par Francisco Canaro et Francisco Amor, ainsi qu’une autre valse par Manuel López, Quiroga Miquel Letra: Salvador Federico Valverde; Rafael de León; Arias de Saavedra.
Tus ojos de azúcar quemada (sucre brûlé) de Pedacito de Cielo de Homero Expósito, valse enregistrée par divers orchestres dont Troilo avec Fiorentino en 1942. Et la longue liste des yeux noirs, rien que dans le titre…
Dos ojos negros de Raúl Joaquín de los Hoyos Letra: Diego Arzeno Ojos negros d’après un air russe repris par Vicente Greco et des paroles de José Arolas (frère aîné de Eduardo) et d’autres de Pedro Numa Córdoba, mais aussi par Rosita Montemar (musique et paroles)
Ojos negros que fascinan de Manuel Salina Letra: Florián Rey.
Muchachita de ojos negro de Tito Insausti
Por unos ojos negros de José Dames Letra: Horacio Sanguinetti.
Tus ojos negros (valse) de Osvaldo Adriani (parolier inconnu)
Yo vendo unos ojos negros de Pablo Ara Lucena très connu dans l’interprétation de Mercedes Simone con Juan Carlos Cambon y Su Orquesta mais qui est tiré d’une tonada chilena (chanson chilienne) dont une belle version a été enregistrée par Moreyra – Canale y su Conjunto Criollo avec des arrangements de Félix Villa.
Et un petit coup d’œil aux origines du tango
Ces histoires d’yeux m’ont fait penser à l’œil noir de Carmen, la reine de la habanera de Georges Bizet (Un œil noir te regarde…). Mais non, je ne me suis pas perdu loin du tango. Bizet a écrit Carmen pour flatter la femme de Napoléon III d’origine espagnole (Eugenia de Montijo, Guzman). Dans son opéra, il y a une célèbre habanera (Près des remparts de Séville), rythme qui est fréquent dans les anciens tangos, les milongas et la musique de Piazzolla, car ne l’oublions pas, le premier tango est d’origine espagnole.
Georges Bizet – Carmen : « L’amour est un oiseau rebelle » sur un rythme de habanera. 2010 – Elina Garanca – Metropolitan Opera de New York Direction, Yannick Nézet-Séguin.
Le tango est en effet né dans les théâtres et pas dans les bordels et son inspiration est andalouse. La zarzuela (sorte d’opéra du sud de l’Espagne mêlant chant, jeu d’acteur et danse) comportait différents rythmes dont la séguedille (que l’on retrouve dans Carmen dans Près des remparts de Séville) et la habanera. Les musiciens, qu’ils soient français ou espagnols, connaissaient donc ces musiques. En 1857 pour le spectacle (une sorte de zarzuela) El gaucho de Buenos Aires O todos rabian por casarse de Estanislao del Campo, Santiago Ramos, un musicien espagnol a écrit Tomá mate, che. Nous n’avons évidemment pas d’enregistrement de l’époque, mais il y en a deux de 1951 qui reprennent la musique avec des adaptations et un titre légèrement différent. Je vous les propose :
Tomá mate, tomá mate 1951-05-18 – Orquesta Francisco Canaro con Alberto Arenas.Tomá mate, tomá mate 1951-10-15 – Lorenzo Barbero y su orquesta de la argentinidad con Rodolfo Florio y Carlos del Monte.
Évidemment, presque un siècle après l’écriture, il est certain que les arrangements de Canaro ont modifié la composition originale, mais je suis content de vous avoir présenté le tango au berceau.
D’autres candidats comme Bartolo tenía una fluta, dont on n’a, semble-t-il, pas de trace, mais qui est évoqué dans un certain nombre de titres comme Bartolo toca la flauta (ranchera) Che Bartolo (tango) ou La flauta de Bartolo (milonga) l’ont suivi. Je citerai également El queco (bordel en lunfardo d’origine quechua) de la pianiste andalouse Heloise de Silva et dont le titre originel était Kico (diminutif de Francisco. Le clarinettiste Lino Galeano l’a adapté à l’air du temps en changeant Kico pour Queco, avec des paroles vulgaires. Le titre originel invitait Kico à danser, le nouveau texte est bien moins élégant, l’invitation n’est pas à danser. On arrive donc au bordel, mais on est en 1874. Quoi qu’il en soit, Queco a obtenu du succès et fut l’un des tout premiers tangos à être largement diffusé et qui confirme les origines andalouses du tango. Je n’oublie pas l’origine « candombéenne », on reparlera un jour de El Negro Schicoba composé en 1866 par José María Palazuelos et interprété pour la première fois par Germán Mackay avec ses paroles le 24 mai 1867.
Hugo Gutiérrez et Homero Manzi ont réalisé avec ce tango le difficile exercice de parler de la mort avec une émotion rarement atteinte dans le tango, sans être oppressants. La version de D’Arienzo et Echagüe qui est notre tango du jour est peut-être une des moins réussies, mais je tenais à mettre en avant ce titre qui a à son service quelques-unes de plus belles interprétations du répertoire, de plus avec une grande variété. Entrons dans cette pensée triste qui se danse.
Extrait musical
Después 1944-07-07 – Orquesta Juan D’Arienzo con Alberto EchagüeÀ gauche, couverture de partition Casa Amarilla avec un chanteur, Jorge Novoa, oublié ? Partition Julio Korn de Después avec en couverture Anibal Troilo.
Paroles
Después … La luna en sangre y tu emoción, y el anticipo del final en un oscuro nubarrón. Luego … irremediablemente, tus ojos tan ausentes llorando sin dolor. Y después… La noche enorme en el cristal, y tu fatiga de vivir y mi deseo de luchar. Luego… tu piel como de nieve, y en una ausencia leve tu pálido final.
Todo retorna del recuerdo: tu pena y tu silencio, tu angustia y tu misterio. Todo se abisma en el pasado: tu nombre repetido… tu duda y tu cansancio. Sombra más fuerte que la muerte, grito perdido en el olvido, paso que vuelve del fracaso canción hecha pedazos que aún es canción.
Después … vendrá el olvido o no vendrá y mentiré para reír y mentiré para llorar. Torpe fantasma del pasado bailando en el tinglado tal vez para olvidar. Y después, en el silencio de tu voz, se hará un dolor de soledad y gritaré para vivir… como si huyera del recuerdo en arrepentimiento para poder morir.
Hugo Gutiérrez Letra: Homero Manzi
Traduction libre
Après… La lune en sang et ton émotion, et l’anticipation de la fin dans un nuage sombre. Plus tard… irrémédiablement, tes yeux si absents pleurant sans douleur. Et après… L’immense nuit dans le verre, et ta fatigue de vivre et mon envie de me battre. Plus tard… ta peau comme de la neige, et une absence légère, ta pâleur finale. Tout me revient de mémoire : ton chagrin et ton silence, ton angoisse et ton mystère. Tout s’abîme dans le passé : ton nom répété… ton doute et ta fatigue. Une ombre plus forte que la mort, un cri perdu dans l’oubli, un pas qui revient de l’échec, une chanson en miettes qui est encore une chanson. Après… L’oubli viendra ou il ne viendra pas et je mentirai pour rire Et je mentirai pour pleurer. Un fantôme maladroit du passé dansant dans le hangar (tinglado a plusieurs sens, allant d’abri, auvent, plus ou moins sommaire à hangar), peut-être pour oublier. Et puis, dans le silence de ta voix, il y aura une douleur de solitude et je crierai pour vivre… Comme si je fuyais le souvenir en repentirs pour pouvoir mourir.
Autres versions
Después 1943-1944 – Nelly Omar accomp. Guitare de José Canet.
Je commence par cet enregistrement, car Manzi a écrit Después pour elle. Il est daté de 1944, mais curieusement, il est très rarement indiqué, y compris dans des sites généralement assez complets comme tango-dj.at ou El Recodo. Je l’indique comme étant de 1943-1944, mais sans garantie réelle qu’il soit antérieur à celui de Miguel Caló qui est du tout début de 1944. La voix merveilleusement chaude de Nilda Elvira Vattuone alias Nelly Omar accompagnée par la guitare de José Canet nous propose une version fantastique, mais bien sûr à écouter et pas à danser.
Después 1944-01-10 Orquesta Miguel Caló con Raúl Iriarte.
Dès les premières notes, l’ambiance est impressionnante. On pourrait penser à un film de suspens. La magnifique voix de Iriarte, plus rare que celle de Berón, convient parfaitement au titre. Si vous n’aimez pas avoir des frissons et les poils qui se dressent, évitez cette version proposée par Miguel Caló et Raúl Iriarte très émouvante.
Después 1944-03-03 – Orquesta Aníbal Troilo con Alberto Marino.
Avec Troilo, on reste avec une très belle version musicale. Le grondement des bandonéons me semble moins émouvant. Il y a une recherche de joliesse dans ce titre qui me semble aller un peu au détriment de la danse. Ce ne sera donc pas ma version préférée pour la milonga.
Después 1944-03-15 – Libertad Lamarque con orquesta dirigida por Mario Maurano.
Después 1944-03-15 – Libertad Lamarque con orquesta dirigida por Mario Maurano. La voix de Libertad Lamarque est très différente de celle de Nelly Omar, mais tout aussi captivante. Elle bénéficie en plus d’un orchestre dirigé par Mario Maurano dont le piano ressort avec beaucoup de justesse (je précise que je parle de la finesse, de la justesse de l’expression, de l’arrangement et pas du fait que le piano soit bien accordé. Celui que je vise saura que je parle de lui…).
Después 1944-07-07 – Orquesta Juan D’Arienzo con Alberto Echagüe. C’est notre tango du jour.
Después 1944-07-07 – Orquesta Juan D’Arienzo con Alberto Echagüe. C’est notre tango du jour. Comme toujours, la version de D’Arienzo est bien marchante et dansante. C’est la cinquième version de l’année 1944, une année qui nous apporte une incroyable diversité pour ce titre. Pour une œuvre de D’Arienzo, on peut la trouver un peu bavarde. Echagüe, met beaucoup de pression. Le résultat est dansable, mais il me semble que d’autres titres interprétés par D’Arienzo le remplaceront avantageusement dans une tanda de D’Arienzo et Echagüe, notamment ceux de la première période. Después est le premier titre enregistré par cette composition après cinq années sans enregistrement et il me semble que cette association mettra un peu de temps avant de retrouver une harmonie, l’année 1944 n’est pas la meilleure.
Después 1951-03-22 – L’orchestre Argentin Manuel Pizarro.
Después 1951-03-22 – L’orchestre Argentin Manuel Pizarro. Arrivé en France en 1920 et s’en étant absenté de 1941 à 1950, Manuel Pizarro y revient et recommence à enregistrer. Son Después fait partie de ces enregistrements français qui prouvent que la distance entre les deux mondes n’est pas si grande. Notons que c’est une des rares versions purement instrumentales.
Después 1974-05-03 – Orquesta Aníbal Troilo con Rubén Juárez (Programa En Homenaje a Homero Manzi – Conducción Antonio Carrizo).
Cette version a été enregistrée lors d’une émission en public en hommage à Homero Manzi décédé exactement 23 ans plus tôt. Il me semble que cette version Troilo– Juárez est plus aboutie que celle de 1944. On aurait aimé l’avoir dans une belle qualité sonore.
Después 1974 – Rubén Juárez Accomp. Armando Pontier.
Le même Rubén Juárez avec l’orchestre du bandonéoniste Armando Pontier. La prise de son est meilleure que dans l’enregistrement précédent et elle met donc plus en valeur la voix de Rubén Juárez. On notera qu’il est, tout comme Armando Pontier, également bandonéoniste. Cependant, dans cette version, il se « contente » de chanter.
Después 1977-05-13 – Roberto Goyeneche con la Orquesta Típica Porteña dirigida por Raúl Garello.
Le bandonéon de Raúl Garello annonce la couleur et l’émotion qui va se dégager de cette version. El Polaco (Roberto Goyeneche) donne une version extrêmement émouvante et l’orchestre l’accompagne parfaitement dans les ondulations de la musique. Cette version fait ressortir toute la poésie de Manzi qui fut un grand poète qui décida de consacrer sa vie à l’art populaire et national du tango plutôt que de rechercher les honneurs qui aurait pu s’attacher à la carrière de poète qu’il aurait méritée.
Je vous propose d’arrêter avec ce titre très émouvant et donc de passer sous silence les versions de Pugliese avec Abel Córdoba qui sortent, à mon avis, du champ du tango pour entrer dans autre chose, sans doute une forme de musique classique moderne, mais sans l’émotion que suscite généralement le tango.
Avant de recevoir des coups de bâtons sur la tête pour avoir osé écrire cela, je vous dis au revoir et à demain, les amis.
Ricardo González Alfiletegaray Letra: Antonio Polito (A. Timarni)
Les femmes de Rosario ont la réputation d’être jolies. Plusieurs tangos vont dans ce sens, mais les Rosarinas ne sont pas les seules dont la beauté est vantée. Dans le cas présent, Ricardo González a composé son titre en pensant à une personne en particulier, une femme de Rosario, bien sûr. Je vous donnerai son nom en fin d’article.
Ricardo González était bandonéoniste et il fut le professeur du Tigre du bandonéon, Eduardo Arolas.
Je n’ai pas trouvé d’enregistrement chanté de ce tango, mais il existe bien des paroles associées et qui sont parfaitement en accord avec le thème. Alors, les voici.
Mujeres de tradición Nacidas en la Argentina, Ninguna de corazón Como era ‘la rosarina’. La barra, feliz con su amor No supo nunca de sinsabores, Fue siempre gentil y brindó Ternura suave, como una flor.
Cuando iba a los bailongos Se destacaba por su pinta, En el tango demostró, ser sin rival Nadie la pudo igualar. Rosarina de mi vida Dulce recuerdo vos dejaste, Es por eso que jamás Te olvidarán, hasta morir.
Negrito Querés café. No, mama Que me hace mal. Entonces Lo qué querés Careta pa’ carnaval…
Ricardo González Alfiletegaray Letra : Antonio Polito (A. Timarni)
Traduction libre et indications
Des femmes de tradition nées en Argentine, aucune n’est de cœur comme l’était « la Rosarina». La bande, heureuse de son amour, n’a jamais connu les ennuis, elle était toujours gentille et offrait une tendresse douce, comme une fleur. Quand elle allait au bal, elle se distinguait par son allure, dans le tango, elle démontrait être sans rivale, personne ne pouvait l’égaler. Rosarina de ma vie, tu as laissé de doux souvenirs, c’est pour cela qu’ils ne t’oublieront jamais, jusqu’à la mort.
Negrito, veux-tu du café ? Non, maman, ça me fait mal. Alors, que veux-tu ? Un masque pour carnaval…
Le texte qui n’est pas en gras est assez étrange. Il rappelle certaines apostrophes que lançaient les orchestres, voire les clients de la salle. On se souvient d’avoir évoqué cela au sujet de El Monito avec un dialogue semblable dans les versions de Julio De Caro. Negrito, petit noir, n’est pas forcément l’expression d’un racisme, le terme s’adressant à des personnes mates de peau, pas nécessairement à des personnes noires. On connaît Mercedes Sossa qui était surnommée La Negra. Quand au masque de Carnaval, c’est encore une occasion d’évoquer comment les carnavals rythmaient la carrière des musiciens. Ce texte additionnel semble assez curieux pour un tango dédié à une femme.
Autres versions
Le tango aurait été écrit en 1912 et le premier enregistrement serait de 1915, mais il semble introuvable. Je signale donc que Félix Camerano l’aurait enregistré en 1915 avec son orchestre. Ce n’est pas du tout impossible, vu qu’il était ami avec l’auteur de la musique depuis 1898, époque où il faisait avec lui un duo guitare et bandonéon. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas ce disque dans mon grenier.
La rosarina 1928-12-15 — Alberto Diana Lavalle.
La rosarina 1928-12-15 — Alberto Diana Lavalle. Alberto Diana Lavalle, nous donne une version à la guitare, sans chanson. En fait, je n’ai pas trouvé d’enregistrement avec les paroles de Antonio Polito. Peut-être que cette chanson était interprétée sous cette forme lors de sa création.
Plaque en hommage à Alberto Diana Lavalle offerte par les « Martes Bohemios » un an après la mort de Lavalle. La plaque est donc au cimetière de Chacarita. C’est une réalisation du sculpteur Orlando Stagnaro, qui est le frère du musicien et poète Santiago Stagnaro.La rosarina 1929-11-20 — Orquesta Típica Victor. Dir. Adolfo Carabelli.
C’est la première version orchestrale dont on a une trace sonore.
La rosarina 1936-12-19 — Roberto Firpo y su Cuarteto Típico. Roberto Firpo enregistrera trois fois le titre, dans des versions somme toute assez proches. Était-ce un intérêt pour le thème ou pour la dame ? Je n’en sais rien… Cette version est assez rapide et tonique, peut-être un peu brouillonne.
La rosarina 1937-07-02 — Orquesta Juan D’Arienzo. C’est notre tango du jour.
Les petits silences et les ornementations de Biagi sont bien présents dans ce titre typique de cette époque de D’Arienzo. La musique est assez joueuse, voire un peu sautillante. Bien dansable, avec quelques petites surprises et un joli contraste entre les lignes ondulantes des violons et le reste de l’orchestre plus percusif.
La rosarina 1943-12-30 — Quinteto Pirincho dir. Francisco Canaro.
Pour une fois, Canaro n’arrive pas rapidement sur le titre. Canaro était pourtant proche de Ricardo González, puisque ce dernier lui avait dédicacé son premier tango El fulero et qu’il avait travaillé comme bandonéoniste dans son orchestre en France. Il donne cet enregistrement avec son quintette. Après la version de D’Arienzo, cela peut sembler un peu trop calme. Il y a cependant de beaux traits musicaux, mais peut-être que les danseurs peuvent se dispenser de cette interprétation.
La rosarina 1944-03-31 — Roberto Firpo y su Nuevo Cuarteto.
Le retour de Firpo sur ce titre. Huit ans plus tard, il y a beaucoup de similitudes entre les versions. Le rythme est très légèrement plus lent. L’orchestre est un peu mieux synchronisé, ce qui facilitera la tâche des danseurs qui devront gérer ce titre qui hésite entre la milonga et le tango, mais qui a pour lui d’être joueur.
La rosarina 1949-10-21 — Roberto Firpo y su Nuevo Cuarteto.
Encore Firpo, cinq ans plus tard. Cette version diffère des premières par un tempo beaucoup plus lent. La dédicataire s’est peut-être assagie avec l’âge. Le tango de Firpo, c’est certain.
La rosarina 1975-01-06 — Miguel Villasboas, Washington Quintas Moreno.
Une version sympathique à deux pianos. Villasboas hésite aussi souvent entre les rythmes de milonga et de tango. Disons que cette version est pour le concert, mais qu’elle est sympathique à écouter.
Miguel Villasboas et Wishington Quintas Moreno ont produit plusieurs disques. Le titre que vous écoutez vient de celui de gauche, mais sur celui de droite « Antologia », on peut voir les deux pianistes à l’oeuvre.La Rosarina 1980c — Miguel Villasboas y su Orquesta Típica.
Comme Firpo, Villasboas retourne au titre, cette fois avec son orchestre. Le tempo est un plus lent que dans la version à deux pianos. Les similitudes avec Firpo sont toujours marquées. Ce ne sera sans doute pas le titre le plus apprécié de la milonga, mais une fois de temps en temps, avec des danseurs moyennement portés sur la milonga, cela peut faire l’affaire.
Mais qui était La rosarina ?
Il est assez facile de découvrir que la dédicataire, ou pour le moins l’inspiratrice s’appelait Zulema Díaz. Venue voir sa sœur, selon les versions dans un spectacle à Acayucho (environ 300 km de Buenos Aires), dans un club nommé Alegria, par suite d’une soi-disant erreur d’un cocher. Quoi qu’il en soit, elle est tombée sous le regard de Ricardo González qui dirigeait le spectacle et qui a décidé de lui écrire un tango. Selon le journaliste Julián Porteño, cela se serait passé en 1912. Porteño indique que la femme était très belle et qu’en plus elle dansait, ce qui fait que Ricardo González (surnommé Mochila) l’a intégrée à la revue où elle était arrivée, par erreur, ou pour voir sa sœur.
Ce qu’on ne vous dit pas, c’est que sa sœur, la danseuse de la revue menée par González s’appelait María E. Díaz et que les deux sœurs devaient être un peu dévergondées, car le 29 juillet 1947, elles se sont fait exclure du Club Social et Sportif Villa Malcolm, pour y avoir dansé de façon non conforme à ce qui était attendu dans l’établissement. En fait, la façon jugée inconvenante de danser était d’avoir le visage trop près de celui du partenaire. Ce club Villa Malcom était donc assez peu libéral et même Anibal Troilo en avait fait les frais. Il avait été renvoyé le 25 juillet 1942, car le 17 juillet, certains de ses musiciens ne se seraient pas pliés totalement à l’étiquette de l’établissement et qu’il aurait fait venir des gens qui n’étaient pas dans le style de l’établissement. Lucio Demare l’avait remplacé, comme quoi le malheur des uns fait le bonheur des autres.
Ricardo González est parti pour la France dans les années 20. Il y a travaillé notamment pour Francisco Canaro qui avait insisté pour le faire revenir en France dont il était parti peu de temps auparavant. Si Ricardo González avait fait une autre conquête, une danseuse prénommée Bernadette, lors de son séjour en France, on ne sait pas s’il a continué à rêver de la belle Rosarina. Tout ce qu’on sait, c’est qu’à son retour de France, il s’est retiré du tango et qu’on en n’a plus entendu parler. J’aime à imaginer que c’est pour filer l’amour parfait avec Zulema.
Voilà, j’arrive au terme de ce petit parcours au sujet d’un tango dédié à une apparition qui a enflammé l’imagination d’un bandonéoniste qui en a fait un tango.
En effet, je ne crois pas que les paroles tristes de notre tango du jour soient reliées à cette histoire, puisque les sœurs ont été exclues en 1947, soit 35 ans après la rencontre et donc bien longtemps après que les paroles ont été écrites.
José Servidio ; Luis Servidio Letra: Celedonio Esteban Flores
El bulín de la calle Ayacucho a été écrit en 1923 par deux amis d’enfance pour décrire leur vie de bohème, un style de vie courant chez les artistes et musiciens. En France, on a eu Chien-Caillou, sobriquet donné à Rodolphe Bresdin par ses amis et dont Champfleury s’inspira pour sa nouvelle, « Chien-caillou ». Nous avons vu hier le triste destin de Alfredo Gobbi, les histoires de bulines, sont légion dans l’imaginaire tanguero. Intéressons-nous donc à celui de la rue Ayacucho…
Extrait musical
Partition de El bulín de la calle Ayacucho.El bulín de la calle Ayacucho 1941-06-17 — Orquesta Aníbal Troilo con Francisco Fiorentino.
Même si on ne comprend rien aux paroles, ce qui ne sera pas votre cas après avoir lu cette anecdote, on ne peut qu’admirer ce chef-d’œuvre dont la qualité tient avant tout à la simplicité, la fluidité, l’harmonie entre la voix et la musique. Le rythme est soutenu, la musique avance avec décision, aucun danseur ne peut résister à envahir la piste. Quand après une minute, Fiorentino commence à chanter, la magie augmente encore, les cordes et bandonéons continuent de marquer la cadence, sans flancher et la voix de Fiore lie le tout avant de laisser la parole au piano et on se surprend à être surpris par l’arrivée de la fin, tant on aimerait que cela dure un peu plus longtemps.
Paroles
El bulín de la calle ayacucho, Que en mis tiempos de rana alquilaba, El bulín que la barra buscaba Pa caer por la noche a timbear, El bulín donde tantos muchachos, En su racha de vida fulera, Encontraron marroco y catrera Rechiflado, parece llorar.
El primus no me fallaba Con su carga de aguardiente Y habiendo agua caliente El mate era allí señor. No faltaba la guitarra Bien encordada y lustrosa Ni el bacán de voz gangosa Con berretín de cantor.
El bulín de la calle Ayacucho Ha quedado mistongo y fulero: Ya no se oye el cantor milonguero, Engrupido, su musa entonar. Y en el primus no bulle la pava Que a la barra contenta reunía Y el bacán de la rante alegría Está seco de tanto llorar.
Cada cosa era un recuerdo Que la vida me amargaba : Por eso me la pasaba Fulero, rante y tristón.
Los muchachos se cortaron Al verme tan afligido Y yo me quedé en el nido Empollando mi aflicción.
Cotorrito mistongo, tirado En el fondo de aquel conventillo, Sin alfombras, sin lujo y sin brillo, ¡Cuántos días felices pasé, Al calor del querer de una piba Que fue mía, mimosa y sinceral… ¡Y una noche de invierno, fulera, Hasta el cielo de un vuelo se fue!
José Servidio ; Luis Servidio Letra : Celedonio Esteban Flores
Fiorentino avec Troilo chante ce qui est en gras. Fiorentino avec Basso chante ce qui est en bleu. Rodolfo Lesica chante ce qui est en gras, plus le dernier couplet sur lequel il termine.
Traduction libre et indications
Huile sur toile non signée. Une pava (sorte de bouilloire) sur un réchauffeur à alcool, Primus. Sur le plateau un mate (en calebasse) et une bombilla (paille servant à aspirer la boisson). Dans l’assiette, la yerba (les feuilles broyées servant à préparer le mate). Tout le nécessaire pour le mate, en somme. En Argentine et pays voisins, le mate est aussi une cérémonie amicale. Le mate passe de main en main, un seul pour toute l’assemblée.
La piaule (dans un conventillo, habitat populaire, c’est une pièce où vivait, s’entassait, une famille. Cette pièce donnait directement sur un couloir qui lui donnait du jour, le bulín n’ayant en général pas d’autre ouverture que la porte donnant sur le couloir) de la rue Ayacucho, que je louais à l’époque (pour être précis, son logement était prêté par l’éditeur Jules Korn, pas loué…) où j’étais dans la dèche (rana, a plusieurs sens, astucieux, je pense que là il faut comprendre les temps heureux de la démerde, pauvre mais heureux), le bulín dans lequel la bande cherchait à se réfugier (tomber, au sens de point de chute, abri) la nuit pour jouer (timbear, c’est jouer de l’argent en principe), le bulín où tant de mecs, dans leur ligne de vie (racha = successions de faits, bons ou mauvais) quelconque, trouvaient marroco (pain) et litière. (chiflado = cinglé, rechiflado, plus que cinglé. Il faut comprendre que le bulín était un lieu de folie), semble pleurer. Le primus (réchauffeur à alcool, voir illustration ci-dessus) ne me faisait pas défaut avec sa provision d’alcool (aguardiente est plutôt une eau-de-vie, mais je pense qu’ici on parle du combustible du petit réchaud) faisait de l’eau chaude, le mate était roi là-bas (on dirait plutôt, ici, mais là-bas souligne que c’est loin dans le passé. J’ai traduit señor par roi, pour les Argentins pauvres, le maté est parfois la seule nourriture d’un repas. D’ailleurs, aujourd’hui avec la crise, beaucoup d’Argentins reviennent à ce régime, encouragé par le gouvernement qui dit qu’un seul repars par jour suffit. Les plus pauvres se fond du mate cocido, le mate des enfants, car en infusion, cela demande moins de yerba, d’herbe à mate). La guitare ne faisait pas défaut, bien accordée et lustrée, ni l’important (bacán, il s’agit de l’auteur des paroles, Cele qui se tourne en dérision) à la voix à la voix nasillarde avec la vocation de chanteur. (Berretín, nous l’avons vu est le loisir). Le bulín de la rue Ayacucho est resté misérable et quelconque : Le chanteur milonguero prétentieux ne s’entend plus taquiner sa muse en chantant. Et sur le primus, la pava ne chauffe plus, elle qui réunissait la bande joyeuse et le bacán à la bohème (rante de atorrante, clochard) allègre est sec de tant pleurer. Chaque chose était un souvenir que la vie me rendait amer : C’est pourquoi j’ai passé un bon moment, errant (quelconque, clochard…) et triste. Les copains se tirèrent quand ils me virent si affligé et je suis resté dans le nid à ruminer mon affliction. Petite piaule misérable (cotorrito est un synonyme de bulín), retirée au fond de ce conventillo, sans tapis, sans luxe et sans éclat. Combien de jours heureux j’ai passés, dans la chaleur de l’amour d’une fille qui était mienne, câline et sincère… Et une nuit d’hiver, quelconque, jusqu’au ciel d’un vol, s’en fut !
La censure
Cette histoire de jeunes fauchés qui faisaient de la musique dans une chambre en buvant du mate n’eut pas l’heur de plaire aux militaires qui avaient pris le pouvoir en 1943. De nombreux tangos, comme nous l’avons déjà vu (plegaria) ont été interdits, ou modifiés pour avoir des paroles plus respectables. Ce fut le cas de celui-ci. Voici les paroles modifiées :
La version des paroles après censure
Mi cuartito feliz y coqueto Que en la calle Ayacucho alquilaba mi cuartito feliz que albergaba un romance sincero de amor Mi cuartito feliz donde siempre una mano cordial me tendía y una linda carita ponía con bondad su sonrisa mejor…
Version acceptée par la censure de la dictature militaire de 1943
Traduction de la version après censure
Ma petite chambre joyeuse et coquette que je louais dans la rue Ayacucho. Ma petite chambre heureuse qui hébergeait une romance amoureuse sincère. Ma petite chambre heureuse où toujours une main cordiale se tendait. Et un joli petit visage posait avec gentillesse son meilleur sourire… Il doit être difficile de faire plus cucu. Les militaires sont de grands romantiques…
Les administrateurs de la SADAIC ont demandé une entrevue au général Perón, nouveau président pour faire tomber cette ridicule censure sur les paroles de tango. Le 25 mars 1949, ce dernier qui disait ne pas être au courant de cette censure a donné droit à leur requête. Les tangos pouvaient désormais retrouver les paroles qu’ils souhaitaient.
El bulín de la calle Ayacucho 1925-12-27 — Carlos Gardel con acomp. de José Ricardo. Cette première version a été enregistrée à Barcelone (Espagne).El bulín de la calle Ayacucho 1926 — Carlos Gardel con acomp. de Guillermo Barbieri, José Ricardo. Cette version a été enregistrée à Buenos Aires. El bulín de la calle Ayacucho 1941-06-17 — Orquesta Aníbal Troilo con Francisco Fiorentino. C’est notre tango du jour. El bulín de la calle Ayacucho 1949-04-07 — Orquesta José Basso con Francisco Fiorentino.
La prestation de l’orchestre est très différente de celle de Troilo, sans doute un peu grandiloquente. On sent que Basso a voulu se mesurer à Troilo, mais je trouve que ce qu’il a ajouté n’apporte rien au thème. Fiorentino chante toujours superbement, cependant l’orchestre se marie moins bien avec le chant. Il se met en retrait, ce qui met en avant la voix, il n’y a pas la même harmonie. FIorentino chante plus dans cette version.
El bulín de la calle Ayacucho 1951-07-17 — Orquesta Héctor Varela con Rodolfo Lesica.
Un grand chanteur, peut-être un peu trop romantique et lisse pour ce titre. Je pense qu’on a du mal à accrocher.
El bulín de la calle Ayacucho 1956 — Armando Pontier con Julio Sosa.
Une superbe version en vivo. Dommage que ce soit un enregistrement de piètre qualité, réalisé lors des Carnavales de Huracán de 1956. Julio Sosa chante toutes les paroles (un peu en désordre).
El bulín de la calle Ayacucho 1961-09-08 — Jorge Vidal con acomp. de guitarras, cello y contrabajo.
Le violoncelle qui débute et accompagne Vidal tout au long est l’autre vedette de ce titre. On souhaiterait presque avoir une version purement instrumentale pour mieux l’écouter. On retrouve la tradition de Gardel, pour un tango à écouter, mais pas à danser.
Edmundo Rivero l’a également interprété. En voici une version avec vidéo. La version disque est de 1967.
Edmundo Rivero chante El bulín de la calle AyacuchoEl bulín de la calle Ayacucho 2018-02 — Tango Bardo con Osvaldo Peredo.
Cette version a sans doute peu de chance de convaincre les danseurs. Il convient toutefois d’encourager les orchestres contemporains à faire revivre les grands titres.
El bulín de la calle Ayacucho
Ce conventillo et la chambre étaient situés au 1443 de la rue Ayacucho.
Calle Ayacucho 1443. L’immeuble n’existe plus. On notera tout de même sur l’immeuble de droite, le beau bas-relief et à gauche, une autre maison ancienne.
Comment José Servidio décrit la chambre de Cele, celle qui lui a inspiré, ce titre
En 1923 compuse « El bulín de la calle Ayacucho ». Gardel lo grabó en ese mismo año. Yo vivía entonces en Aguirre 1061, donde aún vive mi familia. Celedonio me trajo al café A.B.C. la letra ya hecha. Era para la primavera de 1923. Nosotros éramos amigos desde la infancia, él vivía en la calle Velazco entre Malabia y Canning. Compuse el tango en un par de días, en el bandoneón. La primera frase me salió enseguida. El bulín de la calle Ayacucho existió realmente. Quedaba en Ayacucho 1443. El dueño del bulín era Julio Korn, que se lo prestó a Celedonio Flores. Era una piecita en la que ni los ratones faltaban. Concurrentes infaltables a las reuniones de todos los viernes, eran Juan Fulginiti, el cantor Martino, el cantor Paganini (del dúo Paganini-Ciacia); Nunziatta, también cantor, del dúo Cicarelli-Nunziatta; el flaco Sola, cantor, guitarrista y garganta privilegiada para la caña; yo, en fin… Ciacia, que formaba dúo con Paganini, era el que cocinaba siempre un buen puchero. En el bulín, del barrio de Recoleta, había una sartén y una morochita. Se tomaba mate, se charlaba. Como le decía, hasta algún ratón merodeaba por allí. Las reuniones en el bulín de la calle Ayacucho duraron más o menos hasta fines de 1921. Cuando Cele se puso de novio terminaron. Ya han muerto casi todos los que nos reuníamos allí. El tango lo editó un maestro de escuela, de apellido Lami, que puso editorial en Paraguay al 4200. Después se falsificó la edición. El bulín de la calle Ayacucho lo estrenó el dúo Torelli-Mandarino, en el teatro Soleil. Canataro acompañaba con su guitarra al dúo.
José Gobello et Jorge Alberto Bossio. Tangos, letras y letristas tomo 1. Pages 82 à 89.
Traduction libre du témoignage de José Servidio et indications.
En 1923, j’ai composé « El bulín de la calle Ayacucho ». Gardel l’a enregistré la même année. Je vivais à l’époque au 1061 de la rue Aguirre, où ma famille vit toujours. Celedonio m’a apporté les paroles déjà écrites au café ABC. C’était pour le printemps 1923. Nous nous étions amis depuis l’enfance. Lui vivait rue Velazco entre Malabia et Canning (aujourd’hui Scalibrini Ortiz). J’ai composé la musique en une paire de jours. Le bulín existait réellement dans la rue Ayacucho au 1443. Le propriétaire en était Julio Korn (éditeur de musique dont nous avons déjà parlé au sujet des succès de la radio en 1937), qui le prêtait à Celedonio Flores. C’était une petite pièce dans laquelle même les souris ne manquaient pas. Les participants inévitables aux réunions tous les vendredis étaient Juan Fulginiti, le chanteur Martino, le chanteur Paganini (du duo Paganini-Ciacia) ; Nunziatta, également chanteur (du duo Cicarelli-Nunziatta) ; le Flaco Sola(flaco = maigre), chanteur, guitariste et gosier privilégié pour la cuite (caña, ivresse) ; Moi, enfin… Ciacia préparait toujours un ragoût. Dans le bulín, il y avait une poêle et une morochita (marmite patinée). On prenait le mate et on bavardait. Comme je le disais, même une souris rôdait dans les parages. Les réunions dans le bulín de la rue Ayacucho ont duré plus ou moins jusqu’à la fin de 1921. Quand Cele (Celedonio Esteban Flores) s’est fiancé, ça s’est arrêté. Presque tous ceux d’entre nous qui se sont rencontrés là-bas sont déjà morts. Le tango a été édité par un maître d’école, nommé Lami, qui a créé une maison d’édition rue Paraguay au 4200. Plus tard, l’édition a été falsifiée. Le bulín de la calle Ayacucho a été créé par le duo Torelli-Mandarino, au Teatro Soleil. Canataro a accompagné le duo avec sa guitare. On notera que le narrateur est le compositeur. Son frère, Luis, semble avoir eu un rôle mineur dans cette composition. Ils avaient l’habitude de cosigner, mais les participations étaient variables selon les œuvres.
El bulín de la calle Ayacucho. J’avoue m’être inspiré de Van Gogh, mais il y a plusieurs différences. Il n’y a pas de fenêtre, c’est un bulín, pas une chambre à Arles. Il y a une guitare et un pava sur le primus, prête pour le mate. Un petit changement dans les cadres pour personnaliser l’intérieur de la chambrette de Cele dont on peut voir le portrait dans le cadre en haut à droite.Les calques utilisés pour créer cette image.
Ne cherchez pas dans le dictionnaire le mot Engobbiao, vous ne le trouverez pas. C’est une création de Eduardo Rovira en l’honneur de… Si, vous allez trouver ; G — O — B — B — I. Bravo ! Il y a trois Gobbi fameux dans l’histoire du tango, Flora, Alfredo et Alfredo. Oui, deux Alfredo. Essayons d’y voir plus clair.
Extrait musical
Tout d’abord écoutons ce titre surprenant que Rovira écrira en l’honneur du chef de l’orchestre où il était bandonéoniste.
El engobbiao 1957-06-18 Orquesta Alfredo GobbiPartition de El enggobiao
Les Gobbi
Nous avons déjà évoqué et à plusieurs reprises les Gobbi, mari et femme, pionniers du tango et indiscutablement propagateur du genre en France après l’avoir fait en Argentine. Flora, la femme et Alfredo, donc, le mari ont plusieurs enregistrements, parmi les plus anciens qui nous soient parvenus. Les pauvres, la technique d’enregistrement de l’époque n’a pas rendu justice à la qualité de leurs interprétations, obligés qu’ils étaient plus à crier qu’à chanter pour que quelque chose se grave sur le disque.
El criollo falsificado (Los criollos) 1906 – Dúo Los Gobbi (Flora et Alfredo Gobbi).
Vous aurez reconnu ce thème que l’on connaît désormais sous le titre El porteñito.
Le troisième Gobbi, se prénommant aussi Alfredo et voici son état-civil complet : Alfredo Julio Floro Gobbi. Le Gobbi du début de siècle s’appelait au complet : Alfredo Eusebio Gobbi Chiapapietra. On a donc l’habitude de l’appeler Alfredo Eusebio Gobbi pour le distinguer, bien inutilement, de Alfredo Julio Gobbi. Les deux signaient Alfredo Gobbi et personne ne peut confondre une composition ou une interprétation de l’un avec celle de l’autre… Pour en finir avec les noms, précisons que la femme de Gobbi (je ne vous dit pas lequel) s’appelait Flora Rodríguez de Gobbi et était d’origine chilienne. En fait, je vous ai présenté toute la famille, le père, Alfredo, la mère, Flora et le fiston, encore Alfredo, né à Paris en 1912. Signalons que son parrain était Ángel Villoldo. Le pauvre avait donc de grandes chances de tomber dans le tango, d’autant plus qu’en 1913, il était installé à Buenos Aires. Ce point de chute des Gobbi est bien sûr dicté par le tango, car la mère était chilienne et le père uruguayen. D’ailleurs, le petit Gobbi apprendra le piano (qui sera aussi son dernier instrument à la fin triste de sa vie), puis le violon et dès l’âge de 13 ans il jouera dans un trio avec ses amis, Orlando Goñi (pianiste) et Domingo Triguero (bandonéoniste). À la mort de son ami Orlando Goñi, en 1945, Alfredo écrira A Orlando Goñi, dont nous avons son enregistrement en 1949.
A Orlando Goñi 1949-03-24 — Orquesta Alfredo Gobbi.
L’hommage de Gobbi à son ami Goñi. C’est un de ses titres les plus connus et que l’on entend parfois en milonga. Troilo et Pugliese qui étaient dans le même cercle l’enregistrèrent également.
Alfredo Gobbi, le violon romantique et le pianiste en fin de vie, à droite
Si Alfredo Gobbi a commencé l’étude du piano à 6 ans, c’est comme violoniste prodige qu’il a fait sa carrière. À la fin de sa courte vie, il est retourné au piano pour jouer dans des bars de nuit afin de gagner sa pitance. Quelle triste fin pour cet artiste, amical et généreux comme en témoignent les hommages après sa mort, en 1965 à seulement 53 ans. Ses amis, cherchèrent à récupérer son violon auprès de son logeur qui le gardait en gage pour les loyers en retard. Lorsqu’ils demandèrent à Troilo de participer, celui-ci s’exclama, « mais pourquoi ne m’avez-vous pas demandé en premier ? » Troilo avait d’ailleurs dédicacé son tango Milonguero triste à son ami.
Anibal Troilo joue Milonguero triste, sa composition dédicacée à son ami Alfredo Gobbi avec son cuarteto. Les membres du quartette sont José Colángelo au piano, Anibal Troilo au bandonéon, Aníbal Arias à la guitare et Rafael Del Bagno à la contrebasse.Un disque posthume de Alfredo Gobbi nommé Milonguero triste (mais ne comportant pas ce titre que Alfredo Gobbi n’a pas enregistré. Troilo l’a enregistré moins de cinq mois avant la mort de son ami.
Il convient de rajouter à la liste des dédicaces à Alfredo Gobbi, Alfredeando enregistré en 1987 par Pugliese et qui a été composé par le bandonéoniste Néstor Marconi.
Alfredeando 1987-12-12 Orquesta Osvaldo Pugliese
De Rovira à Piazzolla
Eduardo Rovira était bandonéoniste dans l’orchestre de Alfredo Gobbi. Il lui a dédié deux thèmes. Notre tango du jour, Engobbiao et A Don Alfredo Gobbi qui terminera notre parcours des avant-gardes autour de Gobbi.
On notera l’étonnante modernité de ce titre. L’année d’après, Rovira produit cette version étonnante de Febril avec l’orchestre du pianiste Osvaldo Manzi dont il est membre, comme bandonéoniste.
Febril 1958-12-18 — Orquesta Osvaldo Manzi. Composition de Eduardo Rovira.
On peut constater comme en un an, Rovira est allé encore plus loin.
A don Alfredo Gobbi 1968 – Eduardo Rovira y su agrupación de tango moderno.
On est à l’arrivée de l’évolution de Rovira. Difficile d’y voir du tango, malgré un début en habanera et des accents de folklore. L’évocation de son ami, décédé en 1965, Alfredo Gobbi se fait par un passage virtuose au violon, mêlé à son bandonéon qui aura le dernier mot dans un curieux halètement final. Vous avez sans doute remarqué la présence, dès les premières notes, d’une guitare électrique. C’est celle de Salvador Drucker.
Le disque Sonico de Eduardo Rovira y su agrupación de tango moderno
La bande de copains, Gobbi, Rovira, Goñi, s’était adjoint à d’autres novateurs, comme Troilo et Pugliese (voir par exemple Patético de Jorge Caldara qui avait fait entrer la musique novatrice de Rovira dans l’orchestre de Pugliese), mais aussi, Astor Pantalón Piazzolla. Ce dernier écrira également un hommage à Gobbi, un portrait dont voici une de ses interprétations.
Le quintette de Piazzolla était composé de Astor Piazzolla (bandonéon), Osvaldo Manzi (piano), Antonio Agri (violon), Kicho Díaz (contrebasse) et Cacho Tirao (guitare électrique). Oui, comme Rovira, Piazzolla utilise la guitare électrique dans son orchestre. Cet autre hommage à Gobbi, par Piazzolla, après Rovira est sans doute une autre explication du fait que les danseurs ne sont pas fans (euphémisme) de Gobbi. Sa musique a évolué et en fait très peu de ses titres sont réellement pour la danse. Sans détester les danseurs comme se plaisait à le faire savoir Piazzolla, il avait d’autres préoccupations, tout comme ses compagnons et le fidèle Rovira, le novateur. Gobbi n’écrivit pas un tango pour Rovira, mais Fernando Romano joua un homenaje a Eduardo Rovira.
Homenaje a Eduardo Rovira – Pájaro del alma, Meloodíka, Mefisto compra almas, La casa de las chinas, Pasos en la noche – Orquesta Fernando Romano.
Il s’agit d’une suite avec différentes musiques jouées par l’orchestre de Eduardo Rovira enchaînées, par exemple le magnifique Pasos en la noche, une suite de ballet composée par Fernando Guibert.
Pasos en la Noche 1962 – Eduardo Rovira (Fernando Guibert compositeur)
Vous l’avez remarqué, on n’est pas dans le tango, mais ces témoignages permettent de rendre un peu de sa place à Rovira, éclipsé, pas forcément avec pertinence par Piazzolla. Les deux ont leur place au panthéon de la musique d’inspiration tanguera de la fin du vingtième siècle.
Autres versions
El engobbiao 1957-06-18 Orquesta Alfredo Gobbi. C’est notre tango du jour.El engobbiao 1993 — Sexteto Tango. Une version très différente, enregistrée par les anciens musiciens de Pugliese.
Voilà, les amis. C’est tout pour aujourd’hui. Si vous n’aimez pas Gobbi comme musicien pour la danse, vous devriez l’aimer comme homme et novateur, lui qui était le Milonguero triste.
Ne sont-ils pas mignons ces deux-là ? El monito, le petit singe est en fait un texte plein de tendresse et de regrets. Parfois, les hommes commettent des erreurs qu’ils regrettent. Ne les singeons pas et contentons-nous d’apprécier ce que nous avons, ici, cette magnifique musique decarienne interprétée par Pugliese. Cette anecdote nous permettra d’approfondir la liaison entre ces deux grands musiciens, De Caro et Pugliese.
Extrait musical
Partition pour piano El monito de Julio De Caro Letra: Juan Carlos Marambio Catán.El monito 1945-06-12 — Orquesta Osvaldo Pugliese.
El monito, Julio de Caro, Disque Victor 79569 face A, enregistrement du 23 juillet 1925.
Sur le disque du premier enregistrement du titre, on remarque deux choses. Il est indiqué « Tango humoristico ». Ce titre se veut donc drôle. L’autre chose est la mention « orquesta « repertorio nacional » ; cela indique que l’orchestre joue de la musique argentine.
Paroles
“Mi monitoz” me llamó la piba de mi amor, la que mi corazón robó y que, en mi pobre bulín, me amó con berretín sin conocer dolor. El bulín fue nido fiel de mi primer amor, donde gocé su gran pasión de amar. Y fue mi fiel mujer poniendo en mí su fe, su puro corazón.
La piba cantábame así: Si yo quiero vivir juntito a tu amor, tu amor, que curó mi dolor. ¿Por qué me dejás corazón? Sin ti, morirá mi pasión. Así, mi pebeta cantó, mi pebeta cantó su canción. ¡Qué ingrata pasó su fugaz ilusión!
Mi monito no dirá, Monito de mi amor. Mi corazón hoy la buscó en su afán sin poder ya gozar la luz de su mirar, la miel de su pasión. Mi pebeta ya se fue y nunca volverá. Talvez irá rodando al cabaret, buscando en su dolor, alivio al champán, olvido a mi desdén.
« Mon petit singe » m’appelait la fille de mon amour, celle qui a volée mon cœur et qui, dans mon pauvre logis, m’a aimée avec passion sans connaître de douleur. Le logis a été le nid fidèle de mon premier amour, où j’ai apprécié sa grande passion pour aimer. Et elle fut ma femme fidèle qui mettait en moi sa foi, son cœur pur.
La fille m’a chanté ceci : Si je veux vivre avec ton amour, ton amour, qui a guéri ma douleur. Pourquoi me quittes-tu mon cœur ? Sans toi, ma passion mourra. Ainsi ma poupée a chanté, ma poupée a chanté sa chanson. Comme, en ingrate, passa ton illusion fugace !
Mon petit singe elle ne dira plus, petit singe de mon amour. Mon cœur aujourd’hui la cherche dans son empressement sans pouvoir goûter son regard, le miel de sa passion. Ma poupée maintenant est partie et ne reviendra jamais. Peut-être ira-t-elle roder jusqu’au cabaret, cherchant dans sa douleur le soulagement du champagne, l’oubli de mon dédain.
Autres versions
El monito 1925-07-23 — Orquesta Julio De Caro.
Julio de Caro, auteur, ouvre le bal. On notera les parties sifflées.
On regrette le son assez primitif qui ne rend pas grâce à la qualité de cette interprétation par un excellent chanteur. C’est la seule version avec les paroles.
El monito 1928-07-19 — Julio De Caro y su Orquesta Típica.
Sur le disque, la mention tango humoristique a disparu. Même s’il reste les sifflements, cette version est plus sérieuse. Elle bénéficie de l’enregistrement électrique qui améliore considérablement la qualité sonore et même si De Caro continue à jouer avec son violon à cornet, le titre est d’une grande qualité musicale. De Caro n’est pas réputé pour la danse, mais là, il me semble qu’ici, on peut en avoir pour ses oreilles et ses pieds.
Le disque de 1929. L’indication de tango humoristique a disparu.
El monito 1939-05-23 — Orquesta Julio De Caro.
Une version énergique. On retrouve les sifflements et apparaît un dialogue « Raahhhh, Monito / Si / Quieres Café? / No / Por qué? ». C’est sans doute un souvenir du tango humoristique. On imagine que les clients devaient s’amuser lorsque l’orchestre évoquait le titre. Peut-être que l’idée vient d’un client imitant le singe et que cette scénette improvisée au départ s’est invitée dans la prestation de l’orchestre. On retrouve dans cette interprétation de De Caro, des caractères, comme les sifflements puissants des violons, que l’on retrouvera chez Pugliese. N’oublions pas que ce dernier était un grand admirateur de De Caro. Avec sa modestie, il se voulait un simple conservateur de la mémoire du maître. On sait qu’il a fait bien plus, comme en témoigne notre tango du jour.
El monito 1945-06-12 — Orquesta Osvaldo Pugliese. C’est notre tango du jour.
La parenté avec de De Caro est sensible, mais Pugliese a son style propre qui influencera sans doute aussi un peu De Caro, dans un jeu d’aller-retour.
El monito 1949-09-29 — Orquesta Julio De Caro.
Une dizaine d’années plus tard, De Caro nous offre une nouvelle version superbe. Les similitudes avec Pugliese sont encore plus marquées, notamment avec le tempo nettement plus lent et proche de celui de Pugliese. On retrouve toutefois le dialogue de la version de 1939, dans une version un plus large. “Ah, ah ah, Monito / Si / Quieres Café? / No / Por qué? / Quiero caramelo” (je veux un bonbon). Avec ces dialogues imitant la « voix » d’un singe, De Caro s’éloigne des paroles de Juan Carlos Marambio Catán en renouant avec le côté tango humoristique. Mais tous les orchestres se sont éloignés des paroles, du moins pour l’enregistrement, car toutes les versions disponibles aujourd’hui sont instrumentales (si on excepte Roberto Díaz). Ce qui est sûr est que cette version convient parfaitement à la danse, ce qui fait mentir ceux qui classe De Caro dans le définitivement indansable.
El monito 1953 — Orquesta Aníbal Troilo arr. de Astor Piazzolla.
Comme on s’en doute, Troilo avec Piazzolla ne vont pas donner dans la gaudriole et pas de risque d’entendre un signe refuser un café dans cette version qui a perdu tout ce qui fait le caractère d’un tango de danse, mais qui a gagné une richesse musicale incroyable, pleine de rebondissements. Cette version nous raconte une histoire, quasi une épopée, de quoi rester à bout de souffle, même en restant tranquillement dans son fauteuil à l’écouter.
Il y a bien sûr d’autres enregistrements postérieurs, mais je préfère vous laisser sur ce point culminant.
La musique de Cristal est de celles qui marquent les esprits et les cœurs. La force de l’écriture fait que la plupart des versions conservent l’ambiance du thème original. Cependant, nous aurons des petites surprises. Je vous présente, Cristal de Mariano Mores avec des paroles de Contursi, mais pas que…
Extrait musical
Cristal 1944-06-07 — Orquesta Aníbal Troilo con Alberto Marino.
Une très jolie descente répétée lance cette version. Les notes deviennent de plus en plus graves en suivant une gamme mineure. Cela donne une imposante présence au thème. L’introduction se développe, puis après 30 secondes se développe le thème principal. Celui que Alberto Marino chantera à partir de 1’20.
Paroles
Tengo el corazón hecho pedazos, rota mi emoción en este día… Noches y más noches sin descanso y esta desazón del alma mía… ¡Cuántos, cuántos años han pasado, grises mis cabellos y mi vida! Loco… casi muerto… destrozado, con mi espíritu amarrado a nuestra juventud.
Más frágil que el cristal fue mi amor junto a ti… Cristal tu corazón, tu mirar, tu reír… Tus sueños y mi voz y nuestra timidez temblando suavemente en tu balcón… Y ahora sólo se que todo se perdió la tarde de mi ausencia. Ya nunca volveré, lo sé, lo sé bien, ¡nunca más! Tal vez me esperarás, junto a Dios, ¡más allá!
Todo para mí se ha terminado, todo para mí se torna olvido. ¡Trágica enseñanza me dejaron esas horas negras que he vivido! ¡Cuántos, cuántos años han pasado, grises mis cabellos y mi vida! Solo, siempre solo y olvidado, con mi espíritu amarrado a nuestra juventud…
Mariano Mores Letra: José María Contursi
Traduction libre
Mon cœur est en morceaux, mon émotion est brisée en ce jour… Des nuits et encore des nuits sans repos et ce malaise de mon âme… Combien, combien d’années se sont écoulées, grisonnant mes cheveux et ma vie ! Fou… presque mort… détruit, avec mon esprit amarré à notre jeunesse.
Plus fragile que le verre était mon amour avec toi… De cristal, ton cœur, ton regard, ton rire… Tes rêves et ma voix et notre timidité tremblant doucement sur ton balcon… Et seulement maintenant, je sais que tout a été perdu l’après-midi de mon absence. Je n’y retournerai jamais, je sais, je le sais bien, plus jamais ! Peut-être m’attendrez-vous, à côté de Dieu, au-delà !
Tout pour moi est fini, tout pour moi devient oubli. Tragique enseignement que m’ont laissé ces heures sombres que j’ai vécues ! Combien, combien d’années se sont écoulées, grisonnant mes cheveux et ma vie ! Seul, toujours seul et oublié, avec mon esprit amarré à notre jeunesse…
Autres versions
Cristal 1944-06-03 — Orquesta Francisco Canaro con Carlos Roldán.
Canaro ouvre le bal avec une version tonique et assez rapide. Le début spectaculaire que nous avons vu dans la version de Troilo est bien présent. On remarquera la présence de l’Orgue Hammond et sa sonorité particulière, juste avant que chante Carlos Roldán. Ce dernier est par moment accompagné par le vibraphone.
Cristal 1944-06-07 — Orquesta Aníbal Troilo con Alberto Marino. C’est notre tango du jour.Cristal 1944-06-30 — Orquesta Osvaldo Fresedo con Oscar Serpa.
Fresedo ne pouvait pas passer à côté de ce thème qui semble avoir été écrit pour lui. La structure est très proche de celles de Canaro et Troilo, mais avec sa sonorité. La voix de Serpa, plus tranchante que celle de Ray et Ruiz, donne un caractère toutefois un peu différent à cette interprétation de Fresedo.
Cristal 1957 — Dalva de Oliveira con acomp. de orquesta.
L’introduction est raccourcie et Dalva de Oliveura chante quasiment tout de suite. Vous aurez sans doute remarqué que cette version était chantée en Portugais avec quelques variantes. Vous trouverez le texte en fin d’article. L’orchestre peut être celui de Francisco Canaro, car elle a enregistrée en 1957 avec lui, mais ce n’est pas sûr.
Cristal 1957-02-01 — Orquesta Mariano Mores con Enrique Lucero.
Mariano Mores enregistre sa création. Mariano Mores se passe de sa spectaculaire introduction pour jouer directement son thème principal. Le piano fait le lien entre les différents instruments, puis Enrique Lucero entre scène. Lucero a une belle voix, mais manque un peu de présence, associé à un orchestre léger et sans doute trop poussé à des fantaisies qui fait que cette version perd un peu de force dramatique. On verra avec des versions suivantes que Mores corrigera le tir, du côté chant, mais pas forcément du côté orchestral.
Cristal 1958 — Albertinho Fortuna com Alexandre Gnattali e a sua orquestra.
Là encore, voir en fin d’article le texte en portugais brésilien.
Cristal 1961 — Astor Piazzolla Y Su Quinteto Con Nelly Vázquez.
Piazzolla enregistre à plusieurs reprises le titre. Ici, une version avec Nelly Vázquez. On est dans autre chose.
Cristal 1962-04-27 — Orquesta Armando Pontier con Héctor Dario.
Armando Pontier nous livre une version sympathique, avec un Héctor Dario qui lance avec énergie le thème.
Cristal 1965 — Ranko Fujisawa. Avec l’orchestre japonais de son mari,
Ranko nous prouve que le tango est vraiment international. Elle chante avec émotion.
Cristal 1978-08-01 — Roberto Goyeneche con Orquesta Típica Porteña arr. y dir. Raúl Garello.
Goyeneche a enregistré de nombreuses fois ce titre, y compris avec Piazzolla. Voici une de ses versions, je vous en présenterai une autre en vidéo en fin d’article. On voit que Piazzolla est passé par là, avec quelques petites références dans l’orchestration.
Cristal 1984c — Claudia Mores con la Orquesta de Mariano Mores.
Mariano revient à la charge avec Claudia, sa belle-fille. En effet, elle était mariée à Nico, le fils de Mariano. On retrouve l’orgue Hammond de Canaro dans cette version. Si elle est moins connue que son mari, il faut lui reconnaître une jolie voix et une remarquables expressivité.
Cristal 1986 — Mariano Mores y su Orquesta con Vikki Carr.
Une rencontre entre Vikki Carr qui a habituellement un répertoire différent. On notera que l’orchestre est plus sobre que dans d’autres versions, même, si Mores ne peut pas s’empêcher quelques fantaisies.
Cristal 1994 — Orquesta Mariano Mores con Mercedes Sosa.
Attention, pure émotion quand la Negra se lance dans Cristal. Sa voix si particulière, habituée au folklore s’adapte parfaitement à ce thème. Attention, il y a un break (silence) très long, ne perdez pas la fin en coupant trop vite. Avec cette version, on peut dire que Mores, avec ces trois femmes, a donné de superbes versions de sa composition, d’un caractère assez différent de ce qu’ont donné les autres orchestres, si on excepte Piazzolla et ce qui va suivre.
Cristal 1994 — Susana Rinaldi con acomp. de orquesta.
La même année encore une femme qui donne une superbe version du thème de Mores. Là, c’est la voix qui est essentielle. Une version étincelante qui pourrait rappeler Piaf dans le vibrato de la voix.
Cristal 1998 — Orquesta Néstor Marconi con Adriana Varela.
Oui, encore une femme, une voix différente. L’empreinte de Piazzolla est encore présente. Néstor Marconi propose un parfait accompagnement avec son bandonéon. Vous le verrez de façon encore plus spectaculaire dans la vidéo en fin d’article.
Cristal 2010c — Aureliano Tango Club. Une introduction très originale à la contrebasse.
On notera aussi la présence de la batterie qui éloigne totalement cette version du tango traditionnel.
Versions en portugais
Voici le texte des deux versions en portugais que je vous ai présentées.
Paroles
Tenho o coração feito em pedaços Trago esfarrapada a alma inteira Noites e mais noites de cansaço Minha vida, em sombras, prisioneira Quantos, quantos anos são passados Meus cabelos brancos, fim da vida Louca, quase morta, derrotada No crepúsculo apagado lembrando a juventude Mais frágil que o cristal Foi o amor, nosso amor Cristal, teu coração, teu olhar, teu calor Carinhos juvenis, juramentos febris Trocamos, docemente em teu portão Mais tarde compreendi Que alguém bem junto a ti Manchava a minha ausência Jamais eu voltarei, nunca mais, sabes bem Talvez te esperarei, junto a Deus, mais além
Haroldo Barbosa
À propos de la version d’Haroldo Barbosa
Le thème des paroles d’Haroldo Barbosa est semblable, mais ce n’est pas une simple traduction. Si la plupart des images sont semblables, on trouve une différence sensible dans le texte que j’ai reproduis en gras. « Plus tard, j’ai réalisé que quelqu’un juste à côté de toi avait souillé mon absence. Je ne reviendrai jamais, plus jamais, tu sais. Peut-être que je t’attendrai, avec Dieu, dans l’au-delà ». Contrairement à la version de Contursi, on a une cause de la séparation différente et là, c’est lui qui attendra auprès de Dieu et non, elle qui attendra peut-être.
Roberto Goyeneche et Néstor Marconi, Cristal
Et pour terminer, la vidéo promise de Goyeneche et Marconi. Cette vidéo montre parfaitement le jeu de Marconi. Hier, nous avions Troilo à ses tout débuts, là, c’est un autre géant, dans la maturité.
Roberto Goyeneche Néstor Marconi et Ángel Ridolfi (contrebasse) dans Cristal de Mariano Mores et José María Contursi. Buenos Aires, 1987.